Italie - Le congrès de " Rifondazione comunista " : un " tournant à gauche " peut cacher un virage à droite

打印
Eté 2002

" Le tournant à gauche " : c'est ainsi que le secrétaire général du Parti de la Refondation communiste italien (PRC), Fausto Bertinotti, a caractérisé le cinquième congrès de son parti, qui s'est tenu du 4 au 7 avril dernier à Rimini. " Rifondazione, rifondazione, rifondazione ", ainsi répété trois fois, était le slogan de ce congrès qui, à en croire Bertinotti, devrait être un pas décisif pour " la construction d'un nouveau projet politique " qui " naît de notre critique de classe de la mondialisation capitaliste ". Et Bertinotti ajoutait dans son discours introductif : " Approfondir la catégorie de la révolution et du processus révolutionnaire ", (...) " ce n'est qu'ainsi qu'on peut comprendre le tournant de ce congrès ", car il faut " une réforme de la politique qui représente une sortie de gauche de la défaite du 20e siècle et de la crise du mouvement ouvrier et qui affecte une nouvelle tâche historique au mouvement et aux communistes (...) : la création d'un nouveau mouvement ouvrier. "

L'objectif formulé par le principal dirigeant du Parti de la Refondation communiste souvent appelé simplement " Rifondazione " était donc ambitieux. Pourtant, à y regarder de plus près, on peut se demander à la fois si ce congrès représente vraiment un tournant et, si tel est le cas, en quoi ce tournant est-il en quoi que ce soit " à gauche ".

Après la victoire de Berlusconi, la recomposition de la gauche ?

Ce congrès d'avril 2002 se place dans le contexte créé par le retour de la droite berlusconienne au pouvoir, depuis maintenant un an. La gauche et en particulier les DS (Democratici di sinistra, les Démocrates de gauche, c'est-à-dire la majorité de l'ancien Parti communiste italien), usés par cinq ans au gouvernement, empêtrés dans leurs querelles internes, en mal de dirigeants susceptibles d'incarner une alternative crédible, ont quelque difficulté à retrouver une perspective. Mais la direction est tout de même tracée : à travers des manoeuvres, des luttes intestines, des rivalités de courants et de leaders, une " recomposition " de la gauche est en marche, par laquelle celle-ci espère, à terme, être en état d'offrir une alternance à la droite lorsque cette dernière se sera à son tour discréditée.

Bien entendu, il serait de la plus haute importance, dans ce contexte, d'affirmer devant la classe ouvrière une perspective de lutte de classe, sans compromis avec les dirigeants de la gauche de gouvernement. Chacun a en mémoire la première expérience de gouvernement Berlusconi, qui ne dura guère plus de six mois, du printemps 1994 aux derniers jours de la même année. Les attaques de ce gouvernement contre les retraites entraînèrent en octobre-novembre 1994 une vague de manifestations et de grèves, et finalement sa démission du fait des divisions de sa propre majorité. Cependant, quelques semaines plus tard, le gouvernement Dini mis en place avec le soutien de la gauche faisait passer, avec l'accord des syndicats, pratiquement les mêmes mesures qui s'étaient heurtées à la grève générale lorsqu'elles étaient proposées par Berlusconi.

Le même scénario peut évidemment se répéter. Les mêmes dirigeants de la gauche qui, aujourd'hui, affichent leur compréhension pour le mécontentement social et pour les luttes que provoque la politique de Berlusconi ne cherchent ainsi qu'à retrouver le crédit qui leur permettra de retourner au gouvernement. Mais dans ce cas, ce sera évidemment pour mener la même politique, la politique de la bourgeoisie qu'ils ont menée eux-mêmes sans discontinuer lorsqu'ils étaient au pouvoir ces dernières années.

Le secrétaire de Rifondazione a bien fait ce constat, affirmant dans son discours inaugural que " la crise à l'échelle mondiale du centre-gauche, c'est-à-dire de la dernière tentative réformiste ", " indique à quel point sont vaines les recherches d'une perspective qui reste soumise (...) à la géométrie des alliances en fonction de l'alternance ". Et de déclarer : " notre choix est complètement différent ". (...) " Ses deux repères (...) sont une orientation du PRC radicalement à gauche, une actualisation de la lutte sociale et politique pour la transformation de la société capitaliste. Le rapport avec le mouvement en est le fondement principal. "

Du " mouvement des mouvements "...

