Italie - Berlusconi, un retour bien préparé par les gouvernements de centre-gauche

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Juillet 2001

Le résultat des élections italiennes du 13 mai dernier, avec la victoire de la coalition dirigée par Silvio Berlusconi, n'a certes pas été une surprise. Les élections régionales d'avril 2000, un an auparavant, avaient largement laissé prévoir la défaite des partis de la coalition de centre-gauche, qui gouvernait le pays depuis le mois d'avril 1996. Berlusconi, qui avait déjà dirigé le gouvernement italien pendant quelques mois, d'avril 1994 au mois de décembre de la même année, revient au pouvoir renforcé et triomphant, à la tête d'une coalition dont il peut espérer qu'elle sera plus durable que celle de 1994.

La victoire de Berlusconi, en tout cas, apparaît comme celle d'un grand capitaliste qui ne craint pas de proclamer haut et fort que ce qui doit prévaloir est le droit des plus riches à être encore plus riches, que ce qui est bon pour le capital est bon pour le pays et qu'il faut éliminer de la législation tout ce qui peut freiner le pouvoir de l'argent. Cela rend sans doute amers bien des militants de gauche, bien des militants ouvriers, en symbolisant en quelque sorte la victoire de tout ce contre quoi ils luttent.

Mais encore faut-il ne pas oublier que cette victoire a été largement préparée par les dirigeants de cette gauche elle-même qui, durant ces cinq ans au pouvoir, n'ont cessé d'encenser les lois du marché et ont eux-mêmes mené la politique souhaitée par le grand capital, de privatisations et de déréglementation tous azimuts, que Berlusconi lui-même n'aurait sans doute pas rêvé pouvoir mener sans rencontrer des réactions d'envergure. Et si les dirigeants de la coalition de gauche ont mené leur campagne électorale en pointant le doigt sur le danger représenté par le pouvoir d'un Berlusconi et la mainmise dont il dispose déjà sur les moyens audiovisuels de par les chaînes de télévision qu'il possède, c'est néanmoins toute leur politique qui a frayé la voie à Berlusconi et à ses projets.

Enfin, si la coalition de centre-gauche dénonçait les dangers de la personnalisation du pouvoir autour d'un Berlusconi, on a pu constater que sa propre campagne électorale ne la distinguait guère, en fait, de la coalition constituée autour de ce grand capitaliste sous le nom de "maison des libertés". Aux panneaux publicitaires à l'effigie de Berlusconi s'opposaient les panneaux publicitaires à l'effigie de l'homme que le centre-gauche s'était choisi comme figure de proue : Francesco Rutelli, avec des slogans dont la démagogie, notamment sur la sécurité, ne valait souvent guère mieux que celle de son adversaire. Aux militants de gauche, aux électeurs populaires, le centre-gauche n'avait rien à dire. Il tentait seulement de contester Berlusconi sur son terrain en lui disputant une frange d'électeurs du centre. Il contribuait à donner le spectacle d'une campagne électorale "à l'américaine" opposant deux leaders presque semblables, et d'une bipolarisation de la vie politique réduisant le niveau de celle-ci au choix entre le sourire carnassier de Berlusconi et l'allure bon chic-bon genre de Rutelli.

Système majoritaire et recomposition politique

Il faut rappeler que cette bipolarisation de la vie politique italienne, autour de deux grandes coalitions de partis pouvant alterner au pouvoir, est elle-même un fait récent, vieux d'à peine dix ans. Dans le contexte politique des années 1989-1991, marqué par la chute du mur de Berlin et l'écroulement de l'URSS, le Parti Communiste Italien avait estimé le moment venu de faire un pas décisif dans le long processus de sa transformation, d'un parti communiste stalinien en un parti social-démocrate analogue au SPD allemand ou au Labour Party anglais. Décidant d'abandonner l'appellation "communiste" pour devenir simplement le "parti démocratique de la gauche" (Partito Democratico della Sinistra - PDS), il posait sa candidature pour participer à part entière au gouvernement du pays.

En échange cependant, il dut démontrer sa disponibilité à participer à la transformation du système politique à la façon souhaitée par une grande partie de la bourgeoisie italienne qui, depuis longtemps, se plaignait de l'instabilité des gouvernements, de leur trop grande dépendance à l'égard du parlement les rendant trop lents à gouverner le pays dans le sens de ses intérêts.

C'est donc avec le consensus du PCI devenu PDS que le système politique italien, basé jusque-là à tous les niveaux sur des élections à la proportionnelle presque intégrale, fut transformé dans un sens majoritaire.

