Italie : la politique “africaine” du gouvernement Meloni

septembre 2024

Le 28 janvier 2024, lors d’une conférence tenue à Rome, le gouvernement Meloni a officiellement annoncé le plan Mattei pour l’Afrique. Si la conférence était intitulée « Un pont pour une croissance commune », l’intervention du président de la commission de l’Union africaine, Moussa Faki Mahamat, a tout de suite gâché la fête, soulignant que ni lui ni aucune des institutions africaines n’avaient été consultés pour élaborer le plan.

Le plan Mattei et toute la politique « africaine » du gouvernement Meloni se résument surtout à des bavardages et à une propagande pompeuse à usage interne. Un volet qui s’adresse à son électorat et flatte ses préjugés xénophobes concerne la promesse de bloquer l’arrivée des migrants.

Dans l’ensemble, il n’y a donc rien de bien nouveau. L’impérialisme italien a, depuis des décennies, des intérêts non négligeables dans plusieurs pays africains. Dans la situation actuelle, il tente d’avancer ses pions dans la partie qui redéfinit les sphères d’influence politique et économique et qui se joue en Afrique comme dans le reste du monde. Même les allusions de Meloni à un rapport avec les pays d’Afrique qui « ne soit plus prédateur » mais de coopération rappellent certaines pages de la propagande colonialiste du passé. Cet extrait d’un discours de Mussolini en 1922 en est une bonne illustration : « Il ne s’agit pas de conquérir des territoires… mais d’une expansion naturelle qui doit aboutir à la collaboration entre l’Italie et des populations africaines. » Cette déclaration « inspirée » n’empêcha pas, treize ans plus tard, l’extermination de milliers d’Éthiopiens par le régime fasciste, à coups de bombardements et de gaz asphyxiants.

La propagande gouvernementale a tenté de qualifier le plan de Meloni de trouvaille originale, capable de résoudre les problèmes historiques de développement de l’Afrique. Cette prétention confortera peut-être une partie de l’électorat de droite dans l’illusion d’une Italie ayant en main les clés de la politique internationale. Mais, comme on pouvait le lire dans le quotidien La Stampa il y a déjà plusieurs mois : « Le plan Mattei ne peut exister sans une robuste aide internationale et sans être chapeauté par l’ONU. Pour la bonne et simple raison que l’Italie n’a pas l’argent nécessaire pour mettre en œuvre ce grand dessein de renaissance de l’Afrique, à laquelle, depuis son premier jour au pouvoir, Giorgia Meloni a confié la mission d’arrêter le flux de migrants provenant de la Méditerranée. »

Que vient faire ici Mattei ?

Enrico Mattei fut l’une des grandes figures du capitalisme italien de l’après-guerre. Dénué de scrupules politiques, il pouvait financer aussi bien les courants de la Démocratie chrétienne qui l’appuyaient que le Parti communiste de Togliatti. Il joua un rôle de premier plan dans la politique énergétique italienne et fonda l’ENI (Établissement national des hydrocarbures) en 1953. S’appuyant sur l’illusion d’une possible autarcie énergétique de l’Italie basée sur l’existence supposée de gisements importants d’hydrocarbures sous la plaine du Pô, Mattei s’assura une liberté de mouvement bien plus grande que celle d’autres dirigeants d’entreprises à participation d’État, pour développer sa propre politique extérieure, parallèlement à celle du gouvernement. C’est ainsi que l’impérialisme italien parvint à se tailler une petite place dans l’exploitation des gisements de pétrole et de gaz en Iran, en Égypte, en Libye et en Union soviétique, pour s’en tenir aux cas les plus connus.

Cette « politique extérieure » de Mattei fut qualifiée de néo-­atlantisme. Cela permettait de rappeler que la stratégie de l’impérialisme italien se situait dans le camp dirigé par les États-Unis tout en revendiquant la liberté de prendre certaines initiatives et de conclure des accords économiques indépendamment des règles dictées par les grandes compagnies pétrolières américaines et anglaises. Dans le climat de décolonisation de ces années-là, la politique de l’ENI semblait appuyer les organisations nationalistes de la bourgeoisie arabe. Durant la même période, Mattei s’émancipa de l’interdiction absolue imposée par Washington en signant avec Moscou un accord pour la fourniture de pétrole à des prix bien inférieurs à ceux du marché, en échange de la fourniture de tubes pour la construction d’oléoducs produits par l’aciérie de Tarente. L’histoire est souvent pleine d’ironie. Durant cette période de relative expansion économique dite du « miracle italien », Mattei fut un défenseur de l’indépendance énergétique. Cela signifiait nouer un certain nombre de relations économiques permettant de dégager l’industrie et l’ensemble du capitalisme italien de leur dépendance envers les grandes compagnies américaines et anglaises. Aujourd’hui, dans un contexte complètement différent mais toujours au nom de l’indépendance énergétique du pays, les artisans du plan Mattei mettent au contraire en avant l’abandon complet des fournitures russes et, sur le plan politique et diplomatique, la subordination totale aux États-Unis. Il est vrai que, dans un cas comme dans l’autre, l’objectif reste la garantie des profits capitalistes.

