L’article ci-après est extrait du Pouvoir aux Travailleurs, mensuel publié par l’UATCI (Union africaine des travailleurs communistes internationalistes) en Côte d’Ivoire le 4 septembre. Après la crise politique de 2010-2011, à la suite de la réélection contestée de Gbagbo, celui-ci a été renversé par les forces armées de Ouattara avec le soutien politique et militaire de l’impérialisme français qui possède une base militaire à Abidjan. Gbagbo a été capturé puis envoyé à la prison de La Haye, aux Pays-Bas, pour être jugé pour crimes contre l’humanité. Après un long procès qui a duré près de dix ans, il a été acquitté et a reçu le droit de revenir en Côte d’Ivoire, tout en étant sous le coup d’une autre condamnation par le tribunal ivoirien concernant une autre affaire, celle dite du « casse de la BCEAO » (Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest) dans laquelle il est accusé d’avoir fait ouvrir de force les coffres de cette banque pendant la crise politique 2010-2011. Il encourt une peine de vingt ans de prison et une amende de 500 millions d’euros. Dix ans se sont écoulés après cette crise politique qui s’est soldée par au moins 3 000 morts, des centaines de blessés et de femmes violées, et des dizaines de milliers de personnes qui ont été obligées de fuir leurs villes, leurs villages et leurs champs. Le retour de Gbagbo sur le sol ivoirien, en juin dernier, et sa volonté de reprendre sa place dans le jeu politique contribuent à modifier le rapport de force entre les principaux protagonistes en compétition pour le pouvoir.
L’actualité politique de ces trois derniers mois est marquée par le retour de Laurent Gbagbo à la suite de son acquittement par la CPI (Cour pénale internationale). Ce retour du dirigeant d’une des trois principales forces politiques du pays vient rebattre les cartes du jeu politique national.
Depuis 2011, Ouattara, sous la protection de l’armée française, a bénéficié d’une situation politique favorable qui lui a permis de se maintenir au pouvoir durablement. D’un côté, le FPI de Gbagbo était complètement en débandade, la plupart de ses cadres étaient soit emprisonnés soit en fuite ; certains avaient rallié le pouvoir en place. Et de l’autre côté, Ouattara était en alliance avec Konan Bédié, président du PDCI, l’autre principale force politique du pays, sous la bannière du RHDP (Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix).
Cette alliance vola en éclats en 2019 lorsque Ouattara, en vue des élections de 2020, créa le RHDP-Unifié au sein duquel tous les partis et groupements politiques faisant partie de l’alliance étaient sommés de fusionner en renonçant à leur étiquette politique. Bédié, président du PDCI, saisit l’occasion pour claquer la porte de l’alliance en criant à la trahison car, selon lui, Ouattara lui aurait promis de l’aider à reprendre le fauteuil présidentiel en échange d’un soutien sans faille durant ses deux mandats présidentiels. Or, Ouattara a rempilé pour un troisième mandat alors qu’il avait promis le contraire. À partir de là, Bédié s’est positionné comme un opposant.
De son côté, Guillaume Soro, ex-chef de la rébellion armée qui a porté Ouattara au pouvoir, se voyant candidat à l’élection présidentielle de 2020, s’est lui aussi retiré de l’alliance. Cela ne s’est pas passé sans conséquences pour lui et ses partisans. Il a été forcé de démissionner de son poste de président de l’Assemblée nationale, certains de ses partisans ont été emprisonnés, il est lui-même en exil en ce moment et menacé d’emprisonnement.
Ouattara a réussi son passage en force pour un troisième mandat. Toutefois il a en face de lui une opposition qui est en reconstitution. C’est dans ce contexte qu’arrive Laurent Gbagbo.
Un retour tumultueux
L’annonce de l’acquittement de Gbagbo a donné lieu à des scènes de liesse populaire dans les bastions du FPI, surtout à Yopougon, une importante commune proche de la capitale. Et le jour de son arrivée (le 17 juin 2021), ils étaient des centaines à braver la police pour accueillir leur leader sur la route de l’aéroport. Mais pour ceux qui ont été les victimes de la xénophobie ambiante qui a prévalu durant les dix ans de pouvoir de Gbagbo, cela a ravivé de mauvais souvenirs et laissé un gout amer d’impunité. Un partisan téméraire de Gbagbo, résidant dans la commune d’Abobo réputée pro-Ouattara, a voulu parader avec sa moto ornée de slogans favorables à Gbagbo, il a échappé de peu au lynchage.
Des alliances qui se font et se défont
Depuis la succession d’Houphouët-Boigny, décédé en 1993, le paysage politique ivoirien a peu changé. Le centre du pays reste le bastion du PDCI, le nord celui du RDR (devenu RHDP par la suite), le sud et l’ouest celui du FPI. Ce sont les luttes et les alliances entre ces trois partis qui façonnent la vie politique du pays.
Depuis son retour, Gbagbo bat le rappel de ses troupes. Après son arrestation en avril 2011 et son transfèrement à La Haye, son parti le FPI était en lambeaux. Il voudrait reprendre la direction de son appareil politique, mais Pascal Affi N’Guessan, qui est devenu entre-temps président du FPI, n’entend pas lui céder sa place. Du coup, Gbagbo est en train de créer un nouveau parti et de laisser l’enveloppe vide du FPI à Affi N’Guessan.
