Le Conseil électoral provisoire (CEP), relayé par le gouvernement s'engage : cette fois-ci sera la bonne ! Après quatre reports successifs, les dates annoncées pour les élections à venir seraient définitives. Le premier tour des élections présidentielle et législatives se tiendrait le 7 février. Après un éventuel second tour le 19 mars, le 30 avril auraient lieu les élections municipales et locales.
Aucun des problèmes qui ont motivé les reports précédents n'a pourtant été résolu, pas même les problèmes techniques : les cartes électorales n'ont pas été distribuées partout, les bureaux de vote sont en nombre insuffisant et mal répartis au point d'exiger parfois une journée de marche pour aller voter, l'acheminement du matériel cafouille, les auxiliaires embauchés pour les diverses opérations n'ont pas été payés et menacent de se mettre en grève, etc. Mais loin des contingences matérielles : les grandes puissances tutélaires et les représentants de l'ONU en ont assez des tergiversations et tiennent à ce que les élections aient lieu au plus vite. Il faut bien que l'intervention militaire qui avait écarté Aristide manu militari trouve rétrospectivement une justification légale. Il faut un gouvernement qui puisse se prévaloir d'une légitimité consacrée par des élections. L'autorité du duo Boniface-Latortue, désigné par les occupants, a manifestement du mal à dépasser le cercle restreint des domestiques du Palais national et de la Primature.
Le règne des bandes armées...
Les États-Unis et la France avaient justifié, il y a deux ans, leur intervention par la nécessité de "rétablir l'ordre" en mettant au pas les chimères. Ils ont lié la promesse "d'élections libres" au rétablissement de la sécurité. On voit ce qu'il en est. La situation n'a cessé de se dégrader.
Aux chimères se revendiquant encore vaguement de justifications politiques et prétendant se battre pour le retour d'Aristide s'est ajoutée toute une faune d'ex-militaires reconvertis dans le banditisme, de repris de justice chassés des prisons américaines, de policiers pourris, de voyous et de trafiquants de drogue de diverses provenances. Si encore les bandits armés se contentaient de rançonner Cité Soleil, la classe privilégiée haïtienne comme leurs protecteurs des grandes puissances se feraient une raison. Il y a bien des pays des Caraïbes et d'Amérique Latine, à commencer par la Jamaïque, où la police et les bandes de gangsters se partagent quasi officiellement le contrôle des cités et des bidonvilles.
Mais les zones dominées par les bandes armées s'étendent progressivement vers Drouillard, Terre Noire, Sarthe et Cazeau. Elles sont en passe d'incorporer la route de l'aéroport avec tout ce que cela implique du point de vue de la communication et des déplacements vers l'extérieur. Les entreprises du parc SONAPI dont la sortie se situe sur la route nationale N°1 ferment les unes après les autres. Ce n'est pas pour rien que les patrons donnent de plus en plus de la voix : leurs intérêts sont directement menacés. Leur intégrité physique elle-mêmeest menacée : les enlèvements deviennent une véritable industrie. Haïti dépasserait désormais la Colombie par le nombre des enlèvements.
Pour les gangs les plus puissants, l'enlèvement d'un bourgeois fortuné est une affaire particulièrement rentable. Tellement rentable que, à en juger par les rares cas qui sont rendus publics, il en est parmi les hommes d'affaires qui se seraient reconvertis, financent et commanditent des gangs armés. Un homme d'affaires dispose en outre de certaines facilités : celle par exemple de trouver des informateurs dans le milieu bancaire pour être renseigné sur l'état de fortune de la victime et sa capacité à payer la rançon exigée. La base arrière des gangs est incontestablement la zone de non-droit de Cité Soleil. Mais il se peut que certains cerveaux se trouvent du côté de Pétion-Ville, en passe de devenir d'ailleurs un terrain de chasse.