L’intérêt pour l’Afrique

Depuis une dizaine d’années, la politique étrangère italienne manifeste un intérêt renouvelé pour l’Afrique. L’étude commandée en 2013 à l’ISPI (Institut pour les études de politique internationale) par le gouvernement italien met en évidence les motivations profondes de cet intérêt, basées sur une interprétation très optimiste du développement économique à venir du continent africain, et de la région subsaharienne en particulier. Le rapport de l’institut souligne le rôle croissant des États-Unis, de la France et de la Grande-Bretagne dans la région, auquel s’ajoute celui de la Chine, de l’Inde, du Brésil, de la Turquie et d’autres encore qui « se taillent une position d’influence majeure au niveau global, y compris à travers une pénétration croissante en Afrique ».

En résumé, les auteurs du rapport appellent à ne pas se laisser dépouiller. À part l’Afrique orientale, pour laquelle l’Italie « conserve une attention particulièrehéritée d’événements historiques », le Mozambique et l’Angola « constituent une zone privilégiée d’influence italienne, des entreprises italiennes ayant accaparé une bonne part des marchés de l’extraction des matières premières des deux pays ». Mais, face à l’activité frénétique des États concurrents et des entreprises qu’ils représentent, conclut le rapport, il faut élargir la zone d’influence sur laquelle se concentrer en Afrique. Il indique une liste de huit pays prioritaires : Angola, Éthiopie, Ghana, Kenya, Mozambique, Nigeria, Sénégal et Afrique du Sud. Cela correspond sans doute effectivement à la sphère d’intérêt de l’impérialisme italien en Afrique.

Depuis 2013, des « missions bilatérales » avec des pays africains ont été menées. Cinq nouvelles ambassades ont été ouvertes et trois conférences interministérielles Italie-Afrique se sont tenues. On pariait sur le maintien d’un rythme de croissance élevé des économies subsahariennes, à hauteur des 5,4 % annuels enregistrés par les statistiques jusqu’en 2015. Non seulement les grandes entreprises italiennes pouvaient se ruer sur cette opportunité, mais elle pouvait peut-être aussi profiter aux PME de la petite et moyenne bourgeoisie. Mais, les années suivantes, cette croissance a été divisée par deux tandis que les conflits et les crises politiques se développaient. Le nombre d’hommes fuyant la misère, les guerres, les persécutions et la famine augmenta, et mettre un frein à l’immigration devint alors une autre composante fondamentale de la politique italienne en Afrique.

La crise russo-ukrainienne, d’où est partie la course à la « sécurité énergétique » de tous les gouvernements européens, a remis à nouveau l’Afrique au centre des préoccupations. La métaphore du « pont » revient à toutes les sauces : « L’Italie veut être un pont vers la rive méridionale de la Méditerranée, vers tout le continent africain », explique Mario Draghi au Parlement européen, tandis que le ministre des Affaires étrangères Tajani répète : « L’Italie est un pont naturel entre Europe et Afrique. C’est pourquoi nous voulons devenir le hub énergétique de la Méditerranée. »

La fable honteuse des « aides »

La volonté de coopérer et de contribuer au développement de l’économie africaine est censée se mesurer à l’aune des aides accordées par les différents pays « donateurs ». Mais bien entendu, ces « dons » ne sont jamais ni gratuits ni désintéressés. Le pays donateur attend en retour des achats de biens de consommation ou des possibilités d’investissement dont l’intérêt est plus que discutable pour les peuples africains, mais bien réel pour les capitalistes italiens.

Il y a plus de cinquante ans, les pays de l’OCDE (Organisation pour la coopération et le développement économique) prirent l’engagement de consacrer 0,7 % de leur PIB au développement des pays pauvres. Cet engagement fut renouvelé à l’assemblée de l’ONU en 2015. En ce qui concerne l’Italie cependant, les aides en question ont chuté à 0,33 % en 2022, puis 0,27 % en 2023. Les données de l’OCDE elles-mêmes ont montré que les aides italiennes à l’Afrique sont passées de 515 millions en 2022 à 351 millions en 2023, soit une baisse de 32 %. On voit ce qu’il en est des prétendues aides au développement !

Les investissements directs étrangers (IDE) sont un indicateur de la confiance des différents groupes industriels et financiers internationaux en une croissance économique susceptible de rentabiliser l’argent investi. Le cadre est très différent d’une région à l’autre de l’Afrique. Si en 2022 l’Égypte a reçu 11 milliards d’investissements – le double de l’année précédente –, les investissements ont diminué dans l’Afrique subsaharienne. La même année, 187 milliards de dollars se sont retirés du Nigeria. Dans l’ensemble, les « aides » à l’Afrique ont été ainsi divisées par presque deux, passant de 80 milliards de dollars à 45.

Bien sûr, il ne s’agit pas d’une situation figée et il est possible qu’un nouveau flux de capitaux inverse la tendance. L’instabilité d’une grande partie des pays d’Afrique influence évidemment la quantité et les caractéristiques des investissements étrangers.

