Au terme de quatre ans de gouvernements axés sur le parti DS (les "démocrates de gauche", Democratici di Sinistra, auparavant PDS), c'est-à-dire l'ancien Parti Communiste débaptisé, l'Italie semble en voie de passer rapidement sous la coupe de la droite dirigée par le magnat de l'audiovisuel Silvio Berlusconi. Celui-ci, après être sorti gagnant des élections régionales du mois d'avril 2000, apparaît désormais comme le vainqueur probable des élections législatives prévues pour le printemps 2001, mais qui pourraient être anticipées.
C'est dans un climat de désaffection pour la gauche, de désillusion et de rancoeur parmi les travailleurs, de dépolitisation quand ce n'est pas de politisation dans un sens réactionnaire et de montée du racisme, que le centre-gauche traverse ce qui pourrait être ses derniers mois au pouvoir. La politique menée par les deux gouvernements successifs de Romano Prodi et de Massimo D'Alema a été marquée par les privatisations, la déréglementation de l'économie, les cadeaux en tout genre faits au grand capital, qui ont contribué à enrichir le patronat et à renforcer ses positions d'une façon inespérée pour celui-ci. En même temps, elle a battu en brèche toute une série d'acquis et de protections imposés par la classe ouvrière au cours de son histoire, démoralisant ses militants, les laissant dans la prostration et favorisant, à l'inverse, les courants les plus réactionnaires dans la société. C'est bien la politique de cette prétendue gauche au pouvoir qui est en train de ramener au pouvoir la droite et ses idées, d'une façon spectaculaire.
De Prodi à D'Alema
Lorsque les élections législatives d'avril 1996 ont donné la majorité à la coalition dite de "l'Olivier" constituée autour des DS (alors PDS - Parti Démocratique de la Gauche), on ne pouvait parler d'une poussée à gauche. La coalition, constituée autour du PDS et du Parti Populaire (PPI - démocrate-chrétien) et ayant conclu un accord avec le Parti de la Refondation Communiste (Rifondazione Comunista), bénéficiait du système électoral majoritaire mis en place quelques années auparavant et concernant les trois-quarts des sièges de députés. A droite, en revanche, le "Pôle des Libertés" constitué autour du parti de Silvio Berlusconi et de l'Alliance Nationale (ex-néo-fasciste) subissait la concurrence de la Ligue du Nord d'Umberto Bossi, qui avait décidé de faire cavalier seul. Et si l'Olivier se retrouva majoritaire à la Chambre des députés avec l'appoint des voix de Rifondazione, cela n'empêchait pas la gauche (l'Olivier plus Rifondazione) de rester largement minoritaire en voix dans le pays.
Mais pour le PDS, l'ex-Parti Communiste ayant abandonné en 1991 son étiquette "communiste" pour devenir un simple "parti démocratique de la gauche", l'arrivée de l'Olivier au gouvernement représentait une étape décisive : après des années passées aux portes du pouvoir, des années passées à affirmer et réaffirmer sa disponibilité à gouverner l'Italie pour le compte de la bourgeoisie, il était enfin admis à le faire. Le démocrate-chrétien Romano Prodi, placé à la tête de la coalition de l'Olivier apportait par là même sa caution à l'ancien PC.
C'est donc avec Romano Prodi à la présidence du Conseil que commença la législature, tandis que les députés PDS lui fournissaient l'essentiel de la majorité parlementaire. Quant au dirigeant du PDS, Massimo D'Alema, tout en n'étant pas membre du gouvernement, il fit figure dès ce moment de numéro deux du régime. En particulier, il fut promu à la tête de la "Commission bicamérale" chargée de trouver un consensus entre les partis pour réformer les institutions dans le sens d'une plus grande "gouvernabilité", c'est-à-dire de cette bipolarisation de la vie politique permettant d'atteindre la stabilité gouvernementale, objectif vers lequel lorgne depuis longtemps la bourgeoisie italienne et dont elle se rapproche sans jamais vraiment l'atteindre.
