Pour tenter d’amadouer les agriculteurs en colère, le Premier ministre, Attal, leur a assuré que l’État ne les obligerait pas à réduire leur utilisation de pesticides dans les prochaines années. Ce n’est certainement pas une solution aux problèmes de la petite paysannerie – Attal n’en a évidemment aucune ! – mais ça ne peut que donner satisfaction aux capitalistes de l’agrochimie, un secteur de la production industrielle qui s’est développé à partir du début du 20e siècle et qui a toujours su faire valoir ses intérêts auprès d’un État à son service.
Depuis que les sociétés humaines ont inventé l’agriculture, le problème s’est posé de protéger les cultures des parasites, maladies et adventices (mauvaises herbes et plantes non désirées), qui pouvaient réduire les récoltes à néant. L’utilisation de divers produits remonte au moins à l’Antiquité : décoctions de plantes, sel, goudron, soufre. Les agriculteurs pratiquaient aussi l’arrachage des adventices et le ramassage des insectes parasites, des activités demandant beaucoup de main-d’œuvre, souvent assignées aux femmes et aux enfants, et particulièrement pénibles. Elles ont d’ailleurs entraîné pendant longtemps une maladie professionnelle chez les travailleurs de la terre, la « plicature champêtre », car ils finissaient leur vie le dos plié en deux.
Les paysans étaient néanmoins impuissants face à certains parasites, dont les ravages ont été responsables de catastrophes humanitaires, comme en 1845-1849 la crise de la pomme de terre, en Europe et en particulier en Irlande, due au mildiou qui ravageait les cultures. Mais à la fin du 19e siècle, avec le développement de la chimie minérale, de nouveaux produits sont apparus : la bouillie bordelaise, à base de sulfate de cuivre et de chaux, utilisée contre les champignons parasites de la vigne ou de la pomme de terre ; l’acide sulfurique, l’arsenic et le plomb, pour lutter contre les adventices. Puis les progrès de la chimie organique de synthèse, à partir des années 1930, et surtout après la Deuxième Guerre mondiale, ont donné un réel essor à l’industrie des pesticides. Elle s’est d’ailleurs largement servie des recherches sur les armes chimiques, et en particulier sur les gaz de combat, menées pendant les deux guerres mondiales.
En France, à partir des années 1960, l’utilisation généralisée des pesticides et engrais de synthèse, associée à l’amélioration génétique des plantes cultivées, à la grande motorisation et au remembrement, a permis une spectaculaire augmentation des rendements (de 1,5 tonne de blé par hectare en 1950 à plus de 7 tonnes aujourd’hui) et a complètement transformé le modèle agricole. Les petites exploitations de polyculture vendant leurs produits sur le marché local se sont agrandies, spécialisées selon les régions, tournées vers le marché national et international. Cette évolution s’est accompagnée d’un important exode rural.
Ce nouveau modèle agricole concerne aujourd’hui tous les pays riches et les grandes exploitations des pays pauvres. Il privilégie la monoculture sur de grandes surfaces, la non-rotation des cultures, l’utilisation de variétés à haut rendement, parfois plus fragiles que les variétés traditionnelles… Ces pratiques ont tendance à favoriser la prolifération des parasites et maladies dans les champs. La réponse à ce problème est, depuis le début, d’épandre toujours plus de pesticides.
C’est ainsi que le secteur de l’agrochimie, et en particulier celui de la fabrication de pesticides, est devenu un secteur important du capitalisme industriel. La production de pesticides a doublé tous les dix ans entre 1945 et 1985. Le rythme est certes moins rapide aujourd’hui, mais elle a encore doublé entre 2000 et 2020. Les pesticides se sont progressivement complexifiés et diversifiés. Il existe aujourd’hui près de 100 000 spécialités commerciales différentes dans le monde, à partir d’environ 900 matières actives.
Du côté des fabricants, l’ascension a été fulgurante à partir de 1945, donnant naissance à des groupes capitalistes d’envergure internationale, et la tendance est aujourd’hui à la concentration, du fait des récentes fusions-acquisitions. Cinq multinationales règnent désormais sur ce secteur : BASF, dont le pays d’origine est l’Allemagne, Bayer (Allemagne), Corteva, issu de la fusion de Dow Chemical et de DuPont (États-Unis), Syngenta/ChemChina (Suisse/Chine) et FMC Corporation (États-Unis). Elles se partagent plus des deux tiers du marché mondial et cumulent 58 milliards d’euros de chiffre d’affaires.
