Nous publions ci-dessous un texte de l’Organisation des travailleurs révolutionnaires (OTR), militant en Haïti. Au début du mois de décembre dernier, aux États-Unis, la congressiste démocrate d’origine haïtienne Sheila Cherfilus-McCormick, membre de la commission des Affaires étrangères de la Chambre des représentants, avait plaidé auprès du gouvernement américain pour l’envoi d’une force armée multinationale en Haïti à partir du 10 janvier 2022 en vue d’aider la police à démanteler les gangs. Pour l’instant, il n’en est rien. Les États-Unis, le Canada et les Nations unies procèdent plutôt à des sanctions internationales visant des politiciens et des hommes d’affaires pour financement de gangs, trafics de drogue, etc. Environ une quinzaine sont déjà épinglés, tous honnis par la population pauvre plutôt préoccupée par la dégradation brutale de ses conditions de vie. En Haïti, l’inflation chronique a atteint un record de 47,2 % au mois d’octobre 2022, et 53,1 % en glissement annuel pour les produits alimentaires. Les classes possédantes livrent une sale guerre économique aux classes laborieuses qui s’appauvrissent de plus en raison de l’envolée des prix, du renchérissement du coût de la vie et de la chute brutale du pouvoir d’achat. Entre-temps, les bandes armées continuent de pousser sur ce terreau d’inégalités criantes et de misère, tout en renforçant leur dictature sur les classes pauvres et leur contrôle sur le pays. Depuis bientôt six ans, aucune élection n’a eu lieu et les gangs remplissent de plus en plus le vide étatique. L’article, écrit en octobre dernier, revient sur la situation dans le pays. 14 janvier 2023
Alors que les élucubrations au sein de la diplomatie internationale autour de l’envoi d’une force d’intervention militaire en Haïti se poursuivent, les bandes armées, de leur côté, proliférant à travers le pays, intensifient la terreur dans les quartiers par des fusillades, des enlèvements collectifs contre rançon, des pillages et incendies de maisons, tout en se transformant depuis quelque temps en une sorte d’État embryonnaire à la faveur de la déconfiture progressive de l’État officiel, à commencer par l’appareil d’État central. Ces gangs criminels, concentrés principalement dans le département de l’Ouest (celui de la capitale), défendent leurs territoires et cherchent constamment à les étendre. Pris en otage, des milliers d’habitants de quartiers populaires de l’aire métropolitaine prennent la poudre d’escampette ou sont transformés en boucliers humains lors des affrontements lorsqu’ils n’ont nulle part où aller. La capitale, Port-au-Prince, est désormais ceinturée par les gangs qui en contrôlent les principales entrées et sorties, coupant ainsi la connexion entre le département de l’Ouest et les autres départements du pays. Pendant les mois de septembre et d’octobre, ce fut la paralysie quasi totale du pays avec le blocage du principal terminal pétrolier. Ce blocage, assuré par G9 de Jimmy Chérisier, le gang le plus médiatisé, s’est greffé sur un mouvement de contestation baptisé lock.
Disposant d’une véritable machine répressive avec des armes lourdes, ces bandits armés poussent comme des champignons sur le terreau de la misère et du chômage massif, et mettent très souvent en déroute les forces de l’ordre, dont les membres sont fréquemment abattus. Ils ont recours à des dispositifs variés pour ramasser de l’argent en rançonnant l’État, la population, les entreprises, etc. Les sommes colossales collectées servent notamment à s’approvisionner en armes de plus en plus sophistiquées et en munitions dans un pays où l’importation des armes lourdes est interdite – cela fait plusieurs années déjà – par des puissances occidentales comme les États-Unis et le Canada. En Haïti, désormais, c’est le temps de la dictature des gangs dont le « déchouquage » ne dépend que des masses en colère et en ébullition.
« L’État est fondamentalement une bande d’hommes armés ». L’Haïti d’aujourd’hui illustre parfaitement cette idée d’Engels qui date pourtant du 19e siècle. Mis à part que, à la bande officielle d’hommes armés, en uniforme, portant ici l’étiquette « Police nationale d’Haïti », s’ajoutent de nombreuses autres bandes sans uniforme dénommées G9, G-Pèp, 400 mawozo, 5 segonn, Baz chen mechan, Gran grif, etc. Elles ont toutes en commun la caractéristique de sévir contre les classes pauvres, de les réprimer avec la dernière rigueur, de leur enlever jusqu’à la liberté de revendiquer à voix haute, même si elles crèvent de faim ou de maladie. Avec ou sans uniforme, les bandes ont toutes en commun de devoir leur existence matérielle à l’argent prélevé sur la population, officiellement via les taxes, officieusement par les rançons de toutes sortes. Elles ont également toutes en commun de fonctionner avec des membres issus des classes pauvres, qui vivent dans les quartiers populaires, c’est-à-dire accessibles aux habitants de ces quartiers quand ils feront exploser leur colère. Le Premier ministre actuel, Ariel Henry, otage de l’ensemble de ces gangs, a déclaré récemment que son principal problème, ce ne sont pas les gangs des quartiers mais plutôt ceux qui sévissent dans la police, une institution corrompue jusqu’à l’os, dont beaucoup de membres sont en connexion avec les chefs des gangs qui leur versent régulièrement des miettes du butin en contrepartie de services rendus. Une preuve que les chiens de garde des riches, en uniforme, et les gangs des quartiers sont copains comme cochons.
