Pendant que, cet été, Macron faisait une tournée en Nouvelle-Calédonie, au Vanuatu et en Papouasie-Nouvelle-Guinée, le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, était en Chine, la ministre des Affaires étrangères, Catherine Colonna, et le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, recevaient à Paris leurs homologues indonésiens. Depuis 2018, l’impérialisme français met en avant une politique « indopacifique ». C’est même selon le gouvernement « une priorité pour la France ». Il justifie cette politique par l’importance de cette région du monde dans l’évolution des rapports de force, en particulier entre États-Unis et Chine.
Riche des sept départements et territoires d’outre-mer (dont Mayotte, La Réunion, la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie française, Wallis et Futuna) encore sous sa domination dans l’océan Indien et dans l’océan Pacifique, l’impérialisme français pense qu’il peut y jouer un rôle particulier. L’État français dessine ainsi une carte de l’Indopacifique qui va des côtes est-africaines à la Polynésie. Il y revendique 1,65 million d’habitants, la seconde Zone économique exclusive du monde en surface avec 10 millions de km² et une présence militaire permanente, avec 7 000 soldats et trois bases militaires. Il prétend contribuer à y « maintenir un espace ouvert fondé sur le droit international et respectueux du multilatéralisme », refusant la « logique des blocs », entendez le bloc des États-Unis et celui de la Chine, et promouvoir une troisième voie, celle qui, tout en contestant les visées hégémoniques de la Chine en mer de Chine (« maintenir un espace ouvert »), considère la Chine comme un partenaire avec lequel il faut coopérer, en assumant « le jeu du rapport de force, y compris militaire, sans chercher à polariser ou à accroître les tensions ». Bref, la France, comme un certain nombre d’autres États impérialistes de second rang, cherche à jouer sa propre carte dans un contexte de tensions croissantes entre les États-Unis et la Chine, une politique justifiée par, à la différence de nombre de puissances européennes, par une présence, faible mais réelle, héritage de son passé de puissance coloniale.
L’Indopacifique, une construction politique
L’Indopacifique est une construction politique où chaque puissance met ce qu’elle veut. Elle n’a aucune réalité géographique. Les Chinois n’utilisent d’ailleurs jamais ce terme, qui s’est imposé dans la diplomatie des puissances occidentales il y a seulement six ou sept ans et contre la Chine. Si la paternité du terme lui-même revient au Japon et à l’Australie, son succès fut assuré par l’administration Trump qui en fit une doctrine en 2017, en l’érigeant en région prioritaire lors de l’édition annuelle de la « stratégie de sécurité nationale » des États-Unis. En mai 2018, le commandement militaire américain pour le Pacifique (USPACOM) devint l’US Indo-Pacific Command (INDOPACOM). Il s’agissait de promouvoir un discours alternatif aux progrès de l’influence de la Chine en Asie du Sud-Est, de ses prêts et investissements réalisés à partir de 2013 au nom de ses Nouvelles routes de la soie. Il s’agissait aussi de diluer le rôle de la Chine dans la région en y introduisant l’Inde comme contrepoids et en construisant des partenariats alternatifs à ceux construits par Pékin. Ainsi conçu par les États-Unis, le champ d’action indopacifique s’étend de leur côte ouest sur le Pacifique aux rives occidentales de l’Inde, « de Hollywood à Bollywood » pour citer l’amiral américain Harry Harris, ancien commandant de l’USPACOM. Bref, une région stratégique surveillée, selon le Pentagone, par 370 000 militaires, 2 000 avions et 200 navires et sous-marins, pour défendre les intérêts américains et ceux de leurs alliés, sans commune mesure avec les forces françaises.
La modification des rapports de force
Depuis une dizaine d’années, la politique des États-Unis consiste à polariser la région : ils se servent de Taïwan et de la liberté de circulation en mer de Chine comme points d’appui pour tenter d’aligner les pays d’Asie derrière eux. Mais la Chine a du poids et des arguments, si bien que cette polarisation est loin d’être achevée. Si certaines puissances régionales s’y inscrivent déjà, en prenant fait et cause pour l’un des deux blocs, d’autres essaient de s’en tenir à distance dans la mesure de leurs possibilités, ouvrant des opportunités au moins pour un temps à d’autres puissances qui ont trouvé dans l’Indopacifique un terrain de jeux commercial et diplomatique.