Une production sous contrôle… des capitalistes
Conçus pour s’attaquer à certains organismes vivants, les pesticides présentent par définition certains risques pour les autres organismes vivants, y compris pour les humains. De ce fait, les écologistes les rejettent en bloc et proposent de s’en passer totalement, certains préconisant même de revenir à l’agriculture d’antan, sans mécanisation, ni engrais, pesticides ou médicaments de synthèse. Mais le problème ne se réduit pas au produit utilisé, quel qu’il soit. Le problème est que, dans la société capitaliste, ceux qui décident de la production d’un pesticide, ceux qui ont la responsabilité de mesurer les risques encourus, ceux qui peuvent le généraliser à grande échelle, sont les capitalistes, alors que leur seule motivation, quand ils investissent dans ce secteur comme n’importe quel autre, est le profit qu’ils en tirent. Le problème est le contrôle capitaliste sur la production, et non le progrès technologique !
La production et l’utilisation de pesticides issus de la chimie minérale, puis de synthèse organique, ont rapidement posé des difficultés de deux sortes. Les produits vendus par les industriels se multipliant rapidement, les gouvernements ont dû intervenir pour vérifier leur efficacité et leur teneur en matière active. Ils se sont aussi préoccupés de protéger un tant soit peu les utilisateurs et la population de la nocivité des produits, qui pouvait être très aiguë. En France, les premières réglementations, partielles, se sont succédé à partir du début du 20e siècle. En 1938, le ministère de l’Agriculture a mis en place le contrôle de l’efficacité des pesticides. En 1943, il a instauré la première autorisation de mise sur le marché pour l’ensemble des pesticides. Puis, à partir des années 1970, d’autres réglementations sont apparues, relatives aux effets sur les espèces animales et végétales, et plus généralement sur l’environnement.
Aujourd’hui, en France comme en Europe et dans les autres pays riches, toute mise sur le marché d’un nouveau pesticide doit faire l’objet d’une autorisation préalable par les services étatiques. Mais c’est l’industriel lui-même qui fait (ou fait faire par d’autres entreprises) les tests de toxicité demandés par les agences gouvernementales. Ces dernières se contentent d’analyser les données fournies par les industriels et d’autoriser ou d’interdire, sur la base de ces données.
Présentées comme préservant la santé publique et l’intérêt général, ces agences gouvernementales ont en réalité été conçues par les gouvernements pour ne pas trop gêner les industriels de la chimie et les capitalistes de la terre, même si les salariés qu’elles emploient exercent honnêtement leur contrôle. À l’ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail), chargée en France d’évaluer les pesticides et leur délivrer l’autorisation de mise sur le marché, de nombreux produits présentés par les industriels sont refusés après vérification des tests. Il y a une sorte de jeu du chat et de la souris avec les industriels, qui tentent de contourner l’un ou l’autre des multiples paramètres pris en compte pour faire passer un nouveau produit un peu limite. Depuis que le Premier ministre, Attal, a repris à son compte la revendication de la FNSEA, « Pas d’interdiction [de pesticide] sans solution », les industriels se font encore plus pressants pour que l’ANSES accepte leurs produits.
Le gouvernement a de toute façon les moyens de passer par dessus l’avis des agences gouvernementales quand celui-ci ne lui convient pas. Il peut par exemple octroyer une dérogation de 120 jours trois fois de suite quand un pesticide a été interdit mais que cela crée pour l’agriculture « un risque grave en l’absence de solution alternative ». C’est ce qu’il a fait en 2021 et 2022 pour les semences de betterave sucrière traitées avec des néonicotinoïdes (considérés comme destructeurs d’abeilles), alors que ces pesticides sont théoriquement interdits en France depuis 2018.
L’empoisonnement des Antilles au chlordécone, un scandale d’État
Le plus gros scandale révélant cette collusion entre l’État et les capitalistes de l’agrochimie et de l’agriculture concerne le chlordécone. Produit aux États-Unis à partir de 1958, cet insecticide était exporté vers les bananeraies des Caraïbes, car il est très efficace contre l’un des principaux ravageurs des bananiers, le charançon noir.
En 1972, l’État français, par l’intermédiaire de son ministre de l’Agriculture, Jacques Chirac, donna l’autorisation de l’utiliser dans les bananeraies des Antilles, alors que des études faisaient déjà état de problèmes de tumeurs et de troubles neurologiques sur les animaux de laboratoire, et d’une très grande persistance dans le sol. C’était un cadeau fait aux riches familles békées, dont une partie de la fortune provient de cette importante culture d’exportation.