Il n'en reste pas moins que c'est dans les classes populaires que la violence armée fait le plus de victimes. Médecins Sans Frontières, pratiquement les seuls à soigner les blessés, ont donné le 19janvier une conférence de presse pour souligner que les quelque 220 blessés par balles qu'ils ont eu à soigner au cours du seul mois de décembre (au lieu de 147 le mois précédent) viennent pour la plupart des quartiers pauvres et que plus de la moitié étaient des enfants, des femmes et des vieillards.
Comment ne pas parler à ce propos de ce courant politique composé d'intellectuels ou assimilés qui, partis du maoïsme ou du nationalisme qui se veut progressiste, sont devenus des laudateurs d'Aristide et dont Haïti Progrès est l'expression ? Ce journal continue à présenter les bandes de chimères comme des résistants à l'invasion étrangère. Dans l'imagerie véhiculée par ce journal, Dread Wilmer, le chef de gang mort dans une fusillade, est en passe de devenir un chef de guérilla mort en martyr de la cause populaire et Cité Soleil un "territoire libéré", où la violence ne serait présente qu'au moment des incursions de la police.
Mais la crapulerie de la police pour laquelle un habitant de Cité Soleil est forcément un chimère et traité comme tel ne justifie pas la crapulerie des chimères eux-mêmes. Il est difficile de dire le comportement de qui est le plus révoltant : du policier qui, au nom du combat contre l'insécurité, tire d'abord sans s'occuper de savoir s'il a affaire à un bandit ou à une de ses victimes ou du chimère qui assassine un voisin simplement parce que celui-ci dispose d'un téléphone portable susceptible de renseigner la police.
Mais le pire, peut-être, ce sont ces gens qui se prétendent "progressistes" et qui ne se salissent certes pas les mains mais qui, de leur rédaction de Port-au-Prince ou de New York, loin en tous cas de Cité Soleil, justifient, mieux, glorifient les chimères. Il faut croire que leur conception du "pouvoir populaire" est du même genre que celui exercé par les chimères sur les quartiers pauvres.
Ces gens-là n'ont que mépris pour les familles de pauvres qui sont les principales victimes des gangs armés, terrorisées, rançonnées, mobilisées pour servir de boucliers aux gangs en cas d'attaques de la police et de la Minustah. Ils n'ont que mépris pour les ouvriers qui risquent leur vie chaque jour en se rendant à leur travail, pour les ouvrières violées sur le chemin, pour les petites marchandes dont on vole le maigre butin de la journée. Ils n'ont que mépris pour ces travailleurs de la zone industrielle obligés de se transformer en nomades car, après avoir fui Cité Soleil vers Cité Militaire ou Drouillard, l'avancée des zones contrôlées par les chimères les contraint à déménager de nouveau, trouver des proches qui acceptent de les loger eux et leurs familles, entassés à dix ou quinze dans une même pièce.
...et l'impuissance de la minustah
Malgré ses 8000 militaires et 1900 policiers, la Minustah ne parvient pas à stabiliser la situation. Mieux ou pire, les témoignages se multiplient sur l'inaction des unités onusiennes qui ne bougent pas, même en présence de bandits armés. Plusieurs victimes d'enlèvements rapportent avoir été kidnappées à quelques pas d'un blindé de l'ONU. Boulos au nom du patronat ou Apaid au nom du groupe des 184 ont engagé la campagne que l'on sait contre la "faillite de Valdès", s'en prenant, par-dessus la tête de l'ambassadeur chilien, responsable politique de la mission onusienne, à l'ONU elle-même et à son secrétaire général.
Eh oui, la Minustahne parvient pas à désarmer les chimères. Il faut croire que l'armée onusienne ne se sent pas assez forte pour reconquérir Cité Soleil, encadrée par des gangs fortement armés, incrustés au milieu d'une population qui, même si elle subit les chimères, ne souhaite pas pour autant une intervention militaire massive dont elle sera inévitablement la principale victime. En outre, les soldats de cette armée onusienne bigarrée, venus principalement de pays pauvres, n'ont sans doute pas envie de se faire trouer la peau en faisant du zèle. Ce seul fait suffit pour expliquer le laxisme qui leur est reproché, même si les bruits sur l'implication de certains soldats de la Minustah dans les enlèvements ne sont pas fondés. L'unité jordanienne qui surveille l'approche de Cité Soleil a perdu plusieurs de ses membres, exécutés par des snipers. Ses soldats préfèrent rester sagement dans leurs blindés...