Si auparavant les bandes armées ne formaient que des groupuscules isolés, chacune à la solde d’un homme d’affaires, d’une personnalité politique ou d’un membre influent de l’appareil étatique, elles sont petit à petit devenues des entités de plus en plus organisées, si bien qu’elles se substituent à l’État central, s’arrogeant une à une ses caractéristiques et ses fonctions. En effet, les bandes armées contrôlent chacune à présent un espace géographique sur lequel l’État central n’a plus aucune emprise. Nul besoin de préciser que la population dudit espace ne subit que la loi des hors-la-loi, toute force policière ou judiciaire étant préalablement chassée ou neutralisée. Disposant d’armes de tous calibres et de munitions à volonté, les bandes armées exercent leur force de coercition sur l’espace ainsi usurpé. Voilà alors ces groupes revêtus de certaines caractéristiques d’un État : territoire, population, force répressive et machine à rançonner la population, à collecter de l’argent sous des formes diverses. Comment ne pas y ajouter la reconnaissance internationale, au vu de la grande considération dont ils jouissent auprès de tant de diplomates étrangers, à en juger par le langage utilisé à l’égard des gangs par la secrétaire du Bureau intégré des Nations unies en Haïti, Madame Helen R. M. La Lime elle-même, qui a reconnu et salué l’initiative de la fédération G9 ? Dans un rapport du 25 septembre 2020, elle a déclaré : « Les homicides volontaires signalés à la police ont diminué de 12 % entre le 1er juin et le 31 août, et ont fait 328 victimes (dont 24 femmes et 9 enfants) contre 373 (dont 9 femmes et 12 enfants) au cours des trois mois précédents. Tout comme dans les périodes précédentes, 74 % de ces cas ont été enregistrés dans le département de l’Ouest, où vit environ 35 % de la population et où la violence en bande organisée est plus répandue. Un examen plus attentif des statistiques révèle cependant une flambée subite en juin (171 homicides volontaires signalés contre 132 en mai) qui coïncide avec la formation de l’alliance du G9 et correspond aux raids les plus meurtriers menés sur le quartier de Pont-Rouge et la commune de la Cité Soleil à Port-au-Prince. Après quoi, on constate un déclin marqué de ces incidents après le mois de juillet (77 homicides signalés), une fois les alliances reconfigurées. »
Ainsi organisé et assuré, l’État dictatorial des gangs marque sa présence, fauchant une à une les fonctions et prérogatives jadis exclusives à un État.
Perception de taxes ou rançonnement
Ces gangs armés procèdent dans leur aire de fonctionnement respective à la perception de taxes, fonction arrachée sans aucun partage à l’État. Propriétaires de grandes et moyennes entreprises, travailleurs autonomes, commerçants et détaillants, etc., tous participent – sous peine de perturbation de leurs activités, ou pire, d’exécution sommaire – à la collecte flagrante et périodique du gang qui sévit dans leur région. Dans certains cas, ces caïds émargent aux budgets des grandes entreprises, tant leur protection se révèle indispensable à la continuité de leurs activités. Les directions des compagnies de téléphonie mobile (la Natcom et la Digicel) en savent long. Elles sont obligées de verser un tribut aux chefs de gangs de certaines zones pour assurer la protection de leurs antennes-relais. Forts de leur totale domination, ces gangs n’hésitent pas à imposer cette condition même aux institutions publiques, à l’image des services de douanes (celui de Port-au-Prince, à titre d’illustration, est contrôlé par le groupe G9) qui, très souvent, doivent payer le droit de passage de leurs containers de marchandises. Un ex-député, Profane Victor, membre du parti Bouclier, allié du PHTK au pouvoir, a proféré des menaces de mort envers des agents douaniers pour que ces derniers lui livrent ses conteneurs suspects sans vérification. Il a déclaré qu’il allait faire appel au gang G9 pour venir retirer lesdits conteneurs.
