« Aucun des hommes politiques ukrainiens qui se préparent à être candidats à la présidence ne prend la mesure de l'anarchie et ne s'apprête à l'arrêter », a affirmé Ioulia Timochenko en annonçant sa candidature à l'élection anticipée du 25 mai qui doit remplacer le président Ianoukovitch, destitué par l'Assemblée nationale (la Rada) sous la pression du mouvement protestataire dit du Maïdan.
Oligarques : on reprend les mêmes (ou presque)
Liée familialement au clan de la bureaucratie de Dniepropetrovsk, très puissant du temps de l'Ukraine soviétique, Brejnev en étant lui-même issu, Timochenko est un pur produit de la conversion politico-affairiste de la haute bureaucratie soviétique. Elle est en effet devenue la femme la plus riche d'Ukraine en contrôlant, comme membre de plusieurs gouvernements, des trafics de grande échelle autour de la commercialisation du gaz russe. Même si médias et dirigeants occidentaux s'évertuent à la présenter comme une martyre de la démocratie en Ukraine - elle a fait deux fois de la prison pour des raisons politiques autant que pour sa rapacité en affaires -, elle n'a pas osé accuser ses rivaux du gouvernement actuel d'avoir recyclé la plupart des oligarques, ces voleurs et pillards de l'économie dont la population avait cru pouvoir se débarrasser en soutenant l'opposition à Ianoukovitch.
Quelques-uns de ces affairistes honnis - les plus liés à la « famille », le clan rapproché du président déchu - ont pris la fuite ou se sont fait arrêter. Mais le plus grand nombre, y compris ceux qui ont fait main basse sur l'industrie étatisée de l'est de l'Ukraine sous la protection de dirigeants ukrainiens, Ianoukovitch n'étant que le dernier en date, ont été accueillis à bras ouverts par les nouvelles autorités.
Quelques jours après la chute de Ianoukovitch, Kolomoïski, qui s'est enrichi dans le commerce du pétrole, devenant ainsi la troisième fortune du pays, a été nommé gouverneur de la région de Dniepropetrovsk. Son compère Tarouta a été gratifié du même poste à Donetsk, au cœur de la région où il possède l'Union industrielle du Donbass. Sa nomination a reçu l'appui de Rinat Akhmetov. Cet individu, l'Ukrainien le plus riche, « roi du Donbass » et ancien proche de Ianoukovitch, s'est lui aussi rallié au gouvernement dit intérimaire, car il gère les affaires jusqu'à l'élection présidentielle ; un gouvernement qui grouille d'oligarques de moindre importance et de fondés de pouvoir de tel ou tel clan oligarchique.
Hormis l'étiquetage des hommes au pouvoir - ils se disent maintenant proeuropéens ou s'affichent nationalistes, parfois avec d'autant plus de véhémence que récemment encore on en croisait certains dans les allées du parti de Ianoukovitch - bien peu de choses en fait ont changé. En tout cas, les milieux dirigeants et affairistes s'interpénètrent toujours autant. Comme en maintes occasions depuis fin 1991 que l'Ukraine s'est constituée en État indépendant sur les ruines de l'URSS, on assiste à une redistribution des cartes, et surtout des sources d'enrichissement, entre les hommes et les femmes qui se disputent le pouvoir.
Les sondages donnent ainsi comme favori du scrutin présidentiel Petro Porochenko, un milliardaire. Porochenko, qui possède le groupe de confiserie géant Roshen et fit partie du gouvernement de Timochenko après la prétendue « révolution orange » de 2004, vient de recevoir le soutien d'un politicien en vue, l'ex-champion de boxe et businessman Vitali Klitchko, devenu la coqueluche du Maïdan. Même arbitré par une star du ring, on peut douter que le match « roi du chocolat » contre « princesse du gaz » ait de quoi faire rêver ceux qui espéraient plus de démocratie et la fin de la corruption au sommet. Alors Timochenko se met en scène comme celle qui veut mettre un terme au délitement de l'État et au délabrement de la société.
Un Etat en décomposition
Les événements qui ont secoué l'Ukraine depuis l'automne, et surtout depuis les affrontements meurtriers de Kiev fin février, ont eu pour effet de déstabiliser l'appareil étatique, en profondeur et pas seulement au niveau gouvernemental, avec pour résultat une absence d'ordre qui se généralise dans une grande partie du pays, faute d'institutions reconnues qui puissent l'assurer.