Cependant, sur la gauche de la majorité parlementaire, l'appoint des députés de Rifondazione était nécessaire à Prodi pour gouverner. Le secrétaire de Rifondazione, Fausto Bertinotti, mit à profit cette position en menant un double jeu. Critiquant le gouvernement et l'orientation anti-ouvrière des mesures envisagées par Prodi, il menaçait régulièrement de ne pas les voter, avant de le faire finalement, en échange de concessions de pure forme de la part de celui-ci. Ainsi, pendant deux ans, Bertinotti fit "le grand écart" pour, tout en soutenant le gouvernement, apparaître comme l'avocat parlementaire des intérêts de la classe ouvrière et des couches populaires. Défendant la participation à la majorité parlementaire avec l'habituel argument que l'abandonner aurait été faire le jeu de la droite et ramener celle-ci au pouvoir, Bertinotti fit aussi valoir que ses marchandages auprès de Prodi permettaient d'infléchir la politique du gouvernement, ou tout au moins d'atténuer ses attaques contre les travailleurs, en somme que sans Bertinotti la politique de Prodi aurait été encore pire. Rifondazione et son secrétaire y gagnèrent sans doute certains succès d'image auprès de leur électorat mais en encourageant aussi, à leur façon, la passivité politique et sociale. Ils allaient le payer ensuite.
En septembre 1998, en effet, deux ans et demi après l'installation du gouvernement Prodi, Bertinotti tenta de nouveau de montrer qu'il pouvait infléchir l'action de celui-ci sur la gauche. Saisissant l'occasion de la discussion de la loi de Finances, il posa des conditions pour le vote de celle-ci par Rifondazione. Une série de négociations avec Prodi déboucha sur un constat d'échec et l'on s'achemina vers un vote de confiance au Parlement.
Mais en l'occurrence, le joueur de poker Bertinotti fut doublé par un autre. Prodi et surtout D'Alema s'étaient en effet assuré en sous-main l'appui d'une partie des députés de Rifondazione. Ceux-ci, derrière l'autre leader du parti, Armando Cossutta, condamnèrent "l'aventurisme" de Bertinotti et déclarèrent que, pour ne pas risquer de ramener la droite au gouvernement, ils voteraient pour Prodi malgré les consignes de leur parti. Cossutta organisa la scission de Rifondazione, emmenant avec lui 21 députés sur 35 et créant un nouveau parti, le Parti des Communistes Italiens, le PdCI.
La scission du PdCI ne sauva cependant pas Prodi, d'autres députés s'étant absentés lors du vote de confiance. Mais après quelques autres manoeuvres parlementaires, une majorité put se reconstituer : outre l'appoint des députés du PdCI sur la gauche, l'Olivier eut en effet l'apport de quelques députés sur sa droite, regroupés autour de l'ex-président de la République Cossiga au sein de l'UDEUR, l'Union Démocratique pour l'Europe, nouveau regroupement parlementaire formé pour l'occasion. Et cette fois le président du Conseil ne fut plus Prodi, mais Massimo D'Alema lui-même, le leader du PDS.
L'ex-Parti Communiste rebaptisé obtint ainsi, à l'issue de cette crise de l'automne 1998, la consécration à laquelle il aspirait depuis plus de cinquante ans : parvenir à la tête d'un gouvernement italien. Et en l'occurrence, c'était D'Alema, un homme que peu de temps auparavant la presse présentait encore comme un apparatchik mal déstalinisé, qui apparaissait comme l'artisan de cette réussite et le maître de la situation politique.
"Faire de l'Italie un pays normal", tel était depuis plusieurs années le leitmotiv de D'Alema. Mais visiblement, les dirigeants du PDS entendaient par là un pays où la bourgeoisie peut tranquillement imposer ses choix par le biais de l'alternance au pouvoir de deux grands partis à la politique pratiquement semblable, où les syndicats apportent leur appui à la stabilité sociale par une concertation où prévalent les intérêts patronaux, où les travailleurs ne font pas grève, etc. Et c'est bien à cette "normalisation" que D'Alema s'est attelé, avant comme après son arrivée à la présidence du Conseil.
De violentes attaques anti-ouvrières
Prodi qui, après avoir dû abandonner la présidence du Conseil italienne, a été promu chef de la Commission européenne, s'enorgueillit encore aujourd'hui d'avoir fait "entrer l'Italie en Europe". Cela signifie surtout que ses deux ans au gouvernement ont été placés sous le signe de l'austérité, nécessaire selon lui pour permettre au pays de satisfaire aux "critères de Maastricht" pour la participation à la monnaie commune, l'euro.
Mais si le grand patronat italien tenait ainsi, pour ses affaires et ses profits, à "entrer en Europe", ce n'est évidemment nullement lui qui a fait les frais de cette austérité. Celle-ci s'est traduite par des coupes spectaculaires dans toutes les dépenses publiques utiles à la population, des transports à la santé et à l'enseignement, tandis que les profits patronaux explosaient et que les cours de la Bourse battaient record sur record.