En 1976, les États-Unis interdirent définitivement la production et l’exportation du chlordécone, considéré comme dangereux. Mais cela n’arrêta pas les riches békés à la tête des plantations antillaises. L’un d’eux racheta le brevet et fit fabriquer le chlordécone sous une nouvelle forme commerciale, tout aussi nocive que la précédente. L’État français n’ayant rien à refuser à ces capitalistes des Antilles, elle fut homologuée en 1981 et confirmée en 1982, sous un gouvernement de gauche. Pourtant, l’INRA (Institut national de la recherche agronomique, devenu INRAE) avait sonné l’alarme en 1977 et 1980, et rapporté en détail la contamination massive des sols, des rivières et de la faune sauvage aux Antilles. Le CIRC (Centre international de recherche sur le cancer), l’agence de recherche sur le cancer de l’OMS (Organisation mondiale de la santé), avait classé le chlordécone comme produit cancérogène pour l’homme en 1979. L’homologation ne lui fut retirée qu’en 1990 et des dérogations successives permirent de prolonger l’utilisation du chlordécone aux Antilles jusqu’en septembre 1993.
Le bilan de ce comportement criminel des capitalistes antillais, avec la complicité de l’État français, est catastrophique. Sur la base d’une étude encore partielle des sols, on estime que la moitié de la surface agricole est contaminée. Un tiers des littoraux marins est aussi affecté. Les poissons, les légumes et le bétail sont souvent impropres à la consommation. Et, au bout de la chaîne alimentaire, c’est plus de 90 % de la population des Antilles qui est victime de cette contamination. Les ouvriers de la banane sont les premières victimes : beaucoup d’entre eux ont contracté la maladie de Parkinson ou divers cancers, particulièrement celui de la prostate.
Depuis des décennies, des associations, des syndicats et des partis politiques, dont Combat ouvrier, se mobilisent pour dénoncer les riches planteurs békés responsables de ce scandale sanitaire et leurs complices à la tête de l’État. Suite à cette mobilisation, plusieurs plans Chlordécone ont été lancés par l’État, notamment pour lutter contre la pollution. Le cancer de la prostate a été reconnu comme maladie professionnelle en 2021. Un fonds d’indemnisation a été créé en 2020 pour les victimes de ce pesticide. Le 29 février 2024, l’Assemblée nationale a adopté une loi reconnaissant la responsabilité de l’État français. Cela peut être considéré comme une victoire morale, mais ne doit pas faire oublier qu’à aucun moment, pas plus aujourd’hui que par le passé, les riches planteurs et les fabricants de ce pesticide n’ont été mis en cause ni obligés de prendre sur les profits accumulés pour réparer les dégâts.
Interdiction dans les pays riches… exportation dans les pays pauvres
D’autres pesticides se sont avérés nocifs pour l’environnement et la santé humaine. La liste est longue de ces effets nocifs, qui ont conduit à l’interdiction ou à la limitation des usages de certains de ces pesticides en France ou en Europe : diminution de la biodiversité, toxicité pour les vers de terre, les abeilles, les poissons ; maladies de peau, cancers et maladies neurodégénératives apparaissant sur le long terme chez les utilisateurs et les ouvriers des usines de fabrication.
Il existe aussi des pesticides à la toxicité aiguë, représentant 4 % des ventes totales, qui peuvent entraîner des intoxications, dont certaines mortelles, en cas d’inhalation ou d’ingestion. Selon l’OMS, ces pesticides extrêmement toxiques causeraient chaque année environ 25 millions d’intoxications graves, dont 220 000 mortelles, qui surviennent surtout dans les pays pauvres.
Les capitalistes du secteur, implantés essentiellement en Europe, aux États-Unis, et maintenant en Chine et en Inde, n’ont d’ailleurs aucun scrupule à continuer à vendre dans ces pays des substances interdites dans les pays riches. Une part non négligeable de la production de pesticides dans les usines installées en France concerne des pesticides interdits dans l’Union européenne. La loi EGalim d’octobre 2018 était censée interdire cela à partir du 1er janvier 2022. Mais, cédant à l’habituel chantage à l’emploi, le gouvernement français a introduit diverses dérogations dans le décret d’application de cette loi, ce qui fait qu’à ce jour il est toujours possible pour les fabricants français de produire et d’exporter des pesticides interdits dans l’UE.
Le glyphosate, poule aux œufs d’or des capitalistes de l’agrochimie
Un autre pesticide, le glyphosate, a fait l’actualité en décembre 2023, la Commission européenne ayant prolongé pour dix ans son autorisation dans l’Union européenne. C’est un désherbant très efficace et très facile d’emploi : il suffit de le pulvériser sur une parcelle pour faire place nette après une récolte, et il est possible de resemer derrière dès le lendemain. C’est la matière active du fameux Roundup, commercialisé par Monsanto à partir de 1975.