La place grandissante de la Chine en tant qu’atelier du monde a de fait modifié les rapports de force régionaux, réorientant un certain nombre de circuits commerciaux en faveur de ses voisins, chez qui l’influence des États-Unis a régressé, au moins de façon relative. Ainsi depuis quinze ans, les dix pays associés au sein de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est, l’ASEAN, voient leur économie dopée par la croissance chinoise. L’ASEAN est ainsi la seule région du monde, avec la Chine, à accroître sa part de marché dans les exportations mondiales de biens.
La guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine, qui s’est aggravée en 2017 avec la mise en place de tarifs douaniers, a eu pour effet de renforcer ces mêmes capitalistes de l’ASEAN. Leurs États ont accueilli toute une partie des usines de fabrication finale qui étaient implantées jusque-là en Chine et qui, parce que leurs produits partaient de la Chine vers les États-Unis, étaient frappées par les nouveaux droits de douane américains. Le Vietnam, l’Inde et Taïwan apparaissent comme les grands bénéficiaires de la hausse des tarifs douaniers. Par exemple Quanta Computer, connu pour être le principal fabricant des ordinateurs d’Apple, a inauguré en avril une nouvelle usine dans le nord du Vietnam. Foxconn, autre fournisseur d’Apple, a quant à lui dévoilé un projet également dans le nord du Vietnam, avec un investissement de 300 millions de dollars et 30 000 emplois. Outre les droits de douane prohibitifs et la pression des clients américains, inquiets de voir la guerre commerciale entraver leurs chaînes d’approvisionnement, la faiblesse des salaires vietnamiens, deux fois inférieurs aux salaires chinois, engage les firmes taïwanaises et chinoises à y délocaliser une partie de leurs usines. Les investissements taïwanais en Chine se sont réduits de 10 % entre le premier trimestre 2022 et celui de 2023. Dans le même temps, ceux destinés aux pays d’Asie du Sud-Est et à l’Inde se sont accrus de près de 500 %. Le Vietnam et Taïwan sont bien incapables, ne serait-ce que par les effectifs de leur prolétariat, de remplacer la Chine comme atelier du monde. Mais les capitalistes chinois ou étrangers peuvent voir dans ces délocalisations à proximité des frontières chinoises une opportunité pour contourner les tarifs douaniers, en y implantant leurs usines d’assemblage final pour des marchandises dont les composants restent fabriqués en Chine.
Ces transactions sont facilitées par l’accord de libre-échange entré en vigueur en 2022 entre les pays de l’ASEAN, la Chine, le Japon, la Corée du Sud, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Cet accord de partenariat économique régional global (ou RCEP, Regional Comprehensive Economic Partnership) a permis de constituer la plus grande zone de libre-échange au monde, couvrant 30 % des richesses produites sur la planète. La Chine continue donc de jouer un rôle important dans les économies des pays de l’ASEAN : en 2022 elle y a exporté 600 milliards de dollars de marchandises et en a importé 400 milliards. En 2021, le commerce des pays de l’ASEAN avec la Chine était deux fois supérieur à celui avec les États-Unis.
Les zones de libre-échange ne sont pas forcément une mauvaise chose pour les États-Unis, même s’ils n’en sont pas membres. Ainsi le marché unique de l’Union européenne leur a permis d’accéder à un marché unifié de 500 millions de consommateurs. Tout dépend des mains entre lesquelles s’accumulent les profits et donc des rapports de force entre les différentes bourgeoisies dans ce qu’elles appellent la « chaîne de valeur », c’est-à-dire dans l’appropriation de la plus-value produite par les travailleurs. La bourgeoisie chinoise, fournisseur non plus seulement de main-d’œuvre dans ses ateliers de sous-traitance mais aussi de produits finis, d’automobiles, de téléphones, capable de grands travaux y compris à l’étranger, est de plus en plus en concurrence avec une partie de la bourgeoisie américaine. La Chine cherche à gagner et à asseoir ses positions au travers des relations qu’elle tisse avec ses voisins afin de faciliter ses affaires et de faire progresser sa puissance militaire et diplomatique. Symétriquement, le renforcement des relations entre les États-Unis et un certain nombre d’États de la région est une des composantes de l’endiguement économique, diplomatique, militaire opéré par les Américains contre la Chine.
