France - Président plébiscité, Chambre bleu horizon : la droite installée au pouvoir grâce à la gauche et à sa politique

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Eté 2002

Au terme de quatre consultations électorales les deux tours de l'élection présidentielle puis les deux tours des législatives , l'expression institutionnelle de la scène politique se trouve complètement changée.

Au début de l'année, la réélection de Chirac apparaissait hypothétique et la gauche plurielle disposait de la majorité à la Chambre. Aujourd'hui, Chirac est installé pour un bail de cinq ans à la présidence de la République, élu avec un nombre de voix sans précédent. A l'Assemblée nationale, la droite dispose de 399 sièges, contre 178 seulement à la gauche. Et le parti chiraquien, l'UMP, y détient à lui seul la majorité absolue.

" La France en bleu ", titrait récemment un quotidien qui, en recensant les différents organes du pouvoir, rappelait qu'outre la présidence de la République et l'Assemblée nationale, la droite était déjà majoritaire au Sénat, qu'elle détenait la majorité des Conseils généraux et des Conseils régionaux, ainsi que celle du Conseil constitutionnel et du Conseil supérieur de l'audiovisuel. Et, comme pour marquer qu'il est le patron, Chirac vient d'installer à la tête de l'Assemblée nationale un des siens, Jean-Louis Debré, éteignant les ambitions de son ex-rival, Edouard Balladur.

Pour la première fois depuis plus de vingt ans, la droite concentre donc entre ses mains tous les pouvoirs institutionnels pour les cinq ans à venir. Mais on ne peut même pas dire que ce basculement à droite dans les organes institutionnels du pouvoir soit l'expression de changements majeurs dans l'opinion publique en faveur de la droite parlementaire et moins encore d'un bouleversement politique. Rappelons que si Chirac a été plébiscité au deuxième tour de la présidentielle, au premier tour, avec moins de 20 % de l'électorat, il avait recueilli moins de voix qu'en 1995 où, pourtant, il avait subi la concurrence de Balladur, issu de son propre parti. Mais, au royaume des aveugles...

Au premier tour des législatives, en totalisant 11 259 909, voix la droite parlementaire a nettement progressé, certes, par rapport aux 9 160 402 voix de mai 1997 législatives qui ont suivi la dissolution fantasque de Chirac mais reste sensiblement au même niveau qu'aux législatives de 1993 (11 192 828 votes).

La tempête dans le verre d'eau des institutions ne résulte pas des secousses politiques dans le pays, elle traduit seulement la démobilisation de l'électorat de gauche, aggravée par la couardise de ses chefs, sur un fond de dégoût croissant vis-à-vis du cirque politique.

La leçon du premier tour de la présidentielle

Nous ne reviendrons pas ici sur les cinq ans du gouvernement de la gauche plurielle. Disposant du pouvoir gouvernemental, le Parti socialiste a une fois de plus mené la politique que lui dictaient les milieux économiquement et socialement dominants de la bourgeoisie. Le scénario n'était pas original. De Guy Mollet à Jospin, chaque fois que le Parti socialiste a réussi à s'installer au pouvoir gouvernemental après une période plus ou moins longue de domination de la droite, il a trahi les espoirs ou les illusions que son électorat avait mis en lui, brutalement, comme Guy Mollet avec la guerre d'Algérie, ou progressivement, au quotidien, comme Jospin et ses prédécesseurs de l'ère mitterrandienne.

Cette fois, sous le vocable de " gauche plurielle ", le Parti socialiste avait associé au gouvernement les Verts et surtout le Parti communiste. Il avait besoin du Parti communiste à la fois politiquement, pour lui servir de caution auprès du monde du travail, mais aussi sur le plan de l'arithmétique parlementaire car, rappelons-le, le Parti socialiste n'avait pas la majorité à l'Assemblée.

