Six semaines après les élections générales du 20 décembre 2015, la situation politique reste confuse en Espagne. Le nouveau Parlement composé de deux Chambres a été élu. L'une est la Chambre des députés, dite Chambre basse, qui doit élire à la majorité absolue le chef de gouvernement, proposer et voter les lois. La seconde, le Sénat, juge de la conformité des décisions politiques et des lois avec la Constitution. Or, si depuis les élections du 20 décembre, le Sénat dispose d'une majorité de droite, aucune majorité ne parvient à se constituer à la Chambre des députés et, à ce jour, aucun des candidats à la fonction de chef du gouvernement n'est en situation d'être élu.
Depuis la fin du franquisme, la vie politique était marquée par l'alternance au pouvoir des deux principaux partis politiques, le Parti populaire (PP) pour la droite et le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) pour la gauche. L'un et l'autre avaient des alliés parmi des partis nationaux et régionaux, de moindre importance. C'est ce rituel qui est aujourd'hui mis à mal dans ce pays où, par ailleurs, la royauté censée garantir la stabilité des institutions est discréditée, d'autant plus que se multiplient les révélations sur la corruption de la famille royale.
Mais l'évolution mouvementée de la situation politique a des racines plus profondes. Elle est liée aux conséquences de la crise économique et sociale. Quoi qu'en dise le président du gouvernement Mariano Rajoy sur la fin de la crise, celle-ci se traduit encore aujourd'hui par des millions de chômeurs, des millions de précaires, des millions de sans-abri, une détérioration des conditions de vie et de travail pendant que banquiers, capitalistes, spéculateurs continuent de s'enrichir.
La soif de changement des classes populaires et de la jeunesse, qui avait éclaté en 2011 lors du mouvement des Indignés, s'est exprimée au cours des élections de 2014 et 2015 sous une autre forme. Une forme plus électoraliste, plus institutionnelle, qui escamote ce que devrait être une lutte des classes populaires pour changer leur sort.
Journaux, radios, télévisions essaient de faire vivre la population au rythme des parties de poker menteur auxquelles jouent les dirigeants politiques. Les alliances s'ébauchent et se défont. Mariano Rajoy, le leader du PP et ancien chef du gouvernement, estime ne pas être en mesure de former une majorité comme l'y encourage le roi. Il n'acceptera cette responsabilité que si le leader du PSOE, Pedro Sanchez, consent à se joindre au PP, dans un gouvernement d'union nationale auquel participeraient aussi le nouveau parti du centre droit Ciudadanos et divers autres partis régionaux. Mais, de son côté, Pedro Sanchez, au nom du PSOE, refuse de prendre la responsabilité de former un tel gouvernement. Une responsabilité que Mariano Rajoy écarte aussi, de peur que son discrédit personnel et celui de l'ensemble des dirigeants politiques du PP n'ouvrent la voie à une recrudescence des tensions sur le plan social et politique. Si aucune majorité gouvernementale ne se dégage, il faudra faire de nouvelles élections générales d'ici deux mois. En attendant, Mariano Rajoy continue d'exercer certaines de ses fonctions de chef du gouvernement.
La situation semble être dans une impasse. Le PSOE cherche une alliance dans une nouvelle direction. Il est conscient du fait que les deux millions de voix qu'il a perdues depuis les élections de 2011 se sont reportées sur le nouveau parti de la gauche radicale, Podemos, dirigé par Pablo Iglesias, qui a obtenu 5 189 333 voix (à peine moins que les 5 530 693 voix du PSOE). C'est dans cette direction que le PSOE cherche des alliés de gouvernement et une majorité regroupant le PSOE, Podemos et la coalition liée au PC, l'Unité populaire, qui a fait, avec 923 105 voix, le score le plus faible de son histoire.
Les résultats des élections générales de 2011 et 2015
Jusqu'à ce jour, ces tractations n'ont pas abouti. En effet pendant que Pedro Sanchez propose à Podemos une alliance gouvernementale dont il serait le président, Pablo Iglesias exige d'en être le vice-président, ce que refusent les dirigeants du PSOE. L'autre sujet de rupture concerne le statut de la Catalogne. Alors que Pedro Sanchez refuse le principe d'un référendum en Catalogne par lequel la population déciderait des étapes de la marche vers l'indépendance de cette grande région, Pablo Iglesias exige que le PSOE respecte ce droit de choisir l'indépendance et s'engage à ne pas sanctionner les mesures que prendrait dès maintenant dans ce sens le nouveau gouvernement de la Catalogne.
Les dirigeants de Podemos mettent aussi en avant la nécessité de mesures sociales protégeant les classes populaires de la misère engendrée par le chômage, la précarité, les attaques contre les services publics, les menaces d'expulsion. Et même si les engagements de Podemos restent vagues, il est certain qu'ils rencontrent un écho dans la société minée par la crise.