Les bandits financés par le Trésor public
Certains gangs sont financés par le Trésor public. Nul ne peut prétendre l’ignorer : cette pratique – qui ne date pas d’aujourd’hui – s’est systématisée avec les ex-présidents Michel Martelly et Jovenel Moïse. C’est le cas de G9, par exemple : en parrainant la constitution de cette fédération de gangs, Jovenel Moïse voulait mater un mouvement de contestation qui le visait en 2018. Le porte-parole de G9, Jimmy Chérisier, alias Barbecue, n’a jamais caché sa profonde tristesse en évoquant l’assassinat de l’ex-chef d’État qu’il dit considérer comme un père.
Quand le principal pourvoyeur de fonds, l’État, refuse d’accéder gracieusement à une requête de financement, les gangs disposent de toutes sortes de moyens de pression pour lui soutirer de l’argent, allant de la saisie de véhicules de service public au blocage d’axes routiers. Ces moyens de pression sont également utilisés à d’autres fins, comme pour réclamer la tête d’un haut fonctionnaire public qui ne leur convient pas. Le gang G9, par exemple, a obtenu au quart de tour le limogeage de plusieurs ministres de l’ancien président Jovenel Moïse.
Mainmise sur les principaux axes routiers
Aujourd’hui, la République d’Haïti n’est plus « une et indivisible » comme le clamaient certains politiciens, elle est hachée de part en part par le blocage des principales routes nationales contrôlées par les gangs armés. Ces derniers ne se satisfont plus des attaques isolées et petits rapts ponctuels qui les caractérisaient jadis. À présent, ils réglementent en totalité les grands axes routiers tombés sous leur coupe. Ils en déterminent les heures d’accès, assurent parfois le service de circulation, installent leurs propres postes de péage en des points stratégiques, s’offrant ainsi une juteuse rentrée de fonds. Cela ne constitue pas d’ailleurs leur seule source de revenus.
Par ailleurs, des policiers, roulant en chars blindés, mobilisés pour contrer les bandes armées, font concurrence aux gangs en offrant leurs services de transport à des tarifs astronomiques dans des zones rouges comme à Canaan, grand bidonville situé à l’entrée Nord de Port-au-Prince, permettant ainsi la traversée des points dangereux.
Zone industrielle déserte
Face à un État en déliquescence et grisés par leurs succès, les bandits se lancent alors dans une démarche d’extension, d’où leurs guerres récurrentes pour s’arracher des parcelles de territoire. Plus large est la zone contrôlée, plus nombreuses se comptent les institutions rançonnées. Lors du dernier affrontement opposant G9 et G-Pèp on a compté plus d’une centaine de morts parmi les habitants de Cité Soleil, le plus grand bidonville de la capitale, à proximité de la zone industrielle, où résident la plupart des travailleurs.
Ces affrontements ont fini par tuer à petit feu la zone industrielle de Port-au-Prince, assiégée de toutes parts par ces groupes armés qui tabassent constamment les travailleurs, les dépouillent après la paie et violent des ouvrières. Des entreprises sont allées jusqu’à renvoyer les ouvriers en raison des problèmes d’insécurité et de la rareté du carburant. Le gang G9 ayant bloqué les accès routiers à la douane de Port-au-Prince, les patrons de la sous-traitance n’arrivent pas à dédouaner leurs containers de matières premières en provenance des USA ni à y envoyer ceux des commandes exécutées. La masse des chômeurs, déjà énorme, grossit.
Assistance sociale déguisée
Les bandits, dans le souci de se protéger, cherchent à s’attirer les bonnes grâces des riverains qu’ils tiennent captifs. La plupart des groupes armés s’improvisent assistants sociaux en distribuant de temps à autre des kits de miettes de leur butin, en nature ou en espèces, bien évidemment tirés de leurs opérations de rapts. Plus grave encore, ils se substituent aux bureaux de l’état civil, car certains chefs de gangs pourvoient quiconque le requiert en cartes d’identification nationale et en autres actes d’état civil. Ces « services publics » quasi inaccessibles par les voies légales sont offerts en particulier par les gangs du G9 acquis à la cause du pouvoir de l’ex-président Jovenel Moïse. Par cette démarche, les bandits cherchent à s’octroyer une protection contre les gangs rivaux et contre la police, en tentant de ranger de leur côté une frange de la population partageant leur aire de fonctionnement, somme toute abandonnée par un État central qui offre par ailleurs toutes sortes de passe-droits et de privilèges aux bandits et les fait ainsi passer pour des bienfaiteurs, voire des entrepreneurs.