Le Parti communiste a été pendant ces cinq ans un accessoire fiable de la politique gouvernementale. Ses députés se sont même refusé à utiliser leur position charnière à l'Assemblée pour faire reculer le gouvernement au moins sur ses décisions les plus anti-ouvrières. Il ne faut pas s'étonner qu'il paie le prix de sa participation gouvernementale, et même au-delà. C'est à lui et à ses militants qu'est revenue la tâche ingrate de défendre la politique gouvernementale parmi les travailleurs qui en étaient précisément les principales victimes.

Résultat : au premier tour de la présidentielle, Jospin a perdu deux millions et demi de voix, Robert Hue un million et demi, par rapport à la présidentielle précédente. Même avec cette perte, Jospin aurait sans doute pu rester dans la course au deuxième tour si sa propre " majorité plurielle " ne s'était pas divisée entre autant de candidats que le gouvernement avait de composantes, voire d'anciennes composantes comme Chevènement. Tous ces candidats, même s'ils ne disaient pas tout à fait la même chose, campagne électorale oblige, avaient cependant été pendant cinq ans partie prenante de la même politique gouvernementale. Leurs candidatures n'avaient pour objectif que de créer un rapport de forces électoral leur permettant de mieux négocier les candidatures éligibles pour les législatives. La gauche plurielle a eu vraiment trop confiance en elle-même, trop imbue de la conviction d'avoir donné aux classes populaires de quoi mériter leur reconnaissance et leurs suffrages. Forte de cette présomption, la " gauche plurielle " est allée au premier tour de la présidentielle en ordre dispersé, convaincue que ce n'était qu'une formalité.

Jospin a mené sa campagne dans l'optique du seul deuxième tour, plus préoccupé de gagner une frange de l'électorat centriste en prévision de son duel avec Chirac que de s'assurer l'électorat populaire. Ses partenaires de la gauche plurielle ont fait encore mieux : ils n'ont songé qu'aux législatives. Arithmétiquement parlant, il aurait suffi à Jospin que le Parti radical ne présente pas de candidat et qu'il récupère ainsi les voix qui sont allées à Taubira pour assurer sa présence au second tour. Mais le Parti radical, s'il n'avait, pas plus que les Verts, les chevènementistes ou le PCF, de perspective politique propre à proposer, n'en était pas moins en droit de considérer qu'il lui était utile de créer un certain rapport de forces électoral.

Patratas ! Toute cette belle insouciance arrogante s'est envolée le soir du premier tour où, à côté d'un Chirac dont les résultats n'étaient certes pas mirobolants comme quoi ce n'est certainement pas un engouement populaire qui allait le porter à la présidence au deuxième tour ! , on a retrouvé non pas Jospin mais Le Pen.

Le démagogue d'extrême droite ne s'est pas retrouvé dans cette position inattendue du fait d'une progression explosive des votes d'extrême droite. Les 4 840 713 qu'il a obtenus en 2002 expriment une influence électorale qui pose un réel problème politique, d'autant qu'une fraction de ces votes vient des couches populaires. Mais c'est un chiffre du même ordre que les 4 571 138 votes qu'il avait obtenus en 1995 sans que personne ne parle d'un Le Pen " sur les marches du pouvoir ".

La grande manipulation du deuxième tour

La présence de Le Pen comme challenger du deuxième tour a été certes spectaculaire et à même de frapper l'opinion publique. Mais c'est le Parti socialiste, flanqué de tous les autres partis de la gauche plurielle et même d'une partie de l'extrême gauche, qui a transformé un fait politique inattendu et spectaculaire en " bouleversement politique ", en séisme, en menace majeure, en brandissant le danger d'une arrivée de Le Pen à la présidence de la République, voire d'une installation du fascisme aux leviers du pouvoir.

