Ces derniers mois, Total a occupé le devant de la scène pour plusieurs raisons. D’abord, la hausse des prix des carburants, qui est le fruit d’une entente entre les grands pétroliers, dont Total fait partie. Ensuite, la ristourne sur le prix de l’essence, qui s’ajoutait, dans les stations-service du groupe, à celle de l’État français, et qui lui a permis d’affirmer que la France, base de sa puissance, est son marché protégé. Enfin, la grève des raffineries de l’automne dernier, qui a bloqué la distribution d’essence dans tout le pays. Ces trois événements ont rappelé l’omniprésence de Total en France, aussi bien à travers ses milliers de stations-service, réparties sur l’ensemble du territoire, que par ses raffineries.
La grève dans les raffineries
Fin septembre 2022, les travailleurs de plusieurs raffineries en France, surtout celles de Total, se sont mis en grève pour les salaires. L’initiative en revenait à la Fédération de la Chimie CGT, qui espérait, à quelques mois du congrès confédéral, renforcer ainsi son image d’aile radicale de la CGT. La confédération a suivi, espérant que cette grève, qui aurait un écho en bloquant la distribution des carburants, lui permettrait d’apparaître comme la confédération la plus combative, peu avant des élections professionnelles importantes dans la fonction publique. Et cela, sans courir le risque d’être débordée, car c’est un secteur que la CGT contrôle bien.
Le mouvement n’a touché qu’une minorité des travailleurs des raffineries, mais il a eu des conséquences importantes, en obligeant de nombreuses stations-service à fermer et les automobilistes à faire la queue, parfois pendant des heures, pour faire le plein. La direction de Total a tenté de faire passer les grévistes pour des privilégiés. Le gouvernement et les médias ont prétendu qu’ils bloquaient l’entrée et la sortie des raffineries. C’était un mensonge grossier. Il n’y avait pas de blocage, mais une grève !
Malgré toute cette propagande patronale, et malgré les difficultés que la grève entraînait pour toute la population, elle a suscité un large sentiment de solidarité. Non seulement beaucoup de travailleurs se sont dit que les grévistes avaient raison de revendiquer des hausses de salaire et que Total avait de quoi payer, mais ils se sont dit que cela valait aussi pour eux, et que tous les salaires devraient augmenter pour faire face à l’inflation. Cette grève, même si elle n’a touché qu’un nombre réduit de travailleurs, a beaucoup fait discuter dans les chaumières ouvrières.
Les profits faramineux du groupe, 17 milliards de dollars en neuf mois, ont été qualifiés de « superprofits » par la presse et de nombreux dirigeants politiques. En réalité, Total n’a toujours fait que des superprofits, car vendre du pétrole à un prix qui dépasse de loin ce qu’il lui a coûté, c’est déjà un superprofit. Et Total peut le faire car il est en position de force, comme le sont toutes les entreprises géantes qui dominent le secteur pétrolier. Aux capitalistes à qui il fournit l’énergie nécessaire à la production, il impose des contrats aux tarifs élevés qui les obligent à lui céder une part de leurs bénéfices. Aux États des pays pauvres où il va chercher son pétrole et son gaz, il dicte ses exigences, obtient que des populations entières soient expropriées pour construire ses puits ou ses oléoducs et que ces mêmes populations soient mises en quasi-esclavage pour constituer une main-d’œuvre à son service.
Mais, pour que Total occupe cette place, il a fallu du temps et des efforts à l’appareil d’État français, qui y a mis d’énormes moyens financiers et humains. Car, depuis ses origines, Total vit en symbiose avec l’État. La constitution de cette major française a suivi une tout autre voie que celle des majors anglo-saxonnes, nées d’abord d’entreprises privées. Total est avant tout une création étatique, pas seulement parce qu’elle a été dirigée quasi exclusivement par des polytechniciens et des énarques, mais parce qu’elle est le fruit de la volonté de l’appareil d’État français de constituer une entreprise pétrolière complètement intégrée, de la recherche de pétrole à la distribution d’essence en station-service. Total reste aussi le symbole et le principal acteur de ce qu’on a appelé la Françafrique, le système mis en place par la France pour garder le contrôle de son ancien empire colonial, par le renseignement, la corruption et les armes.
Tels sont les deux ingrédients essentiels de la recette réussie de Total : une forte volonté étatique et un empire colonial à exploiter.
Fusion de Total et Elf
L’actuel groupe TotalEnergies est né en 2000 de la fusion des deux groupes pétroliers français : Total (ex-CFP, Compagnie française des pétroles) et Elf Aquitaine. La fusion eut lieu après bien des rebondissements. L’État, principal actionnaire des deux groupes, commença à revendre ses actions dans les années 1980, lors des premières vagues de privatisations massives. En 1994, l’État s’était complètement retiré du capital des deux groupes, mais conservait un droit de regard sur les fusions futures.