Pour les élections législatives, le mode de scrutin adopté fut le scrutin uninominal majoritaire à un seul tour par circonscription. Ce système contraignait par exemple les partis de gauche, s'ils souhaitaient avoir le plus d'élus possible, à conclure des alliances en se répartissant les circonscriptions : en effet la présence, par exemple, de plusieurs candidats de gauche dans une même circonscription, pouvait amener la victoire de la droite, même si les électeurs de gauche étaient majoritaires.

Le système est évidemment particulièrement antidémocratique, n'ayant d'équivalent en Europe que le mode d'élection qui subsiste en Angleterre sans changement depuis le début du 19e siècle. La seule correction, introduite sous la pression des petits partis craignant de disparaître, fut le maintien de la proportionnelle pour l'élection d'un quart des députés, les trois autres quarts étant donc élus selon ce système majoritaire.

Le but avoué du système majoritaire était de forcer les partis à s'intégrer à des coalitions électorales, l'une de gauche et l'autre de droite, pouvant alterner au pouvoir comme le font démocrates et républicains aux Etats-Unis, travaillistes et conservateurs en Grande-Bretagne. Au sein de chacune des deux coalitions, il rendait évidemment maître d'oeuvre le parti électoralement le plus important. En ce qui concerne la gauche par exemple, c'était le PDS qui devenait le maître de la répartition des candidatures entre les circonscriptions.

Cette vaste opération de réforme institutionnelle était censée donner naissance à une "deuxième république" plus efficiente que la première république née au lendemain de la guerre après la défaite de l'Italie et l'écroulement du régime fasciste. Elle fut légitimée, auprès de l'opinion, par la nécessité de sortir d'un système politique marqué par l'immobilisme, symbolisé notamment par la présence continue du même parti au pouvoir depuis le lendemain de la guerre mondiale. L'omniprésence de la Démocratie-Chrétienne, l'absence de réelle alternance gouvernementale depuis plus de quarante ans, furent elles-mêmes présentées comme la raison de la corruption et des scandales marquant régulièrement la vie politique. L'opération "mains propres" menée par les juges du parquet de Milan autour du juge Di Pietro, en mettant au grand jour un grand nombre d'affaires de corruption impliquant en premier lieu la Démocratie-Chrétienne et le Parti Socialiste, aboutit à la quasi-disparition politique de ces deux partis.

L'introduction d'un système électoral majoritaire se compléta ainsi d'une recomposition politique dont les principaux effets furent visibles aux élections législatives du printemps 1994. A gauche se constitua une coalition dite "des progressistes" autour de l'ex-PC devenu PDS auquel s'étaient adjoints de petits partis du centre-gauche ainsi que le Parti de la Refondation Communiste (PRC) constitué par la fraction de l'ex-PC ayant refusé d'abandonner l'appellation communiste. Mais à droite, la quasi-disparition de la Démocratie-Chrétienne laissait un vide... et une opportunité politique.

Le lancement de "Forza Italia"

Le magnat de l'audiovisuel Silvio Berlusconi sut être le premier à saisir cette opportunité en lançant un nouveau parti : Forza Italia, ce qui peut signifier aussi bien "Force Italie" que "Allez l'Italie", et reprenant donc le cri des supporteurs des clubs de football dont Berlusconi, lui-même président du Milan AC, était un des financiers et non des moindres.

Lancé avec les méthodes des directeurs de régie publicitaire des télévisions de Berlusconi, fondant des clubs "Forza Italia" sur le modèle des clubs de supporteurs, disposant de beaucoup d'argent et de l'appui de ses télévisions totalisant l'audience de la moitié des téléspectateurs italiens, Forza Italia apparut rapidement comme l'axe obligé de la coalition de droite en voie de constitution.

Mais en fait de renouvellement du personnel politique, mieux vaut parler d'une vaste opération de recyclage, semblant suivre à la lettre le vieux principe politicien de l'aristocrate du roman "Le Guépard" déclarant qu'il fallait "tout changer pour que tout reste pareil". Forza Italia sut attirer les notables en place, dont la Démocratie-Chrétienne en déroute ne garantissait plus la réélection. Les vieilles clientèles électorales de ce parti passèrent, avec armes et bagages, derrière la nouvelle étiquette jusqu'à la mafia sicilienne, soutien traditionnel de la DC dans l'île depuis la guerre, qui comprit qu'il fallait changer : ses hommes de paille au sein des institutions politiques seraient désormais "Forza Italia" et non plus démocrates-chrétiens.

Mais Forza Italia elle-même n'était qu'un moyen, pour Berlusconi, de tenter de fédérer autour de lui toute la droite en constituant une coalition électorale. C'est ce qu'il fit en particulier en parrainant l'intégration au système politique de l'ancien parti néo-fasciste.