Le mensonge était grossier, mais tous les dirigeants de la gauche s'y sont mis afin que personne, ni leurs électeurs ni leurs militants, ne leur demande de comptes sur leur politique passée. Par un tour de passe-passe, les responsables d'une politique qui a démoralisé les classes populaires, au point qu'une frange inconsciente rejoigne l'électorat traditionnel de l'extrême droite, se sont transformés en vertueux combattants contre Le Pen et l'extrême droite. Evacué, le bilan désastreux des cinq ans passés, il fallait passer à l'urgente menace d'un Le Pen à l'Elysée !

L'ensemble des candidats de la droite parlementaire totalisant 9,6 millions de votes au premier tour, même si la gauche avait refusé le simulacre d'élection du deuxième tour, il aurait fallu que Le Pen gagne près de cinq millions de voix supplémentaires entre les deux tours, en quinze jours, pour l'emporter sur Chirac.

C'était impossible et tout le monde le savait. Strauss-Kahn comme Hollande le savaient qui, dans l'heure qui a suivi le premier tour, annonçaient qu'ils allaient appeler à voter pour Chirac. Toute la presse aussi. Mais tout ce beau monde s'est mis pendant quinze jours à exercer une pression considérable sur l'opinion publique en faveur du vote pour Chirac. Dans la bouillie politique infâme dégorgée par la caste politique et les médias surnageait cette pseudo-vérité révélée que, pour empêcher Le Pen d'arriver au pouvoir et même seulement pour exprimer une opposition au démagogue d'extrême droite et à sa politique, il n'y avait pas d'autre moyen que de voter Chirac.

Voilà donc cet homme de droite, traînant une multitude de casseroles affairistes, ami patenté du grand patronat, représentant d'un camp politique dont les limites avec l'extrême droite sont poreuses, érigé d'un coup en " ultime barrage " contre la menace de l'extrême droite.

Cadeau inespéré pour Chirac, lui dont les chances d'être au deuxième tour apparaissaient fort restreintes quelques semaines auparavant, et qui, dans cette configuration inattendue, a été sûr d'être non pas élu mais plébiscité. Mieux, il n'a eu rien à faire pour cela. Les partis de gauche ont fait la campagne de Chirac avec un activisme boulimique et en utilisant des moyens qui n'étaient pas à la portée de la droite : en dépouillant même la manifestation du 1er Mai de tous les symboles qui la rattachaient encore, vaguement certes, au mouvement ouvrier pour en faire une manifestation d'une ampleur exceptionnelle en faveur de Chirac !

Ce faisant, les dirigeants, les ci-devant ministres, les députés de la gauche ont creusé leur propre tombe pour les législatives. Pourquoi voter pour eux, plutôt que pour les candidats chiraquiens, puisque eux-mêmes appelaient à voter pour Chirac ? Mieux, ils ont choisi, dans un moment présenté comme dramatique, de se réfugier derrière Chirac.

Le plus grave dans l'affaire n'est certainement pas que les dignitaires de la gauche aient si efficacement démoli le peu qui restait de leur crédibilité et qu'ils l'aient payé de leurs places de députés.

Autrement plus grave est d'avoir mis dans les têtes que les lamentables pitreries des chefs de la gauche avaient quelque chose à voir avec le combat contre le fascisme.

Au lieu de contrer l'influence de Le Pen, la connivence déclarée entre la gauche et la droite l'a au contraire renforcée.

Quant à l'argument tant répété que, élu par les voix de gauche, Chirac en serait l'otage, on voit ce qu'il en est après un mois de gouvernement Raffarin. Dès son installation, la nouvelle équipe a cherché à donner l'image de partisan de l'ordre, de l'autorité de l'Etat, illustrée par la fébrilité sécuritaire de Sarkozy, visant manifestement l'électorat d'extrême droite. Non sans succès dans l'immédiat, comme l'ont montré les législatives où une partie de l'électorat du Front national s'est démobilisée ou a voté pour la droite parlementaire. L'extrême droite qui, le 21 avril, était sur les " marches du pouvoir ", s'est retrouvée, un mois après, à 12 % et, le système électoral étant ce qu'il est, sans député. Versatilité de l'électorat ? Miracle qui, à la crue catastrophique qui a failli noyer la France, a fait succéder, en un mois, la décrue ? Ou encore c'est la LCR qui a osé l'affirmer résultat des " mobilisations autour du 1er Mai " ? Ou bien, plus simplement, la baudruche gonflée par le Parti socialiste et les médias, qui s'est dégonflée ?