Le cœur même de l'appareil d'État, ses forces de répression, est atteint et cela se voit. Dans l'ouest du pays, des bandes d'extrême droite se sont emparées de divers locaux administratifs, dont des commissariats avec les armes qui s'y trouvaient, et la reprise en main de ces bâtiments publics ne se fait pas sans mal. Les affrontements ont fait des morts, des procureurs ont été retrouvés pendus dans la région de Lvov. Quant à l'est de l'Ukraine, les policiers du cru, dont les chefs avaient servi avec zèle le pouvoir précédent, n'y mettent pas un grand empressement à faire respecter les décisions de Kiev, notamment face aux manifestants prorusses. Pour établir leur pouvoir sur ces régions russophones, les autorités centrales s'y font représenter par des oligarques promus gouverneurs qui tiennent l'économie régionale. Ces derniers apprécient peu toute forme de désordre qui entrave la bonne marche de leurs affaires et, pour faire respecter leur ordre, ils disposent de milices privées, nombreuses et armées, qui contrôlent leurs mines, leurs combinats sidérurgiques et leurs travailleurs. Mais tout cela n'a guère empêché jusqu'à maintenant ceux qui contestent les autorités kiéviennes de s'emparer des bâtiments publics et de les occuper plus ou moins durablement.
Une situation telle que Svoboda, le principal parti d'extrême droite, représenté au gouvernement par quatre ministres, a fait voter par la Rada la création d'une garde nationale : une force distincte de la police, avec des effectifs qui pourraient atteindre 60 000 hommes, dont les éléments nationalistes devraient constituer l'ossature. Officiellement destinée à faire la chasse à la délinquance, son but réel est de contrer, dans l'est et le sud russophones, la mise en cause du pouvoir central par le mouvement fédéraliste, que Kiev accuse de séparatisme manipulé par Moscou. Mettant à profit la faiblesse actuelle des autorités centrales, leur indécision et leur manque de soutien dans une partie de la population, ce mouvement tente d'obtenir le plus d'autonomie possible pour ces régions, c'est-à-dire pour ceux qui y exercent le pouvoir et qui y détiennent les entreprises.
Et puis il y a diverses milices que l'on voit sévir en maints endroits, dont celles constituées par des « héros de la révolution » autoproclamés, en fait des ultranationalistes et des nervis d'extrême droite, qui se comportent en bandes de racketteurs. Ici, elles extorquent un « impôt révolutionnaire » à des voyageurs, un phénomène nouveau. Là, à des restaurants, voire à des entreprises un peu plus importantes, sous menace de représailles, une « activité » dont les forces de sécurité avaient jusqu'alors le monopole.
La situation de l'armée n'est guère plus brillante. Fin février-début mars, trois chefs d'état-major se sont succédé en quelques jours, l'un d'eux ralliant purement et simplement la Russie. Et, de l'aveu même du président de la République par intérim Tourtchinov, l'armée de ce pays aussi vaste que la France n'aligne que « 6 000 hommes en état de combattre ». En tout cas, le rattachement de la Crimée à la Fédération de Russie a eu lieu sans susciter de résistance, hormis celle, verbale, de quelques hauts gradés ukrainiens, tandis qu'une partie des troupes passait avec armes et bagages du côté russe.
Accusé d'improvisation dans la gestion de la crise de Crimée, y compris au sein du nouveau pouvoir, le ministre de la Défense remit sa démission à la Rada. Le représentant du président en Crimée, lui, démissionna en geste de protestation contre l'impuissance d'un gouvernement « qui ne fait que tenir des réunions, des débats ». Mis en cause, le président par intérim présenta lui aussi sa démission au Parlement, qui la refusa : elle aurait soldé la faillite d'un État en déliquescence.
Comme un air de guerre froide
Appareil d'État évanescent, absence d'ordre qu'une autorité soit en mesure de faire respecter : au terme de quatre mois de bouleversements politiques, une forme d'anarchie, au sens qu'entend Timochenko, règne en Ukraine. Hors du pays, on doit constater que ces événements ont, d'un seul coup, modifié le climat international.
À en juger par le ton de la presse occidentale, la guerre froide semble refaire surface. Et il n'y a pas que les médias à l'évoquer. Certes, ils déforment les choses, les amplifient, sont perpétuellement en quête du sensationnel qui fait vendre et accroît les recettes de publicité. Mais il y aussi les pays membres du G8, - qui regroupe huit des pays économiquement les plus puissants : États-Unis, Canada, Japon, Allemagne, Grande-Bretagne, France, Italie, Russie - redevenu le G7 avec l'exclusion temporaire de la Russie, dont les gouvernements accusent cette dernière d'avoir attisé la crise ukrainienne et d'avoir annexé illégalement la Crimée.
Comme si, depuis des lustres, les grandes puissances, et d'abord les États impérialistes américain, britannique ou français, ne s'essuyaient pas les pieds sur le respect du droit international quand celui-ci - qui ne fait que codifier les positions acquises par les plus forts et les compromis que ces rivaux en brigandage doivent périodiquement conclure entre eux - ne s'accorde plus assez à leurs intérêts ! Et puis, depuis quand ce droit international a-t-il quoi que ce soit à voir avec le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes ?