Elf, qui était alors de loin le plus gros morceau, aurait dû racheter Total, mais le projet a échoué, à cause de difficultés financières entraînées par l’affaire Elf. Cette affaire révélait l’existence de détournements de fonds, au profit aussi bien de dirigeants africains que de ceux d’Elf et d’hommes politiques français de tous bords. De manière remarquable, seule une petite équipe, autour du PDG d’Elf de l’époque, fut jugée, et condamnée à des peines légères. Finalement, quelques années plus tard, c’est Total qui a racheté Elf, ce qui fait que nous avons TotalEnergies et non ElfEnergies.
À l’origine du Total d’aujourd’hui, il y a donc une volonté très claire de l’État de créer un grand trust du pétrole, capable de jouer dans la cour des grands. La bourgeoisie française n’avait pas été capable, par elle-même, de créer d’entreprise pétrolière, là où par exemple aux États-Unis on en comptait des dizaines. Elle était en retard. C’est donc l’État qui dut se substituer à la bourgeoisie pour mettre en place un trust du pétrole français. Il avait ses motivations : premièrement, se rendre indépendant du pétrole américain. Deuxièmement, après la Deuxième Guerre mondiale, le pétrole a joué un rôle essentiel dans la lutte de l’État français pour maintenir sous son influence ses anciennes colonies d’Afrique.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que la construction de ce trust a été un long chemin de croix. Il a fallu que l’État s’y reprenne à plusieurs fois pour y parvenir.
Premier essai : la branche Total, l’ancienne CFP. Il s’agit d’un conglomérat détenu à 35 % par l’État, fondé sur une prise de guerre. La France, sortie de la Première Guerre mondiale dans le camp des vainqueurs, a revendiqué la part de la Deustche Bank dans un consortium visant à exploiter le pétrole irakien. La CFP fut fondée dans ce but par un polytechnicien, Ernest Mercier, et dirigée presque exclusivement par des polytechniciens passés par le corps des Mines, un des grands corps de hauts fonctionnaires français. L’essentiel de l’activité de la CFP a été de vivre sur la rente du pétrole irakien, à l’intérieur du consortium dominé par les majors anglo-saxonnes, mais pas de développer une exploitation pétrolière indépendante.
Elf, ministère français du pétrole en Afrique
Deuxième essai : Elf Aquitaine, et là c’est une autre histoire. Elf, c’est le ministère français du pétrole en Afrique. Elle est fondée par le père des services secrets, Pierre Guillaumat, fidèle de De Gaulle et cadre dirigeant de l’État pendant vingt ans après la Deuxième Guerre mondiale. Il dirige les activités de recherche de pétrole à partir de 1945, devient ministre de la Défense en 1958 et justifie et assume politiquement les méthodes de torture en Algérie. Entre-temps, il a dirigé le CEA, supervisé la mise au point de la bombe atomique française, et dirigé EDF vers la voie du nucléaire. C’est tout naturellement qu’il devient président d’Elf à sa création en 1967.
Il amena avec lui de nombreux compagnons des services secrets, qui formèrent la colonne vertébrale d’Elf pendant trente ans et y apportèrent un certain nombre de méthodes dignes des films de James Bond. Pour une raison simple : pour bâtir Elf, il fallait trouver le pétrole qui dormait sous les anciennes colonies, et donc utiliser tous les moyens dont disposait l’État français, renseignements, corruption, manipulation, voire interventions militaires, à grand renfort de barbouzes. En retour, Elf devenait une deuxième agence du renseignement extérieur en Afrique, collaborant étroitement avec les services secrets. Par exemple, Maurice Robert, dirigeant des services secrets pour toute l’Afrique, fut licencié de ce poste en 1973, pour se retrouver aussitôt en poste à Elf, avant de devenir quelques années plus tard ambassadeur de France au Gabon.