Le démagogue d'extrême droite n'était certainement pas aux portes du pouvoir. Mais si demain la dégradation de la situation économique y poussant, cette situation se produit, comment les masses populaires pourront-elles y faire face ? Certainement pas en comptant sur la droite ! Ce sont les dirigeants de la gauche qui ont semé de telles illusions, mais ce sont les classes populaires qui risquent d'en récolter les fruits amers !

Législatives : la défaite annoncée de la gauche

Après le deuxième tour de la présidentielle, les jeux étaient faits pour les législatives, d'autant plus que la gauche, à part quelques phrases démagogiques, n'a rien fait et rien dit qui soit susceptible de remobiliser l'électorat populaire. Responsable jusqu'au bout à l'égard de la bourgeoisie, le Parti socialiste n'a rien voulu dire ou promettre qui aurait pu toucher l'électorat des classes laborieuses, lui redonner un espoir, quitte à perdre les législatives après la présidentielle.

Au premier tour des législatives, l'abstention a atteint tous les records dans ce type d'élection depuis plus d'un siècle. Record battu la semaine d'après au deuxième tour. La forte abstention dans l'électorat populaire, c'est-à-dire d'une bonne partie de l'électorat de gauche, a fait mordre la poussière à bien des dignitaires de la gauche plurielle. L'électorat de droite, porté par la victoire de Chirac à la présidentielle, s'est probablement un peu plus mobilisé. De plus, les candidats de la droite ont sans doute bénéficié, au moins au second tour, d'une partie de l'électorat de Le Pen qui, pour se débarrasser de la gauche, a voulu voter utile en votant directement pour les candidats du parti du président. L'électorat de gauche n'a pas considéré qu'une victoire de la gauche aux législatives changerait les choses puisque Chirac était largement élu.

Et maintenant ?

La droite est donc assurée de gouverner pour les cinq ans à venir, en tout cas si des événements extra-parlementaires graves ne viennent pas perturber l'ordonnancement des choses. A moins aussi car ce n'est pas exclu que la majorité de droite, unifiée par le forceps chiraquien et, plus encore, par l'intérêt électoral bien compris, n'éclate de nouveau. Bayrou mise en tout cas sur cette hypothèse-là. Et peut-être même Balladur. L'avenir dira si leur calcul est judicieux.

Il n'y a évidemment nul mystère sur la politique que mènera le gouvernement. A vrai dire, il n'y en avait pas eu sur la politique menée par son prédécesseur de gauche.

Parmi les premières décisions du gouvernement Raffarin, il y en a qui ont été ciblées pour plaire à l'électorat petit-bourgeois, telles la baisse de l'impôt sur le revenu, le projet de baisse de la TVA pour les restaurants ou la satisfaction accordée aux médecins généralistes, sans parler de l'agitation sécuritaire de Sarkozy, de ses flash-balls, et de la nomination d'un ministre tout spécialement chargé de la construction de nouvelles prisons ou de centres de détention pour jeunes.

Il y a d'ailleurs de fortes chances que le gouvernement continue sur sa lancée sur toutes les questions qui risquent de plaire à l'électorat d'extrême droite, y compris des gestes démagogiques contre les travailleurs immigrés. Puisque cela a marché ce coup-ci et aussi parce que, même si la droite est assurée pour cinq ans pour ce qui est de la Présidence et de l'Assemblée, il y aura d'autres élections dans l'intervalle. Les régionales, par exemple, qui, si elles n'ont pas pour enjeu le gouvernement, n'en intéressent pas moins une large fraction de la caste politique, des centaines de notables locaux à qui les Conseils régionaux assurent postes et positions et dont la réélection peut dépendre de l'attitude de l'électorat d'extrême droite, voire d'une alliance avec le Front national.