Le MSI (Mouvement Social Italien), parti constitué par les nostalgiques de Mussolini, obtenant selon les élections entre 5 et 8 % des voix, avait été exclu jusqu'alors de toutes les coalitions parlementaires à l'exception de l'épisode avorté du gouvernement Tambroni en 1960, qui se solda par de violentes émeutes. Son leader Gianfranco Fini déclara lui aussi qu'il fallait se moderniser et participer au système politique. Le MSI fut transformé en un nouveau parti, "Alliance Nationale", au prix du départ de quelques obstinés voulant maintenir le drapeau mussolinien et qui décidèrent de continuer le parti sous le nom de "MSI-Flamme tricolore".

Gianfranco Fini n'eut même pas vraiment à renier son passé : il lui suffit de quelques déclarations sur le fait que ce passé était... passé, et qu'il se considérait donc maintenant comme "post-fasciste", ce qui ne ressemblait pas vraiment à une abjuration. Cette conversion à la république parlementaire, aussi ambiguë qu'elle fût, lui valut de recevoir des brevets de légitimité démocratique, non seulement de la part de Berlusconi et de ses pairs, mais aussi de la part des dirigeants de l'ex-PC, empressés de donner ce gage supplémentaire de bonne volonté dans la mise sur pied de la "seconde république" : ceux qui, à gauche, rompaient tous les ponts avec leur passé communiste cautionnaient ceux qui, à droite, déclaraient s'éloigner de leur passé fasciste.

Enfin, dès ces élections de 1994, Berlusconi réussit à compléter sa coalition par un autre allié : la Ligue du Nord d'Umberto Bossi. Démagogue ayant construit sa fortune politique, lui aussi, dans le contexte de la déroute de la Démocratie-Chrétienne, Bossi avait su recueillir les voix de toute une petite bourgeoisie aisée du Nord de l'Italie sur la base d'une campagne poujadiste contre l'Etat central ("Rome la voleuse"), accusé de dilapider l'argent du Nord industrieux, sur la base aussi de campagnes xénophobes contre les étrangers et même contre les Méridionaux italiens présentés comme des paresseux qui auraient mieux fait de rester chez eux. Aussi turbulent et imprévisible que fût Bossi, la logique du système politique majoritaire l'obligea, lui aussi, à rejoindre la coalition, dénommée alors "Pôle des Libertés", constituée autour de Berlusconi.

Ainsi assuré de la majorité de l'électorat, le "Pôle des libertés" remporta facilement les élections de 1994. Cependant son premier gouvernement eut la vie courte. A l'automne 1994, ses attaques contre le système des retraites déclenchèrent une vague de grèves et de manifestations comme on n'en avait pas vu depuis longtemps. Bossi et la Ligue du Nord, préférant ne pas assumer l'impopularité de ces mesures, se retirèrent de la majorité parlementaire, obligeant Berlusconi à la démission.

"L'Olivier" au gouvernement

Berlusconi fut aussitôt remplacé à la présidence du Conseil, au début 1995, par Lamberto Dini. Transfuge de Forza Italia, trouvant une majorité grâce au PDS encore une fois empressé d'apporter sa contribution à la gouvernabilité de l'Italie, Dini fit passer avec l'accord des syndicats pratiquement les mêmes mesures contre les retraites que Berlusconi n'avait su faire passer.

On approcha ainsi des élections de 1996, auxquelles la coalition de centre-gauche se présenta sous l'étiquette de "l'Olivier" (l'Ulivo). Sa principale force électorale était toujours constituée par le PDS, auquel s'étaient adjoints des partis du centre comme la petite coterie parlementaire de "Renouveau Italien" autour de Dini, et surtout le Parti Populaire Italien (PPI), un des fragments restants de la Démocratie-Chrétienne ayant choisi l'alliance à gauche. Cette fois encore, le PDS fit la preuve de sa responsabilité en laissant la figure de proue de "l'Olivier" à un membre du PPI, le démocrate-chrétien Romano Prodi. Sur sa gauche, "l'Olivier" disposa du soutien extérieur de Rifondazione comunista (PRC) qui accepta le principe du désistement en faveur des candidats du centre-gauche.

En revanche, à droite, la Ligue du Nord avait choisi cette fois de faire cavalier seul et de présenter ses candidats contre ceux du "Pôle des Libertés" de Berlusconi. La logique du système majoritaire joua donc, cette fois, en faveur du centre-gauche. "L'Olivier" put sortir gagnant des élections de 1996 bien que minoritaire dans l'électorat, et bien qu'il n'y eût pratiquement pas de déplacement de voix vers la gauche.

"L'Olivier" s'installa donc au gouvernement, avec pour président du Conseil Romano Prodi, et disposa jusqu'en 1998 du soutien parlementaire de Rifondazione comunista. La chute du gouvernement Prodi à l'automne 1998, lorsque Rifondazione se retira de sa majorité, fut l'occasion de passer la main, cette fois, au dirigeant du PDS lui-même, Massimo D'Alema. Cette première expérience de gouvernement italien dirigé par un ex-communiste ne dura cependant qu'un an et demi. Après son échec aux élections régionales du printemps 2000, D'Alema dut se retirer et céder la place au socialiste Amato, qui allait assurer la transition jusqu'aux élections de ce mois de mai 2001.

