Syrie : après la chute de Bachar al-Assad

février 2025

Fondé par Hafez al-Assad, père du dictateur déchu, le régime qui vient d’être renversé s’est pourtant présenté longtemps comme un champion de la lutte contre l’impérialisme. Comment est-il né et quelle était la nature de ses relations avec l’impérialisme ? Quelles perspectives s’ouvrent pour les populations de Syrie après sa chute ? Pour répondre à ces questions, il faut revenir sur la façon dont les États impérialistes ont mis la main sur le Moyen-Orient au début du 20e siècle.

La balkanisation du Moyen-Orient

Depuis plusieurs siècles, cette région était intégrée à l’Empire ottoman, constituant un vaste ensemble sans frontières intérieures, au sein duquel des populations très diverses coexistaient plus ou moins pacifiquement. Lors de la Première Guerre mondiale, les puissances coloniales française et britannique se sont entendues pour se partager les dépouilles de ce vieil empire qui avait choisi le camp de l’Allemagne. Les accords Sykes-Picot, signés en 1916, prévoyaient que les territoires correspondant à la Syrie et au Liban actuels passeraient sous contrôle français, tandis que l’Irak et l’actuelle Jordanie reviendraient aux Britanniques, et que la Palestine serait considérée comme une zone internationale. Ces accords, conclus dans le dos des peuples et destinés à rester secrets – ce sont les bolcheviks qui les ont rendus publics aussitôt après leur arrivée au pouvoir en octobre 1917 – ont été confirmés dans leurs grandes lignes en 1920, lors de la conférence de San Remo, une des nombreuses réunions organisées par les puissances victorieuses à l’issue du conflit.

La France et la Grande-Bretagne se firent attribuer par la Société des nations, ancêtre de l’ONU, des mandats sur ces nouveaux États, y compris la Palestine, avec pour mission de les conduire à l’indépendance quand les conditions seraient réunies, c’est-à-dire le plus tard possible ! D’ici là, ces mandats leur donnaient le droit d’y établir leur administration et d’y déployer des troupes. Pour asseoir leur domination, les puissances mandataires opposèrent les populations les unes aux autres, entraînant des affrontements sans fin. Ainsi, l’opposition suscitée par les autorités britanniques entre Juifs et Arabes en Palestine conduisit à son partage et au conflit ­israélo-arabe qui ensanglante encore aujourd’hui le Moyen-Orient.

La période du mandat français

De leur côté, les autorités françaises commencèrent par diviser le territoire sur lequel s’exerçait leur mandat en deux États : le Liban et la Syrie. Au sein de chacun d’entre eux, elles privilégièrent certaines minorités religieuses pour s’attacher des appuis. En Syrie, où la majorité de la population était constituée de musulmans sunnites, une administration autonome fut accordée pendant quelques années aux Alaouites, minorité issue de l’islam chiite, représentant moins de 10 % de la population, ainsi qu’aux Druzes, qui constituaient moins de 5 % de la population. Un autre territoire autonome, le sandjak d’Alexandrette, situé au nord, à la frontière de la Turquie, regroupait des populations très diverses, dont une forte minorité turcophone. Illustration du mépris témoigné par les autorités françaises à l’égard des peuples, en 1939 ce territoire fut tout simplement cédé à la Turquie, dont l’impérialisme français cherchait à se ménager les bonnes grâce à la veille de la Deuxième Guerre mondiale. Ce rattachement entraîna l’exil d’une partie de la population, notamment de 15 000 Arméniens que la perspective de se retrouver sous administration turque inquiétait légitimement.