Sous prétexte d'aide à l'emploi, un "pacte pour le travail" fut signé à l'automne 1996 entre syndicats, patronat et gouvernement, suivi lui-même du "paquet Treu" du nom du ministre du Travail, Treu. Ce "paquet" comportait surtout des mesures de déréglementation, permettant, par exemple, à des entreprises d'embaucher dans certaines zones du pays à des salaires inférieurs aux minima des conventions collectives. Les lois sur l'embauche, estimées trop contraignantes par le patronat, furent tournées par l'introduction du travail intérimaire jusque-là non autorisé en Italie ou par la généralisation des "coopératives". Il s'agit en fait d'entreprises sous-traitantes dont les employés, sur le papier, ne sont plus des salariés mais des "associés" des coopératives et qui, à ce titre, ne bénéficient plus d'aucune garantie d'emploi : la "coopérative" ayant conclu un contrat avec une entreprise, par exemple pour effectuer des tâches de nettoyage, ou bien des tâches de chargement ou de déchargement, peut remercier son personnel le jour où elle perd le contrat.
On a assisté ainsi dans les entreprises, en quelques années, à une multiplication des statuts différents du personnel. Là où l'on ne trouvait auparavant que des travailleurs employés au même titre par la même entreprise, on trouve désormais des travailleurs des "coopératives", des intérimaires, des contrats à durée déterminée, des jeunes en "contrat-formation-travail", des ouvriers qualifiés devenus sur le papier des travailleurs indépendants ne touchant plus un salaire mais faisant à l'entreprise une facture et devant payer eux-mêmes leurs charges sociales, ou bien des travailleurs "externalisés" parce que l'entreprise à laquelle ils appartenaient a donné à leur secteur d'activité l'apparence d'une entreprise indépendante. Ainsi les caristes et magasiniers des usines Fiat sont maintenant salariés d'une entreprise indépendante qui, du point de vue des conventions collectives, relève non plus de la métallurgie mais... du secteur du commerce !
Une conséquence de cette évolution est, évidemment, la dégradation des conditions de travail et notamment l'augmentation des accidents. Avec 6 000 morts durant les cinq dernières années, l'Italie est un des pays européens où les tués par accident du travail sont les plus nombreux.
La vague de déréglementation devait beaucoup, bien sûr, au consensus syndical. Les trois grandes centrales syndicales CISL, UIL et CGIL depuis longtemps unies dans une concertation étroite avec patronat et gouvernement lui ont apporté leur aval sans sourciller, au nom de la prétendue "modernisation" des relations industrielles. En même temps, à mesure que les différents contrats collectifs venaient à échéance, qu'il s'agisse de la métallurgie, de la chimie ou du commerce, elles se montraient prêtes à signer des accords marqués par une forte modération salariale, et par des contreparties substantielles données au patronat en matière d'organisation du travail et notamment d'horaires, par le biais des heures supplémentaires et de la flexibilité.
Par ailleurs, les gouvernements Prodi et D'Alema mettaient en route un programme de privatisations de grande ampleur touchant les télécommunications, l'électricité, les transports publics et en général le secteur à participation d'Etat. Ils cherchaient aussi à imposer leur logique libérale de "rentabilité" jusque dans les secteurs de la santé ou de l'éducation, où chaque école doit désormais avoir son autonomie de gestion et élaborer ses propres projets en relation avec les collectivités locales ou les entreprises.
Il s'ajoute à cela, comme dans les autres pays européens, l'offensive contre les retraites des travailleurs. Le système des retraites ayant subi des attaques successives aboutissant à réduire la pension à laquelle un travailleur peut espérer avoir droit, l'introduction des fonds de pension est en bonne voie. Le TFR, le "traitement de fin de rapport", autrement dit la liquidation, était jusqu'à présent un petit capital versé par les entreprises aux salariés dont elles se séparaient, en fonction bien sûr de leur salaire et de leur ancienneté dans l'entreprise. Après d'âpres négociations entre banques, représentants des entreprises et gouvernement, ces capitaux sont en voie de constituer un point de départ pour des fonds de pension permettant au capital financier de disposer d'énormes sommes d'argent pour spéculer.
Autre cible des gouvernements Prodi, puis D'Alema, le droit de grève dans les services publics. Celui-ci fait déjà l'objet d'une "autolimitation" adoptée en 1990 par accord entre les confédérations syndicales et les pouvoirs publics, et ensuite entérinée par une loi. Celle-ci impose un préavis de dix jours avant tout arrêt de travail et proscrit toute grève dans les transports publics dans les périodes de grands déplacements comme les fêtes de fin d'année, Pâques et les vacances d'été.
