Italie : l’étrange science du marxisme de Lotta comunista

février 2025

Dans la situation actuelle, où l’exacerbation de la crise et la montée guerrière rendent d’autant plus vital le fait de préparer la classe ouvrière à jouer un rôle et à proposer ses solutions politiques pour en finir avec le capitalisme, l’existence d’une véritable direction révolutionnaire internationale serait bien sûr indispensable. Cette direction devrait s’appuyer à notre avis sur les acquis du mouvement ouvrier révolutionnaire, comme le proposait Trotsky en 1938 lors de la fondation de la 4e Internationale et de la rédaction du Programme de transition. Malheureusement, les différentes organisations qui adoptent aujourd’hui l’étiquette de 4e Internationale sont loin de représenter la continuité de cet héritage politique. Lutte ouvrière, qui continue à s’en réclamer, ne pourrait défendre réellement ses idées dans le cadre de ces regroupements. Elle doit donc le faire de façon autonome, tout comme la tendance internationale à laquelle elle appartient, l’Union communiste internationaliste (UCI).

Des échanges nécessaires

Nous ne prétendons pas être cette direction révolutionnaire qui manque cruellement aujourd’hui mais nous combattons, à notre échelle, pour que sa constitution devienne possible. Nous savons d’ailleurs que l’existence effective d’une direction révolutionnaire du prolétariat ne peut résulter d’un artifice ; elle doit devenir un fait politique, dans des conditions qu’aucune proclamation d’une organisation ou d’un regroupement international ne peut remplacer. Mais être conscient de cette situation ne doit nullement empêcher les organisations se réclamant du communisme révolutionnaire de se rencontrer et de discuter, en échangeant leurs expériences et leurs idées. Il serait d’ailleurs impossible, sans ces échanges, d’envisager la constitution d’une véritable internationale.

Notre organisation a donc toujours encouragé ses militants à confronter leurs idées et leurs pratiques à celles d’autres groupes se réclamant des idées communistes révolutionnaires. Cette préoccupation s’illustre chaque année lors de la fête de Lutte ouvrière, où des groupes français et étrangers, avec lesquels nous sommes souvent en désaccord sur de nombreux points, viennent défendre leurs idées. Mais, au-delà de ces débats ponctuels, nous pensons utile et nécessaire d’avoir des échanges plus poussés avec d’autres organisations chaque fois que cela est possible. De ce point de vue, la rencontre entre militants de LO et de LC a été un fait positif, non seulement d’un point de vue théorique entre organisations qui se réclament pour l’une du trotskysme, et pour l’autre d’un léninisme teinté de bordiguisme1, mais également du point de vue pratique. Celui-ci permet justement de juger de la façon dont se traduisent, dans l’activité militante réelle, des principes théoriques qui peuvent apparaître plus ou moins génériques ou abstraits.

Quelle intervention dans les entreprises ?

Les deux organisations sont d’accord pour constater que le principal problème posé aux militants de petits groupes qui prétendent développer une politique révolutionnaire pour le prolétariat est d’abord de s’implanter réellement dans la classe ouvrière. Mais si elles partagent la préoccupation de se tourner vers les travailleurs, ce n’est ni de la même façon ni surtout pour leur dire les mêmes choses. En réalité, selon nous, la pratique militante de Lotta comunista dans la classe ouvrière n’est pas réellement l’expression d’une politique communiste révolutionnaire, comme elle devrait l’être dans chaque situation concrète que les travailleurs ont à affronter.

Un exemple frappant en a été donné par la discussion sur l’intervention dans les syndicats. Selon ce que les camarades de Lotta comunista écrivent dans leur compte rendu de la rencontre d’octobre, les syndicats sont « un instrument de classe où se déroule une bataille pour en prendre la direction, à travers laquelle les révolutionnaires peuvent contrer son utilisation par les bureaucraties sociales-impérialistes ». Qualifier ainsi les syndicats, tels qu’ils sont aujourd’hui, d’« instrument de classe » est une analyse pour le moins tronquée de leur nature. En particulier dans les pays impérialistes, ils sont intégrés aux mécanismes de concertation sociale et même à l’appareil d’État à un point tel qu’ils sont en fait des cogérants de l’exploitation capitaliste aux côtés du patronat.