Mais en l'occurrence, ce que Bertinotti nomme " le mouvement " et même " le mouvement des mouvements ", n'est autre que le mouvement dit " antimondialisation ", qui s'est illustré dans les manifestations de Seattle aux Etats-Unis, mais surtout pour l'Italie dans les manifestations de Gênes en juillet 2001, et que les thèses majoritaires du congrès analysent en ces termes : " La naissance du "peuple de Seattle" et du "mouvement des mouvements" est l'événement positif de notre temps, le premier mouvement après la longue phase de défaite qui indique la naissance possible d'un nouveau mouvement ouvrier ". Le même document décrit ce " mouvement des mouvements " en des termes enthousiastes : il a " des caractéristiques mondiales " ; il est " potentiellement majoritaire ", " exprime une charge anticapitaliste ", " s'est cimenté dans la construction de propositions de modifications qualitatives de l'actuelle structure sociale ". Et le texte de citer le Forum de Porto Alegre et le Genoa Social Forum, organisateur de la manifestation de Gênes, pour leur capacité à formuler des objectifs et à construire des " formes nouvelles de coalition " entre les diverses associations " antimondialisation ". Quant à l'Italie, le texte se félicite de la participation à la manifestation de Gênes de " composantes du mouvement ouvrier organisé " dont la FIOM, la fédération CGIL des métallos, mais déplore que le problème demeure " d'un engagement plus fort du monde du travail dans le mouvement "antimondialisation" "...

Pour Bertinotti en effet, comme il l'a souligné dans son rapport introductif , " il faut comprendre que, quand on parle de la croissance du mouvement des mouvements, on ne parle pas d'autre chose que de la lutte des classes ". Si l'on comprend bien, le " mouvement des mouvements " (le mouvement " antimondialisation ") ne serait en fait rien moins que la nouvelle forme d'expression politique de la lutte des classes à l'échelle mondiale, dans laquelle les différentes composantes du mouvement ouvrier devraient trouver leur place avec " un engagement plus fort ".

Bien sûr, déclare Bertinotti, " ce n'est pas un mouvement explicitement anticapitaliste. Ou au moins, il ne l'est pas encore ". Mais, ajoute-t-il, " il peut le devenir et nous travaillons dans ce sens. Il renferme déjà un anticapitalisme à l'état virtuel et latent. (...) Ses objectifs sont contre la philosophie de la mondialisation qui se définit comme néo-libérale et s'il ne réussit pas de manière univoque à en identifier les causes dans le mode de production capitaliste, il est certain qu'il sait les voir dans le modèle social et le système de pouvoir que construit la mondialisation. Porto Alegre l'a mis en évidence avec beaucoup de force "...

Ce que l'on appelle " le mouvement antimondialisation " mérite-t-il vraiment d'être appelé " le mouvement des mouvements ", et que le mouvement ouvrier d'Italie et d'ailleurs soit appelé à y trouver son expression politique ? C'est pour le moins discutable. Il a pu donner lieu à des manifestations importantes comme à Nice, à Gênes, et plus récemment à Barcelone et à Séville, dans lesquelles une partie de la jeunesse a pu trouver une façon d'exprimer son opposition à bien des aspects de la société actuelle, du chômage à la faim dans le monde et à la guerre. Mais s'il peut regrouper autour du thème de " l'antimondialisation " des courants très divers, du pacifisme chrétien au tiers-mondisme, aux différentes variantes de l'écologisme, au protectionnisme ou au corporatisme de différentes bureaucraties syndicales, et parfois même des courants d'extrême droite, ce n'est pas par hasard. C'est précisément parce que l'opposition à la " mondialisation " est un thème suffisamment vague pour que ces différents courants puissent s'y retrouver sans se renier.

On peut voir là un " anticapitalisme latent ". Mais dans une société capitaliste qui engendre toutes sortes de maux, de la misère à la famine et à la guerre, toute tentative d'opposition renferme, d'une certaine façon, un " anticapitalisme latent ". Le problème est de savoir si mouvement il y a, de quel mouvement il s'agit, et quelle politique on mène alors pour rendre explicite ce qui est " latent " dans ce mouvement. Mais c'est justement là, quand Bertinotti donne un aperçu de ce " nouveau projet politique " dont il voudrait que le congrès de Rifondazione soit le fondateur, que la montagne de discours radicaux faits autour du " mouvement des mouvements " accouche finalement d'une toute petite souris réformiste.