Le Jubilé de l'An 2000, auquel l'Eglise italienne accorde la plus grande importance, a été l'occasion pour les confédérations syndicales d'ajouter encore un volet à "l'autolimitation" des grèves : elles se sont engagées à ne pas organiser de grèves des transports lors des manifestations importantes du jubilé. Parallèlement, la Chambre des députés a voté une loi accentuant celle de 1990 en durcissant les sanctions, en prévoyant aussi, par exemple, que trains et transports aériens ne pourront faire grève en même temps, et aussi en étendant le champ des catégories concernées par la règlementation jusqu'aux chauffeurs de taxi, aux pompistes ou aux chauffeurs routiers. Cette évolution législative a été saluée comme "très positive" par les dirigeants syndicaux, de la CGIL à l'UIL, à qui elle donne des moyens pour lutter contre l'action des petits syndicats, souvent corporatistes, qui ont tendance à se développer dans le secteur des transports.
Enfin, la dernière en date des offensives est celle concernant le droit de licencier. Le "Statut des travailleurs" adopté en 1970 à la suite de l'offensive ouvrière de 1969 (restée dans l'histoire comme "l'automne chaud"), dispose qu'un patron ne peut licencier un travailleur s'il n'a pas pour cela une "juste cause" : si un tribunal reconnaît le licenciement injustifié, le patron est condamné à réintégrer le travailleur concerné. Cet article de loi fait depuis longtemps l'objet des clameurs du patronat, qui tonne contre la législation du travail, selon lui trop "contraignante", de l'Italie, dont les "rigidités" et le "coût du travail" trop élevé expliqueraient tout à la fois les difficultés économiques et le fort niveau du chômage. Et non content d'avoir tourné cette loi par la multiplication des types de contrat, du travail intérimaire aux coopératives, le patronat réclame maintenant son abolition sous le prétexte habituel que, pour pouvoir créer des emplois, il faudrait d'abord pouvoir licencier sans entraves.
Pour l'instant, le référendum organisé en mai 2000 à l'initiative du Parti Radical pour obtenir l'abolition de cet article du Statut des travailleurs a échoué. Mais le gouvernement Amato, qui a succédé en avril dernier à D'Alema, a en chantier différents projets de loi pour faciliter les licenciements. Et il semble que le centre-gauche n'ait pas l'intention de laisser la place à Berlusconi avant d'avoir mené à son terme ce volet de l'offensive anti-ouvrière. En effet, si, pendant ces quelques années, le patronat a pu mettre à profit une situation où il pouvait compter sur la collaboration des syndicats et d'un gouvernement dit de gauche pour faire passer sans coup férir pratiquement toutes ses exigences, il tient à en profiter jusqu'au bout.
La course au centre de la gauche italienne
Les dirigeants des DS, mais aussi ceux des confédérations syndicales, n'ont pas manqué de justifier leur action par les nécessités du "marché" ou de la "modernisation". Tout ce qui comporte quelque protection pour le travailleur en vertu de conquêtes imposées dans le passé est désormais déclaré "archaïque", comme l'a fait D'Alema en proclamant dans un discours aux industriels que la notion d'"emploi fixe" est désormais dépassée : selon lui, le travailleur doit maintenant se plier à la logique de flexibilité de l'économie moderne. De leur côté, les dirigeants syndicaux ont gommé depuis longtemps tout ce qui dans leur langage pouvait évoquer de près ou de loin la lutte de classe. On a eu récemment un beau symbole de cette évolution lorsque, pour cause de jubilé, les dirigeants syndicaux ont annulé la traditionnelle manifestation du 1er mai à Rome pour se joindre... au concert pour la paix organisé sous l'égide du pape !
Mais c'est aussi sur d'autres plans politiques que le gouvernements Prodi et D'Alema ont cédé aux pressions de la droite. En particulier, à la pression de la Ligue du Nord de Bossi et à ses bavardages sur l'indépendance de la "Padanie" (l'Italie du Nord, dans son langage), ils ont cédé dans le sens du fédéralisme, donnant aux régions des pouvoirs qui permettront effectivement un peu plus au Nord riche de l'Italie de ne pas payer pour le Sud pauvre, ce qui est le fond même des revendications dont Bossi est le porte-parole.
Et puis c'est sous D'Alema aussi qu'un certain nombre d'enquêtes, lancées il y a quelques années à l'initiative des juges de l'opération "mains propres", ont trouvé leur conclusion. L'ex-premier ministre démocrate-chrétien Andreotti, accusé de corruption et de collusion avec la mafia, a été acquitté de façon spectaculaire tandis que, des rangs des politiciens en tout genre, montaient des clameurs de revanche contre ces "petits juges" qui avaient pendant quelques années troublé le jeu politique en mettant le nez dans leurs sales affaires. L'"omertà" traditionnelle de l'Etat italien, un moment bousculée, a repris ses droits.