Jusque dans les années 1990, l’utilisation du glyphosate se limitait à cette action de désherbage entre deux cultures, mais la mise au point par Monsanto de semences OGM (organismes génétiquement modifiés) capables de résister au Roundup a changé la donne. Le soja Roundup Ready (RR) a été lancé en 1996, puis ont suivi le maïs, le coton, la betterave et le colza. Plusieurs générations de semences RR se sont succédé depuis.
Le modèle d’entreprise de Monsanto a été de breveter ses semences RR, et de les vendre avec du Roundup, par des contrats obligeant à cette vente liée. Le groupe gagnait sur les deux tableaux : en vendant ses semences bien plus cher que des semences classiques, car elles étaient brevetées ; et en augmentant les quantités de glyphosate vendues, puisqu’il pouvait être pulvérisé non seulement entre deux cultures, mais aussi pendant une culture à base de semences RR.
Même si la culture de ces OGM a été interdite dans l’Union européenne, l’utilisation du glyphosate a été multipliée par quinze, pour atteindre environ 800 000 tonnes par an au niveau mondial. Pour Monsanto, le pactole s’est chiffré en milliards de dollars chaque année. C’est d’ailleurs pour profiter de cette manne que le groupe Bayer a racheté Monsanto en 2018, pour 63 milliards de dollars.
Se mobilisant contre les OGM, les écologistes s’en sont pris tout particulièrement aux semences RR de Monsanto, et donc au glyphosate, devenu pour beaucoup l’emblème des pratiques agricoles dangereuses pour l’environnement.
La capacité d’introduire certains gènes d’une espèce dans le génome d’une autre espèce ne pose pas de problème en soi, et a même permis des avancées scientifiques importantes, comme la production d’insuline humaine par des bactéries génétiquement modifiées. L’intérêt des OGM de Monsanto est beaucoup plus discutable. Ils sont conçus avant tout pour permettre la pulvérisation de davantage d’herbicide dans les champs, ainsi que pour créer un marché captif d’agriculteurs utilisant en parallèle les semences OGM et l’herbicide correspondant, y compris dans des pays pauvres, où les paysans sont incités à acheter chaque année ces OGM plutôt que de produire leurs propres semences.
Par ailleurs, comme tous les pesticides, le glyphosate est néfaste à la biodiversité dans les champs et aux abords des cultures où il est utilisé. Pour ce qui est de la santé humaine, plusieurs études, dont certaines portent sur des cohortes importantes d’agriculteurs, ne constatent pas de dommages sur les utilisateurs, mais d’autres évoquent des effets potentiellement cancérogènes. Le CIRC l’a ainsi classifié comme « cancérogène probable » en 2015, sur la base de ces études : cela signifie que les preuves sont limitées chez l’homme, mais que des expériences menées sur des animaux de laboratoire ont mis ce problème en évidence. En 2021, l’Inserm (Institut national de la recherche et de la santé médicale) a jugé qu’il y a une présomption moyenne de lien entre l’exposition au glyphosate et l’apparition d’un type de cancer du sang. Comment trancher entre ces études aux conclusions contradictoires ? Dans un monde qui ne serait pas soumis au règne de la propriété privée des moyens de production et au sacro-saint secret des affaires, il pourrait y avoir des échanges et des débats sains entre les scientifiques qui posent des problèmes de toxicité et ceux qui jugent que la substance est acceptable.
Agriculteurs et ouvriers particulièrement exposés
Les fabricants de glyphosate affirment que leurs produits désherbants ne présentent pas de risques si les utilisateurs suivent les précautions d’emploi qu’ils préconisent, et portent notamment les équipements de sécurité. Comme si les agriculteurs, et plus encore les ouvriers agricoles ou les salariés d’espaces verts, avaient tous la possibilité de prendre ces précautions, dans les pays riches et a fortiori dans les pays pauvres !
Les ouvriers des usines fabriquant les produits à base de glyphosate sont encore plus exposés. En 2020, une étude portant sur quatre usines dans l’est de la Chine a montré que la concentration de cette substance dans l’air de l’atelier était 450 fois plus élevée que celle mesurée autour de travailleurs forestiers pulvérisant du glyphosate. Le taux de glyphosate dans les urines des ouvriers atteignait 17 mg/l, soit plus de mille fois celui qui est mesuré en France avec la même technique chez des agriculteurs utilisateurs de cet herbicide.