Toutes ces mesures ne sont cependant que l'écume électorale des choses. Pour le reste, pour ce qui est des grandes orientations politiques, le gouvernement agira, comme ses prédécesseurs, en fonction des intérêts de la grande bourgeoisie et du patronat. Tout au plus, peut-il espérer être moins gêné aux entournures par son électorat que le gouvernement de la gauche aurait pu l'être par le sien.

Sur la plupart des grands dossiers économiques et sociaux, les ministres de droite reprendront probablement les dossiers laissés par leurs prédécesseurs de gauche, sur lesquels des milliers de hauts fonctionnaires n'ont cessé de travailler. Pendant le spectacle électoral, les services pour le compte de la bourgeoisie continuent. Il va sans dire que les grands patrons qui procèdent à des plans de licenciements ne trouveront pas moins de compréhension du côté du nouveau gouvernement qu'ils n'en ont trouvé auprès de l'ancien. Quitte, si ces licenciements, outre ruiner des milliers de familles ouvrières, mettent en déficit la caisse de chômage Unedic, à compenser le déficit en augmentant les cotisations et en diminuant les allocations.

Ces messieurs les ex-ministres socialistes font mine aujourd'hui de s'indigner du cynisme avec lequel Raffarin, qui vient de satisfaire les médecins, refuse de donner un coup de pouce au Smic. Mais non seulement Jospin en a fait autant deux années de ses cinq ans de gouvernement, mais il n'y a certainement pas de quoi s'extasier d'une augmentation supplémentaire de 0,29 % ou de 0,49 %... c'est-à-dire de 20 ou de 30 F par mois !

Car, les gouvernements de gauche et de droite ont la même attitude fondamentale. Il n'est pas question de s'opposer aux efforts patronaux incessants visant à abaisser les dépenses salariales.

Quant à ce qu'ils appellent la " réforme " des retraites, c'est-à-dire en fait leur diminution et l'allongement de l'âge de la retraite pour le secteur public, la droite n'aura qu'à sortir les dossiers déjà préparés par les services de Laurent Fabius.

Et c'est la même chose pour les privatisations d'EDF, de GDF, et pour l'ensemble de la politique de privatisations qui est poursuivie systématiquement depuis bien des années par-delà la succession des gouvernements. Ce n'est même pas un choix idéologique, c'est une nécessité pour boucler le budget. A force d'aider le grand capital, l'Etat est endetté jusqu'au cou. Vendre ce qui reste encore des biens de l'Etat est un moyen d'urgence pour faire face aux échéances des banquiers. Raffarin ne s'en cache pas, l'audit qu'il a fait faire lui permet seulement de rejeter la responsabilité de l'endettement sur le prédécesseur socialiste. C'est " de bonne guerre " et c'est un des avantages de l'alternance : l'équipe qui s'installe justifie l'austérité par les dépenses excessives de l'équipe précédente.

Signe précurseur de ce qui sera fait demain en même temps que marque de cynisme : la nouvelle équipe accuse notamment les dépenses sociales de la précédente. Quand on connaît la dégradation continue du système hospitalier, il faut le faire !

Les mesures d'économies annoncées indiquent en tout cas qu'il y aura de moins en moins d'argent pour les services publics et une réduction des effectifs dans le secteur public. Mais tout cela, ce n'est pas une rupture, c'est la continuité.