Ce n'est certes pas le souhait de la majorité de la population de Crimée de se séparer de l'Ukraine qui a poussé Poutine à agir. Depuis l'éclatement de l'URSS, elle l'avait fait connaître, sans que cela émeuve Moscou, qui préférait utiliser la chose comme un moyen de pression dans ses tractations avec Kiev. Et l'on sait comment, d'Eltsine à Poutine, le Kremlin a férocement réprimé la population tchétchène qui avait souhaité devenir indépendante de la Russie lors de la fin de l'URSS. Mais l'air indigné qu'affectent les gouvernants occidentaux face à la Russie serait comique si l'on ne connaissait les crimes contre les peuples qu'eux et leurs prédécesseurs ont couverts ou commis en invoquant leurs prétendus grands principes démocratiques.
L'agitation des présidents et ministres occidentaux autour de la crise ukrainienne masque mal le fait qu'en réalité ils ne font rien. Mais l'annonce de sanctions contre la Russie, l'escalade assumée par un Obama dans l'aggravation des mesures de rétorsion, les déclarations menaçantes de responsables de l'OTAN, le tout relayé, commenté jour après jour par des médias, ont pu amener certains à se demander s'il n'y avait pas là un risque de guerre à notre porte.
Nous ne discuterons pas de cette question car, tandis que les uns et les autres se livrent à une guerre des communiqués et s'activent sur le devant de la scène, en coulisses les négociations vont bon train, notamment entre Washington et Moscou. Mais nous voudrions revenir sur l'enchaînement d'événements qui ont conduit à la situation actuelle.
Les raisons d'une colère largement partagée
Derrière l'image de propagande élaborée par les médias et chancelleries des pays occidentaux présentant de façon unilatérale et exclusive les contestataires du Maïdan comme de jeunes proeuropéens épris de démocratie, on a vu se profiler une masse de gens fort peu recommandables : les ultranationalistes de Svoboda, les néonazis de Pravyi Sektor, qui encadraient les manifestations, occupaient des bâtiments officiels au centre de Kiev et qui, affrontant les forces de sécurité, ont renforcé leur influence à la mesure de la couardise de l'opposition parlementaire face au pouvoir de Ianoukovitch.
Sur cette grand-place de Kiev vers laquelle convergeaient toutes les caméras du monde, on a aussi vu accourir toute une brochette de dignitaires américains et ouest-européens qui, tel Fabius, ne manquaient pas une occasion de prendre la pose pour les chaînes de télévision, entre deux conciliabules avec les leaders de l'opposition.
Cependant, derrière la scène d'une agitation en partie factice, il y avait un mécontentement diffus, mais large, contre un régime pourri et corrompu. Et, alors qu'augmentait le nombre des victimes de sa police antiémeute, cette contestation populaire allait enfler, y compris dans l'est industriel et russophone présenté comme le fief de Ianoukovitch.
Ce rejet de la population, tout le monde a pu le toucher du doigt, ici, en voyant à la télévision ces gens qui, venus visiter la datcha du président déchu, laissaient éclater leur indignation devant un tel étalage de luxe, avec de l'or jusque dans les toilettes. Surtout s'agissant des moins jeunes, donc de ceux qui avaient été éduqués du temps de l'Union soviétique, sous le choc perçait le dégoût pour l'enrichissement spectaculairement rapide de Ianoukovitch et de ses pareils. Car ces parvenus des affaires et du pouvoir doivent leur fortune au pillage de biens et de ressources qui, il y a vingt-cinq ans, appartenaient encore à l'État, dans ce pays où n'existait pas de propriété privée des moyens de production, où l'exploitation capitaliste n'était pas la source consacrée, et admise par la conscience collective, de la richesse. Ce que cette situation a d'original, et qui dénote une différence de nature de classe, on peut le mesurer au regard des réactions qu'avaient suscitées ici, voici quelques années, les révélations du majordome de Liliane Bettencourt sur l'île que la femme la plus riche de France, propriétaire de L'Oréal, s'était offerte dans l'océan Indien. Ce qui avait choqué tenait plus à la méthode employée, fort douteuse, qu'à l'achat lui-même. Contrastant avec cela, même les Ukrainiens peu politisés ont paru choqués par ce qu'ils entrevoyaient de la fortune de leur bandit d'ex-président.
De ce pillage par la couche dirigeante, toutes les masses populaires d'Ukraine, à l'est comme à l'ouest, russophones ou pas, en ont été les victimes. Car ces fortunes colossales, amassées en quelques années (on parle en milliards de dollars s'agissant de la fortune personnelle de Ianoukovitch et de son entourage), ne sont pas tombées du ciel. Pour les amasser, il fallait qu'il y ait de l'argent à voler, et des protections en haut lieu pour ce faire. Et pendant qu'à Kiev des publicités s'étalent sur plusieurs étages d'immeubles entiers du centre-ville, qui vantent le dernier modèle de Mercedes ou des marques de montres de luxe, plus de 20 % de la population, selon les statistiques officielles, vivent en dessous du seuil de pauvreté.