Fait exceptionnel, l'Italie a donc vécu cinq ans de suite avec le même parlement et, à peu de choses près, avec la même majorité gouvernementale de centre-gauche appuyée pour l'essentiel sur le PDS, l'ex-Parti communiste, qui a d'ailleurs de nouveau changé de nom pour s'appeler maintenant simplement les DS (Democratici di Sinistra - Démocrates de gauche). Et durant ces cinq ans, les dirigeants DS n'ont pas ménagé les efforts pour démontrer leurs qualités de gouvernants bourgeois.

Ne jurant plus que par l'économie de marché, engageant les privatisations les unes après les autres, imposant l'austérité et le quasi-blocage des salaires par la dévalorisation des contrats collectifs, adoptant les lois permettant la précarisation du marché du travail, la flexibilité des horaires, s'attaquant de nouveau aux retraites, s'engageant vers la privatisation de l'école publique, favorisant l'enseignement confessionnel comme les gouvernements démocrates-chrétiens eux-mêmes n'avaient jamais osé le faire, le bilan de ces gouvernements de centre-gauche est celui d'une succession sans précédent d'attaques anti-ouvrières, de remises en cause de bien des conquêtes imposées dans le passé. Autant d'attaques qui, de plus, ont pu se dérouler pratiquement dans la paix sociale, la collaboration des confédérations syndicales aboutissant à livrer les travailleurs, pieds et poings liés, aux attaques du patronat. En même temps, l'explosion des cours de la Bourse, battant record sur record, illustrait l'envolée des profits et l'enrichissement accéléré des couches déjà les plus riches.

En mars dernier, à quelques semaines des élections législatives, dans un Congrès, la Confindustria la Confédération patronale avait indiqué ce qu'elle attendait de la prochaine majorité parlementaire : qu'elle facilite les choses au patronat par la baisse des charges et des impôts et en général la diminution de leurs contraintes ; sur ce programme, Rutelli comme Berlusconi s'affirmèrent substantiellement d'accord et, à la veille des élections, la plupart des commentateurs soulignaient l'absence de différence notable entre les programmes des deux coalitions.

Les élections du 13 mai

En fait, dans ces élections du 13 mai 2001, le seul argument du candidat de centre-gauche, Rutelli, vis-à-vis de l'électorat était de se servir de Berlusconi comme d'un épouvantail. Symbolisant le pouvoir absolu de l'argent, l'emprise du capital sur les médias, la "télévision poubelle", la corruption et le cynisme, mégalomane de surcroît, Berlusconi pouvait servir de repoussoir, renvoyer des électeurs vers Rutelli et celui-ci apparaître comme le moindre mal. De ce point de vue, si l'on en croit la remontée des sondages en faveur de Rutelli dans les semaines précédant l'élection, sa campagne a peut-être été en partie efficace : globalement, relativement aux élections de 1996, la coalition de "l'Olivier" progresse même un peu. Au scrutin proportionnel, elle passe de 34,7 % des voix en 1996 à 35,4 % en 2001, grâce en fait au petit apport constitué par les scissionistes de Rifondazione ayant rejoint "l'Olivier".

La vraie raison de la victoire de Berlusconi est le fait que, cette fois, la Ligue du Nord a rejoint sa coalition. Cela permet au système majoritaire de jouer en sa faveur, alors qu'au scrutin proportionnel la "Maison des Libertés" berlusconienne ne recueille que 49,6 % en 2001, contre 52,2 % en 1996 au total "Pôle des Libertés" plus Ligue du Nord.

Telles sont les curiosités de ce mode de scrutin qui, lorsqu'il avait été adopté, était censé mettre fin aux magouilles permises par la proportionnelle. Comme on voit, le résultat est que, en pratique, ce sont les accords passés entre les partis avant l'élection pour se répartir les circonscriptions qui ont donné la victoire en 1996 au centre-gauche, et en 2001 au centre-droit... bien qu'entre temps le premier ait légèrement progressé et le second baissé...