Trois semaines après son retour en Côte d’Ivoire, Gbagbo s’est rendu à Daoukro, fief de Konan Bédié en signe de rapprochement politique. Leur collaboration a débuté déjà deux ans plus tôt quand Bédié, en rupture de ban avec Ouattara, s’est rendu à Bruxelles pour rendre visite à Laurent Gbagbo alors en liberté provisoire. Pendant les élections législatives de mars dernier, le PDCI et EDS (Ensemble pour la démocratie et la souveraineté, une mouvance pro-Gbagbo), nouent une alliance en vue des législatives. Une alliance qui a permis d’envoyer plus de 80 députés à l’Assemblée.
Ainsi, les ennemis d’hier font cause commune pour former une coalition contre Ouattara. Lors de sa rencontre avec Bédié, Gbagbo n’a pas manqué l’occasion de jeter des piques contre Ouattara, l’appelant à « respecter les textes », en référence à sa réélection en 2020 pour un troisième mandat jugé inconstitutionnel par l’opposition qui, du coup, avait boycotté le scrutin.
Ouattara voit dans ce rapprochement entre les deux poids lourds de l’opposition actuelle une menace contre son pouvoir. Il s’est empressé de dénoncer une alliance de dupes et de rejeter le « dialogue social inclusif » que lui ont proposé Bédié et Gbagbo. Mais ce type de rapprochement n’est pas un fait nouveau dans ce pays. Aujourd’hui c’est Bédié et Gbagbo face à Ouattara, hier, c’était Ouattara et Bédié face à Gbagbo, ou encore Gbagbo et Ouattara face à Bédié. La seule chose qui motive ces alliances, c’est leur soif du pouvoir. Pour cela, ils sont prêts à tous les coups, y compris aux pires actes.
Leur prétendue réconciliation nationale
Pour éviter de passer pour celui qui sabote la prétendue « réconciliation nationale » qui est sur toutes les lèvres en ce moment, Ouattara prend à contre-pied son propre parti en proposant une rencontre de courtoisie à Laurent Gbagbo. Ce tête-à-tête a été qualifié d’historique par les médias. Quelques jours plus tard, à l’occasion de la fête de l’indépendance du 7 août, il fait libérer 78 prisonniers politiques arrêtés lors de la crise post-électorale de 2020. Mais, derrière ces gestes d’apaisement, ces sourires et ces accolades, il n’y a que des manipulations politicardes. Dès que leurs intérêts personnels et ceux de leur clan l’exigeront, ils n’hésiteront pas à déterrer la hache de guerre en ayant recours, si besoin, aux poisons de l’ethnisme, de la xénophobie et du communautarisme. L’adage ne dit-il pas « Qui a bu, boira » ?
Aujourd’hui, il reste encore des centaines de prisonniers politiques civils et militaires derrière les barreaux. Laurent Gbagbo lui-même est sous le coup d’une condamnation à vingt ans de prison et d’une forte amende pour l’affaire du « casse » de la BCEAO. Cette condamnation reste comme une épée de Damoclès sur la tête de Gbagbo et sa mise en application est entre les mains de Ouattara. C’est une arme politique que ce dernier pourrait sortir à tout moment pour écarter son rival s’il se mettait trop en travers de sa route.
Face au risque d’une nouvelle crise politique
Ainsi, onze ans après la crise de 2010, on retrouve les mêmes acteurs avec la même soif de pouvoir. Pour assouvir leurs ambitions personnelles, ces politiciens sont capables d’entraîner le pays vers un nouveau chaos sanglant. Chacun puise ses forces dans son camp ethnique ou régional. C’est un piège qui risque à nouveau de pousser les populations à s’entre-déchirer. La crise économique actuelle, la misère, le chômage, les bas salaires pour ceux qui ont la chance d’avoir un emploi, la flambée des prix qui aggrave les conditions d’existence d’une partie de plus en plus importante des couches populaires, sont autant de terreau permettant à ces partis bourgeois de recruter des bras et des cerveaux pour leurs basses besognes. Mais la classe ouvrière, elle, ne possède pas de parti politique pour défendre ses intérêts de classe et pour proposer une politique à l’ensemble des couches populaires déshéritées afin qu’elles ne se laissent pas tromper par les démagogues de tout poil.
La tâche des militants communistes révolutionnaires, c’est d’œuvrer pour la construction de ce parti qui fait tant défaut à la classe ouvrière, de propager l’idée que les travailleurs, quelles que soient leur origine ethnique ou religieuse, leur nationalité ou leur couleur de peau, constituent une seule classe dont les intérêts sont diamétralement opposés à ceux de la classe parasite et exploiteuse qu’est la bourgeoisie. La lutte pour l’amélioration des conditions d’existence de tous les travailleurs, pour les augmentations de salaire permettant de faire face à la vie chère, pour des logements décents à des prix accessibles aux revenus modestes, pour l’accès à la santé et à l’éducation de leurs enfants, etc., sont autant de revendications correspondant aux aspirations de toutes les couches pauvres. C’est ce programme qui peut constituer une précieuse perspective unificatrices en cette période lourde de menaces de déchirements fratricides des classes populaires.