La Corée du Sud passe pour un modèle de démocratie en Asie, comme Taïwan. Mais ces régimes ne sont que des caricatures de démocratie. Constitués après la Seconde Guerre mondiale par les États-Unis, ils ont été les postes avancés du camp occidental capitaliste face aux révoltes des populations de Chine, du Vietnam et de Corée pour leur indépendance.
Durant la guerre de Corée (1950-1953), les États-Unis et la Chine de Mao se sont affrontés directement dans une guerre qui a fait plus deux millions de morts. En Corée du Sud, pendant les 35 ans qui ont suivi, alors que le pays s’industrialisait à marche forcée grâce à l’afflux de capitaux américains et japonais, les dictatures militaires se sont succédé, réprimant la moindre opposition en faveur de la Corée du Nord et de la réunification, et la moindre contestation ouvrière. Car avec l’industrialisation est apparue une classe ouvrière extrêmement concentrée dans des gigantesques centres industriels. Elle a montré une combativité énorme lors de la vague de grèves des années 1987-1989, qui a obligé le pouvoir à céder certaines libertés democratiques.
Mais la tentative de coup d’État, qui vient d’avoir lieu, rappelle qu’une partie de l’armée et de la caste politique au pouvoir est prête au retour de la dictature.
La tentative de Yoon d’imposer la loi martiale
Il s’avère, d’après la presse et les déclarations des enquêteurs, que la tentative de coup de force de Yoon avait été tramée au sein d’un cercle relativement restreint de militaires et de dirigeants politiques et religieux réactionnaires. Mais il sera sans doute impossible de savoir qui avait été mis au courant des projets de Yoon. En tout cas, Antony Blinken, le dirigeant de la diplomatie américaine de l’ancien président Biden, a déclaré dès le lendemain que le geste de Yoon révélait une « grave erreur d’appréciation » de la situation, sous-entendant que les États-Unis, parrain depuis près de quatre-vingts ans de tous les régimes politiques sud-coréens, dictatoriaux ou « démocratiques », n’en avaient pas été informés. Et cette déclaration de Blinken montre à quel point les États-Unis craignent que tout geste inconsidéré du pouvoir sud-coréen déclenche une réaction spontanée d’une classe ouvrière puissante, dont les réactions ne sont pas prévisibles.
Les partis d’opposition, et en premier lieu le Parti démocrate, qui a gouverné le pays depuis la fin de la dictature, en alternance avec la droite, ont réagi extrêmement rapidement, en envoyant leurs députés à l’Assemblée pour faire voter l’annulation de la loi martiale. Il est évident que, apprenant l’annonce de la loi martiale, les dirigeants du Parti démocrate avaient les moyens de contacter des membres du sommet de l’État pour savoir ce que signifiait le geste de Yoon et s’il était suivi. Et s’ils n’avaient pas eu des garanties que le coup de Yoon était une aventure et n’était soutenu ni par les sommets de l’armée ni par le gouvernement américain, on peut se demander s’ils auraient eu autant d’audace pour faire face aux forces militaires envoyées par Yoon.
Et on peut imaginer qu’ils ont reçu le feu vert, au moins indirectement des États-Unis pour, au plus vite, faire reculer Yoon afin qu’au petit matin tout semble réglé et que la population, et notamment les travailleurs, se sente rassurée et ne se pose pas la question d’agir. Car, cette nuit-là, on a quand même vu la population réagir. Des centaines de milliers de gens se sont rassemblés spontanément pour dénoncer la loi martiale.
Les jours suivants, les manifestations se sont répétées. Notamment deux énormes rassemblements à Séoul les deux samedis qui ont suivi le 3 décembre. À l’appel du Parti démocrate, des autres partis d’opposition et de la confédération syndicale issue des grandes grèves ouvrières des années 1980 et 1990 (la KCTU), des centaines de milliers de personnes se sont rassemblées pour faire pression sur les députés de droite afin qu’ils votent avec l’opposition la destitution de Yoon. Lors du premier vote, seulement deux des 108 députés du Parti du pouvoir au peuple (PPP) avaient ajouté leur voix à ceux de l’opposition ; lors du second vote, ils étaient douze, permettant ainsi d’obtenir de justesse la majorité des deux tiers nécessaire pour obtenir la destitution de Yoon.
Ce vote eut pour effet de démobiliser les manifestants de gauche. Le Parti démocrate déclara que, désormais, il n’y avait plus qu’à attendre le jugement de la Cour constitutionnelle, puis que de nouvelles élections présidentielles aient lieu. Le seul événement qui a momentanément fait se remobiliser la gauche a été le refus de Yoon de se soumettre au mandat d’arrêt de la justice. Mais une fois ce dernier arrêté, la mobilisation a de nouveau reflué.
Le souvenir des luttes contre la dictature
Pourtant, la nuit du 3 décembre a bouleversé beaucoup de Coréens. Toute une génération a vécu la dictature militaire. La dernière fois que la loi martiale avait été décrétée, c’était en mai 1980 à un moment où une contestation touchait tout le pays.