Bien sûr, les militants révolutionnaires qui interviennent dans la classe ouvrière savent que les premiers pas des travailleurs dans la défense de leurs intérêts collectifs s’effectuent le plus souvent sur le terrain syndical. Ils savent que les travailleurs les plus combatifs se tournent généralement d’abord, dans les entreprises, vers les organisations syndicales. Cela signifie que celles-ci ont pour le moins une nature double, et que parler des syndicats en général comme d’un tout, qui serait par nature un « instrument de classe » – donc de la classe ouvrière – revient à refuser de voir que les directions des appareils syndicaux actuels sont en fait l’instrument de la classe bourgeoise et de sa domination.

La « bataille syndicale »

Lotta comunista parle de la « bataille pour […] prendre la direction » des syndicats. Mais pour les militants révolutionnaires, se porter à la tête de ces organisations qui aujourd’hui ne mènent nullement une politique révolutionnaire ne pourrait se faire que dans un tout autre contexte, où la classe ouvrière serait réellement engagée dans des luttes et où l’existence d’une base combative et consciente donnerait aux militants des moyens réels d’engager le combat contre les directions syndicales bureaucratiques. Or, les centrales syndicales actuelles de pays comme la France et l’Italie sont non seulement pleinement intégrées à la gestion du capitalisme, mais dépourvues d’une telle base, et ces deux aspects sont évidemment liés. Vouloir assumer la direction de ces syndicats, tels qu’ils sont dans la période actuelle, conduit en réa­lité Lotta comunista à chercher à occuper des places dans leurs différentes instances en s’adressant, sans la moindre critique, à toutes sortes de dirigeants syndicaux, dont certains sont fort éloignés d’une simple position « lutte de classe ».

Les exemples abondent dans les bulletins syndicaux que les militants de Lotta comunista éditent ou auxquels ils collaborent, en les présentant comme un moyen de s’adresser aux travailleurs de leurs entreprises, et plus généralement à tous ceux du secteur, y compris par-delà les frontières. C’est le cas du Bulletin de coopération des ingénieurs et techniciens des militants de Leonardo à Gênes, une entreprise de pointe du secteur de l’armement. Ce bulletin, dans sa parution de juin 2021, consiste en une série d’articles de la Fiom (fédération de la métallurgie de la CGIL, la principale centrale d’Italie, où militent les camarades de Lotta comunista) de Leonardo, mais aussi des articles émanant de cadres de la CFE-CGC d’Airbus France. On se demande bien quel est l’intérêt de cette « confrontation d’expériences », pour un militant ouvrier voulant construire une organisation révolutionnaire, avec des dirigeants d’un syndicat qui présente ainsi ses orientations sur son site internet : « À la contestation systématique et stérile, la CFE-CGC préfère le dialogue constructif et la négociation, qui seuls permettent l’élaboration d’accords gagnant-gagnant au profit de l’ensemble des salariés. » Dans la même veine, celle-ci dit vouloir « construire l’avenir, être une force de propositions sur les questions économiques et sociales, pérenniser les relations de confiance entre salariés, entreprises et syndicats ».

Stefano Bonazzi, militant de Lotta comunista et secrétaire général de la Fiom de Gênes, répond à cette question dans l’un des articles intitulé « Le sens de notre confrontation », qui ne contient pas l’ombre d’une critique de la politique de collaboration de classe de la CFE-CGC. Tout au plus reconnaît-il une « approche très différente », mais plus liée à la nature corporatiste du syndicat de cadres qu’à sa désertion du terrain de la lutte de classe. Quant à l’intérêt qu’il trouve à cette discussion, il se résume à l’importance qu’accordent les deux syndicats à l’augmentation du nombre de « cols blancs », ingénieurs et techniciens, dans les grandes entreprises des pays développés, et qui entraîne « pour un syndicat qui ne veut pas être contraint à la marginalité, l’obligation vitale de réfléchir à comment intervenir auprès de ces travailleurs ».

Il est évidemment légitime que les révolutionnaires se posent le problème de s’adresser à des catégories de travailleurs comme les techniciens ou les ingénieurs, y compris à travers un débat avec des militants ou adhérents de la CFE-CGC, mais ce n’est pas la même chose que de débattre avec les dirigeants de ce syndicat, qui ne leur conseilleront rien d’autre que la manière de jeter le drapeau rouge aux oubliettes et de choisir le fauteuil le plus confortable pour participer au « dialogue constructif » avec la direction !