Les autorités françaises s’appuyèrent sur la classe des grands féodaux, qui possédaient la majorité des terres et avaient des raisons de redouter les mobilisations anticoloniales des masses de métayers des campagnes. En effet, dès 1920, des révoltes éclatèrent régulièrement dans toutes les régions, y compris dans les zones druzes que l’administration prétendait favoriser. L’armée française les réprima impitoyablement, allant jusqu’à bombarder Damas, la capitale, en 1926. Après une nouvelle vague de soulèvements en 1936, le gouvernement français fut obligé de négocier un traité reconnaissant l’indépendance de la Syrie. Mais, ce faisant, le défenseur des intérêts coloniaux de la France, le gouvernement de Front populaire, refusa de le soumettre au vote de l’Assemblée nationale, et ce traité resta lettre morte. Ce n’est qu’en 1941 que cette indépendance fut reconnue par le représentant de De Gaulle, qui cherchait alors le soutien des populations soumises à la domination coloniale de la France. En réalité, il n’avait pas renoncé à maintenir la présence de l’impérialisme français dans la région, et à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, De Gaulle chercha à imposer au nouvel État syrien un traité qui l’aurait maintenu sous sa domination. Cette tentative de prolonger sous une forme déguisée le pouvoir mandataire d’avant-guerre provoqua une révolte, que les troupes françaises ne purent briser, malgré la violence de la répression et un nouveau bombardement de Damas en 1945.

Affaibli par la Deuxième Guerre mondiale, sous la pression des mobilisations populaires et des États-Unis, nouvelle puissance dominante dans la région, l’impérialisme français fut finalement contraint de mettre fin à sa présence. Les derniers soldats français évacuèrent la Syrie en avril 1946.

Le mouvement communiste en Syrie

Dans cette région, qui connut de nombreuses révoltes, il exista très tôt un mouvement communiste qui tenta, dans ses premières années d’existence, de lier le combat contre l’impérialisme à celui des travailleurs des villes et des campagnes pour leur émancipation. La Révolution russe de 1917 avait suscité un grand enthousiasme et, en rendant publics les accords de Sykes-Picot, l’État soviétique avait acquis un grand crédit auprès de tous ceux qui voulaient s’engager dans la lutte anticoloniale.

En 1925, la fusion de groupes communistes formés dans les années précédentes donna naissance au Parti communiste de Syrie et du Liban (PCSL). En prenant ce nom, il marquait son opposition à la politique de balkanisation de l’impérialisme. Dans une plateforme adoptée lors d’un congrès commun en 1931, le PCSL et le PC de Palestine affirmèrent leur volonté de conduire leur lutte contre l’impérialisme à l’échelle de l’ensemble du monde arabe. Et le texte concluait : « Les communistes mènent l’agitation en faveur de l’unité nationale sous la forme d’une fédération ouvrière-paysanne panarabe. »

Malheureusement, le parti n’eut pas la possibilité de mettre en œuvre une telle politique. La stalinisation de l’Internationale communiste en fit dans les années 1930 un instrument docile de la diplomatie de la bureaucratie soviétique. Le PCSL se vit contraint d’adopter une attitude conciliatrice vis-à-vis du gouvernement de Front populaire pour préserver l’alliance franco-soviétique.

En 1947, le PC apporta son soutien à la résolution des Nations unies concernant la partition de la Palestine que l’Union soviétique avait votée. Cette position lui fit perdre une grande partie du crédit acquis dans les années précédentes grâce à l’attitude courageuse de ses militants.

De l’indépendance de la Syrie à l’unification avec l’Égypte

Dans la Syrie nouvellement indépendante, l’armée joua très vite un rôle central. Formée par l’administration française pour réprimer les révoltes, elle se recrutait principalement au sein des minorités, en particulier les Alaouites. Son importance fut encore accrue par le fait qu’en 1948, la Syrie se retrouva engagée dans la première guerre israélo-arabe. Sa défaite mettait à jour la corruption et la faillite des partis alors au pouvoir, liés aux notables et aux différents clans de grands propriétaires terriens. S’appuyant sur le profond mécontentement populaire, les dirigeants de l’armée renversèrent le président de la République et le gouvernement sans presque rencontrer la moindre opposition. Ce coup d’État de mars 1949 fut le premier d’une longue série qui ponctua régulièrement la vie politique du pays pendant des années.