Enfin, sur le plan de la politique extérieure, les années Prodi-D'Alema ont été celles où l'Italie a engagé un corps expéditionnaire en Albanie, avec la caution de l'Union européenne et de l'ONU, pour y rétablir un semblant d'ordre et surtout de sécurité pour les commerçants et industriels des pays impérialistes, et notamment de l'impérialisme italien dans ce qui est un de ses secteurs d'influence traditionnels.
Bien sûr, cela n'empêche pas la droite de se servir régulièrement de l'afflux sur les côtes adriatiques de réfugiés fuyant l'Albanie ou le Kurdistan pour dénoncer le "laxisme" dont ferait preuve le gouvernement et le danger que représenterait l'immigration. Aux campagnes de la presse qui monte en épingle tous les faits divers imputables à des immigrés ou les méfaits de la mafia albanaise, oubliant presque que la mafia est d'abord une spécialité italienne, Prodi et D'Alema n'ont su répondre qu'en augmentant les contrôles ou en intensifiant la surveillance des côtes, allant jusqu'à envoyer par le fond des embarcations chargées de "boat people" albanais. La politique gouvernementale elle-même a ainsi contribué à la montée du racisme et de la démagogie sécuritaire.
Et puis le gouvernement D'Alema a également eu l'occasion, au printemps 1999, d'engager son pays dans la coalition occidentale constituée pour intervenir en Serbie et au Kosovo, et cela malgré les états d'âme de la fraction "communiste" de sa majorité le PdCI de Cossutta qui a dû avaler cette couleuvre malgré son pro-serbisme traditionnel.
Ainsi en quelques années, les dirigeants de la gauche italienne parvenue au pouvoir ont tout fait pour se débarrasser, en toute hâte, de tout ce qui dans leur langage, leurs discours ou leurs attitudes, pouvait encore relever de ses vagues références de gauche pour ne même pas parler des références "communistes" depuis longtemps remisées au magasin. Comment s'étonner si leur électorat, leurs militants, les travailleurs et les couches populaires, en proie en même temps à une série d'attaques, confrontés à une société de plus en plus dure, ravagée par le chômage, marquée par l'extension de la précarité, se trouvent en plein désarroi dans le "pays normal" que leur a préparé D'Alema ?
Une partie de son électorat populaire fait ainsi régulièrement défection au PDS devenu aujourd'hui les DS après avoir ôté de son sigle le mot "parti" rappelant encore trop son passé. Fin juin 1999, les DS ont ainsi perdu la mairie de Bologne, fief historique et symbolique du PC italien, au profit du candidat présenté par le parti de Berlusconi. Enfin, en avril 2000, les élections régionales ont donc tourné au profit de Berlusconi.
Dans les deux cas, la raison a été moins un déplacement de voix en direction de la droite qu'une abstention massive des électeurs traditionnels de la gauche, particulièrement sensible dans les quartiers populaires. Il s'y ajoute, dans le cas des élections régionales, le fait que le parti de Berlusconi Forza Italia et le parti Alliance Nationale (les anciens néo-fascistes) ont cette fois pu conclure un accord avec la Ligue du Nord d'Umberto Bossi. La division de la droite, qui avait permis en 1996 au centre-gauche de remporter les élections tout en étant minoritaire en voix, est donc surmontée et permet à Silvio Berlusconi de se présenter en vainqueur, non seulement des élections régionales qui viennent d'avoir lieu, mais selon toute probabilité des prochaines législatives.
Les difficultés des DS
La défaite aux régionales a en tout cas amené Massimo D'Alema à présenter sa démission de la présidence du Conseil, où il a été remplacé par Giuliano Amato, responsable socialiste resté tristement célèbre pour le plan d'austérité lancé par le gouvernement qu'il présidait en 1992. Et D'Alema a eu l'occasion de vérifier que toutes les réformes du système politique pour lesquelles il s'est senti investi de responsabilités ces dernières années n'ont en définitive pas modifié en profondeur les moeurs de celui-ci.
A l'automne 1999, il l'avait déjà vérifié lorsque les socialistes, réduits pourtant à l'état de groupuscule il y a quelques années par la vague d'enquêtes sur la corruption baptisée "mains propres", avaient réussi à mettre son gouvernement en crise et l'avaient obligé à un remaniement ministériel leur donnant quelque satisfaction.