L’exemple des bulletins où s’expriment des militants de la Fiom de Leonardo aux côtés de responsables de la CFE-CGC ou du syndicat Force ouvrière de l’entreprise Thales de Cannes est frappant. Mais les autres bulletins syndicaux, présentés par les militants de Lotta comunista comme un moyen d’intervenir parmi les travailleurs, n’apportent pas plus de réponse à ceux qui se poseraient le problème de la politique à mener contre le patronat. Ainsi, un Bulletin international est publié par le bureau international de la Fiom de Gênes, où des militants de Lotta comunista jouent un rôle dirigeant, en collaboration notamment avec le syndicat allemand IG Metall et avec la Coordination européenne des conseils d’usine de la sidérurgie. On trouve dans sa parution d’avril 2023 un article sur « l’acier vert » sous la plume d’un dirigeant syndical d’ArcelorMittal de Brême, en Allemagne. Il commente l’évolution vers un hypothétique « acier vert » plaidant pour que la décarbonation ne se fasse pas contre les gens mais avec eux, comme si cela pouvait être un objectif des travailleurs dans une société où la bourgeoisie est aux manettes. Et, dans un langage très proche de celui que l’on trouve dans les publications patronales, l’auteur borne les revendications syndicales à « la qualification des collègues pour de nouveaux emplois, l’utilisation de régimes de préretraite et surtout la création de nouveaux profils d’emplois ». Il ajoute que le rôle des syndicats est de « travailler sur des solutions, conscients de [leur] rôle vis-à-vis des politiques et des employeurs ».

Une intervention politique… apolitique

On comprend que les militants de Lotta comunista ne se contentent pas d’une telle intervention syndicale, tournée en fait vers les sommets des appareils. Un autre axe d’intervention de leur organisation est donc de chercher à attirer les travailleurs vers les cercles ouvriers qu’elle cherche à développer dans les quartiers, à l’extérieur des entreprises. Il est évidemment légitime et même indispensable pour une organisation de la classe ouvrière de chercher à recruter des travailleurs sur la base de sa politique. Cependant, s’agissant d’une organisation révolutionnaire, le recrutement d’adhérents ne peut être une fin en soi. Il n’a de sens que pour les aider à acquérir une conscience politique et à avoir une intervention militante dans la classe ouvrière, orientée vers la lutte contre la société de classe sur la base des idées communistes.

Or, dans ce domaine aussi, les différences de pratique entre nos deux organisations sont révélatrices de ce qui est, selon nous, une désertion du terrain politique par Lotta comunista. Certes, ses militants ne cachent ni leur drapeau rouge, ni leur journal qu’ils se font un point d’honneur de vendre à la porte des entreprises, journal dont les analyses sont censées convaincre les travailleurs de la juste science et stratégie du parti. Mais il ne suffit pas d’étaler une science « marxiste », même juste, devant les travailleurs pour gagner leur confiance et les convaincre d’une politique. Les analyses marxistes générales ne peuvent remplacer la dénonciation quotidienne de la politique de la bourgeoisie et de ses gouvernements telle que les travailleurs la subissent. Or, cette dénonciation est totalement absente des colonnes du journal Lotta comunista.

Le refus de principe de ces camarades de se présenter aux élections, au nom d’un abstentionnisme « stratégique », illustre d’ailleurs la même réticence à exprimer en termes concrets une politique révolutionnaire. Il est vrai que les batailles électorales se déroulent par nature sur un terrain « interclassiste », selon les termes de ces camarades. Cependant en prendre prétexte pour déserter cette activité revient à se priver d’une possibilité de s’adresser à l’ensemble des travailleurs pour défendre un programme et des idées qui, justement, ne soient pas « interclassistes » mais soient bien ceux de leur classe, en s’appuyant sur le sentiment que les travailleurs peuvent avoir de leur exploitation et en cherchant à lui donner une expression politique.