Dans la capitale, il y a une petite bourgeoisie nombreuse qui prospère plus ou moins à l'ombre des nantis de l'oligarchie et de l'appareil d'État. Mais elle sait sa position fragile, menacée par le fait que le pays, déjà en récession, se trouve au bord de la faillite. Quant aux travailleurs de Kiev, essentiellement dans les transports et les services, ceux dont l'emploi peut passer pour stable gagnent difficilement l'équivalent de 600 ou 700 euros. Mais, à côté d'eux, des centaines de milliers d'autres n'ont que de petits boulots précaires, parfois sans même un salaire minimum assuré.
À l'ouest du pays, le taux de chômage déclaré dépasse 30 % dans certaines régions. Saisonnière ou permanente, l'émigration de travail y est importante vers la Pologne. S'agissant des migrants ukrainiens partis chercher du travail en Russie, le phénomène est plus massif encore : plus de deux millions de travailleurs ukrainiens, soit un actif sur dix toutes régions confondues, travaille chez le grand voisin du nord, notamment sur des chantiers. Car dans l'est aussi, chômage et précarité font des ravages. Dans le Donbass, où de nombreuses mines ont fermé, bien des sans-emploi n'ont rien trouvé d'autre pour survivre que de creuser dans des kopanki, des mines exploitées sans autorisation, où la sécurité est encore plus inexistante que dans les autres, d'où de fréquents accidents mortels. Ces mines sauvages, comme il en existe un peu partout dans l'est de l'Europe, assurent une part notable de la production de charbon ukrainienne, à des coûts moindres que les mines étatisées devenues propriété des oligarques. Ce charbon produit à vil prix, mais au prix de la vie des mineurs, ces mêmes oligarques l'écoulent sur les marchés européens au prix « officiel », en empochant donc d'énormes bénéfices.
Alors il faut avoir l'esprit (socialement) bien borné, tel celui de certains journalistes, pour « découvrir », plusieurs mois après le début de la contestation, que même dans l'est russophone bien des petites gens, des travailleurs ne voulaient plus de Ianoukovitch et de sa clique ! Comme si avoir une langue ou une culture commune, russe en l'occurrence, effaçait les antagonismes sociaux...
Contestation dans la rue, mais derrière quelle politique ?
Depuis qu'avait débuté le mouvement dénonçant dans la rue la décision de Ianoukovitch de ne pas signer l'accord d'association qu'il négociait avec l'Union européenne, de larges couches de la population avaient été gagnées à l'idée qu'il fallait et qu'on pouvait en finir avec ce pouvoir. Le phénomène avait un caractère certes moins visible que les manifestations du centre de Kiev, mais socialement bien plus large. Et si la sympathie croissante du grand nombre pour les opposants à Ianoukovitch est bien souvent restée passive, elle n'en était pas moins présente, et révélatrice d'une effervescence contestataire dans les profondeurs de la société.
Cependant, ceux qui ont très rapidement réussi à chevaucher la contestation, à lui donner une expression, une image ainsi qu'une direction politiques, ne provenaient pas des classes laborieuses ukrainiennes, ni ne se réclamaient d'elles.
D'une part, il s'agissait de représentants de clans dirigeants écartés du pouvoir politique, et cela de façon plus ou moins violente, telle Timochenko, emprisonnée après avoir perdu l'élection présidentielle de 2010. Mais, rapidement, les politiciens qui dirigeaient le gros de l'opposition parlementaire, de droite et pro-occidentale, ont été dépassés par plus radicaux qu'eux dans l'opposition au pouvoir en place, par des gens appartenant à l'extrême droite. D'ailleurs même au sein de cette dernière, les gens du groupe néonazi Pravyi Sektor ont, au plus fort des événements, réussi à déborder leurs rivaux de Svoboda, un parti ultranationaliste ayant quelques députés. La droite parlementaire et ses mentors occidentaux ayant associé Svoboda aux pourparlers avec un Ianoukovitch au pouvoir vacillant, et Svoboda y ayant fait la preuve de « responsabilité », Pravyi Sektor en profita pour dénoncer l'attitude « molle » de Svoboda, ce qui lui permit de gagner un surcroît d'influence, au moins auprès des participants aux manifestations du Maïdan.
La présence de barricades et d'affrontements avec la police ne permet nullement de préjuger de la nature sociale d'un mouvement. Car la contestation active du pouvoir par des masses plus ou moins nombreuses ne débouche pas forcément sur la conscience. En tout cas, pas sur une conscience de classe qui se situe sur le terrain des intérêts et dans le camp des exploités et des opprimés.