Pour trouver un soutien dans la population, les factions qui se disputaient le pouvoir se réclamèrent de plus en plus des idées nationalistes panarabes qui, après la Deuxième Guerre mondiale, rencontraient un écho important dans l’ensemble du Moyen-Orient. Pour les classes populaires, ce panarabisme représentait l’espoir que la fin du mandat déboucherait vraiment sur la fin des inégalités et de l’oppression. Ce courant voulait remettre en cause les frontières héritées du colonialisme afin de desserrer l’étreinte de l’impérialisme et de permettre un véritable développement. Au sein de la petite bourgeoisie et de l’armée, le panarabisme exprimait l’aspiration à disputer aux puissances impérialistes une plus grande part des richesses produites par l’exploitation des ressources et de leur population. En outre, dans cette période de guerre froide entre les deux blocs, les dirigeants nationalistes pouvaient tenter de se soustraire à la pression des États-Unis en se tournant vers l’URSS. Ainsi, dès 1956, la Syrie bénéficia de l’aide militaire soviétique, et un premier traité commercial fut signé avec l’URSS l’année suivante.

Le régime qui illustra le mieux cette évolution fut celui du dirigeant égyptien Gamal Abdel Nasser, arrivé au pouvoir en 1952 avec le groupe des « officiers libres », qui avait renversé la monarchie inféodée à la Grande-Bretagne. En juillet 1956, Nasser nationalisa le canal de Suez, resté jusque-là propriété d’une société privée occidentale. Il dut alors faire face à une expédition militaire franco-britannique, appuyée par des troupes israéliennes. Devant l’opposition conjointe des États-Unis et de l’Union soviétique, la France et la Grande-Bretagne durent y mettre fin.

Sorti avec succès de cette épreuve de force, Nasser en retira une immense popularité et put ainsi se poser en champion de l’unification de la nation arabe. En 1958, cherchant à bénéficier d’une partie de la popularité de Nasser, les dirigeants syriens conclurent un traité d’union avec l’Égypte, donnant naissance à la République arabe unie. Très vite, cette unification apparut comme le moyen pour l’Égypte de prendre le contrôle de l’État syrien. Cette union, conduite au seul profit de l’État égyptien, suscita une opposition de plus en plus forte au sein des couches dirigeantes syriennes. En 1961, un nouveau coup d’État rétablit l’indépendance de la Syrie.

De la prise du pouvoir du Baas à celle d’Hafez al-Assad

L’échec de l’unité avec l’Égypte favorisa l’essor du Baas (régénération en arabe). Créé en 1943 au Liban, il se réclamait du panarabisme et du socialisme. Partisan de l’unité arabe, le Baas était présent dans plusieurs États du Moyen-Orient, ses deux principales branches étant en Syrie et en Irak.

Dans ces deux derniers pays, à partir des années 1960, des coups d’État amenèrent au pouvoir des officiers influencés par les tendances les plus « socialisantes » du Baas, c’est-à-dire partisans d’une plus grande intervention de l’État dans l’économie, indispensable pour suppléer la faiblesse des couches dirigeantes et leur incapacité à développer leur pays. Mais, arrivés à la tête de la Syrie et de l’Irak, et malgré leur panarabisme proclamé, les dirigeants baassistes ne tentèrent pas d’unifier les deux pays. Ils agirent en représentants des intérêts de leurs couches dirigeantes, dont le sort et les privilèges étaient liés au maintien des frontières et de leurs propres appareils d’État.

Les deux pays connurent une évolution similaire, qui conduisit les militaires à prendre de plus en plus le contrôle du Baas, le transformant en instrument d’encadrement de la population. Et, au sein de l’armée, on assista à une concentration du pouvoir entre les mains d’un de ses dirigeants, Saddam Hussein en Irak et Hafez al-Assad en Syrie, qui instaurèrent une dictature personnelle mettant fin à l’instabilité politique chronique des années précédentes.