Immixtion des gangs dans le jeu politique
Les gangs s’immiscent dans la politique. En contrôlant des quartiers, ils sont en situation de peser sur le résultat d’élections (ou plus carrément de décider du résultat officiel). Ainsi, plus la population captive est élevée, représentant un fort potentiel électoral, plus le chef de gang pourra négocier un bon pactole lors des élections avec les partis et/ou candidats fortunés. Par ailleurs, les gangs étant mieux équipés que la police, ils sont utilisés par le pouvoir politique comme supplétifs dans la répression des mouvements populaires de protestation, par exemple.
Les bandits mettent à mal l’appareil judiciaire
En lieu et place de poursuites judiciaires à l’égard des bandits, ce sont eux qui mettent au pas les institutions judiciaires. Un à un, des tribunaux, symboles de justice et de la force de l’État bourgeois, sont attaqués et fermés. Citons l’exemple du parquet de la Croix-des-Bouquets, dont le greffe a été incendié par le gang 400 mawozo. Quelques mois avant, le vendredi 10 juin 2022, la bande à Izo, le groupe nommé 5 secondes, a lancé une attaque en règle suivie de l’occupation du parquet de Port-au-Prince. Toute la meute juridique et judiciaire, avocats, juges, greffiers, etc., a été chassée illico pour ne plus y retourner. La réplique de l’État se fait encore attendre.
Les centres carcéraux, surtout ceux de la région métropolitaine, subissent régulièrement les attaques de bandits cherchant à libérer leurs associés appréhendés par la police.
Les caïds règnent en maîtres
Les groupes armés s’activent à présent à se substituer officiellement à l’État. Ils déterminent pour la population quand il faut rester à la maison ou sortir vaquer à ses occupations, sous peine de représailles, et ces ordres sont mieux respectés que les notes officielles du gouvernement. Ils se sont même fédérés à l’initiative du gouvernement et des différents acteurs internationaux.
De plus, conscients que le destin du pays ne se joue qu’à la capitale, les groupes armés ont adopté un schéma stratégique de progression, ceinturant petit à petit le département de l’Ouest. Les conséquences se révèlent criantes et dévastatrices : rareté des denrées agricoles et des produits pétroliers, explosion des prix. La population se retrouve asphyxiée. Et, poussant l’absurde à sa dernière limite, le chef de gang Jimmy Chérizier, alias Barbecue, très médiatisé, a communiqué son propre calendrier politique, ainsi que son programme, qui commence à courir avec le départ du Premier ministre Ariel Henry.
Certains commissariats à Port-au-Prince ou en province sont tombés sous le contrôle de bandits qui ont fait déguerpir les policiers manu militari.
Il est un fait indiscutable que l’État haïtien ne contrôle plus rien et qu’aucune force réelle ne s’oppose à la dangereuse ascension des groupes armés. Ces derniers ne se trouvent plus qu’à un pas de renverser totalement l’appareil étatique et de s’y substituer officiellement. Qu’est-ce qui les en a empêchés jusqu’à présent ? L’absence d’un leader incontesté peut-être. Les groupes divergents n’ont jusqu’à maintenant pas encore trouvé une figure dans laquelle ils se reconnaissent tous. On pourrait citer l’ancien chef d’État Michel Martelly, un nostalgique de la dictature des Duvalier, qui a grassement approvisionné les gangs en armes et munitions. Il avait même été aux côtés de Cédras et Michel François en 1991 lors du coup d’État militaire contre Aristide qui avait fait plusieurs milliers de morts. Martelly présente un profil de rassembleur de ces bandes armées mais ne fait pas encore l’unanimité.
Quoique étant le point focal des activités illicites de ces groupes armés, le département de l’Ouest n’est pas le seul à en souffrir. Les répercussions sont nationales. Port-au-Prince est à la fois capitale économique et politique, et constitue le point d’entrée de divers produits importés qui doivent ensuite être redistribués aux autres villes.
En octobre 2022 et depuis, on a assisté à un vrai déferlement de violences. Outre les kidnappings contre rançon, leur sport favori, qui n’ont jamais cessé, les gangs multiplient les fusillades, avec leur cortège de morts et de blessés, dans un pays où la plupart des hôpitaux peuvent fermer leurs portes faute de carburant et où, dans les rares qui fonctionnent, les patients sont en détresse en raison d’une pénurie d’oxygène.
La violence et la terreur imposées par des gangs ne sont pas un phénomène propre à Haïti. Des bandits armés regroupés généralement dans des quartiers populaires pour sévir contre la population, c’est un produit du capitalisme, générateur de chômage, de misère et d’injustices de toutes sortes.