Ceux qui avaient le plus à souffrir du régime en place, parce qu'ils appartiennent aux classes laborieuses, avaient des exigences à faire valoir sur un terrain social et politique. Mais ces exigences objectives, il n'y avait personne pour aider les masses à les formuler, à les défendre dans le cours des événements, face aux autres forces sociales et politiques.
Les syndicats ? Là où ils existent, ils sont et restent inféodés au pouvoir. Des partis qui se revendiquent de la classe ouvrière, même vaguement ? Il n'y en a aucun. Et le PCU, le parti prétendu communiste, héritier du parti unique de l'URSS de Staline à Gorbatchev, ne fait pas exception. Il a soutenu Ianoukovitch. Quant à ses dirigeants et élus, qui ne se cachent même pas d'être dans les affaires, ils participent comme leurs pareils du système politico-mafieux en place.
L'insurrection du peuple ouvrier de Paris, qui avait renversé la royauté en février 1848, avait d'abord vu se porter à sa tête un antisocialiste viscéral, le poète Lamartine. Le « Lamartine » ukrainien, faute d'avoir les traits de la blonde Timochenko, plus dévalorisée en Ukraine que dans les colonnes des journaux occidentaux, a pris un visage banderiste : celui des nationalistes antisémites, antirusses autant qu'antiouvriers, nostalgiques de Stepan Bandera qui voulait fonder un État ukrainien sous l'égide de la Grande Allemagne d'Hitler, qui célèbrent chaque année la création de la division SS ukrainienne durant la Seconde Guerre mondiale. Et ce n'est pas le fait de consacrer, tel le quotidien Libération du 18 mars, deux pleines pages au « Fascisme ukrainien, épouvantail du Maïdan » pour minimiser, sinon nier cette réalité, qui y change quoi que ce soit. Et, que Pravyi Sektor ait, aussitôt Ianoukovitch parti, fait connaître sa volonté de mettre sous tutelle les syndicats ukrainiens, n'est certainement pas pour épouvanter les dirigeants occidentaux : ces syndicats étaient déjà placés sous l'aile du pouvoir précédent, mais deux précautions valent mieux qu'une quand le nouveau pouvoir annonce un plan massif d'attaques contre le niveau de vie des classes laborieuses.
Une « Europe » divisée face aux Etats-Unis
Les pays impérialistes, États-Unis en tête, avaient, avant même la chute du précédent régime, résolu d'associer Svoboda au futur gouvernement, qu'ils soutenaient par avance de bien des façons. Car les puissances impérialistes sont impliquées depuis longtemps dans cette zone de l'Europe qui, il y a un quart de siècle encore, constituait l'URSS.
Dès que l'URSS a commencé à se défaire, les États-Unis se sont efforcés d'attirer dans leur orbite les pays de l'ancien « bloc de l'Est » : les ex-Démocraties populaires, puis les ex-républiques soviétiques. Pour sa part, l'Union européenne a assez vite réussi à intégrer les petits pays Baltes (Estonie, Lettonie et Lituanie), la Pologne, la Hongrie, l'ex-Tchécoslovaquie, plus tardivement la Roumanie et la Bulgarie. Mais la mal-nommée Union européenne, qui regroupe 28 pays à ce jour, est avant tout la somme de 28 politiques différentes, parfois divergentes, voire antagonistes. La crise autour de la Crimée l'a illustré jusqu'à la caricature. Tandis que la Pologne, dont une grande partie se trouvait sous la dépendance de l'empire tsariste avant 1918 et qui s'est constituée comme État moderne en opposition permanente avec la Russie, soviétique ou pas, pressait Bruxelles de prendre des mesures autres que symboliques à l'encontre du Kremlin, France, Allemagne et Grande-Bretagne n'ont cessé de traîner les pieds. Et leurs gouvernements avaient chacun ses propres raisons pour cela. À ceux qui reprochaient à Paris de s'apprêter à livrer à la Russie deux navires de guerre de haute technologie, selon les critères de l'OTAN, alors qu'OTAN et puissances occidentales versaient des larmes de crocodile sur quelques vieux navires ukrainiens capturés par la marine russe en Crimée, Hollande et Fabius rétorquèrent qu'ils pouvaient envisager de bloquer cette commande. Mais à condition que Londres gèle les avoirs des oligarques russes que gère la City - on estime que, en l'espace de trois décennies, celle-ci a vu arriver près de 800 milliards de dollars en provenance de la seule Russie ! À condition aussi que Berlin dénonce ses contrats de fourniture de gaz avec la Russie (dont l'Allemagne dépend pour la moitié de son approvisionnement énergétique...).