En fait, si ces élections indiquent un mouvement d'opinion un peu notable, c'est le fait que, au sein même des deux coalitions, la bipolarisation et la personnalisation de la campagne ont joué en faveur et de Berlusconi, et de Rutelli. Aussi bien la Ligue du Nord qu'Alliance Nationale ont perdu une partie de leurs électeurs au profit de Forza Italia. De même, au sein de la coalition de gauche, les DS ont enregistré le résultat le plus bas de leur histoire, avec 16,6 % des voix au vote à la proportionnelle contre 21,1 % en 1996. En revanche la "Marguerite", coalition de petits partis du centre ayant rejoint "l'Olivier" sous la houlette de Rutelli, en obtenait presque autant, avec 14,5 % contre 11,2 % pour les mêmes partis (Parti Populaire et Renouveau Italien) en 1996. Ainsi, si Berlusconi sort de ces élections non seulement vainqueur contre "l'Olivier", mais aussi renforcé vis-à-vis d'un allié comme la Ligue du Nord, réciproquement Rutelli et les petits partis du centre-gauche sortent renforcés vis-à-vis de leurs alliés DS, pour qui ces résultats tiennent de la déroute.

Il est vrai que les DS ont peut-être maintenant l'habitude. Convaincus que les élections se gagnent au centre de l'électorat, cherchant le moyen de contester Berlusconi sur son propre terrain, ils sont devenus coutumiers du procédé consistant à mettre sur orbite des hommes du centre qui, régulièrement, se servent de leur appoint électoral et de leur caution pour vivre ensuite leur propre vie sans dire le moindre merci aux DS. Cela a été le cas pour Romano Prodi, devenu aujourd'hui président de la Commission européenne, mais aussi pour le juge des "mains propres" Antonio Di Pietro, dont les DS ont assuré l'élection dans une circonscription acquise d'avance et qui a ensuite lancé sa propre formation, "l'Italie des valeurs". C'est le cas maintenant pour Rutelli, politicien venu du Parti radical, passé par les Verts pour contribuer ensuite au lancement de "la Marguerite", anticommuniste prêt à prendre les voix des DS à condition d'en dépendre le moins possible.

La situation laisse présager des règlements de comptes au sein des DS, où beaucoup chercheront sans doute à faire porter la responsabilité de la défaite à D'Alema. Mais dans ce parti, devenu pour l'essentiel un parti de notables, les conflits depuis longtemps sont bien plus des conflits pour des postes que des débats politiques ; personne ne met plus vraiment en cause la politique pro-capitaliste menée par D'Alema, à l'exception de quelques responsables, souvent liés aux appareils syndicaux, inquiets de voir l'influence de ceux-ci se réduire et cherchant parfois à prendre leurs distances avec les dirigeants DS.

Les ambiguïtés de Rifondazione

Dans ces élections, comme dans toute la période précédente, la seule organisation ayant adopté une attitude critique vis-à-vis de la gauche de gouvernement a été Rifondazione comunista, la fraction de l'ex-PC qui, en 1991, avait décidé de continuer à se revendiquer du communisme alors que la majorité abandonnait jusqu'au nom. Cependant cela n'est pas allé sans ambiguïtés.

De 1996 à 1998, tout en ne faisant pas partie de "l'Olivier", Rifondazione comunista a fait partie de la majorité parlementaire du gouvernement Prodi. Le Parti lui a apporté son soutien, nécessaire du point de vue de l'arithmétique parlementaire, y compris pour faire passer des lois anti-ouvrières comme le "paquet Treu" du nom du ministre du Travail d'alors légalisant le travail intérimaire et instituant des dérogations aux conventions collectives sous prétexte de favoriser l'emploi. Son passage dans l'opposition, en 1998, a entraîné la scission de la fraction la plus désireuse d'une participation gouvernementale, qui, derrière Armando Cossutta, a créé le Parti des Communistes Italiens (PdCI), disposant de deux ministres dans les gouvernements de centre-gauche et participant à la coalition de "l'Olivier". Mais la politique de Rifondazione à l'égard du centre-gauche n'a pas pour autant été beaucoup plus claire après 1998.

Aux élections régionales d'avril 2000 par exemple, Rifondazione a accepté de participer aux regroupements électoraux formés au plan des régions par le centre-gauche, au moment même où celui-ci était au pouvoir et gouvernait comme on sait. Quant à ces élections de mai 2001, Rifondazione n'a certes pas participé à la coalition de "l'Olivier" derrière Rutelli, mais il a choisi la tactique dite de la "non-belligérance" : elle consistait à ne présenter de candidats de Rifondazione que pour le scrutin proportionnel concernant le quart des députés, et en revanche à ne pas présenter de candidats dans les circonscriptions, où s'affrontaient en général un candidat de "l'Olivier" et un candidat de la "Maison des Libertés" de Berlusconi, ainsi que quelques autres formations mineures.

Cela revenait, sans le dire, à appeler à voter pour le candidat du centre-gauche. Car Rifondazione tenait, non seulement à ne pas encourir l'accusation de "faire le jeu de la droite", mais aussi en fait à ne pas rompre avec le centre-gauche afin de maintenir la possibilité d'alliances futures... et présentes, avec celui-ci. Ainsi à Naples, ville où se déroulaient ce même 13 mai des élections municipales, Rifondazione a rejoint sans honte la coalition de gauche dirigée par Rosa Russo Iervolino, c'est-à-dire l'ex-ministre de l'Intérieur du gouvernement Prodi.