Le devenir d’Elf est fondamentalement lié à celui de l’ancien empire colonial français. Après de longues années de recherches infructueuses, les fonctionnaires français finirent par trouver du pétrole au Sahara algérien, dans le milieu des années 1950, en pleine guerre d’Algérie. C’est cette découverte qui lança la création du futur Elf. Mais l’État algérien ayant, après son indépendance, réussi dans une certaine mesure à remettre la main sur ce pétrole, il fallait aller en chercher ailleurs. C’est dans le golfe de Guinée, au large des côtes, que s’est concentrée pendant trente ans la manne d’Elf, avec la mise en place d’un système qu’on a appelé la Françafrique. Comme le disait avec cynisme le PDG d’Elf de 1989 à 1993, Loïk Le Floch-Prigent : « Elf a été créé pour maintenir l’Afrique et les rois nègres dans l’orbite française par le biais du pétrole. Avec les Algériens, ça a capoté. Avec les rois nègres, ça se poursuit. »
Le baptême d’Elf a été la mise en place au Gabon de chefs d’État dévoués à l’État français, comme Omar Bongo, passé par l’armée de l’air et les services secrets français. Le groupe est ensuite intervenu directement dans les affaires du Nigeria, du Congo-Brazzaville et de l’Angola. Elf y a déployé un certain nombre d’hommes d’État, polytechniciens, énarques ou agents des services secrets, pour « conseiller » les dirigeants de ces pays. Il a engagé des barbouzes pour protéger certains dirigeants, ou pour fomenter de véritables guerres. Il a dépensé à l’époque entre 300 et 800 millions de francs par an pour corrompre tous les intermédiaires nécessaires. On peut trouver la liste de ces pots-de-vin au Trésor public, où ils ont été régulièrement enregistrés pendant plus de trente ans, jusqu’à leur interdiction en 2000. D’après Le Floch-Prigent, Total continue nécessairement cette pratique des pots-de-vin, mais sous d’autres formes : on ne donne plus directement l’argent à l’intermédiaire qu’on corrompt, on crée des sociétés écrans pour ça.
L’ambition de De Gaulle était de créer une entreprise pétrolière autonome, prenant en charge toute la chaîne de production du pétrole, des recherches de gisements à la station-service. Elf a été cela, mais aussi une formidable agence de renseignements et un pilier de la politique de la Françafrique. Comme le dit encore Le Floch-Prigent : « Elf n’est pas seulement une société pétrolière, c’est une diplomatie parallèle destinée à garder le contrôle sur un certain nombre d’États africains. »
Luttes entre impérialismes rivaux
Elf a aussi été le bras armé, en Afrique, de l’impérialisme français dans sa lutte contre les impérialismes rivaux, notamment britannique et américain.
Et quand au Nigeria, dans les années 1967 à 1970, l’impérialisme français a tenté de prendre pied dans une chasse gardée du Royaume-Uni, sans y réussir, cela s’est soldé par une guerre civile qui fit deux millions de morts au sud du pays, dans la région du Biafra.
La guerre du Biafra
Le Biafra est une région du sud-est du Nigeria où se trouve l’essentiel du pétrole nigérian. Dans ce pays qui faisait partie de la zone d’influence de la Grande-Bretagne, la France soutint la sécession de cette région lors d’une guerre de trois ans (1967-1970) qui fit deux millions de morts. C’était l’occasion pour Elf d’élargir son champ d’action hors des anciennes colonies françaises. L’argent et les navires d’Elf permirent à la France d’acheminer armes et mercenaires dans la région, en étroite collaboration avec les services secrets. Robert Maloubier, ancien espion français qui fut un des agents de l’arrivée au pouvoir d’Omar Bongo au Gabon, était en poste chez Shell au Nigeria quand éclata la guerre. Il devint ensuite directeur d’Elf Nigeria.
Ce conflit fut le premier à être couvert massivement par le photoreportage, mettant l’accent sur l’intervention des médecins français (qui fondèrent Médecins sans frontières dans la foulée). C’était une politique délibérée de l’État français, qui choisit de qualifier le conflit de « génocide » pour faire basculer l’opinion publique française du côté des rebelles biafrais.
La guerre civile du Congo-Brazzaville
Plus tard, dans les années 1990, au Congo-Brazzaville, la lutte entre les impérialismes français et américain déboucha sur une guerre civile meurtrière.
De 1992 à 1997, le dictateur à la tête de l’État du Congo-Brazzaville, Denis Sassou-Nguesso, a été remplacé par un de ses opposants, Patrice Lissouba. Les milices des deux partis se sont affrontées pendant ces cinq ans, faisant 400 000 morts. Elf a soutenu financièrement les deux camps, mais son cœur allait plus à Sassou-Nguesso, d’autant plus que Lissouba au pouvoir avait commencé à signer des contrats avec les Américains. Elf soutint d’abord un coup d’État, qui échoua, puis s’appuya sur l’armée angolaise, qui permit à Sassou Nguesso de reprendre le pouvoir en 1997. Il y est encore aujourd’hui, vingt-cinq ans après… Total aussi.
Le conflit a révélé au passage certaines pratiques d’Elf en Afrique : Elf pillait ouvertement le pétrole au large des côtes, sans rendre de comptes sur les quantités prélevées, et en mentant sur la qualité du pétrole. Elf payait des impôts ridicules à l’État congolais, autour de quelques milliers de francs certains mois. Mais les dirigeants y trouvaient leur compte, car Elf leur versait un « abonnement », c’est-à-dire un pourcentage sur chaque baril produit.