Au sein des DS eux-mêmes, D'Alema est lui-même mis en cause maintenant que sa politique mène trop visiblement à la perte de voix et de postes. Après avoir dû tirer les conséquences de l'échec électoral aux régionales en abandonnant la présidence du Conseil, il tente maintenant de reprendre en mains un parti usé par son passage au pouvoir et craignant une déroute aux prochaines élections législatives.
Mais en fait, tout cela signe aussi un autre échec : président de la Commission bicamérale, D'Alema aurait voulu aussi administrer la démonstration de ses qualités d'homme d'Etat, et du sens de l'Etat des DS eux-mêmes, par une réforme en profondeur du système politique pour laquelle il aurait obtenu le consensus, tant du centre-gauche rassemblé autour des DS que du centre-droit regroupé autour de Berlusconi. Mais la Commission bicamérale a capoté après d'interminables discussions, les différentes forces politiques ne tombant évidemment pas d'accord sur le système électoral à adopter. Bien sûr, on pouvait s'attendre à ce que les petits partis du centre n'acceptent pas de gaieté de coeur un système électoral totalement majoritaire auquel ils auraient été perdants. Mais Berlusconi lui-même et Forza Italia ont trouvé, en faisant obstruction aux projets de D'Alema, le moyen de rassembler les mécontents autour d'eux.
Après l'échec de la Commission bicamérale, on a encore assisté en un an à deux tentatives de faire adopter un système électoral entièrement majoritaire, par le biais des référendums lancés sur l'initiative des radicaux. Au printemps 1999, un référendum proposant la suppression de l'élection à la proportionnelle encore en vigueur pour le quart des députés les autres étant élus sur la base d'un système majoritaire a été un échec, car le quorum nécessaire de 50 % des électeurs n'a pas été atteint. Il en a été de même encore un an plus tard. Dans le cadre des référendums qui se sont déroulés le 21 mai 2000, la même question sur la proportionnelle était reposée aux électeurs, en même temps qu'un certain nombre d'autres dont celle concernant le droit de licenciement. Mais là encore, ces référendums n'ont pas atteint le quorum, entre autres du fait de l'appel à l'abstention de Forza Italia. La suppression totale de la proportionnelle reste toujours à l'état de projet. Cela marque un échec, non seulement pour les radicaux promoteurs du référendum mais pour D'Alema et les DS qui avaient appelé à voter "oui" à cette suppression.
Dans les aspirations de D'Alema à faire de l'Italie un "pays normal", il y avait aussi évidemment l'idée de faire des DS un parti social-démocrate "normal", c'est-à-dire disposant d'une véritable hégémonie à gauche, à l'égal, par exemple, des sociaux-démocrates allemands ou des travaillistes anglais. Mais sur la gauche, le maintien partiel de la proportionnelle laisse une marge d'autonomie à Rifondazione Comunista, la fraction de l'ancien PC ayant gardé l'étiquette communiste. Quant à leur droite, les DS auraient aussi voulu réussir à absorber différentes forces politiques du centre au sein de ce qui serait devenu un grande mouvance de centre-gauche. L'opération Olivier et le lancement de Prodi sur la scène politique faisaient, au fond, partie de cette opération. L'opération a été renouvelée un peu plus tard avec l'appui donné dans une élection partielle à l'ancien juge de l'opération "mains propres" Antonio Di Pietro. Mais ni Di Pietro, ni Prodi, n'ont été le moins du monde reconnaissants à D'Alema pour les avoir mis sur orbite : fondant un nouveau parti, "Les Démocrates", en abandonnant au passage le symbole de l'Olivier pour celui d'un... petit âne (l'Asinello), ils ont coupé l'herbe sous le pied des DS dans leur course pour couvrir le centre de l'échiquier politique. De la même façon, le retour d'Amato à la présidence du Conseil marque une résurrection politique des socialistes, qui pourrait faire perdre du terrain aux DS.
En adoptant le langage du "marché", du libéralisme à tout prix, les DS pensaient pourtant empêcher ce type de concurrence. Mais, sur ce terrain, on peut toujours trouver plus au centre et plus à droite que soi. Les Prodi et les Di Pietro, les radicaux d'Emma Bonino, et maintenant les socialistes, en offrent la démonstration. Le nouveau président du Conseil socialiste montre une sorte de frénésie à tenter d'accomplir, dans les quelques mois dont il dispose peut-être pour gouverner, tout ce que le centre-gauche n'a pas pu faire jusqu'à présent en matière de libéralisation, de flexibilité, de pouvoir sans frein donné à ce dieu "marché" que désormais tous les politiciens italiens adorent.