La dictature du clan Assad

En novembre 1970, le ministre de la Défense, Hafez al-Assad, ne se contenta pas d’éliminer ses rivaux comme cela avait été le cas lors des précédents coups d’État. Affirmant sa volonté de mettre en œuvre ce qu’il appelait un « mouvement correctif » de la révolution, il procéda à d’importantes réorganisations institutionnelles visant à transformer le Baas en une organisation contrôlant tous les domaines de la vie sociale et culturelle. En 1972, un Front national progressiste fut créé sous son hégémonie. Pour avoir une existence légale, les partis durent intégrer cette organisation et faire ainsi allégeance au pouvoir. Hafez al-Assad, à la fois président de la République et secrétaire général du Baas, tenait entre ses mains tous les leviers du pouvoir. Mais, surtout, toutes les administrations étaient elles-mêmes placées sous la surveillance de services de sécurité intérieure, les Mukhabarat à la sinistre réputation, qui pouvaient arrêter arbitrairement, torturer et assassiner les opposants et tous ceux qui exprimaient la moindre critique.

Comme presque toutes les autres formations politiques, le Parti communiste rejoignit le Front, apportant son soutien au régime, sans pour autant être épargné par la répression. En désaccord avec ce ralliement au pouvoir, une partie de ses militants finirent par scissionner en 1976, donnant naissance à un deuxième parti communiste, contraint à la clandestinité.

En arrivant au pouvoir, Hafez al-Assad chercha à obtenir le soutien de la petite bourgeoisie qui voulait « moins de socialisme », c’est-à-dire un contrôle moins étroit de l’État, pour développer ses affaires, avoir plus librement accès à des biens de consommations importés. Au fil des années, l’intervention de l’État dans l’économie se réduisit considérablement. Mais les sociétés privées qui se développèrent restèrent dépendantes du financement public, et surtout elles furent le plus souvent contrôlées par les clans qui dominaient l’appareil d’État, et de plus en plus par celui de la famille Assad.

Les rapports conflictuels avec l’impérialisme

Sur le plan extérieur, le régime syrien continua à marquer son indépendance face à l’impérialisme. Mais il chercha aussi à rétablir des relations avec les États-Unis, compromises par la politique de rapprochement avec l’URSS mise en œuvre dans les années précédentes.

Dans le cadre des négociations qui suivirent la guerre du Kippour de 1973, qui avait opposé une nouvelle fois les États arabes à Israël, des contacts directs eurent lieu entre les diplomates syriens et Kissinger, le secrétaire d’État américain de l’époque. Celui-ci appréciait ce qu’il appelait le pragmatisme d’Hafez al-Assad, qu’il rencontra plusieurs fois et qualifia de « Bismarck du Moyen-Orient ». Ce rapprochement se manifesta par le déplacement à Damas de Nixon, alors président des États-Unis.

La guerre civile qui éclata au Liban en 1975 donna aussi à Assad l’occasion de démontrer son utilité à l’impérialisme. En 1976, l’armée syrienne intervint dans la guerre civile libanaise contre les milices palestiniennes et celles de la gauche qui semblaient en mesure de l’emporter sur l’extrême droite phalangiste.

En intervenant au Liban, où il allait maintenir des troupes jusqu’en 2005, et en y appuyant le Hezbollah, le régime syrien voulait à la fois défendre ses propres intérêts et démontrer aux grandes puissances qu’il était indispensable pour défendre le statu quo dans la région. En 1991, lors de la première guerre du Golfe, la démonstration fut encore plus nette lorsque Assad appuya l’intervention américaine contre l’Irak, qui avait voulu mettre la main sur le Koweït.

Mais le régime syrien restait aussi capable d’affirmer son indépendance par rapport à l’impérialisme. Ainsi, en 2003, il refusa de soutenir l’invasion de l’Irak. En représailles, les États-Unis adoptèrent en mai 2004 un ensemble de sanctions économiques interdisant la majorité des exportations vers ce pays, à l’exception des aliments et des médicaments, notamment les marchandises contenant plus de 10 % de composants fabriqués aux États-Unis.

En passant par des intermédiaires, le régime syrien parvint à contourner en partie ces sanctions, mais cela enchérissait les importations. De ce fait, par exemple, le gouvernement français, qui voulait vendre des Airbus à la Syrie, fut contraint à plusieurs reprises de solliciter une autorisation spéciale auprès de l’administration américaine… sans jamais l’obtenir.

La « politique arabe » de l’impérialisme français

Les gouvernements français ne ménagèrent pas leur peine pour nouer, dès qu’ils en eurent l’occasion, des relations privilégiées avec le régime syrien.