Mais une simple comparaison avec les investissements engagés par d’autres pays en Afrique suffit à démontrer le caractère velléitaire et propagandiste des prétentions de l’impérialisme italien à jouer un rôle de premier plan dans le développement économique du continent. Les chiffres de 2022 s’établissent ainsi : la Grande-Bretagne 60 milliards de dollars, la France 54 milliards, tout comme les Pays-Bas, l’Italie n’arrivant que loin derrière, avec 6,6 milliards.

Les ancrages de l’impérialisme italien

Les bouleversements politiques et sociaux qui secouent les pays et les peuples d’Afrique sont entremêlés et reflètent les luttes entre grandes puissances pour se partager les marchés et les zones d’influence. L’essor économique africain dont on parlait encore il y a une dizaine d’années a jusqu’à présent profité surtout aux banques et aux multinationales des grandes puissances.

Pour l’heure, mises à part les déclarations du gouvernement Meloni qui prétend « promouvoir le développement » africain, l’impérialisme italien ne peut guère compter que sur ses points d’appui traditionnels. L’ENI a montré en Libye, en Algérie, en Égypte, au Congo et au Mozambique qu’il savait défendre ses implantations, même au milieu du chaos et des guerres civiles, et que les profits produits par ce colosse de l’énergie continuaient à affluer vers les banques italiennes. L’autre secteur resté profitable pour la bourgeoisie italienne est celui des grands chantiers, comme le grand barrage de la Renaissance, construit dans la vallée éthiopienne du Nil, dont le coût est estimé à 3,5 milliards de dollars et dont le constructeur principal est le spécialiste de la construction d’ouvrages d’art WeBuild, propriété de Pietro Salini, l’un des géants mondiaux du BTP, qui a déjà construit deux barrages en Éthiopie.

L’exportation d’armes est aussi un secteur en pleine expansion. Malgré la prétendue défense des « valeurs démocratiques », malgré la « lutte contre les autocraties » affichées par l’Italie, 72 % des armes qu’elle exporte vont à des pays dont les régimes sont qualifiés par Freedom House de « non libres ». Ce pourcentage est bien supérieur à celui de la Russie (54 %) et atteint le double de la moyenne européenne. Beaucoup des régimes concernés sont africains. La société Leonardo fait des affaires en or au Nigeria. En avril, les derniers détails du contrat de vente de 24 avions militaires ont été conclus avec le ministère de la Défense nigérian. D’après plusieurs sources, il s’agit d’une affaire à un milliard de dollars, soit environ dix fois plus en un seul contrat que le montant global des exportations italiennes d’armes au Nigeria en 2022 ! Les perspectives sont prometteuses, les estimations les plus sérieuses parlant d’une croissance de 20 % des dépenses militaires pour la seule année 2024.

L’Égypte est un autre cas emblématique. L’Italie réserve un cinquième de ses exportations d’armes lourdes au régime d’al-Sissi, connu pour l’enlèvement, la torture et l’assassinat du jeune chercheur Giulio Regeni par la police politique locale. Ces exportations sont tout à fait illégales, du moins si l’on en croit l’article de loi 185/90 qui interdit la vente d’armes « à des pays responsables de violations des droits humains et reconnus comme tels par les organes compétents ».

En 2023, les dépenses militaires totales de l’Afrique ont été de 51,6 milliards de dollars. La palme de l’augmentation de ces dépenses revient à la région subsaharienne, grâce aux dépenses de la République démocratique du Congo (RDC) et du Soudan du Sud. La première a multiplié par deux ses dépenses militaires en 2023, tandis que celles du Soudan du Sud augmentaient de 78 %, atteignant 1,1 milliard de dollars. Mais l’industrie de la mort se porte bien aussi dans le nord du continent. L’Algérie et le Maroc se taillent la part du lion, représentant quatre cinquièmes des dépenses totales de la région. D’après la revue Nigrizia, l’Algérie est en tête des dépenses, avec une augmentation de 76 %, pour une dépense totale de 18,3 milliards de dollars. Il s’agit du « plus haut niveau jamais enregistré par l’Algérie et de la plus forte augmentation depuis 1974. Une augmentation favorisée par l’augmentation des revenus des exportations de gaz vers l’Europe, contrainte de se tourner vers les pays d’Afrique du Nord après le blocus des importations russes ».

Même s’il ne s’agit pas d’un véritable développement économique, le tableau est alléchant pour l’impérialisme italien, en particulier pour les capitalistes qui produisent des armes lourdes et légères. En attendant d’éventuels miracles du plan Mattei, les industries italiennes de la défense fournissent aussi l’Algérie, leur huitième client par ordre d’importance.

Pour acheter des armes qui servent à défendre les intérêts des possédants locaux et, plus encore, les profits des entreprises capitalistes et les intérêts des puissances impérialistes, les gouvernements africains enfoncent davantage encore leurs peuples dans la misère. Mais, pour les capitalistes italiens et leurs semblables de tous les pays, c’est le profit immédiat qui compte et « Mieux vaut un tiens que deux tu l’auras ».

4 mai 2024