Malgré les gémissements de Boulos et d'Apaid, de la journée de grève générale du 9 janvier à l'appel du patronat ou du sit-in du 16, il n'est pas dit que les États-Unis envoient des troupes plus efficaces. Ils ont déjà trop à faire en Irak.
Mario Andrésol, chef de la police, après avoir constaté qu'il n'a pas trouvé auprès des casques bleus le soutien qu'il espérait, réclame au moins plus de matériel militaire et de plus lourd, face aux bandits bien armés. Mais qui garantit que le matériel livré à la police ne finisse pas par aboutir entre les mains des bandits, tant la police elle-même est pourrie de corruption ?
Il se peut que les protestations de plus en plus bruyantes montant de la classe possédante amènent la Minustahà redéployer ses troupes afin de protéger un peu mieux les zones qui intéressent le patronat (les approches de la zone industrielle en particulier et la route de l'aéroport). Il se peut, aussi, que se multiplient les opérations "coups de poing" destinées à libérer un bourgeois ou un homme d'affaires étranger kidnappé. Mais l'insécurité ne sera pas moins grande pour les classes populaires.
Les élections
La grande masse des électeurs se rendra-t-elle aux urnes dans ces élections voulues par les grandes puissances, malgré l'impréparation technique et surtout, l'insécurité dans les quartiers populaires ? On ne le saura que le jour du scrutin. Pour le moment, l'agitation des cercles politiques ne touche guère les classes populaires, préoccupées surtout de survivre, au jour le jour, rackettées par les bandes armées, affamées par les hausses de prix.
Et elles qui ont été si souvent déçues par les élections, y compris celles qui semblaient pourtant chargées d'espoir, n'ont aucune raison d'attendre quoi que ce soit pour elles dans les élections sous tutelle qui viennent. Cela dit, le souvenir des décennies de dictature n'est pas perdu et le simple fait de pouvoir voter peut légitimement apparaître aux yeux de beaucoup comme un acquis.
Bien que 34 candidats se présentent à la présidentielle, les sondages donnent Préval largement vainqueur. Aux yeux des lavalassiens, il bénéficie du souvenir de sa primature sous Aristide. Si cela lui vaut l'hostilité des adversaires d'Aristide - il a été, de fait, interdit de meeting à Saint Marc où le souvenir du massacre de la Scierie reste fort, mais aussi aux Gonaïves - il ne passe pas pour un fanatique de lavalasse et d'ailleurs, il prend soin de répéter que lui, c'est lui et qu'il n'a nullement l'intention de ramener Aristide s'il était élu. Son passé d'agronome comme les quelques mesures plus symboliques que réelles qu'il avait prises lors de son passage à la présidence et qu'il avait baptisées pompeusement "réforme agraire" lui valent une certaine popularité parmi les paysans.
Les grandes puissances ont peut-être d'autres préférences, un Bazin pour les États-Unis, Manigat ou Serge Gilles pour la France -Jospin a appelé pour ce dernier qui se dit toujours socialiste, malgré ses multiples compromissions dans le passé avec les militaires au pouvoir-, mais elles inscrivent à l'actif de Préval d'avoir été le seul président à faire l'intégralité de son mandat, sans crise majeure. Elles ont pu le voir à l'œuvre et savent que rien, ni dans son programme, ni dans sa personnalité, n'est préjudiciable aux intérêts impérialistes. (Pour ce qui est d'Aristide, ce qui posait problème aux grandes puissances, ce n'était certes pas sa politique qui n'était en rien opposée aux intérêts occidentaux, mais son imprévisibilité, sa démagogie jugée irresponsable).