Rifondazione a obtenu, dans ces élections de mai 2001, 5 % des voix. Même si l'on ajoute les voix des scissionistes du PdCI (1,7 %), le total (6,7 %) est donc nettement en baisse par rapport au résultat de 1996, qui était de 8,6 %, avant la scission donc. Rifondazione semble donc subir lui aussi, malgré ses tentatives pour s'en démarquer, le discrédit qui frappe la gauche après cinq ans au pouvoir.

Mais au-delà même des élections, la tactique de Rifondazione comunista est révélatrice de ce qu'est ce parti : un parti qui en fait n'envisage pas de pouvoir mener une politique sans la présence de ses élus dans les institutions, qu'il s'agisse des conseils municipaux ou régionaux ou du parlement, et de ce fait vulnérable à tous les chantages des autres partis de gauche, qui peuvent grâce au système majoritaire exercer sur lui toutes les pressions possibles.

Cette ambiguïté à l'égard du centre-gauche et en particulier des DS, alors que celui-ci vient de démontrer jusqu'à quel point il pouvait se faire le défenseur au gouvernement des intérêts de la bourgeoisie, va de pair avec un communisme qui, s'il est revendiqué dans ses discours par Bertinotti, le secrétaire de Rifondazione, n'en a pas moins des contours de plus en plus flous.

Rifondazione comunista, créée en 1991 pour regrouper les militants communistes qui refusaient d'abandonner cette étiquette, n'a toujours pas défini exactement ce qu'il entend par cette "refondation" communiste. Mais il est tout de même de plus en plus clair que, pour ses dirigeants, il ne s'agit pas d'un retour aux principes communistes tels qu'ils pouvaient être définis par la Troisième Internationale avant la dégénérescence stalinienne. Les références de Rifondazione sont de moins en moins la classe ouvrière et ses luttes de classe. En revanche ce sont de plus en plus de nouveaux sujets comme les "centres sociaux", créés dans certaines villes italiennes par la jeunesse en quête de modes de vie "alternatifs", ou bien à l'extérieur les Indiens du Chiapas et le sous-commandant Marcos, les militants anti-mondialisation ayant manifesté à Seattle, à Prague, Nice, Naples et se préparant à manifester à Gênes, voire la Confédération paysanne en France et ses manifestations derrière José Bové. Exalter toutes ces luttes au nom de ce que Bertinotti appelle le "nouvel internationalisme", en utilisant le langage à la mode sur la "mondialisation", la "globalisation" et le "nouveau libéralisme", est aussi un moyen de faire disparaître progressivement la référence à la lutte de la classe ouvrière pour renverser le système capitaliste.

Mais ce langage est aussi à relier aux perspectives politiques que Rifondazione cherche aujourd'hui à dessiner en parlant d'un regroupement de... "gauche plurielle". Le mot est repris à la gauche au pouvoir en France avec Jospin, dont depuis des années Bertinotti s'obstine à présenter le gouvernement comme substantiellement différent des autres gouvernements dits de gauche en Europe : selon Bertinotti, le gouvernement Jospin serait celui d'un "vrai réformiste", à la différence des gouvernements Blair ou Schröder et à la différence des gouvernements de centre-gauche qui se sont succédé en Italie.

Comprenne qui pourra cette distinction savante ; toujours est-il que, derrière ce terme, Bertinotti avance une perspective de regroupement, par exemple avec des éléments en rupture avec les DS, qui se donnerait une apparence plus à gauche que ce centre-gauche que l'on vient de voir à l'oeuvre. La publication de la "revue du Manifesto" en collaboration entre Rifondazione, les intellectuels de gauche regroupés autour du quotidien "Il Manifesto" et quelques éléments de la gauche syndicale de la confédération CGIL, se veut un trait d'union dans ce sens. Il cherche visiblement à préparer l'avenir : lorsque pour de prochaines élections il faudra donner aux candidats de gauche une allure nouvelle, donner l'impression qu'ils ont rompu avec la politique de ce centre-gauche discrédité, il pourrait être utile de sembler disposer d'un projet "nouveau", d'apparaître comme un de ces laboratoires d'idées fumeuses dont les "nouvelles gauches" de tous les pays et de toutes les époques sont si peu avares, idées et projets dont la vacuité se révèle comme par enchantement dès que leurs promoteurs s'approchent du pouvoir.