Ainsi, si leur passage au gouvernement leur a aliéné une bonne partie de leur base populaire, les DS n'ont pas gagné sur leur droite ce qu'ils ont perdu sur leur gauche, et ils ont commencé à le payer sur le plan électoral.
Il est vrai que, relativement aux politiciens centristes qui leur font concurrence, les DS gardent un atout essentiel : le contrôle de l'appareil syndical qui conserve le plus grand poids dans la classe ouvrière, c'est-à-dire l'appareil de la CGIL, celui à qui la bourgeoisie italienne doit d'avoir pu remettre en cause en quelques années tant de conquêtes ouvrières sans avoir à affronter de réactions sociales notables. C'est au fond la seule chose qui continue à différencier socialement les DS des autres politiciens à la Prodi ou Amato. Mais il n'est pas sûr que, dans la période qui vient, la bourgeoisie italienne accorde à cet élément autant d'importance qu'elle lui en a accordé dans le passé. A force de se discréditer devant les travailleurs, les bureaucraties syndicales tendent aussi à perdre leur intérêt aux yeux de la bourgeoisie elle-même. Une fraction de celle-ci finit par penser qu'après tout, elle pourrait, pour faire prévaloir ses intérêts, se passer y compris de l'intermédiaire des bureaucrates syndicaux.
En effet, côté patronal aussi, on assiste à une sorte de radicalisation dans les attaques contre les droits ouvriers. Pour les nouveaux dirigeants de la confédération patronale Confindustria, comme pour ceux de la confédération des "jeunes industriels", l'Italie telle qu'elle sort de quatre ans de gouvernements de centre-gauche est encore trop étatiste, trop règlementée, le système politique et social présente encore trop de freins à la toute-puissance patronale. Et de réclamer encore non seulement la possibilité de licencier sans entraves, mais plus encore de flexibilité, moins de charges sociales et d'obligations pour les entreprises, moins d'impôts et plus d'aides financières.
La concertation collective également est en ligne de mire. Les confédérations syndicales ont beau se montrer tout à fait conciliantes avec les intérêts du patronat, et signer depuis des années des conventions collectives qui enregistrent recul après recul dans les conditions de travail comme de salaire des travailleurs : tout cela, au goût de nombre de patrons, représente encore trop de contraintes. Face à des syndicats aplatis devant eux depuis des années et qui estiment "dépassée" l'idée de se servir de la force collective des travailleurs, ces patrons estiment très logiquement qu'au fond, ils pourraient bien se débrouiller sans cet intermédiaire syndical lui-même, qu'ils voient lui aussi comme "dépassé".
Rifondazione Comunista à la recherche d'une "alternative"
Ainsi, dans la période qui vient, ce sont toutes les organisations traditionnelles de la gauche italienne qui risquent de payer les conséquences de l'aplatissement et de la servilité dont elles ont fait preuve, depuis des années, devant les intérêts de la bourgeoisie. C'est déjà vrai des DS, cela peut être vrai rapidement des confédérations syndicales. Et c'est vrai également, en définitive, de Rifondazione Comunista dont l'opposition seulement velléitaire et verbale à la politique gouvernementale ne lui a pas permis de bénéficier, sur la gauche des DS, de l'affaiblissement de ceux-ci.
Après avoir pendant deux ans apporté son soutien au gouvernement Prodi, la tentative de Bertinotti à l'automne 1998 de monter les enchères vis-à-vis de celui-ci s'est soldée par la scission du PdCI cossuttien et la perte de la majorité des députés de Rifondazione. Cette défection en soi n'aurait pas été le plus grave ; mais cette sortie de la majorité parlementaire ne s'est pas accompagnée d'un changement substantiel de politique. Après comme avant, Rifondazione s'est cantonnée au rôle d'opposition parlementaire et institutionnelle. Loin de tenter d'exprimer une véritable opposition de classe à la politique du gouvernement D'Alema, Bertinotti a continué de courir après des chimères en se présentant comme le parti d'une "alternative" dont le modèle aurait été... le gouvernement Jospin en France, dont la politique selon lui serait faite de "réformes" "pour éviter les conséquences sociales des politiques libérales, des logiques de marché et de liquidation de l'Etat social".