C’est sans doute l’absence d’une telle intervention proprement politique qui conduit Lotta comunista à proposer aux travailleurs qui fréquentent ses cercles ouvriers de participer à des actions de « bénévolat de classe » auxquelles elle semble donner une grande importance. Selon un article du journal Lotta comunista, ce bénévolat est censé « apporter une solidarité réelle, contre tout racisme et toute discrimination. Le bénévolat des cercles ouvriers est une voie concrète pour une opposition internationaliste »2. Les militants de Lotta comunista présentent cette activité comme un moyen de rapprocher d’eux et des idées communistes leurs camarades de travail, auxquels ils proposent de participer avec eux à des collectes alimentaires ainsi qu’aux distributions qu’ils effectuent ensuite à des familles en difficulté, dont une bonne partie sont des familles immigrées.

Il est bien normal que des travailleurs soient révoltés en voyant la progression de la misère dans les quartiers populaires. Mais on peut cependant s’interroger sur le fait qu’une large part de l’intervention politique d’une organisation révolutionnaire se retrouve ainsi sur le terrain de la charité. Lotta comunista objecte il est vrai qu’ici le bénévolat est « de classe », mais il ne suffit pas qu’un tract soit glissé dans une distribution alimentaire pour transformer un rapport charitable en rapport politique. Quant au fait de présenter cette activité comme un moyen de lutter concrètement contre le racisme et les divisions entre travailleurs, c’est une supercherie. Car cette activité instaure un rapport inégalitaire entre les militants qui enfilent un costume de bon samaritain et les travailleurs, le plus souvent immigrés si l’on a bien compris, qui reçoivent l’aide et sont donc redevables à l’égard des premiers. En prétendant avoir trouvé là une « voie concrète pour l’internationalisme », Lotta comunista déserte en fait le terrain politique pour marcher sur les plates-bandes des organisations catholiques de bienfaisance. Sans doute y gagnera-t-elle quelques conversions aux « anges rouges » comme paraît-il certains de ses militants sont surnommés, mais on peut douter que ce chemin conduise vraiment à un renforcement de la conscience de classe révolutionnaire.

On pourrait s’étonner du gouffre existant entre les grandes analyses tamponnées de tous les certificats du « parti science » revendiquant une compréhension exacte de la science marxiste et cette « traduction concrète » si éloignée du terrain politique. Mais ce ne sont que les deux faces d’une fausse compréhension du marxisme qui empêche Lotta comunista de traduire celui-ci en une politique concrète. Elle condamne ses militants, aussi dévoués et engagés soient-ils, à un simple suivisme vis-à-vis des directions syndicales et, lorsqu’ils sortent du terrain de l’entreprise, à se retrouver sur un terrain humanitaire et caritatif. On peut alors se demander, malgré ses proclamations communistes, ce qui différencie la pratique d’une telle organisation de celle d’un parti réformiste.

Les échanges et les discussions entre militants d’organisations communistes révolutionnaires sont utiles et doivent continuer, ne serait-ce que pour confronter leurs idées et leurs interventions. Mais s’il s’agit, comme le souligne Lotta comunista, de mettre la classe ouvrière en ordre de bataille pour faire face à cette période de crise et de guerre, alors ce qui est nécessaire et urgent est d’aller vers la construction d’une véritable internationale capable d’être une direction révolutionnaire du prolétariat. On ne peut aller dans cette voie qu’en s’appuyant sur le marxisme, et à condition de comprendre qu’il n’est pas seulement une analyse générique des ressorts économiques de la société capitaliste, mais qu’il doit être enrichi de tout le capital historique du mouvement ouvrier révolutionnaire. C’est ce que représente pour nous le trotskysme, en tant que transmission du capital d’expérience de la révolution russe et du bolchevisme, de la lutte contre la dégénérescence stalinienne, de la lutte contre le fascisme, de la compréhension du phénomène impérialiste et de la révolution permanente. En ignorant de fait cet héritage, Lotta comunista se prive en réalité même du « léninisme » dont elle se réclame, et cela au profit d’un éclectisme sans méthode. Au regard des tâches urgentes que pose la période politique actuelle, il est urgent de le dépasser.

14 janvier 2024

1 Voir les articles « Comment Lotta comunista transforme le marxisme », LDC no 190, mars 2018 ; « Bordiguisme et trotskysme » et « Un échange de lettres entre Lutte ouvrière et Lotta comunista », LDC no 186, septembre-octobre 2017.

2  Voir l’article « Apartheid all’italiana », Lotta comunista no 646, juin 2024.