Mitterrand n’eut pas un mot pour condamner la répression que le régime exerça de février à mars 1982 contre le soulèvement de Hama, où des quartiers entiers furent rasés, faisant entre 15 000 et 25 000 morts. Au contraire, il fut le premier chef d’État français à se rendre à Damas le 21 octobre 1984. Mais il ne fut pas le dernier à prendre le chemin de la capitale syrienne.

En 2000, Chirac fut le seul chef d’État occidental à assister aux obsèques d’Hafez al-Assad. Quand son fils Bachar al-Assad lui succéda à la tête de la Syrie, Chirac lui proposa la mise en place d’un téléphone rouge, autrement dit une ligne téléphonique directe qui lui permit, paraît-il, d’appeler le dictateur syrien chaque vendredi matin. Un an après son élection, en 2008, Sarkozy invita Bachar al-Assad à assister au défilé du 14 juillet, puis, en septembre, il prit à son tour le chemin de Damas.

Cet activisme diplomatique fut payant pour plusieurs grands groupes français. Quand Bachar al-Assad voulut équiper d’un réseau GSM la Garde présidentielle, sa garde prétorienne, Alcatel décrocha un contrat avec la Sûreté nationale. C’est encore Alcatel qui livra un nouveau système de communication pour les avions de combat syriens. La gestion et l’agrandissement du terminal du port de Lattaquié, en juillet 2009, furent confiés au groupe marseillais CMA CGM. Et dans le secteur de l’exploitation pétrolière, qui assurait plus de la moitié des ressources budgétaires de la Syrie, on trouvait Total.

Le régime ébranlé par le « Printemps arabe » de 2011

Cette politique d’ouverture économique aux capitalistes occidentaux et le parasitisme de la couche dirigeante étaient payés par la population, à laquelle l’État imposait des sacrifices. Le régime, profondément corrompu et réprimant toute opposition, était de plus en plus rejeté.

À la veille du déclenchement des premières manifestations du Printemps arabe, comme dans les autres pays du Moyen-Orient et du Maghreb, la situation sociale était devenue explosive. On estime qu’en Syrie, 30 % de la population vivait alors en dessous du seuil de pauvreté et qu’un quart était sans emploi.

En réduisant l’opposition laïque non baassiste au silence, ou en lui laissant peu de place, la dictature des Assad avait, dans la pratique, favorisé les courants intégristes musulmans. Si l’organisation islamiste des Frères musulmans avait été brisée par la répression féroce du début des années 1980, le régime avait toléré les réseaux organisés autour des mosquées, notamment les associations d’aide aux plus pauvres qui présentaient l’avantage de pallier les insuffisances de l’État en ce domaine. Aussi, quand les premières manifestations éclatèrent en février 2011, le poids des groupes islamistes devint très rapidement important.

Face à la répression très violente exercée par le pouvoir, le mouvement déboucha sur une guerre civile opposant l’armée fidèle au régime à des milices, au sein desquelles le rôle des mouvements djihadistes devint prépondérant.

Après une hésitation initiale, les grandes puissances dénoncèrent la répression du régime. Le gouvernement français dut mettre fin aux relations qui s’étaient nouées dans les années précédentes. Mais les dirigeants occidentaux, en particulier ceux de Washington, restèrent d’une grande prudence, inquiets de l’instabilité qui pouvait résulter du renversement du régime. Leur politique consista à laisser les puissances régionales, la Turquie, l’Arabie saoudite et le Qatar, intervenir en Syrie au travers de milices concurrentes.

Le chaos qui en résulta permit l’émergence de l’organisation État islamique, Daech, qui parvint à prendre le contrôle d’une partie de la Syrie, après l’avoir fait en Irak. Les États-Unis constituèrent alors une coalition militaire contre l’organisation djihadiste et, dans cette lutte, le régime syrien devint un allié de fait. Puis, tout en dénonçant l’intervention de la Russie, les dirigeants occidentaux furent en réalité soulagés de voir celle-ci lui apporter son soutien militaire à partir de 2015.