Cette continuité dans la politique anti-ouvrière signifie que, même si la situation économique ne s'aggrave pas, les travailleurs auront à se défendre et à contre-attaquer s'ils ne veulent pas que continue la dégradation de leur sort. Mais personne ne peut mesurer pour le moment l'importance du nouveau krach boursier qui se dessine et surtout ses conséquences sur l'économie mondiale. Rien que les premiers craquements ont déjà jeté à la rue des dizaines de milliers de travailleurs dans des entreprises que leurs spéculations ont poussées à la faillite, comme Enron ou WorldCom. Dans d'autres, chez Alcatel, on annonce des licenciements massifs en quelque sorte à titre préventif. Il est évident que la dégradation de la situation économique exacerbera les attaques contre la classe ouvrière. La bourgeoisie ne laissera d'autre choix aux travailleurs qu'entre se battre pour se défendre ou accepter la misère généralisée et peut-être un retour aux années de la Grande Crise avec toutes ses conséquences sociales et politiques.

La défaite grave subie par la gauche aux élections n'en est pas vraiment une pour les travailleurs, qui n'auraient rien gagné à sa victoire électorale. Et il n'est pas dit que la chanson qu'aussi bien le Parti socialiste que le Parti communiste commencent déjà à entonner sur la préparation des prochaines échéances électorales, en particulier celles des législatives et de la présidentielle dans cinq ans, prenne dans les classes laborieuses.

Si, sur le plan parlementaire, les cinq prochaines années sont toutes tracées entre une droite qui profitera au maximum de ses positions et une gauche qui essaiera de faire oublier sa politique passée pour pouvoir, dans cinq ans, peser dans le sens d'une alternative, la vie politique et sociale ne se réduit heureusement pas à son expression parlementaire.

Tout dépend, pour les prochains mois, de la question de savoir si la classe ouvrière aura la capacité de réagir à l'une ou l'autre des provocations successives du patronat et du gouvernement. Il faut que la classe ouvrière retrouve confiance en elle-même, en son action autonome et en sa capacité de bouleverser en sa faveur le rapport de forces face au patronat. C'est là où l'attitude et la politique des militants ouvriers, ceux du Parti communiste en particulier, peuvent être d'un poids décisif.

Ils n'ont plus aujourd'hui aucune illusion à avoir à l'égard du gouvernement. Et se réfugier derrière le faux espoir non seulement d'un retour de la gauche au gouvernement dans cinq ans, mais, en plus, qu'elle mène cette fois une politique plus favorable aux travailleurs, suppose une dose exceptionnelle d'aveuglement ou de résignation. Le seul choix digne de militants ouvriers est de contribuer à la reprise de confiance par les travailleurs en eux-mêmes et dans leurs luttes collectives. C'est le seul susceptible de déboucher sur une perspective de changement. Le poids du chômage ne facilite évidemment pas les choses. Pas plus que la multiplication des annonces de plans de licenciements. Ces annonces, lorsqu'elles entraînent des réactions, ce qui n'est pas toujours le cas, entraînent des réactions désespérées qui restent en général dispersées, isolées les unes des autres et difficiles à généraliser.

Les militants du Parti communiste, directement ou par l'intermédiaire de la CGT, et les grandes confédérations ont le poids et l'influence militante pour proposer une stratégie de mobilisation partant du niveau de combativité d'aujourd'hui, s'appuyant sur les plus combatifs pour entraîner progressivement les autres, mais il ne faut guère compter sur leurs dirigeants. Les minorités pourraient jouer ce rôle, mais seulement en certaines circonstances où même une étincelle peut provoquer un incendie. Le tout est de savoir apprécier si l'on se trouve ou pas dans une telle situation et de ne pas se livrer à des gesticulations puériles et démoralisantes.

L'extrême gauche dans les élections... et après

Au soir du premier tour de la présidentielle, les candidats se revendiquant plus ou moins clairement de l'extrême gauche ont recueilli respectivement : Arlette Laguiller, 1 630 045 votes, Olivier Besancenot, 1 210 562 votes, et Daniel Gluckstein, 132 686 votes.