Mais ces luttes contre l’impérialisme américain étaient des combats d’arrière-garde, pour protéger un pré carré que les USA avaient bien voulu laisser à la France pour y jouer les gendarmes et aussi pour y contrer l’influence soviétique en Afrique, mais dont ils voulaient aussi récupérer certains morceaux. L’impérialisme français subit revers sur revers, au Rwanda puis au Zaïre (aujourd’hui RDC). Hormis quelques groupes d’importance, comme Elf, Bouygues ou Bolloré, un grand nombre de capitalistes français implantés dans les anciennes Afrique-Occidentale française et Afrique-Équatoriale française ne survécurent pas aux années 1990.
Ces luttes entre impérialistes se poursuivent avec le Total d’aujourd’hui, comme l’a illustré le conflit autour du pétrole iranien en 2018 : les USA imposent un embargo en Iran ; Total profite de l’opportunité et signe un gros contrat avec l’Iran ; les USA disent à Total que, s’il continue à vouloir exploiter le pétrole iranien, il n’aura plus le droit de réaliser ses transactions en dollars (90 % de ses transactions) ; Total cède. Dans le même ordre d’idées, en 2014, feu le PDG Christophe de Margerie protestait contre les sanctions américaines imposées à la Russie après l’annexion de la Crimée. Total venait d’investir dans un gigantesque champ gazier au nord du pays. Cette année, son successeur, Patrick Pouyanné, a déclaré que le gaz russe, c’était fini pour lui…
L’heure des grands regroupements
Dernier point important : Elf est aussi un produit de la crise pétrolière. Les grands trusts pétroliers faisaient payer par avance aux populations les investissements qu’ils allaient devoir réaliser pour trouver de nouveaux gisements, plus coûteux à exploiter. Le choc pétrolier a agi comme un accélérateur, et poussé l’État à faire changer Elf d’échelle. Quelques années après, en 1976, Elf a fusionné avec l’entreprise privée Antar, pour former le groupe Elf Aquitaine.
Dans les années 1990, la chute du prix du baril de pétrole entraîna une série de fusions entre trusts. C’était l’heure des grands regroupements : BP racheta Amoco en 1998 puis Arco en 2000, Exxon fusionna avec Mobil en 1999, Chevron acheta Texaco en 2001. La fusion d’Elf et Total fut réalisée en 2000.
Aujourd’hui, TotalEnergies est la première entreprise du CAC 40, avec un chiffre d’affaires de 182 milliards d’euros en 2021. C’est la sixième entreprise pétrolière au monde. C’est un monstre implanté sur tous les continents et dont la puissance sociale est considérable.
Total reste le ministère du pétrole
L’époque d’Elf et de la Françafrique est révolue. Plus exactement, les conditions ont changé : l’impérialisme français a perdu beaucoup de son influence dans ses anciennes colonies et doit composer avec de nouveaux venus. De nouveaux gisements ont été découverts, de nouvelles techniques d’extraction aussi. Mais Total reste le ministère du pétrole car, même privé, il reste intimement lié à l’appareil d’État français.
Voici ce qu’en disait Patrick Pouyanné, son PDG actuel, en 2016 : « Notre nationalité existe. Nous sommes la seule major non anglo-saxonne. La France est membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies. Et notre activité de gaz et de pétrole est vue par les pays producteurs comme un domaine de souveraineté. Total participe aux relations qu’entretient la France avec ces pays tout en bénéficiant de celles-ci. » Poutine lui-même, fin connaisseur, à la façon russe, des relations entre État et entreprises privées, le reconnaissait en 2014 : « Même si Total est une société privée, c’est la plus grande entreprise française, et elle représente d’une certaine manière le pays lui-même. » Et, pour ne pas laisser le dernier mot à ce fin connaisseur, l’entrelacs continuel des intérêts de la bourgeoisie française avec ceux de l’État français, depuis ses origines, illustre parfaitement ce qu’est l’impérialisme : la symbiose permanente, contre vents et marées, entre la bourgeoisie et son État.
D’après le documentaire de Jean-Michel Meurice et Fabrizio Calvi Elf : une Afrique sous influence, 2000.
Cité par Nicolas Lambert dans Elf, la pompe Afrique, 2014.
D’après son interview dans l’émission Capital « Les milliards d’Elf », 2001.
Cité par Nicolas Lambert dans Elf, la pompe Afrique, 2014.
Audition par le Sénat, 13 juillet 2022.
Cité par Challenges, 7 avril 2016.
Cité dans le reportage de Jean-Robert Viallet pour Arte : Le Système Total, anatomie d’une multinationale de l’énergie, 2022.