... Au " nouveau projet politique "

En effet, déclare Bertinotti, la contribution de Rifondazione pour donner un débouché politique au " mouvement des mouvements " devrait consister en une " proposition de convergence entre les oppositions pour offrir, sur une base autonome, un côté politique à la lutte sociale, pour porter l'affrontement dans les institutions " par " une forme de lutte radicale au Parlement, l'obstructionnisme, et une initiative forte et innovatrice dans la société, un paquet fort et concentré de référendums "...

Bien sûr, précise-t-il, cette politique " n'a aucune facette de politique politicienne, ne pose pas le problème de l'alliance politique avec le centre-gauche et répond à une autre logique ". Cependant, passant décidément au concret, Bertinotti indique les prochains objectifs : dans les élections locales il faudra " la recherche d'une unité des forces démocratiques, (...) non seulement pour empêcher la droite d'élargir le gouvernement libéral (...) mais surtout pour porter dans les institutions le vent des mouvements qui traversent le pays ".

Mais que signifie donc " l'unité des forces démocratiques " dans les élections locales ? De quelles " forces démocratiques " s'agit-il ? Rifondazione s'est alliée dans ces élections avec les partis du centre-gauche, de ce même centre-gauche qui a gouverné l'Italie pendant cinq ans en menant une des pires politiques pro-patronales. Le fait de l'appeler " forces démocratiques " ne change évidemment pas sa nature. Cette alliance a été suffisamment impopulaire parmi nombre de militants de Rifondazione pour que Bertinotti préfère la faire revenir par la fenêtre et nimbée de brouillard plutôt que par la grande porte. Mais, en parti qui ne parvient à concevoir la politique que dans le cadre des institutions, c'est pourtant bien cette politique d'alliances qu'il repropose, cette politique qui fait de Rifondazione la caution de gauche, et souvent bien plus simplement l'otage, des coalitions de centre-gauche aux différents niveaux des institutions.

Il est significatif que cette perspective politique avancée par Bertinotti l'ait été sous l'appellation de... " gauche plurielle ". Il faisait ainsi référence à l'expérience du gouvernement Jospin en France encore quelques jours avant sa fin sans gloire, comme s'il s'agissait d'une perspective en quoi que ce soit différente, en plus avancé, de l'expérience des gouvernements de centre-gauche italiens. Tout en annonçant que les choses seront difficiles du fait de la politique des DS et des autres partis de centre-gauche, Rifondazione n'annonce ainsi rien d'autre qu'une politique d'unité électorale avec ces partis. Au moment où ceux-ci, retournés à l'opposition, cherchent le moyen de se " recomposer " et de se donner un visage neuf pour retrouver dans les classes populaires le crédit qu'ils ont perdu, le langage de Bertinotti laisse prévoir que Rifondazione cherchera bien moins à se distinguer des DS que dans la dernière période où ceux-ci étaient au gouvernement. Et voilà comment un prétendu " tournant à gauche " n'est là que pour dissimuler un authentique tournant à droite.

Rifondazione et les manifestations contre la suppression de " l'article 18 "

Quant à l'évocation par Bertinotti d'un " paquet de référendums ", elle participe d'une logique dont les différentes organisations de gauche italiennes, dans le passé, ont largement usé et souvent abusé. En effet, la loi permettant de demander l'organisation d'un référendum sur telle ou telle question à condition de recueillir pour cela 500 000 signatures dans le pays, nombre d'organisations ont usé de cette possibilité en demandant des référendums sur les sujets les plus variés. Et c'est dans ce domaine que Rifondazione vient de prendre une initiative bien significative de ses conceptions.

Rappelons d'abord que le 23 mars dernier, quelques jours avant le congrès de Rifondazione, la centrale syndicale CGIL a réuni des millions de travailleurs à Rome pour manifester contre le projet du gouvernement Berlusconi de supprimer l'article 18 du Statut des travailleurs qui protège ceux-ci contre les licenciements abusifs. Contre ce projet, qui répond évidemment aux souhaits des capitalistes italiens, les trois centrales syndicales ont encore appelé, le 16 avril, à une grève générale très suivie.