Quand les grands groupes industriels, commerciaux, bancaires, agroalimentaires et une myriade de plus petites entreprises des pays d'Europe de l'Ouest font de fructueuses affaires avec la Russie, lequel d'entre eux aurait eu envie de voir « punir Poutine », ce qui aurait porté atteinte à leurs propres affaires ? En pareilles circonstances, les États-Unis peuvent d'autant plus s'affirmer comme le véritable chef d'orchestre de cette mini-guerre froide qu'elle se double, à l'intérieur du camp occidental, d'un affrontement sourd entre grandes puissances alliées autant que rivales. En outre, à peine les nouvelles autorités de Kiev avaient-elles signé le volet politique du traité d'association avec l'Union européenne que Hollande s'est précipité pour redire qu'il n'était pas question d'intégrer l'Ukraine à « l'Europe », rappelant ainsi que l'Union européenne n'a rien à offrir au reste du continent. Alors il ne faut guère s'étonner que des pays limitrophes de la Russie, pourtant membres de cette Union européenne, préfèrent tourner les yeux vers les États-Unis qui, même géographiquement plus éloignés, leur apparaissent comme des protecteurs plus crédibles et plus fiables.
Obama ne s'est pas fait faute d'enfoncer le clou, fin mars, lors de sa tournée promotionnelle en Europe. Il a souligné que, si certains États pouvaient se sentir menacés par les événements de Crimée, l'Organisation du Traité de l'Atlantique-Nord (l'OTAN), cette colossale alliance militaire, formée autour des États-Unis et dirigée hier contre l'URSS, aujourd'hui contre la Russie, était toujours là. Et même, qu'elle allait répondre à la tension actuelle - comme si elle avait besoin de prétexte - par un renforcement de ses positions en Europe de l'Est, et qu'elle s'adossait à la seule puissance impérialiste d'envergure mondiale : les États-Unis d'Amérique.
La propagande et ce à quoi elle sert
Depuis une vingtaine d'années, et surtout depuis la « révolution orange », voici dix ans, l'État ukrainien paraissait tenir une position médiane entre l'Occident impérialiste et la Russie, reflet de leur lutte d'influence dans la zone large qui avait été celle de l'Union soviétique. Les événements de ces derniers mois ont contribué à rompre cet équilibre que tenaient les dirigeants ukrainiens en une sorte de jeu de bascule permanent, ou plutôt à provoquer un brusque basculement de l'Ukraine vers le camp occidental.
Alors bien sûr, une fois que les États impérialistes y eurent plus que contribué ; que leurs poulains politiques eurent remplacé Ianoukovitch ; que l'appareil étatique ukrainien en fut ébranlé ; que les habitants des régions de l'est et du sud de l'Ukraine purent se sentir menacés par un nouveau pouvoir qui faisait la part belle aux nationalistes antirusses et qui, à peine installé, décidait d'abroger le statut des langues régionales, une mesure dirigée contre des millions de locuteurs russes en Ukraine - Poutine en a profité. Et il a agi d'une façon qui, si elle a motivé les hauts cris des milieux dirigeants occidentaux, paraît légitime, raisonnable, aux yeux de la population russe comme de celle de la Crimée en finalisant le rattachement à la Russie de cette péninsule, peuplée de plus de deux millions d'habitants, russes pour la plupart.
À en croire les Obama, Hollande, Merkel, Cameron et autres, il serait « illégal », « contraire au droit » d'avoir organisé un référendum en Crimée. Mais les mêmes autorités britanniques qui vilipendent ce référendum « sécessionniste » ne s'apprêtent-elles pas à accepter, chez elles, un autre référendum, cette fois pour ou contre l'indépendance de l'Écosse ? Et puis, en cette année du centenaire du déclenchement du premier conflit mondial, quand et où les grands États dits démocratiques ont-ils demandé leur avis aux peuples, en 1918, lorsqu'ils ont découpé dans leur chair en dépeçant les empires centraux pour créer une ribambelle de nouveaux États ? Des États souvent trop faibles économiquement pour avoir une existence indépendante des grandes puissances et, à peine nés, en rivalité guerrière avec leurs voisins auxquels les Grands d'alors avaient attribué telle ou telle fraction de leur peuple, désormais écartelé entre plusieurs États ? Et que dire de l'Alsace et de la Lorraine, occupées par l'armée française dès novembre 1918, que l'État français reprit, sans autre forme de procès, à l'Allemagne qui avait agi de même un demi-siècle auparavant !