En janvier, Voz Obrera (publication de nos camarades de l'Union communiste internationaliste) commentait déjà la situation dans ces termes :
« L'ensemble des préoccupations de la population s'est déplacé au cours de cette année vers les élections. Les médias comme les nouveaux partis ont tout fait pour diriger les espoirs de changement dans cette direction. Podemos en particulier a choisi de dévier le mécontentement populaire qui s'exprimait dans les mobilisations vers des objectifs électoraux où il façonnait sa politique comme une alternative au régime en place, c'est-à-dire le régime né lors de la Transition [fin du franquisme] qui après 40 ans a perdu de sa crédibilité parmi la population. La corruption généralisée, la politique de coupes budgétaires, le sauvetage financier, la crise de la monarchie etc., ont lézardé le système politique et ont fait que les partis traditionnels et surtout les nouveaux paraissent avoir un nouveau langage, de nouvelles têtes plus jeunes, à l'exception du PP qui s'est maintenu au gouvernement avec Rajoy toujours plus impopulaire et entouré des mêmes têtes. Il a été le parti qui a recueilli le plus de voix, 7 millions, mais en en perdant 4 millions par rapport à 2011.
Dans cette situation, la classe ouvrière devra se battre pour ne pas payer la crise
L'approfondissement de la crise économique en 2007, toujours virulente, n'a pas seulement appauvri les secteurs les plus nécessiteux de la classe ouvrière, immigrés, femmes, jeunes et chômeurs de longue durée, mais elle a aussi entraîné l'effondrement de secteurs productifs comme ceux du bâtiment, qui employaient une importante main-d'œuvre ainsi que des travailleurs du secteur public. La politique d'austérité de Rajoy avec ses coupes budgétaires a entraîné la disparition de près de 50 000 travailleurs dans la santé et l'éducation publique, abaissant en même temps les salaires de tous les salariés du public, les retraites et en précarisant les emplois. Un chiffre : le bâtiment a perdu plus de deux millions d'emplois. La politique des grandes entreprises accompagnée de la réforme du travail, d'abord celle de Zapatero (PSOE) puis celle de Rajoy (PP), ont rendu le licenciement facile et bon marché, les contrats précaires sont devenus la règle et Rajoy ne cache pas avoir d'autres réformes du même type dans les tiroirs. Le grand patronat licencie par le biais des plans sociaux, des suppressions d'emplois, des préretraites, etc., dans les secteurs ouvriers qui ont les meilleures garanties, pour y instaurer des emplois précaires par le biais de la sous-traitance et multiplient les contrats de misère.
Les salaires ont baissé proportionnellement à la hausse des profits du patronat. Les droits du travail ont reculé au maximum et des droits syndicaux ont été remis en cause. La peur d'être licencié est devenue courante et en dehors des grandes entreprises les travailleurs n'ont même pas de droits syndicaux.
Le cas d'Abengo, entreprise multinationale sévillane dans l'innovation technologique du secteur énergétique, est caractéristique. Des milliers de travailleurs de cette entreprise à Palmas Altas n'avaient même pas de comité d'entreprise. Quand la faillite financière a éclaté, les travailleurs se sont retrouvés dans l'incapacité de réagir et se sont retrouvés privés d'appui syndical. Le marché du travail est devenu si précaire que la propagande du gouvernement qui parle de croissance économique, de sortie de crise, en est ridicule. Les chiffres du chômage, même s'ils diminuent, montrent comment des secteurs de plus en plus importants de la classe ouvrière travaillent avec des salaires de misère et dans la précarité.
Ce sont aussi ces désirs de changer cette situation qui se sont exprimés à travers les élections et qui devront aboutir un jour ou l'autre à une réaction sociale de mobilisation et de lutte du monde du travail qui permette de mettre au premier plan ses intérêts de classe. »
Dans son mensuel daté de février 2016, Voz Obrera commente l'imbroglio et le cul-de-sac de ces tractations politiciennes :
La politique des pactes et les intérêts des travailleurs
Les derniers événements dans la nouvelle législature montrent les calculs, les tactiques et les stratégies politiciennes pour former un gouvernement. Dans le système parlementaire, les agissements en faveur des travailleurs et des classes populaires sont assez limités. Car qui a le gouvernement n'a pas le pouvoir et les institutions sont créées pour diriger et administrer les intérêts et les affaires de la bourgeoisie. Le PP et le PSOE ont été de bons gestionnaires des affaires des grands [groupes] de l'Ibex 35 [l'équivalent du Cac 40]. D'où les pantouflages de Felipe González à Gas Natural, José María Aznar à Endesa. D'où la corruption. Des centaines de millions [d'euros] des grandes entreprises ont rempli les poches des grands partis, de leurs hommes politiques, journalistes et avocaillons pour préserver leurs affaires au détriment des travailleurs, par leur exploitation et par le vol.