Une caste politique à l'image de la classe possédante
Comme les ressacs soulèvent l'écume, les vaguelettes de la campagne électorale charrient tous les leaders autoproclamés qui ont occupé, ensemble ou en concurrence, les devants de la scène politique depuis la chute de Duvalier, il y a vingt ans tout juste. Leurs noms se répètent à la radio et les photos de certains d'entre eux refont leur apparition sur les murs. Ils prétendent tous incarner la démocratie, la liberté, l'espoir.
Associés au pouvoir ou aspirant à y arriver, ils ont tous eu l'occasion de montrer pourtant non seulement qu'ils ne peuvent ni ne veulent changer le sort des masses exploitées de ce pays, mais même faire fonctionner la société telle qu'elle est.
Même du point de vue de la bourgeoisie qu'ils servent tous ou aspirent à servir, ils se sont montrés incapables. Incapables d'assurer l'exploitation et la "bonne marche des affaires" dans des conditions de sécurité acceptables pour le patronat. Incapables d'empêcher la décomposition de l'État qui n'assure pratiquement plus aucune de ses fonctions, même les plus indispensables du point de vue de la classe possédante elle-même. Incapables de faire reculer un tant soit peu la corruption. Incapables de surmonter leurs rivalités autour de la mangeoire, même pour une cause qui concerne des intérêts importants de la classe dominante.
Le patronat lui-même fait si peu confiance à cette caste politique veule, couarde et incapable, qu'il a pris l'habitude de se passer de son intermédiaire pour prendre en main directement les affaires politiques, par le biais d'un des siens. C'est un mouvement dirigé par les grands bourgeois Apaid et Backer qui a conduit le mouvement pour le renversement d'Aristide. C'est encore le grand patronat, directement autour de Boulos et de la Chambre de commerce, qui dirige le mouvement de contestation contre le "laxisme de la Minustah". Ce sont eux qui ont l'initiative politique.
Mais l'incapacité, la veulerie de la caste politique n'est pas seulement celle des hommes qui la constituent. Elle est celle de la classe dominante elle-même. La bourgeoisie haïtienne, avide, égoïste, prête à vendre père et mère pour peu que cela rapporte, a la caste politique qu'elle mérite. Les protestations impuissantes de bourgeois petits et grands, lésés dans leurs affaires par l'insécurité, leurs lettres indignées adressées à Valdes et à la Minustah publiées avec complaisance dans la presse contrôlée par Boulos, montrent seulement que la bourgeoisie haïtienne est incapable de gérer ses propres affaires et qu'elle ne peut pas se passer de la béquille fissurée de l'ONU et, derrière cette dernière, des États-Unis.
Les classes populaires, après avoir pesé sur la politique lors du renversement de la dictature de Duvalier, sont aujourd'hui silencieuses et résignées. Ballottées de fausses promesses de démocratie en faux espoirs de voir enfin renversée la table, trahies par le Puch et toutes les variantes du nationalisme progressiste avant de l'être par lavalasse, elles ne croient en rien et surtout pas en la possibilité d'un changement en leur faveur.
C'est pourtant elles, écrasées aujourd'hui par la vie, prises en otage entre les bandes armées officielles et celles des bandits (chimères ou pas), qui incarnent un avenir, car seuls leurs intérêts sont ceux de l'immense majorité de la société et du pays lui-même. Le seul moyen de mettre fin à l'immense misère de la majorité par une organisation de la production et de la répartition en fonction des besoins de tous ; le seul moyen même de mettre fin à l'insécurité en désarmant les bandes armées, réside dans l'intervention consciente de la classe ouvrière et de la paysannerie. Contribuer à cette prise de conscience, œuvrer pour que les classes exploitées prennent conscience de leurs intérêts politiques et acquièrent assez de confiance en elles-mêmes pour se battre pour ces intérêts, voilà le chemin que doivent emprunter tous ceux qui croient en l'avenir.
26 janvier 2006