Hypocrisie que tout cela, en particulier ce « droit international » derrière lequel, du Kosovo à la Palestine, les grandes puissances se cachent, elles et leurs intérêts. Dans le cas de la Crimée, elles l'ont fait sur un fond de guerre froide de plus en plus affirmé. Tous les jours, on « apprenait » que la Russie massait des forces considérables aux frontières de l'Ukraine, qu'elles avaient déjà commencé à s'emparer de villages, de « source sûre » on nous persuadait qu'elles allaient fondre sur la Transnistrie, une république indépendante russophone qui s'est constituée dans une bande de territoire moldave le long de la frontière occidentale de l'Ukraine. Et peu importait que, pour cela, il eût fallu que les troupes russes traversent au pas de charge toute l'Ukraine sur près de 1 500 kilomètres ! Mais qui serait allé consulter une carte ? L'important, c'était de maintenir la pression sur l'opinion publique.
Certes, on n'en est pas à un conflit ouvert, ni même en juillet 1914 quand, de Berlin à Paris, Londres, Vienne et Saint-Pétersbourg, la propagande des gouvernants avait systématiquement suscité un climat d'union sacrée afin d'anesthésier les classes laborieuses, avant de les envoyer tuer et se faire tuer pour la défense des intérêts de « leurs » possédants. Mais constatons avec quelle rapidité, quels mensonges et quel cynisme, dirigeants et médias ont fait monter la pression, ressuscité sinon un « ennemi héréditaire », du moins l'image du « méchant », russe en l'occurrence, et créé un climat de préparation à un conflit à propos de la Crimée. Ces dernières semaines, on a eu un aperçu de la façon dont, un siècle après la Première Guerre mondiale que nous venons d'évoquer, les gouvernants européens, qui n'ont jamais perdu la main en ce domaine, savent remettre en route la machine à décerveler l'opinion avec, pour les épauler, des médias au garde-à-vous.
Diviser pour régner
Dans tout cela, on peut se demander où sont les intérêts de la classe ouvrière en Ukraine. Lorsque les événements ébranlèrent le régime de Ianoukovitch, on pouvait se poser cette question : le bouleversement de la situation et la large mise en cause du pouvoir ne vont-elles pas permettre à la classe ouvrière d'apparaître, de se manifester en tant que telle ?
Cela ne s'est pas produit et le cours des événements ne pousse pas en ce sens. Les différences nationales, linguistiques, culturelles, qui sont un fait, ont été exacerbées par les camps en présence. Ils les ont transformées en oppositions afin de diviser pour régner, sinon sur toute l'Ukraine, en tout cas sur la partie du territoire qu'ils arriveraient à contrôler. Le premier réflexe des nationalistes ukrainiens a été de désigner les russophones comme véhiculant une langue « étrangère » aux visées impériales. Dans le camp opposé, celui des nationalistes grand-russes, on ne s'est pas privé d'assimiler tout ce qui émanait du nouveau pouvoir ukrainien comme s'apparentant aux nazis. Il n'était que de voir les immenses affiches apposées en Crimée durant la campagne du référendum : côte à côte, deux cartes de la péninsule, l'une couverte d'une croix gammée, l'autre du drapeau russe ; entre elles, un seul mot signifiant : c'est l'un ou l'autre.
Même si cette propagande grossière ne pouvait pas abuser grand monde, elle enfonçait le clou du nationalisme. Et puis, dans cette Crimée très industrialisée, il y avait le poids des arguments de « bon sens » : pourquoi rester dans le cadre d'un État ukrainien qui va à vau-l'eau, où les salaires sont misérables, quand ils sont versés, alors qu'en Russie ils sont en moyenne, pour un même emploi, deux à trois fois plus élevés ? Le poids aussi des illusions, qui ont poussé les travailleurs de Crimée à se tourner vers Poutine. Après tout, même s'il n'est pas un exemple de démocratie, bien sûr, on vit quand même mieux en Russie que dans l'Ukraine de Ianoukovitch ou même de l'actuel gouvernement... Encore que, si le Kremlin transforme la Crimée en zone économique spéciale, comme il en a annoncé l'intention, il est fort probable - et on connaît la chanson... - que, au nom du redressement économique nécessaire, de l'attractivité de la région à faire valoir aux investisseurs étrangers, les salaires en Crimée ne sont pas près de se voir même alignés sur ceux de la Russie. Ou alors sur ceux de la plus grande ville russe des environs, Rostov, où on a fermé les principaux combinats industriels, où le chômage est omniprésent et les salaires en conséquence.
Mais la Russie peut aussi faire valoir d'autres arguments que la baisse du prix des approvisionnements en gaz auprès des habitants de Crimée, voire d'Ukraine orientale. Qu'on le veuille ou non, pour des pans entiers de la population elle apparaît liée à tout un passé commun, celui de l'Union soviétique, d'un pays qui fonctionnait sur d'autres bases économiques et sociales. Et puis c'était une entité sans frontières, une différence ressentie d'autant plus que, depuis deux décennies et quelques, l'ex-URSS et ses populations se retrouvent divisées par des frontières étatiques plus ou moins artificielles.