De ce fait, tout le remue-ménage médiatique des pactes pour former un gouvernement n'est qu'enfumage de la part des politiciens pour obtenir de bons postes au gouvernement et dans les institutions, c'est-à-dire pour contribuer à gérer l'État capitaliste. Les 10 milliards de réductions budgétaires prévues, les plans de sauvegarde de l'emploi et les licenciements en cascade, les baisses de salaire et les bénéfices importants des grandes entreprises et des banques ne pourront pas être contrôlés et utilisés en faveur des travailleurs si on n'exproprie pas les ressources et les moyens de production pour les mettre au service de la société.
Qui prétend qu'un changement réel peut se faire avec des changements parlementaires et des pactes entre les partis de la gauche traditionnelle ou plus « progressistes » se trompe. Les pactes dans un cas comme dans l'autre conduiront à se partager les sièges d'un État au service de la bourgeoisie. De même que les libertés restent à la porte des entreprises, les lois et Constitutions approuvées par le Parlement ne servent à rien. Tout au plus, le Parlement servirait à dénoncer les problèmes, les affaires de corruption, s'il y avait des représentants des travailleurs. Et jusqu'à maintenant les différentes manœuvres tactiques, discussions et négociations entre les partis ne servent qu'à se situer dans les starting-blocks pour arriver au gouvernement.
Le nouveau roi a consulté tous les partis de l'hémicycle parlementaire et, selon la règle, c'est le parti qui a recueilli le plus de voix qui doit essayer de former en première instance le gouvernement et obtenir les soutiens nécessaires pour cela. Or Mariano Rajoy n'a que le soutien de ses 123 députés. Aucun parti ne va le soutenir, mis à part Ciudadanos, la béquille de la droite, qui se dit du centre et non entaché de corruption. Le roi a proposé un pacte à trois avec le PSOE et le PP « pour l'unité de l'Espagne ». Mais Rajoy est l'homme politique le plus rejeté par les classes populaires et même par les partis du Parlement, et la proposition n'a pas abouti.
La surprise a été grande quand Rajoy, après avoir parlé avec le roi, a décliné la responsabilité de former un gouvernement ou de le tenter lors de la session d'investiture. S'il avait accepté de le faire, nous aurions vu un Rajoy envoyé dans les cordes, attaqué par tous. Après le dernier cas de corruption impliquant l'entreprise publique de l'eau, Acuamed, où un membre haut placé du gouvernement et du PP, accusé formellement de corruption, a dû démissionner, Rajoy avait peu de chances de s'en sortir, de ne pas subir une humiliation de plus.
En n'acceptant pas la fonction, Rajoy a passé la patate chaude à Pedro Sánchez, dont certains des « barons » de son parti ne verraient pas d'un mauvais œil un pacte avec Ciudadanos et le PP, ou du moins avec Ciudadanos et l'abstention du PP. Mais les « barons » du PSOE sont scandalisés à l'idée de faire un pacte avec Podemos, qu'ils considèrent comme un rival électoral. Mais les dirigeants socialistes savent aussi que faire un pacte avec le PP serait rejeté par l'électorat ouvrier et populaire du PSOE, entraînant la possibilité d'un effondrement comme celui du Pasok grec. De ce fait, Sánchez a refusé à grands cris de faire un pacte avec la droite et il a proposé un pacte avec la gauche, en conservant l'unité de l'Espagne. Maintenant se pose pour lui le problème d'essayer de former un gouvernement.
Pablo Iglesias, de Podemos, avait joué son va-tout vis-à-vis des socialistes lors de la conférence de presse, suite à sa rencontre avec le roi, en leur proposant un gouvernement de gauche dont Pedro Sánchez serait le président, Pablo Iglesias le vice-président, et où Izquierda Unida [IU, autour du PC] aurait un ministère. Dans sa tactique pour arriver au gouvernement, Iglesias exhorte continuellement Sánchez à faire un pacte avec lui et à chercher une alliance de gauche contre Rajoy. Et les dirigeants du PSOE savent que, s'ils font un pacte avec le PP ou avec Ciudadanos, le virage à droite sera évident, ce qui donnera des ailes à Podemos pour attirer l'électorat du PSOE. »
Et nous pouvons conclure avec nos camarades de Voz Obrera :
« Dans ce cirque des pactes, dont l'objectif est le fauteuil présidentiel, la faiblesse du système politique apparaît. C'est aux acteurs de la mobilisation sociale et aux travailleurs en lutte de montrer leur force et d'affirmer une autre perspective politique. Notre Parlement est dans la rue et dans les quartiers, et surtout dans les usines et les entreprises, parce que c'est là où l'on produit et où se situe la force principale de la classe ouvrière. »
En tout cas, les démêlés politiques actuels montrent qu'Iglesias, qui prétendait faire de la politique autrement et « rompre avec la caste », ne demande qu'à en être. Et son parti, qui prétend représenter un espoir pour les victimes de la politique menée par la caste politique, est tout disposé à suivre le chemin de tant de faux faiseurs de miracles, dont Syriza en Grèce est le dernier exemple.
28 janvier 2016