Le général Chun Doo-hwan venait de remplacer le précédent dictateur, Park Chung-hee, assassiné lors d’un règlement de comptes au sommet de l’État. L’affaire avait ouvert les vannes d’une large mobilisation appelée le « printemps de Séoul ».
Pour y mettre un terme, Chun Doo-hwan avait décrété la loi martiale en prétextant des menaces venant de la Corée du Nord. Il avait envoyé des parachutistes dans la ville ouvrière de Gwangju où la mobilisation était très forte. La troupe avait tiré sur les manifestants, faisant des dizaines de morts. Mais le 18 mai, la population de la ville s’était insurgée. Dévalisant des commissariats pour s’armer, les manifestants avaient créé leurs propres milices. Des cantines collectives furent mises en place et les hôpitaux soignèrent les blessés. Pendant quatre jours, la ville fut assiégée par l’armée et complètement isolée du reste du pays et du monde. Aucune information ne filtra. Aidée de renforts, l’armée rentra dans la ville, massacra des centaines de personnes, en emprisonna et en tortura des milliers.
Malgré tout, cette répression n’arrêta pas l’élan de contestation. Dans les années qui suivirent, une partie de la jeunesse étudiante et ouvrière s’organisa, créant des réseaux de militants. En 1985, une grève emblématique eut lieu dans une des plus importantes zones industrielles de Séoul. Puis, en 1987, une contestation commencée dans les universités obligea le pouvoir à annoncer des élections présidentielles libres. C’est alors qu’une énorme vague de grèves toucha presque tous les grands centres industriels du pays. Cette réaction ouvrière dura près de deux ans et sonna le glas de la dictature.
Ces événements des années 1980 sont dans bien des têtes. Mais très loin de vouloir s’appuyer sur cette conscience, la politique du Parti démocrate face au coup de Yoon a consisté au contraire à endormir les manifestants.
La mobilisation de la droite et de l’extrême droite
Par contre, la droite a sonné la mobilisation générale. Deux jours après la destitution de Yoon, un changement de direction eut lieu à la tête du PPP et ce parti s’est lancé dans une campagne pour soutenir Yoon. Au travers de grands rassemblements, très coûteux et qui n’ont pas manqué de financements, ils ont mobilisé de plus en plus de gens. À Séoul, ils ont regroupé chaque semaine entre 10 000 et 50 000 personnes, en province, 52 000 personnes à Daegu, une ville réputée de droite, mais aussi 13 000 à Busan, la deuxième ville du pays.
Samedi 15 février, la droite a même osé manifester à Gwangju. Le maire démocrate de la ville s’y était opposé, mais les organisateurs ont maintenu leur appel. Face à cela, les organisations des familles de victimes de la répression de 1980 ont appelé à un grand contre-rassemblement.
Le jour dit, la droite a fait venir de Daegu et de toute la Corée 10 000 personnes. Des TGV entiers avaient été remplis au départ de Séoul. Mais en face, la manifestation anti-Yoon était nettement plus importante, 20 000 personnes. Il n’y a pas eu d’affrontement. Cependant, la droite et l’extrême droite ont réussi, pour la première fois depuis 45 ans, à manifester dans cette ville, symbole de la lutte contre la dictature. Ils ont même mis leur grand podium en face du bâtiment consacré aux archives sur la répression de 1980.
Par ces rassemblements, la droite et l’extrême droite préparent les futures élections présidentielles. Pour l’instant, elles s’opposent à la destitution de Yoon. Mais dès que celle-ci sera, selon toute vraisemblance, effective, quand la Cour constitutionnelle aura rendu son jugement, ces rassemblements se transformeront naturellement en rassemblements de campagne. Ces rassemblements créent aussi une base militante réactionnaire. En embrigadant chaque semaine des gens pour les emmener aux quatre coins de la Corée, ils en font des militants.
Les réseaux religieux d’extrême droite
Les réseaux religieux y ont une place très importante. La Corée fut le pays d’Asie où le christianisme réussit le plus à s’implanter. Au moment de la partition du pays, en 1945, des bourgeois et des propriétaires terriens chrétiens du Nord, notamment de la région de Pyongyang1 furent expropriés de leurs terres suite à la réforme agraire dans le Nord. Après avoir fui au Sud, sous la protection de la dictature mise en place par les États-Unis, ils ont alors cherché à se venger des « rouges ». Et, en mettant la main sur des pans entiers des Églises du Sud, ils ont organisé des ligues d’extrême droite comme l’Association de la jeunesse du Nord-Ouest qui fut responsable de massacres terribles avant et pendant la guerre de Corée.
Aujourd’hui, lors de chaque rassemblement pro-Yoon, des pasteurs font des discours très anticommunistes, dénonçant la Corée du Nord et ses agents en Corée du Sud. Et ils attaquent aussi désormais la Chine, prétendant que des espions chinois noyautent le camp démocrate. Avant tout, ils soutiennent inconditionnellement Yoon, affirmant, comme lui, qu’il n’a pas vraiment voulu mettre en place une loi martiale mais sauver le pays du chaos.