Quels sont donc les risques à long terme pour les travailleurs des usines de production et pour les utilisateurs réguliers ? Si nous n’avons pas les moyens de trancher entre les études contradictoires, il y a en tout cas une chose dont nous sommes sûrs : nous ne faisons aucune confiance aux capitalistes de l’agrochimie, uniquement mus par la recherche de profit. C’est la raison pour laquelle nous sommes du côté de ceux qui se méfient et demandent des études supplémentaires, du côté des utilisateurs de glyphosate victimes de cancers, qui considèrent les fabricants comme responsables de leurs problèmes de santé et les traînent en justice. Ce qui n’a rien à voir avec la méfiance des écologistes vis-à-vis du progrès technique, de la chimie de synthèse, ou avec la volonté de revenir à l’agriculture d’antan.
Les procès se multiplient contre Monsanto-Bayer depuis plusieurs années. Le groupe est visé par des dizaines de milliers de plaintes. Aux États-Unis, il a perdu plusieurs procès retentissants et a dû verser plusieurs milliards de dollars aux victimes. Notons au passage que ces procès sont désormais un des créneaux les plus rentables pour les grands cabinets d’avocats américains. Divers gouvernements de l’Union européenne ont un peu restreint l’utilisation du glyphosate. En France par exemple, il est désormais interdit en usage privé et pour les espaces verts des collectivités, même s’il reste autorisé, et très fréquent, en agriculture.
Finalement, le rachat de Monsanto n’est pas une si bonne affaire que prévu pour Bayer. Ses actionnaires sont mécontents, l’action a perdu la moitié de sa valeur depuis 2018. Certains se mettent à leur tour à l’attaquer en justice, en lui reprochant de leur avoir fait faire une mauvaise affaire.
Et puis le glyphosate perd de son efficacité. Comme pour tous les produits de traitement utilisés intensivement, son usage a sélectionné des adventices devenues résistantes à cette molécule. Aux États-Unis, des millions d’hectares en sont infestés. Bayer recherche activement des molécules de substitution. Comme c’est arrivé pour d’autres produits chimiques, si le glyphosate devient moins rentable et remplaçable par d’autres molécules, les profits se feront sur ces dernières.
La « troisième révolution agricole », nouvelle source de profits
Sentant le vent tourner, les mastodontes de l’agrochimie investissent d’ailleurs de plus en plus dans des techniques de pointe qui pourraient remplacer, ou au moins largement diminuer, l’utilisation des pesticides. Il existe déjà des robots désherbeurs dans les vignes et les cultures maraîchères, et des modèles adaptés aux grandes cultures commencent à apparaître. Il existe aussi des logiciels qui tiennent compte de la météo, de la rotation des cultures, des caractéristiques des maladies et ravageurs, pour calculer au plus juste la dose de pesticide nécessaire ; des caméras embarquées sur les tracteurs, associées à un système de géolocalisation, qui permettent de moduler la distribution des pesticides en fonction des zones à traiter ; et maintenant des drones qui détectent par exemple les premiers foyers d’adventices ou les premières apparitions des maladies.
La plupart des écologistes rejettent aussi ces nouvelles technologies, sous prétexte qu’elles éloignent les travailleurs de la terre. Mais les travailleurs agricoles victimes de la plicature champêtre auraient sans doute apprécié d’être remplacés par un robot désherbeur et de pouvoir vivre d’un travail moins pénible ! Ici non plus, le problème n’est pas dans le progrès technologique, mais dans ceux qui le contrôlent. Et dans ce domaine de haute technologie, comme dans celui des pesticides auparavant, ce sont les capitalistes de l’agro-industrie, auxquels se joignent d’ailleurs les géants du Net et les mastodontes de la finance, qui investissent dans ce nouveau secteur de l’économie.
À l’inverse, les producteurs et les consommateurs ne contrôlent rien, et les États n’ont pas vraiment leur mot à dire. Comme pour toutes les autres branches de l’économie capitaliste, leur rôle est de détourner l’argent public pour arroser d’aides les capitalistes. Le plan France 2030, 54 milliards d’euros d’argent public promis aux industriels sous prétexte de développer l’industrie française et de la rendre « verte », comporte sa branche agricole : deux milliards alloués à ce qu’ils appellent « la troisième révolution agricole », basée sur le développement du numérique, de la robotique et de la génétique.
Il y a sûrement bien des solutions techniques à inventer, bien des nouvelles voies à explorer, pour avoir une agriculture à la fois productive, performante et économe en ressources diverses. Mais tant qu’on laissera aux capitalistes le choix et la responsabilité de les développer, on ira de catastrophe en catastrophe. La seule perspective est que les travailleurs prennent le contrôle de toute l’économie, de l’industrie, de l’agriculture, de la finance, pour les mettre enfin au service de la population. Et pour cela, il faudra effectivement une révolution : elle ne sera pas agricole mais sociale.
2 avril 2024