La citadelle du capitalisme, les États-Unis, grand voisin d’Haïti, regorge de gangs défiant les forces de l’ordre du pays le plus riche et le plus militarisé du monde. Dans la seule ville de Chicago, pour l’année en cours, les gangs ont déjà fait plus de 500 morts et environ 3 000 blessés par balles. Les autorités considèrent tout de même avoir réalisé des progrès quant au taux d’homicides qui est plus bas que ceux de 2020 et de 2021. Cependant, le rapport de force entre ces gangs et la puissance de l’État américain n’a rien à voir avec la situation qui existe en Haïti.
Ce qui est particulier en Haïti, c’est l’ampleur du phénomène et le niveau de la collusion entre ces caïds et le pouvoir qui les instrumentalise en vue de faire taire toute opposition au gouvernement et d’intimider les habitants des bidonvilles et de tuer dans l’œuf les mouvements de contestation populaire.
Ce qui est encore particulier, c’est l’évolution de ces bandes isolées en force capable de contrôler l’État, voire de le remplacer progressivement.
L’ampleur de l’emprise des gangs sur le pays ne va pas sans poser problème à la bourgeoisie haïtienne, même si elle est largement responsable de leur développement et si elle les utilise en partie à son profit. Elle pose aussi probablement un problème à l’impérialisme, principal responsable de la situation mais qui ne tient probablement pas à voir se développer une nouvelle zone de non-droit aux mains de groupes peu contrôlables. Une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU vient de décider de sanctions contre Jimmy Chérisier. Le Premier ministre haïtien et le secrétaire général de l’ONU ont lancé un appel pour une intervention armée internationale visant à mettre fin au chaos.
L’intervention de forces étrangères impérialistes au prétexte de venir en aide à la population n’a jamais apporté de solution nulle part. On a vu ce que cela a donné, par exemple, en Afghanistan, en Libye ou au Mali. Haïti a d’ailleurs déjà une riche expérience de ces interventions américaines ou onusiennes depuis un siècle. Les troupes de l’ONU ont d’ailleurs été accusées, à raison, d’avoir introduit le choléra en Haïti il y a une dizaine d’années. L’ambassadeur chinois adjoint à l’ONU s’est d’ailleurs inquiété que l’envoi d’une force militaire internationale pourrait « faire face à de la résistance, voire provoquer des confrontations violentes avec la population ». Les puissances impérialistes, et en premier lieu les États-Unis, sont connues pour être les principaux responsables de la situation.
Toutes les propositions de sortie de crise envisagées par le personnel de la bourgeoisie excluent bien évidemment l’intervention des masses populaires. Or ce sont elles, et elles seules, qui peuvent mettre hors d’état de nuire les gangs armés et offrir un autre avenir à la population. Elles en ont la force, elles l’ont prouvé à plusieurs reprises depuis quarante ans, à commencer par le déchouquage par la population des « tontons macoutes », bandes armées du dictateur Duvalier, après le renversement de ce dernier en 1986. Il y a actuellement de nombreuses initiatives de résistance collective aux gangs armés. Dans tel quartier, les habitants repoussent violemment les gangs qui cherchent à s’installer, surtout dans les villes de province où ils ne parviennent pas à s’implanter. Dans tel autre, des passants réussissent à faire échec à une tentative d’enlèvement. Ailleurs, des manifestations obtiennent la restitution de personnes kidnappées. Les habitants des quartiers populaires ont les moyens, collectivement, de tout savoir des gangs, de leur organisation, de leurs lieux de détention ou de caches d’armes, etc. Mais pour l’instant, les initiatives de résistance sont isolées, sans organisation ni plan d’ensemble. Elles n’ont pas encore l’ampleur suffisante pour prendre le dessus.
La situation en Haïti préfigure une des formes de dégénérescence que peut prendre l’État capitaliste sans l’intervention des classes laborieuses. En l’absence d’une intervention révolutionnaire de ces dernières, et d’un parti capable de les mener à la victoire, la déconfiture de l’État ne profite en rien au prolétariat des villes et des campagnes.
La classe ouvrière est confrontée, comme toutes les autres catégories populaires, à la mainmise des gangs sur la société. Elle qui s’est mobilisée à plusieurs reprises ces dernières années pour arracher des augmentations de salaire pourrait jouer un rôle dans un déchouquage massif des gangs par la population. Elle seule pourra diriger le combat non seulement contre les gangs, qui sont un des symptômes de la maladie, mais contre la maladie elle-même, le capitalisme, en s’attaquant à la racine du mal, à savoir le pouvoir économique et politique de la bourgeoisie.
29 octobre 2022