Les dirigeants de la majorité de Rifondazione tentent ainsi d'ouvrir des portes aux éléments du centre-gauche en déroute qui seraient en quête d'un recyclage politique. Ils cherchent à préparer la "nouvelle gauche" de demain et ainsi peut-être la gauche d'après-demain, pour le jour où le discrédit de Berlusconi ouvrira peut-être de nouveau à celle-ci les portes du pouvoir ; et ils espèrent que la situation donnera alors à Rifondazione la possibilité de jouer un rôle.

L'avenir dira si cette opération "gauche plurielle" lancée par Rifondazione aura quelque chance de succès. Mais ce n'est pas de cela que les travailleurs, la classe ouvrière, les militants qui sortent éprouvés par l'expérience de la gauche au pouvoir ont besoin, et qui pourrait leur permettre de tirer toutes les leçons de ce qu'ils viennent de vivre. Ce n'est pas cela, surtout, qui peut aider la classe ouvrière italienne à lutter contre les attaques que le nouveau gouvernement Berlusconi s'apprête à porter contre elle.

Berlusconi au pouvoir

Car le gouvernement mis en place par Berlusconi, un mois après sa victoire électorale, annonce clairement la couleur. Il fait la place à des représentants directs du patronat, a confié le ministère des Affaires étrangères à l'ancien responsable des relations extérieures du groupe Fiat et qui est encore un des responsables de son empire financier, Renato Ruggiero, le ministère de l'Economie à Giulio Tremonti, chef d'un des plus gros cabinets fiscaux du pays, le ministère de l'Education à une grande bourgeoise et réactionnaire notoire, Letizia Moratti. Le "post-fasciste" Fini occupe la vice-présidence du Conseil, tandis qu'à l'homme de la ligue du Nord Umberto Bossi revient le ministère de la Réforme et de la "Dévolution", l'autonomie régionale tant réclamée par son parti. Enfin, un poste de ministre des Italiens de l'étranger est confié à un homme d'Alliance Nationale, Mirko Tremaglia, qui a mené une longue carrière dans le parti fasciste après avoir participé dans sa jeunesse à la République de Salò fondée par Mussolini, et qui continue à s'en revendiquer.

Le programme de ces hommes est clair : il ira au devant des désirs de la Confindustria : allégements des impôts et des charges pour les entreprises et pour la bourgeoisie en général, poursuite de la déréglementation du marché du travail et notamment libéralisation des licenciements, subventions et aides aux patrons sous n'importe quel prétexte, poursuite des privatisations, coupes dans les budgets des services publics, poursuite des attaques contre les retraites.

Mais il annonce aussi une orientation particulièrement réactionnaire. Ne serait-ce que pour donner quelques satisfactions à leur électorat, les "post-fascistes" à la Tremaglia présents dans l'équipe gouvernementale feront valoir leurs exigences de réhabilitation du passé mussolinien, une entreprise en fait déjà largement commencée ces dernières années dans une partie de la presse et au sein du monde politique. Ils dénonceront, comme ils l'ont déjà fait dans la région de Rome, les livres de classe et les professeurs de l'école publique trop marqués selon eux par le marxisme.

De son côté, l'aile des anciens démocrates-chrétiens qui a rejoint la coalition Berlusconi se chargera de présenter les exigences de l'Eglise : facilités pour l'école confessionnelle et remise en cause de la loi sur l'avortement, comme l'a déjà annoncé Rocco Buttiglione, ministre démocrate-chrétien aux politiques communautaires. Enfin, le nationalisme à saveur fasciste d'Alliance Nationale, la xénophobie et le racisme de la Ligue du Nord, trouveront sans nul doute un terrain commun dans un renforcement des mesures contre les immigrés.

Pro-patronale, particulièrement réactionnaire, cette orientation n'est pourtant pratiquement rien d'autre, dans presque tous les domaines, que la poursuite d'évolutions déjà commencées par les gouvernements de centre-gauche. Et s'il est possible pour Berlusconi et ses compères d'entreprendre un tel programme, ce n'est pas tant parce que les élections leur ont donné une majorité parlementaire ; de telles majorités ne peuvent pas tout. Elles ne peuvent même en réalité rien imposer lorsqu'elles ont à faire face à une classe ouvrière consciente, forte et organisée, prête à répondre coup pour coup à toutes les attaques. Berlusconi lui-même en a fait l'expérience en 1994 quand ses projets contre les retraites l'ont mené à la crise gouvernementale et à la démission.