Aujourd'hui, en Ukraine, toutes les questions semblent se poser dans un cadre national imposé : russe à l'est et au sud, ukrainien à l'ouest et dans le centre, ukrainien à Kiev même si les habitants de la capitale sont surtout russophones. Cela charrie tout un ensemble d'oppositions factices, de fossés que l'on creuse entre la majorité et les minorités (et n'oublions pas qu'à côté des Russes et des russophones, en Ukraine on en trouve de langue hongroise, bulgare, roumaine, tatare, polonaise...), tandis que des démagogues de tout poil attisent les haines recuites du passé, en font surgir de nouvelles, réécrivent l'histoire au gré des besoins, cherchent à imposer une seule langue officielle...
Évidemment, on peut espérer que malgré un tel climat le pire n'advienne pas, que n'éclate pas un conflit inter-ethnique comme celui qui a mis à feu et à sang la Yougoslavie dans les années 1990, d'autant qu'en Ukraine pareil affrontement se situerait d'emblée à une tout autre échelle. Mais on ne peut exclure une telle perspective. Ne serait-ce qu'à cause de l'existence de courants nationalistes d'extrême droite de tout bord, dont l'agitation, les provocations incessantes pourraient d'autant plus pousser en ce sens que face à eux, et contre eux, il n'y aurait pas d'autres forces pour proposer une autre politique, non pas nationaliste mais de classe, à la population.
Pour l'heure, ce sont des groupes nationalistes, voire fascisants, qui donnent le ton, qui cherchent à dresser les populations, les travailleurs les uns contre les autres. Tout cela sur un fond de délitement de l'État et, en bien des endroits, de quasi-disparition des autorités et institutions qui incarnent le pouvoir central. Le mieux que l'on puisse espérer pour l'avenir immédiat, ce serait que la classe ouvrière profite de cet ébranlement des instances du pouvoir pour poser ses propres revendications, ne serait-ce qu'en refusant d'accepter les conditions d'existence et de travail que les dirigeants du pays, de quelque bord qu'ils soient, veulent lui imposer. Car ce qui est d'une actualité immédiate en Ukraine, ce sont les attaques qui vont pleuvoir, et de tous côtés, sur les travailleurs, qu'ils soient en activité, sans emploi ou en retraite.
Le gouvernement intérimaire n'en fait pas mystère : son chef, Iatseniouk, a même prévenu qu'accepter de devenir ministre équivaut à un suicide politique tant la politique que mènera le gouvernement sera vomie par la population. Le 28 mars, le même déclara à la Rada que le pays se trouvait au bord de la faillite, avec une inflation qui atteint déjà 14 %, un déficit fiscal de 28 milliards de dollars que ne pourront pas combler les quelques milliards « d'aide » promis par l'Union européenne et le FMI, la menace d'une nouvelle chute du PIB, comparable à celle, de 15 %, qu'avaient provoquée en Ukraine les répercussions de la crise mondiale de 2008. Tout cela pour conclure que, pour sauver le pays d'un effondrement annoncé, le gouvernement se devait d'adopter un « paquet de stabilisation ». Autrement dit une avalanche de coupes claires dans les dépenses publiques, de suppressions de budgets sociaux, de réductions des subventions en tout genre, de renchérissement drastique des tarifs publiques (notamment sur l'énergie), de fermetures d'entreprises dites non rentables, le gel des salaires et pensions des fonctionnaires, plus tout un tas d'autres mesures non précisées, mais qui vont toutes dans le même sens : celui d'un appauvrissement brutal des classes populaires.
C'est cela, la « feuille de route » que ses parrains occidentaux ont fixée au nouveau pouvoir kiévien. Et avec encore moins d'égards - si la chose était possible - qu'avec la Grèce ou le Portugal où les dirigeants du monde impérialiste et la finance mondiale ont imposé des plans d'attaques dramatiques contre le niveau de vie des travailleurs.
On ne peut exclure que la mise en œuvre d'une telle politique, de telles attaques, fasse réagir la classe ouvrière ukrainienne, qu'elle se manifeste en tant que telle, quelles que soient les particularités culturelles ou linguistiques de ses diverses composantes. Sinon, l'alternative, ce sera une évolution à la yougoslave, avec une consolidation du pouvoir des oligarques en même temps qu'une aggravation à la grecque de la situation de la classe ouvrière. Et les grandes puissances ne lui feront pas de cadeaux, pas plus celles de l'Union européenne que les États-Unis. Car elles n'ont rien à offrir à l'Ukraine, et en particulier à ses travailleurs ; au contraire, c'est sur leur dos et sur leurs os que le monde impérialiste, ses banquiers, ses industriels, entendent prélever tout l'argent dont ils ont besoin, eux, pour non seulement ne pas faire les frais de la crise actuelle, mais en tirer profit.
2 avril 2014