Les manœuvres américaines
Mis à part les pays qui sont considérés comme alliés de la Chine (Cambodge, Laos), on peut distinguer dans les pays de la région ceux qui, comme l’Australie, le Japon, la Corée du Sud, les Philippines, ont des accords de sécurité et de défense avec Washington, et les autres pays, l’Inde et une partie des États de l’ASEAN, comme l’Indonésie, la Malaisie, Singapour, le Vietnam, avec qui les relations sont plus complexes. Les États-Unis cherchent à s’appuyer sur les premiers, les fidèles, pour entraîner les autres, afin de les gagner à leur politique antichinoise. Mais rien n’est acquis et les États-Unis doivent se battre pour maintenir leurs positions. Ainsi, avant qu’un Marcos, fils du dictateur proaméricain des années 1980, n’en reprenne les rênes, les Philippines ont eu pendant quelque temps des relations ambigües avec la Chine. Et la Thaïlande, autrefois considérée comme alliée des États-Unis, achète maintenant ses armes en Chine et fait avec elle des exercices militaires conjoints.
Pour contrer la Chine, les États-Unis ont développé des organisations spécifiques, comme le QUAD, le Dialogue quadrilatéral pour la sécurité, en anglais Quadrilateral Security Dialogue, fondé en 2008 mais réactivé en 2020, qui associe les États-Unis, le Japon, l’Australie et l’Inde. Cette alliance est vue explicitement comme une manœuvre d’endiguement de la Chine, associant l’Inde aux alliés traditionnels des États-Unis. Alors que la Chine est accusée de vouloir s’approprier Taïwan et la mer de Chine méridionale, la principale voie de communication commerciale au monde, les objectifs affichés du QUAD sont la défense d’un « Indopacifique libre et ouvert » et la « liberté de circulation en mer de Chine ». Alors que depuis 1992 les armées américaine et indienne se retrouvent régulièrement dans des exercices militaires, en novembre 2020 le QUAD a élargi ces exercices aux frégates et hélicoptères des marines australienne et japonaise. Si cet engagement indien aux côtés des États-Unis est réel, il ne s’agit pas, pour New Delhi, de se joindre à eux dans un alignement unilatéral. L’Inde joue sa propre partition. Avant la guerre en Ukraine, le premier fournisseur d’armes de l’Inde était la Russie, et l’Inde n’a voté aucune résolution des Nations unies condamnant l’agression russe. Si le QUAD n’est pas officiellement une alliance militaire, c’est parce qu’en Inde, qui se dit non-alignée depuis son indépendance en 1947, une telle alliance serait politiquement difficilement acceptée. Mais, avec le QUAD, les États-Unis s’assurent de ne pas avoir l’Inde contre eux mais avec eux, d’autant plus que les points de friction entre l’Inde et la Chine sont multiples, à la frontière du Ladakh dans l’Himalaya, avec le Pakistan, allié de la Chine, et sur le terrain commercial et industriel depuis que l’Inde a été citée comme position de repli possible pour les entreprises installées en Chine.
L’AUKUS, pour Australie, United Kingdom, USA, est une alliance plus classique entre puissances impérialistes. Formé fin 2021, en renouvellement d’un accord datant de 1951, cet accord prévoit une coopération militaire plus poussée, dont l’impérialisme français a fait les frais en perdant le marché des sous-marins australiens. L’AUKUS s’est formé ouvertement contre la Chine. Ainsi les sous-marins qui seront finalement fabriqués par les États-Unis seront à propulsion nucléaire et seront en mesure de naviguer le long des côtes chinoises. Interopérables, ils seront à la base d’une force maritime commune. L’AUKUS est pour le reste du monde le gage de l’investissement de l’impérialisme dans la région face à la Chine.
Ce sont les retards pris par l’OTAN, Organisation du traité de l’Atlantique Nord, à se positionner dans le Pacifique qui rendent nécessaires pour les États-Unis les accords « minilatéraux » comme l’AUKUS et le QUAD. Pour l’OTAN, centrée sur l’Atlantique et l’Europe, basculer vers le Pacifique ne semble pas chose si aisée. Pourtant, elle s’y achemine. Depuis le sommet de Madrid le 30 juin 2022, qui a intégré la Chine au rang de ses préoccupations, le Japon et la Corée du Sud sont invités aux sommets de l’OTAN comme partenaires asiatiques aux côtés de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande. En octobre 2022, une douzaine de responsables militaires de l’OTAN se sont rendus à Taïwan. En visite au Japon puis en Corée du Sud fin janvier, son secrétaire général, Stoltenberg, a affirmé que la Chine se trouve désormais « beaucoup plus haut » dans l’agenda de l’OTAN. À Vilnius, le 11 juillet dernier, le secrétaire a déclaré que « l’OTAN est une alliance régionale, mais elle fait face à des défis mondiaux », ajoutant qu’au vu de l’affirmation de puissance de la Chine à l’échelon mondial et de la guerre menée par Moscou contre l’Ukraine, il fallait que l’OTAN, l’Union européenne et les partenaires de l’Indopacifique veillent à coopérer plus étroitement encore.