Le résultat d'Arlette Laguiller, quoique légèrement supérieur, reste sensiblement le même qu'en 1995. Cela a confirmé le maintien d'un électorat qui s'est également manifesté dans les conditions différentes des élections intermédiaires : régionales et municipales. C'est cet électorat qui nous a permis d'avoir des élus dans certains Conseils régionaux et dans quelques municipalités. Aux européennes, malgré l'accord avec la LCR, cet électorat s'est maintenu sans cependant progresser.

Le score d'Olivier Besancenot, présent pour la première fois après plus de vingt ans d'absence d'un candidat LCR dans ce type d'élection, a approché celui d'Arlette Laguiller. Ce n'est pas vraiment une surprise : un électorat partageant la vision politique de la LCR existe réellement et d'ailleurs s'est manifesté lors des régionales ou des municipales , même si la LCR a choisi pendant longtemps de ne pas prendre le risque d'un échec, privant cet électorat de la possibilité de s'exprimer à l'élection présidentielle.

Le fait que les trois candidats ont totalisé plus de 10 % des votes a amené nombre de commentateurs d'extrême gauche à la conclusion que, pour peu qu'elle sache s'unir, voire s'unifier, l'extrême gauche pourrait devenir une force politique capable de peser réellement sur les événements. Passons sur le fait, essentiel cependant, que les résultats électoraux n'assurent pas encore une présence en conséquence à l'échelle du pays et encore moins des militants. Or, pour agir sur les événements, jour après jour, de façon continue, ce sont les militants qui comptent.

Mais l'hypothèse même que, si LO et la LCR avaient présenté un candidat ou une candidate unique, leurs voix se seraient additionnées, est déjà fort discutable. Et quand bien même cela serait le cas, se pose la question de savoir autour de quelle politique s'exerce l'influence électorale.

Pour nombre d'électeurs, le langage d'Arlette Laguiller et celui d'Olivier Besancenot se ressemblent sans doute. Pas assez cependant pour qu'ils ne fassent pas un choix. Peu importe ici que ce choix soit très conscient, ce qui n'est sans doute le cas que pour une petite minorité, ou qu'il soit fait en fonction des prises de position, des attitudes des candidats ou en fonction de la sensibilité et des préoccupations des électeurs. Pour ne prendre que cet exemple-là, nos choix respectifs face au deuxième tour et au vote Chirac n'ont pas été ressentis de la même manière dans les milieux petits-bourgeois, base électorale traditionnelle du Parti socialiste, que dans le milieu ouvrier. Même dans le milieu ouvrier, pas ressentis de la même façon par le milieu influencé par les syndicats que par les ouvriers du rang.

En réalité, les politiques incarnées respectivement par Arlette Laguiller et par Olivier Besancenot ne sont pas les mêmes. C'est entre les deux tours que la différence politique s'est véritablement exprimée. Lutte ouvrière s'est refusée à cautionner la campagne de mensonges du Parti socialiste. La LCR a choisi, pour ne pas se couper des milieux influencés par le Parti socialiste, de s'aligner sur le choix de celui-ci et de se fondre dans le courant qui allait voter Chirac.

Dans ces conditions, l'alliance que nous proposait la LCR aux législatives, surtout avec ses alliés, aurait rendu incompatibles nos attitudes respectives vis-à-vis du plébiscite de Chirac.

La différence des prises de position est significative en elle-même. En s'alignant derrière le Parti socialiste et le Parti communiste, non seulement la LCR a appelé quoique hypocritement à voter pour Chirac, mais a participé à la campagne de mensonges du Parti socialiste. Et ce n'est pas simplement le fait d'avoir ajouté à l'expression " barrer la route à Le Pen dans les urnes " celle de " et dans la rue " qui rendra la position meilleure. Pas plus que le fait d'avoir manifesté le soir même de l'élection triomphale de Chirac pour " s'en laver les mains ".