Le plus grave de la situation actuelle n'est donc nullement la victoire électorale de Berlusconi, qui, comme on l'a vu, ne correspond d'ailleurs même pas à une évolution plus à droite de l'électorat. Le plus grave est que cette victoire, prévisible et somme toute logique puisque l'électorat de droite est majoritaire, intervient après que la politique de la gauche au gouvernement a démoralisé ses militants, découragé les militants ouvriers, a ôté en grande partie à la classe ouvrière sa confiance dans ses forces et dans la possibilité de changer les choses. C'est qu'elle se produise après que, pendant des années, la gauche elle-même s'est faite la propagandiste du "marché" et de la supériorité du capitalisme, contribuant à la régression du mouvement ouvrier et de la conscience de classe des travailleurs eux-mêmes. Berlusconi a gagné les élections, mais c'est la politique de cette gauche qui lui livre une classe ouvrière qui a perdu une partie de ses défenses, du moins du point de vue moral.

Mais justement, ce moral peut changer vite. Berlusconi et les responsables de la bourgeoisie italienne eux-mêmes le savent, qui semblent adopter une attitude plus prudente que lors de son premier gouvernement en 1994. Et, face à tous ceux qui ne manqueront pas de parler d'une défaite historique du mouvement ouvrier du fait de la victoire de Berlusconi, il faut dire que la classe ouvrière n'a subi là aucune défaite majeure, et qu'il est tout à fait possible que les offensives réactionnaires se brisent sur sa résistance comme elles l'ont fait en 1994, et comme cela s'est souvent produit.

Cette remontée du moral et de la combativité de la classe ouvrière se produira de toute façon. Mais la préparer implique, aussi, de faire un bilan du passé.

Un bilan à tirer

Pendant de longues années, avant même de se transformer en un vague parti "démocrate de gauche", le PC italien a présenté pour unique perspective à ses militants, et finalement à la classe ouvrière et aux couches populaires, une participation gouvernementale. Pour y parvenir, ce parti qui a été pendant des années le plus fort parti communiste d'Europe occidentale, obtenant les voix de plus du tiers de l'électorat, a donné toutes les preuves possibles à la bourgeoisie italienne. Après avoir été un des premiers partis communistes à prendre ses distances avec l'Union soviétique, il a abandonné jusqu'à son nom. Il s'est fait le défenseur de la société capitaliste, abandonnant ouvertement toute perspective de transformation sociale. Il a apporté sa caution à la transformation des institutions dans le sens de la "gouvernabilité" souhaitée depuis si longtemps par la même bourgeoisie.

Et lorsqu'enfin cet ex-Parti Communiste a été admis à diriger un gouvernement, il a déployé tous ses efforts, utilisé toute l'influence dont il pouvait disposer au sein des couches populaires et dans les appareils syndicaux pour imposer les pires reculs dans les conditions de travail et dans les droits sociaux, des remises en cause de conquêtes sociales résultant d'années de lutte du prolétariat italien.

Tout cela, pendant longtemps, les dirigeants PC, puis DS, l'ont justifié au nom du principe du moindre mal : mieux valait en somme qu'ils fassent ce "sale travail" eux-mêmes, plutôt que de le laisser faire à d'autres. Et voilà que leur politique a ouvert finalement la voie au gouvernement le plus ouvertement et cyniquement pro-capitaliste, mais aussi le plus réactionnaire, que l'Italie ait connu depuis Mussolini.

Aujourd'hui, toute une série de militants et, au-delà d'eux, toute une génération ouvrière, avec son histoire et ses traditions de lutte, sortent de cette expérience amers et découragés, avec le sentiment justifié que tant d'efforts, tant de sacrifices, tant de luttes, ont été dilapidés, simplement pour permettre à un D'Alema et à quelques autres de se faire admettre pour quelques temps dans le club des gouvernants bourgeois, avant de retourner dans l'opposition avec leur parti en lambeaux et Berlusconi au pouvoir, et après avoir fait reculer de plusieurs décennies la situation de la classe ouvrière.

Alors s'il y a une leçon à tirer, c'est bien celle de l'échec de cette politique électoraliste et parlementariste qui, pendant des années, a fait de la recherche d'une majorité "de gauche" la condition du changement. Si cela peut offrir une perspective à un D'Alema ou à d'autres, cela n'en offre aucune à la classe ouvrière, sinon celle de la défaite. Et surtout cela aboutit à la détourner toujours plus de ses traditions de lutte de classe, et avec elles de ses perspectives de changer véritablement la société de la seule façon possible : en abattant le système capitaliste.

Dans la période qui vient, sous le gouvernement de Berlusconi, on assistera sans doute à gauche à une série de tentatives de recomposition, allant de la "gauche plurielle" bertinottienne à de nouveaux regroupements au sein des DS ou entre les DS et d'autres partis mineurs, dans l'espoir de reconstituer une coalition en mesure de revenir au gouvernement. Mais la seule chose qui comptera vraiment, pour l'avenir de la classe ouvrière italienne, sera la capacité de ce que celle-ci compte de militants, dans ses nouvelles générations comme dans les plus anciennes, à réimplanter les idées communistes et révolutionnaires et à renouer avec ses traditions de lutte de classe.