Ces deux démonstrations de force de la classe ouvrière posent bien sûr la question de l'intervention des militants communistes pour tenter d'ouvrir une perspective, même si les dirigeants des confédérations syndicales décident d'en rester là. Cela mériterait un engagement au moins de la même hauteur que celui que recommande Bertinotti dans son fameux " mouvement des mouvements. "

Or, ce que propose Rifondazione, justement, c'est d'engager une campagne de signatures pour obtenir un référendum sur l'extension à tous ceux qui actuellement en sont exclus travailleurs précaires, employés d'entreprises de moins de quinze salariés... de la protection contre les licenciements découlant de cet article 18 du Statut des travailleurs que Berlusconi veut supprimer.

Qu'il s'agisse d'un objectif juste à mettre en avant dans les circonstances actuelles, sans doute. Mais indiquer la tenue d'un référendum comme moyen de l'obtenir, c'est non seulement semer des illusions sur la possibilité d'imposer réellement des conquêtes de classe par la voie des institutions bourgeoises, mais c'est même contribuer à mettre en place un mécanisme qui peut se retourner contre la classe ouvrière. Celle-ci est minoritaire sur le plan électoral et il peut fort bien se trouver une majorité dans le pays pour décider, par exemple, que l'horaire de travail doit être de plus de quarante heures, le salaire minimum abaissé ou le droit patronal de licencier renforcé.

Il y a d'ailleurs un précédent puisque, en 1984, alors qu'une grève générale se préparait contre la réduction, décidée par le gouvernement Craxi, de l'incidence de l'échelle mobile des salaires sur les rétributions, on vit les directions syndicales proposer plutôt que de faire grève... de demander un référendum. La grève générale fut ainsi enterrée et le référendum, dit " des quatre points d'échelle mobile ", eut bien lieu... et donna une majorité à la décision du gouvernement Craxi. Ainsi, après avoir contribué à dissuader la classe ouvrière d'imposer au gouvernement, par la grève, de revenir sur sa décision, il permit même finalement de donner une caution démocratique à cette remise en cause d'une conquête ouvrière.

La classe ouvrière, classe exploitée, est tout à fait en droit d'imposer des limites à cette exploitation même si 51 % de votants dans la population sont prêts à décider " démocratiquement " que les autres 49 % doivent se laisser exploiter sans rien dire. Mais cela exige qu'elle se serve de ses armes de classe, de la force que lui donne sa place dans la production, du fait qu'elle est à la source de toutes les richesses, pour imposer ses droits sans se laisser arrêter par les artifices de majorités prétendument démocratiques.

La manifestation du 23 mars, puis la grève générale du 16 avril contre l'abrogation de l'article 18 ont été des témoignages impressionnants de la force que peut représenter le mouvement ouvrier. Mais ensuite le jeu des négociations et des marchandages entre syndicats et gouvernement a repris ses droits. Les directions syndicales se sont bien gardées de donner une suite à ces deux journées au cours desquelles les travailleurs ont pourtant répondu présent. Une véritable stratégie de mobilisation de la classe ouvrière autour de ses revendications fondamentales est aux antipodes des préoccupations des bureaucraties syndicales. Rifondazione n'a évidemment pas le poids nécessaire pour pouvoir se substituer à elles. Mais c'est un parti qui aurait les moyens de défendre une politique, de la populariser, d'essayer de convaincre les militants ouvriers que c'est une mobilisation croissante qui serait susceptible de créer un rapport de forces favorable aux travailleurs face au patronat et au gouvernement Berlusconi.

Au lieu de cela, la contribution de Rifondazione est d'engager ses militants dans une campagne pour l'impasse d'un référendum, cautionnant par la même occasion l'attitude de démobilisation des bureaucraties syndicales aujourd'hui, et leur politique de demain pour dévoyer les luttes ouvrières.

On le voit, lorsqu'on quitte le terrain des discours fumeux pour en venir à la politique concrète, on ne découvre rien d'autre dans celle que propose la majorité de Rifondazione que la vieille politique électoraliste et parlementariste. Et c'est là que l'on trouve, finalement, la seule véritable fonction de tous les discours bertinottiens sur le " mouvement des mouvements ", le " nouveau projet politique ", le " nouveau mouvement ouvrier " et l'on en passe. Ce verbiage aux allures novatrices et radicales sert de rideau de fumée pour masquer la réalité, réformiste et bien prosaïque, de la politique que propose Bertinotti à son parti.