Une telle "alternative" n'a aucune crédibilité, tant il est évident même de l'autre côté des Alpes que la politique d'un Jospin ne diffère au fond en rien de celle d'un D'Alema, d'un Blair ou d'un Schroeder. Et elle n'a permis à Rifondazione de redresser ni les résultats électoraux du parti, ni le moral et la confiance de ses militants. Le parti a été rendu de plus en plus passif par l'activité exclusivement institutionnelle de ses dirigeants, en même temps que nombre d'adhérents abandonnaient carrément Rifondazione et le militantisme. Puis les mauvais résultats électoraux des élections européennes de juin 1999 (4,1 % des voix) ont amené le parti à resserrer ses liens avec les DS et le centre-gauche, passant avec ceux-ci un accord électoral dans la plupart des régions pour les élections d'avril 2000. Cette alliance avec ceux qu'il dénonçait la veille a encore accentué la désorientation d'une fraction du parti, certains militants ou même des cercles entiers déclarant qu'ils désobéiraient au parti et ne voteraient pas pour ce centre-gauche au gouvernement.
Finalement, des résultats un peu moins mauvais à ces élections régionales d'avril 2000, puis l'échec du référendum d'abolition de la proportionnelle, donnent un peu plus de marge de manoeuvre à Rifondazione Comunista, au moins provisoirement. Mais cela ne change pas ses perspectives. Courant d'une chimère à l'autre, Bertinotti et la direction de Rifondazione agitent maintenant l'idée d'une nouvelle "alternative politique". Celle-ci, pour laquelle certains reprennent même les mots de "gauche plurielle", serait un regroupement de Rifondazione, des intellectuels groupés autour du quotidien Il Manifesto, de leaders de la gauche syndicale de la CGIL, de représentants de la gauche des DS en rupture avec leur parti, et de quelques autres. Quant au contenu politique, il consisterait en l'exaltation du "mouvement social", des manifestants anti-conférence de Seattle, de l'écologie, ou encore de "nouveaux sujets" comme les "centres sociaux" constitués en Italie autour de l'occupation de bâtiments pour créer des pôles culturels "alternatifs", sans oublier les Indiens du Chiapas et le sous-commandant Marcos ou bien la défense de la taxe Tobin sur les mouvements de capitaux. Liberazione, le journal du parti, voit dans tous ces mouvements "la possibilité concrète de battre le libéralisme et de définir un projet alternatif" avec "l'intervention consciente des forces anticapitalistes", et reproche à Rifondazione lui-même "son retard à s'ouvrir et à innover" ou sa rupture insuffisante avec "le communisme des années 1900"... Il est vrai que l'article (Liberazione du 16 juin 2000) est dû à la plume d'un militant de la section italienne de la IVE Internationale. Mais en l'occurrence, ces militants, qui font partie de la majorité de Rifondazione, sont en harmonie parfaite avec Bertinotti.
Le ton est donné, on le voit. Rifondazione cherche à occuper un certain espace politique, sur la frange des DS, autour des phrases fumeuses à la mode sur le "mouvement social", l'échec de la conférence de Seattle ou bien les "nouveaux sujets" de contestation. Cela fait penser aux tentatives de la "Gauche Unie" espagnole de se différencier du Parti Socialiste tout en restant sur le même terrain politique, en fait fondamentalement réformiste lui aussi malgré quelques apparences un peu plus à gauche, et cela risque de ne pas ouvrir plus de perspectives qu'à la "Gauche Unie" en question qui est allée de déroute électorale en déroute électorale.
En tout cas, dix ans après sa création en 1991, en réaction à l'abandon de l'étiquette communiste par la majorité du PC italien, Rifondazione est aujourd'hui toujours plus loin de se définir comme une force véritablement communiste et comme un parti de classe, désarmant et démoralisant toujours un peu plus ceux qui avaient pu voir en elle l'espoir de la création d'un tel parti.
C'est pourtant sur ces bases-là, et sur elles seules, que peuvent se battre les militants se réclamant sincèrement de la classe ouvrière. Ceux qui veulent lutter sérieusement pour la défense des intérêts de celle-ci, pour regagner le terrain perdu face à la bourgeoisie, pour redonner aux travailleurs une perspective de lutte, n'ont pas d'autre voie que de se battre pour la renaissance d'un véritable parti communiste, se battant sur des bases de classe. Le chemin dans cette direction peut sembler long et difficile, surtout dans le paysage de démolition que laissent derrière elles ces quatre années d'un gouvernement dit de gauche qui a mené les pires attaques contre la classe ouvrière. Mais il n'y en a pas d'autre.
Alors, bien au-delà de la question de savoir combien de temps encore le gouvernement de centre-gauche réussira à survivre, la question de la reconstruction d'un tel parti est la seule véritable question pour les militants révolutionnaires, et pour tous les travailleurs conscients.