Après l’écrasement de Daech, un certain statu quo a semblé s’installer, fondé sur un équilibre des forces auquel la chute de Bachar al-Assad a mis fin. La rapidité avec laquelle le régime s’est effondré montre qu’il a été lâché par son armée, celle-ci n’ayant opposé aucune résistance à l’avancée des milices de HTC. Tous les témoignages font état de soldats épuisés, à peine nourris et sous-équipés. Les treize années de guerre ont ainsi fini par avoir raison du régime.

Après la chute de la dictature du clan Assad

La coalition aujourd’hui au pouvoir à Damas est dirigée par la milice HTC, héritière du Front al-Nosra, la branche syrienne d’Al-Qaida. Soutenue par la Turquie, elle avait pu établir un pouvoir relativement stable dans la région autour d’Idlib, dans le nord-ouest de la Syrie où les milices rebelles avaient été regroupées. Son « gouvernement du salut » a réprimé des manifestants, emprisonné des opposants et instauré une police religieuse. Mais son dirigeant, le chef de HTC, Ahmed al-Charaa, qui se faisait appeler encore récemment Abou Mohammed al-Joulani, son nom de guerre de djihadiste, aurait aussi parfois modéré les ardeurs répressives des miliciens islamistes. Il a également réussi à intégrer à ses troupes une partie de celles issues de l’opposition laïque.

On sait aujourd’hui, d’après les dirigeants de HTC eux-mêmes, que leur offensive était en préparation depuis un an et que, durant cette période, ils se sont assuré la neutralité plus ou moins bienveillante des États-Unis, de l’Arabie saoudite, de la Russie et même d’Israël.

Depuis la constitution du nouveau gouvernement, la préoccupation des grandes puissances est de voir la transition politique déboucher sur la mise en place d’un État stable et fiable du point de vue de leurs intérêts. Pour montrer qu’il a changé, qu’il n’est plus un djihadiste extrémiste, al-Charaa, à la tête du nouveau pouvoir à Damas, a abandonné son nom de guerre, taillé sa barbe et remplacé sa vareuse militaire par un costume plus conforme à l’image d’un chef d’État.

Mais si la transition politique s’est pour le moment effectuée relativement en bon ordre à Damas, rien ne dit qu’il en sera de même à l’échelle du pays, qui reste découpé en territoires administrés par des appareils politico-militaires concurrents, parrainés par des puissances régionales rivales. La Turquie intervient militairement au nord contre les Kurdes, tandis qu’Israël a mené une campagne de bombardements visant à détruire les infrastructures militaires syriennes. Ayant élargi la partie de territoire syrien qu’elle occupe à partir des hauteurs du Golan, l’armée israélienne peut facilement pénétrer plus avant. Les États-Unis eux-mêmes ont bombardé des zones de la Syrie encore contrôlées par Daech.

Les dirigeants de l’impérialisme mettent ainsi le nouveau régime sous surveillance. Ce n’est pas le sort des minorités qui les préoccupe, contrairement à ce qu’ils prétendent. Ils attendent des nouveaux maîtres de Damas qu’ils garantissent la stabilité et se montrent responsables vis-à-vis de l’ordre impérialiste dans la région. Les diplomates occidentaux préféreraient que le nouveau régime syrien soit plus présentable que celui des talibans en Afghanistan. Mais ils sauront certainement ne pas être trop regardants, pas plus qu’ils ne le sont vis-à-vis de la très réactionnaire monarchie saoudienne, qui emprisonne et assassine ses opposants et bafoue les droits des femmes.

La seule certitude est que les peuples n’ont rien à attendre des puissances impérialistes. Depuis qu’elles interviennent dans la région, celles-ci ont réprimé les révoltes populaires et appuyé les régimes oppressifs qui servaient leurs intérêts. Elles ont continuellement semé la division entre les peuples, envoyé leurs armées répandre la mort et la dévastation, annulant des décennies de développement en Irak, contribuant à plonger dans le chaos tous les pays avoisinants. En Syrie, comme dans le reste du Moyen-Orient, le seul espoir peut venir des travailleurs et des exploités, et de leur lutte pour en finir avec des régimes bourgeois corrompus et avec la domination impérialiste.

15 janvier 2025