Les errances de la " Refondation "

Au passage, l'orientation proposée par Bertinotti au cours de ce congrès solde aussi quelques comptes hérités du passé.

En effet, il y a onze ans maintenant que le parti a fait son apparition sur la scène politique italienne. C'est en février 1991 que la majorité du Parti communiste italien a décidé d'abandonner cette étiquette de Parti communiste pour s'appeler simplement le Parti des démocrates de gauche (Partito dei democratici di sinistra PDS, devenu simplement par la suite les DS les Démocrates de gauche). Cependant, une partie des militants du parti affirmaient leur volonté de continuer à s'affirmer communistes, et une partie des dirigeants choisissaient de s'appuyer sur cette volonté. C'est ainsi que naquit " Rifondazione " d'abord " Mouvement de la Refondation communiste " devenu ensuite " Parti ".

Au moment où la majorité de l'appareil du Parti communiste, en abandonnant ce nom, décidait d'accomplir un pas décisif vers son affirmation comme parti social-démocrate de gouvernement, on ne pouvait que se sentir du côté de ceux des militants communistes italiens qui voulaient continuer à s'affirmer communistes. Par le nom adopté, les dirigeants du nouveau parti affirmaient donc la nécessité d'une " Refondation " du communisme en Italie. Celui-ci en avait effectivement bien besoin, après le triste bilan du PC italien, parti stalinien devenu aussi le plus ouvertement réformiste des partis communistes d'Europe occidentale, avant de devenir effectivement, en tant que PDS, un parti de gouvernement capable de mener une des pires politiques anti-ouvrières de ces dernières années.

La " Refondation " communiste en question restait cependant ambiguë, notamment parce qu'elle ne précisait pas s'il s'agissait d'un retour aux sources du communisme d'avant la dégénérescence stalinienne ou s'il s'agissait pour lui de réinventer les idées communistes en les mettant à sa sauce. Bien sûr, dans le contexte du moment, alors que des militants communistes ressentaient la nécessité d'un regroupement sans être en mesure pour la plupart d'analyser les raisons de l'évolution social-démocrate à laquelle ils venaient d'assister, le sens de la " Refondation " communiste en question pouvait être encore imprécis. Mais on comprend moins bien évidemment qu'il le soit encore resté dix ans après...

En fait, ce flou, cette absence d'une claire référence programmatique, cette absence aussi d'une analyse des raisons de la dégénérescence stalinienne et social-démocrate du PC italien, se sont révélés bien utiles au groupe dirigeant de Rifondazione . Ils permettaient à la fois de conserver différents courants au sein du parti, d'y accueillir des militants d'opinions et de traditions en fait très diverses, et enfin il permettait à la direction de naviguer entre les différentes sensibilités, voire d'improviser ses choix au nom de la " recherche " d'une politique encore à définir.

Il ne fallut cependant pas attendre bien longtemps pour voir quel type d'orientation le nouveau parti pouvait choisir. Dès 1994, il rejoignait la coalition dite des " progressistes " constituée par les partis de gauche et du centre-gauche à la veille des élections et se prononçait, en cas de victoire de la coalition, pour accepter des postes gouvernementaux. La droite ayant gagné les élections de 1994, le problème se reposa après la victoire du centre-gauche aux élections de 1996, où l'on vit Rifondazione adhérer, au côté du PDS, à la majorité gouvernementale de centre-gauche du gouvernement Prodi. Il fallut ensuite attendre 1998 pour voir Rifondazione, devant le discrédit entraîné par la politique d'austérité anti-ouvrière de ce gouvernement et le trouble de ses militants, rejoindre l'opposition en entraînant la chute de Prodi. Ce fut d'ailleurs l'occasion d'une scission puisque nombre de députés et de sénateurs de Rifondazione choisirent de continuer à soutenir la majorité gouvernementale de centre-gauche et formèrent le petit Parti des Communistes Italiens (PdCI), dirigé par l'ancien leader de la tendance pro-soviétique du PC, Armando Cossutta.