Mais ce désaccord grave, mais ponctuel, en révèle un autre, plus profond, plus fondamental. Lutte ouvrière se situe dans la perspective de reconstruire dans ce pays un véritable parti ouvrier révolutionnaire, un nouveau parti communiste. La LCR se situe dans la perspective d'une recomposition de la gauche, 100 % à gauche, comme elle dit, à la gauche de la gauche gouvernementale actuelle déconsidérée. Ces deux perspectives ne sont pas seulement différentes, elles s'excluent mutuellement.

Il n'est pas question pour Lutte ouvrière de renoncer à la perspective qu'elle défend, celle de la renaissance d'un parti ouvrier communiste en France, pour la noyer dans une perspective différente, plus vaste dans ses ambitions mais tout autre dans ses résultats, et qui ne pourrait déboucher si elle réussissait que sur un nouveau PSU.

Au fond, notre divergence fondamentale réside là, avec non seulement la LCR d'aujourd'hui, mais avec tout le courant issu du mouvement trotskyste dont elle est l'incarnation actuelle. Pour reconstruire un parti révolutionnaire, il faut être capable d'aller à contre-courant, de résister aux pressions venant d'autres classes sociales, pour défendre en toutes circonstances une politique nécessaire à la classe ouvrière, même si cela conduit à l'isolement mais isolé de qui ? , même si c'est momentanément impopulaire. Dans sa perpétuelle propension à chercher la voie de la facilité, les raccourcis, des alliances, la LCR est incapable de rester à contre-courant par fidélité à ses idées et à sa politique. Le constater, ce n'est pas faire de la morale mais faire de la politique. Car, justement, le milieu capable de comprendre et d'approuver les jongleries de la LCR appelant au vote Chirac sans jamais le dire explicitement, ses expressions alambiquées, ce milieu n'est pas le même que celui qui a besoin d'une politique claire, simple et disant la vérité dans un climat de mensonges.

Il n'y avait pas de quoi s'emballer au vu du résultat de la présidentielle, d'autant plus que les législatives allaient bien vite doucher l'enthousiasme excessif devant ce chiffre.

Aux législatives, aussi bien la LCR que Lutte ouvrière ont obtenu des résultats sensiblement inférieurs aux résultats de la présidentielle et, pour ce qui concerne LO, sensiblement inférieurs aussi aux législatives précédentes. Dans un contexte de recul général de la gauche, l'électorat de LO ne s'est pas plus mobilisé que les autres composantes de l'électorat de gauche. Sur la base de résultats faibles pour les deux organisations, la LCR a obtenu des résultats légèrement supérieurs. Pour l'instant, les deux organisations sont trop petites, avec des capacités militantes trop réduites, pour pouvoir, dans le contexte social actuel, compenser de façon volontariste une évolution générale vers la droite et marquée surtout par un découragement profond dans l'électorat populaire.

Nous aurions bien sûr préféré que les résultats de la présidentielle et surtout des législatives soient supérieurs à ce qu'ils ont été. Pas d'un point de vue électoral, et même pas seulement parce qu'un bon score aurait montré un meilleur accueil de la politique que nous défendons dans l'opinion populaire. Mais une progression, perceptible par tous, de notre score à la présidentielle, son maintien aux législatives, auraient rendu plus crédibles notre organisation, nos choix et notre activité. Par là-même, ils auraient facilité la tâche de construire le parti communiste révolutionnaire qui manque, tâche dont la participation aux élections n'est qu'un des aspects.

Tout cela montre seulement que nous avons bien du chemin à parcourir pour gagner des sympathies et des militants, pour être plus largement présents dans le pays, pour mériter une influence stable sur une fraction significative du monde du travail aussi bien dans les entreprises que dans les quartiers populaires , afin que soient créées les conditions d'un parti capable de peser en permanence sur la vie politique et d'y représenter les intérêts de la classe ouvrière.

28 juin 2002