En parallèle de leur politique de polarisation militaire, les États-Unis cherchent à continuer à peser économiquement auprès des pays d’Asie du Sud-Est. En juin 2022, ils ont annoncé un accord économique, l’IPEF, Indo-Pacific Economic Framework, avec une série de pays de la région. Selon le conseiller américain à la Sécurité nationale, Jake Sullivan, l’IPEF doit, après le retrait des États-Unis du traité de libre-échange transpacifique (TPP) en 2017, rétablir « le leadership économique américain et [constitue] une alternative à la démarche proposée par la Chine ». L’IPEF n’est pas un accord de libre-échange mais comprend des engagements réciproques, en particulier sur le respect de normes protectionnistes communes concernant les produits échangés ainsi que sur « la capacité d’adaptation de la chaîne d’approvisionnement », c’est-à-dire la relocalisation des activités dans les pays partenaires, hors de Chine donc. En 2022, outre les États-Unis, pas moins de treize pays avaient signé l’accord, de l’Australie à l’Inde, de l’Indonésie au Japon, des Philippines à la Corée du Sud.
Ainsi les pays du Sud-Est asiatique, qui comme l’Indonésie, Singapour, le Vietnam… profitent des retombées du développement de la Chine, essaient-ils de tenir un certain équilibre avec les États-Unis.
Les puissances régionales entre deux feux
La pression croissante des États-Unis autour de la Chine a donc soumis un certain nombre des régimes au pouvoir dans les pays asiatiques à deux injonctions contradictoires. D’un côté, il y a, pour toute une partie d’entre eux, la pression militaire et diplomatique du parrain, l’impérialisme américain, et de l’autre, il y a leurs affaires, qui dépendent en partie de leurs relations avec Pékin.
Au fil des ans, le Japon est devenu, tout en conservant sa Constitution pacifiste, une puissance militaire, mais une puissance somme toute moyenne, dont la position est soumise à ces injonctions contradictoires. Ainsi il accompagne voire précède la montée en puissance militaire des États-Unis dans la région : exercices militaires conjoints, augmentation du budget militaire, participation au QUAD et accueil de l’OTAN dans le Pacifique, il s’agit pour le Japon de consolider la position des États-Unis dans la région en renforçant l’alliance militaire et diplomatique avec eux. D’un autre côté, les économies du Japon et de la Chine sont en partie intégrées. La Chine est le plus important partenaire commercial du Japon. Aussi cherche-t-il, en même temps qu’il renforce ses liens avec les États-Unis, à renforcer la coopération économique avec la Chine, par exemple en signant le RCEP en novembre 2020. Ces politiques qui semblent contradictoires se conjuguent en fait, telles deux assurances complémentaires, la première en intégrant un partenaire régional désormais incontournable et profitable, la seconde en se mettant sous la protection du parrain américain face au même partenaire mais aussi concurrent. C’est ce que certains appellent la diplomatie pragmatique d’une puissance moyenne.
Les régimes au pouvoir en Asie du Sud-Est sont eux aussi soumis aux mêmes contradictions. Les États de l’ASEAN n’ont pas adhéré à ce jour au QUAD, parce qu’ils estiment que ce genre d’alliance militaire augmente les tensions dans la région et les place dans la position difficile de choisir officiellement entre leur bienfaiteur économique, la Chine, et l’impérialisme dominant, les États-Unis. Car si la Chine est une menace sur Taïwan et en mer de Chine méridionale, elle est aussi une opportunité pour les bourgeoisies nationales de l’Asie du Sud-Est. Comme l’a dit le Premier ministre de Singapour, Lee Hsien Loong, en 2020 : « Les pays asiatiques ne veulent pas être forcés à choisir entre Chine et États-Unis. » Malgré tout, le renforcement de la présence américaine dans la région profite à ces régimes, en leur offrant une monnaie d’échange pour négocier avec la Chine. Il s’agit juste de pas trop donner aux États-Unis pour éviter de se brouiller avec Pékin. Ainsi les Philippines, qui ont ouvert quatre nouvelles bases à l’armée américaine, ont-elles expliqué qu’il ne s’agissait pas d’ouvrir des bases américaines sur l’archipel, mais d’autoriser les États-Unis à utiliser des installations philippines moyennant de substantiels coûts de location.