Ces zigzags successifs n'ont pas été sans laisser sur le bord du chemin nombre de militants, déçus par le soutien à des gouvernements anti-ouvriers ou au contraire ne comprenant plus quelle perspective le parti pouvait bien trouver en dehors d'une majorité gouvernementale. Après le succès initial de Rifondazione, qui vit affluer nombre de militants ou d'anciens militants communistes déçus par l'évolution du PC et espérant voir naître une force nouvelle, on assista à une hémorragie militante permanente et, de l'aveu même de Bertinotti, une des caractéristiques de Rifondazione devint l'important renouvellement des membres, beaucoup adhérant pour quelque temps avant de repartir ailleurs, tandis que les militants ayant hérité du passé une certaine tradition d'organisation ouvrière et communiste se faisaient de plus en plus rares.

En fait, l'orientation proposée par Bertinotti au cours de ce congrès de 2002, consistant à reconnaître " le mouvement des mouvements " comme horizon pour le " nouveau mouvement ouvrier ", lui permet aussi d'une certaine façon de tourner la page sur ces dix premières années d'existence de Rifondazione où, pour certains de ses militants ou certains de ceux qui regardaient vers lui, le parti pouvait encore apparaître comme revendiquant le retour à l'ancienne tradition communiste sans jamais malheureusement se prononcer sur le stalinisme. C'est maintenant, ouvertement, une sorte de nouvelle gauche mouvementiste qui s'affirme par la bouche de Bertinotti, une " refondation " communiste qui consiste à rendre toujours plus confuses ses références au communisme et à la classe ouvrière.

Les oppositions

Et pourtant, c'est ce récent congrès de Rifondazione que Livio Maitan, dirigeant du Secrétariat Unifié de la Quatrième Internationale, présente avec enthousiasme, reprenant le terme de " tournant à gauche " et se réjouissant du " caractère spécifique, voire unique " du PRC " dans l'histoire du mouvement ouvrier italien ", tandis que la revue du même Secrétariat Unifié, Inprecor (mai-juin 2002), salue " le Parti de la Refondation communiste 100 % à gauche ".

Ce n'est en fait guère surprenant, car les partisans italiens du Secrétariat Unifié militent au sein de Rifondazione et y figurent parmi les soutiens de Bertinotti. Ajoutons qu'ils fournissent souvent les plumes qui, par exemple dans les colonnes du journal du parti Liberazione, développent la façon de penser du secrétaire général. Cet alignement sur la majorité bertinottienne du parti date de 1998, moment où le PRC a quitté la majorité gouvernementale du gouvernement Prodi. Ce geste a suffi à satisfaire le courant du Secrétariat Unifié, même si Bertinotti n'a pas pour autant renié le soutien donné, pendant deux ans, à la politique d'austérité et aux mesures anti-ouvrières de Prodi.

On peut regretter que des militants se réclamant du trotskisme ne trouvent pas mieux à faire que d'encenser et d'aider, ne serait-ce que par leurs écrits, une politique qui ne vise à rien d'autre qu'à être la caution de gauche de la prochaine alternative social-démocrate au gouvernement Berlusconi. Mais en même temps cela a le mérite de montrer de quoi serait prêt à se contenter ce courant, représenté en France par la LCR, lorsqu'il se fixe comme horizon une recomposition de divers courants pour une alternative " 100 % à gauche ".

Une opposition n'en a pas moins continué à se manifester au sein du PRC, autour de militants se réclamant du trotskisme et qui n'ont pas suivi l'évolution bertinottienne de ceux du Secrétariat Unifié. Dans ce congrès, comme lors du précédent congrès en 1999, cette opposition a présenté une " seconde motion " opposée à celle de la majorité bertinottienne et intitulée " un projet communiste révolutionnaire dans la nouvelle phase historique ". Au cours des congrès des cercles de base de Rifondazione, tandis que 87,28 % se portaient sur la motion de la majorité, 12,72 % se sont portés en revanche sur cette " seconde motion ". Celle-ci regroupe un ensemble de thèses programmatiques, allant de l'actualité du socialisme au bilan de la Révolution d'Octobre et de la dégénérescence de l'URSS à la " centralité stratégique de la classe ouvrière ", la nécessité d'un programme transitoire, la reconstruction d'une internationale communiste, la question méridionale, etc. Elle critique la politique d'alliances de la majorité et affirme la nécessité d'un " pôle autonome de classe ", s'en prend aussi à l'alignement sans critique de la même majorité sur le mouvement " antimondialisation " en y opposant " la lutte pour l'hégémonie de classe dans le mouvement antimondialisation ".