Ces rassemblements s’inspirent ouvertement de ceux de la campagne de Trump aux États-Unis. Il y a presque autant de drapeaux américains que de drapeaux coréens. À l’image des pro-Trump qui dénonçaient la fraude lors de l’élection présidentielle de 2018, les manifestants pro-Yoon refusent de reconnaître les résultats des élections législatives de juin 2024 lors desquelles le PPP a subi une défaite. Ils ont repris le slogan « Make America Great Again », transformé en « Make Korea Great Again ».
Pour l’instant, il n’a pas émergé de groupes qui cherchent l’affrontement contre les manifestants anti-Yoon. Cela dit, le 19 janvier, plus d’une centaine de militants d’extrême droite ont forcé les barrages policiers pour attaquer le tribunal de Séoul, après l’émission du mandat d’arrêt contre Yoon. La police en a arrêté 82 et il s’agissait de jeunes hommes de 20 à 30 ans.
La crise et l’évolution réactionnaire
Désormais, dans les sondages, le PPP est de nouveau en tête. Et comme l’élection présidentielle en Corée du Sud se joue lors d’un seul tour, cela annonce peut-être que, malgré la tentative d’imposer une loi martiale finalement avortée, et malgré la destitution de Yoon, le PPP pourrait très bien conserver le pouvoir.
En réalité, une évolution réactionnaire générale a commencé bien avant le 3 décembre. Yoon a lancé des attaques contre les syndicats : interdiction brutale d’une grève massive des transporteurs routiers en 2022, emprisonnement de dirigeants syndicaux de la fédération du bâtiment en 2023…
Mais au sein des syndicats eux-mêmes, les idées réactionnaires progressent. Dans les secteurs du bâtiment et de la construction navale où travaillent de plus en plus de travailleurs immigrés, une partie des dirigeants syndicaux s’est mise à avoir un discours anti-travailleurs immigrés. Dans un des plus grands chantiers navals du pays, sur l’île de Geoje, le syndicat des travailleurs, syndicat pourtant issu historiquement de l’explosion ouvrière des années 1987-1989, a affiché une banderole proclamant : « Les Coréens d’abord ». Les travailleurs visés viennent du Népal, des Philippines et des autres pays d’Extrême-Orient. Heureusement, il y a aussi sur ce site un syndicat qui, même s’il est beaucoup plus petit, refuse ce discours et cherche à syndiquer ces travailleurs immigrés.
Le problème est que beaucoup de responsables syndicaux sont des militants influencés par des idées pro-Corée du Nord, par opposition aux gouvernements de Corée du Sud. Ainsi, le parti le plus important à gauche du Parti démocrate est le Parti progressiste, qui porte toujours ces mêmes idées en revendiquant la réunification de la Corée. Cette revendication légitime se place cependant uniquement sur le terrain du nationalisme et pas du tout sur celui de la lutte de classe. Et ce nationalisme corrompt une partie des militants ouvriers et les entraîne jusqu’à des positions anti-immigrés qui les rapprochent de l’extrême droite.
Cette évolution en général réactionnaire est fondamentalement liée aux conséquences de la crise économique en Corée du Sud. L’inflation, très forte, a appauvri toute une partie de la population ouvrière. De nombreux petits commerces, notamment des petits restaurateurs, très nombreux dans ce pays, ont dû fermer boutique. De plus en plus de retraités vivent dans la misère. Et ils n’ont même plus l’entourage familial qui existait avant pour les prendre en charge. En absence de luttes ouvrières, le PPP et les courants d’extrême droite se développent sur la détresse de ces populations.
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La véritable force sociale qui pourrait offrir une autre perspective, c’est la classe ouvrière qui est très nombreuse et très concentrée dans des centres industriels d’une taille qu’on n’a plus l’habitude de voir en Europe. Mais les appareils syndicaux qui s’en veulent les représentants sont absolument incapables de lui offrir une politique de classe. Dans les faits, ils jouent le rôle de rabatteurs pour le Parti démocrate. Pourtant, à chaque fois qu’il a été au pouvoir, ce parti a écœuré les travailleurs par des mesures anti-ouvrières et en réprimant des grèves emblématiques.
Cela dit, il y a des jeunes que la tentative d’instauration de la loi martiale a bouleversés et qui commencent à se poser la question de se battre contre la menace d’un retour de la dictature et la montée de l’extrême droite. Pour l’instant, ils ne trouvent presque aucune explication de ce qui se déroule. Et dans les rassemblements en faveur de la destitution de Yoon, même si parfois certaines revendications ouvrières se font entendre, les luttes mises en avant sont celles pour les droits des handicapés ou pour les droits des LGBT. Cependant, certains se tournent spontanément vers les travailleurs car la classe ouvrière a encore l’image d’une force qui a été capable de luttes impressionnantes pendant la dictature.Ils ont raison. C’est le seul gage d’avenir.
17 février 2025
1 Pyongyang, aujourd’hui capitale de Corée du Nord, était alors appelée la Jérusalem de l’Asie à cause de la grande proportion de chrétiens qui s’y trouvait.