Il ne s'agit pas ici de discuter en détail cette plate-forme. Notons seulement que ce dernier point témoigne en fait d'une analyse du mouvement " antimondialisation " aussi erronée que celle de la majorité. La plupart des organisations, et aussi la plus grande partie des individus, qui participent à ce mouvement, le font parce que la lutte contre la " mondialisation " ou contre certaines de ses conséquences, et non pas contre le système capitaliste en tant que tel, est ce qui leur convient et ce qui correspond à leurs aspirations, réformistes, écologistes, protectionnistes ou autres. Ce n'est pas un mouvement de classe, pour autant même que ce soit un mouvement tout court, ou alors c'est un mouvement émanant de certaines couches de la petite bourgeoisie bien plus que de la classe ouvrière. Déclarer que l'on va lutter pour " l'hégémonie de classe dans le mouvement antimondialisation " n'a donc aucun sens. Cela signifie-t-il que l'on va inciter la classe ouvrière à participer à ce mouvement ? Dans ce cas il faudrait dire autour de quel programme et quels objectifs, pour lutter contre quoi et contre qui, car des révolutionnaires prolétariens ne peuvent certes pas reprendre telles quelles les revendications pacifistes ou écologistes qui dominent parmi les " antimondialistes ".

Mais l'essentiel n'est même pas là. Cela fait plusieurs fois qu'une " seconde motion " est ainsi présentée au congrès de Rifondazione. La dernière fois, au congrès de 1999, la motion " pour un projet communiste " présentée par les mêmes militants, autour de Marco Ferrando et de la revue Proposta, avait recueilli environ 16 % des voix, de même d'ailleurs que la fois précédente.

On peut comprendre le choix, fait par ces militants et par de nombreux militants d'extrême gauche il y a dix ans, dans le contexte de la scission du PC et de la création de Rifondazione, d'aller militer dans ce nouveau parti pour tenter d'y défendre une orientation communiste. Mais plus le temps passe et plus les orientations du groupe dirigeant de Rifondazione s'affirment, moins ce choix est compréhensible et moins il est susceptible d'ailleurs d'offrir des perspectives. La " seconde motion " pouvait offrir un drapeau, être une étape dans le regroupement de militants autour d'une orientation communiste et de classe, mais à condition de savoir concrétiser cette orientation par une intervention réelle dans la classe ouvrière. Or ce n'est pas ce qui s'est produit : la visibilité de la " seconde motion " s'est limitée à l'intérieur du parti et aux périodes de préparation des congrès. Tout au plus parvient-elle à regrouper, au sein du parti, un certain nombre de militants qui ne se distinguent pas, par leur pratique, des militants de la majorité de Rifondazione. A l'extérieur, au sein de la classe ouvrière elle-même, l'existence de cette tendance est pratiquement inconnue.

Qui plus est, aujourd'hui, bien des militants communistes, bien des militants ouvriers qui avaient mis leurs espoirs dans Rifondazione ont quitté ce parti, déçus par son orientation. Pour tous ceux-là, le fait d'attendre le prochain congrès, puis le suivant, pour voter une " seconde motion " d'orientation révolutionnaire, ne pouvait pas être une perspective. Et de fait cela n'en est pas une : il est évident qu'un parti comme Rifondazione, dont le recrutement se fait en grande partie sur des bases réformistes, ne se laissera jamais convaincre, en majorité, de la nécessité d'appliquer une orientation révolutionnaire de classe.

La " seconde motion " est donc condamnée à rester une minorité, sorte d'opposition révolutionnaire rituelle au sein d'un parti profondément réformiste. Les militants qui prolongent cette expérience d'opposition au sein de Rifondazione font surtout la preuve de leur absence de perspective pour la construction d'une tendance indépendante.

Et pourtant, il n'y a pas d'autre choix, pour des militants révolutionnaires et a fortiori pour des militants se réclamant du trotskisme, que de chercher à construire dans la classe ouvrière une véritable organisation communiste. Elle ne peut certes pas être ce " parti 100 % à gauche " qu'encensent les militants du Secrétariat Unifié, mais ne surgira pas non plus par miracle de la défense, tous les deux ans, d'une motion d'opposition dans les congrès de ce parti.

26 juin 2002