En cas de guerre entre la Chine et Taïwan, quelle serait l’attitude des pays de l’ASEAN ? Malgré la pression américaine, les dirigeants de l’ASEAN refusent à ce jour de comparer la situation de Taïwan à celle de l’Ukraine. Ils disent que l’île n’a pas de légitimité à être indépendante et qu’elle reviendra tôt ou tard à la Chine. Il n’est donc pas dit que tous suivraient les États-Unis dans un tel conflit, s’il avait lieu dans un avenir proche.
La troisième voie française, d’abord celle du commerce
Ce sont ces contradictions qu’ont essayé d’exploiter les pays impérialistes de second rang que sont le Royaume-Uni, l’Allemagne et la France, non pas pour peser sur la région – ils sont bien loin d’en avoir la puissance nécessaire – mais pour au moins en profiter commercialement. En achetant leurs armes à la France ou à l’Allemagne, les pays comme l’Inde, l’Indonésie, Singapour font un geste politique signifiant à la Chine ou à leur opinion publique qu’ils ne sont pas complètement inféodés aux États-Unis. Ainsi la France est devenue depuis 2017 le second exportateur d’armes en Inde, derrière la Russie et devant les États-Unis. À Singapour, la France est devenue le deuxième exportateur d’armes derrière les États-Unis. L’Indonésie, qui se fournit pour moitié en Corée du Sud et un tiers aux États-Unis, a fait monter l’Allemagne et la France à 15 % de ses fournitures. Après la rencontre avec Colonna cet été, l’Indonésie a confirmé la commande de 26 Rafale. La Thaïlande, qui au début des années 2000 se fournissait exclusivement aux États-Unis, s’approvisionne maintenant aussi en Chine, en France, en Allemagne, au Danemark… Signe de l’évolution des rapports de force et des liens entre États, le Pakistan a cessé d’acheter ses armes aux États-Unis pour passer commande quasiment exclusivement à la Chine.
Face à la Chine, les bourgeoisies d’Europe n’ont pas toutes la même position. L’Allemagne multiplie les accords commerciaux et les investissements en Chine. Ursula von der Leyen, à la tête de l’Union européenne, semble vouloir emboîter le pas aux États-Unis, en mettant en avant le contrôle des investissements et la relocalisation des chaînes d’approvisionnement en Europe même. Quant à la France, sa politique est qualifiée de « en même temps ». En avril, après sa visite à Pékin, Macron avait déclaré : « La pire des choses serait de penser que nous, Européens, devrions être suivistes sur ce sujet et nous adapter au rythme américain et à une surréaction chinoise. » Trump, avec toute sa finesse légendaire, l’avait alors accusé de « lécher le cul » de son homologue chinois, Xi Jinping. D’autres voix en Europe l’avaient accusé de « malmener la relation transatlantique qui demeure, qu’on le veuille ou non, la clé de voûte de la sécurité européenne », lui reprochant d’entrer dans le jeu de la Chine qui essaie de séparer l’Europe des États-Unis. Cette pression sur l’impérialisme français montre en tout cas toutes les limites de sa politique et le fait que le temps des opportunités est sans doute sur sa fin. Pour rattraper le coup, quelques jours plus tard, alors que la Chine avait déployé une nouvelle fois ses navires et bateaux autour de Taïwan, la marine française faisait emprunter le détroit de Taïwan à une de ses frégates, ce qui revenait de fait à soutenir la position américaine sur la liberté de navigation dans ce détroit. Quelques mois plus tard, en même temps que Macron dénonçait de façon unilatérale la Chine « impérialiste » et prédatrice dans les îles du Pacifique dans son discours du 27 juillet au Vanuatu, le 28 juillet son ministre de l’économie, Le Maire, était « en même temps » en Chine pour discuter affaires, notamment pour le compte d’Airbus et de l’industrie des cosmétiques.
La politique de l’impérialisme français, comme celle, avec ses variantes, de l’impérialisme allemand, est celle d’une puissance de second rang, d’une puissance moyenne qui profite des opportunités pour faire du commerce, pour placer les produits de ses capitalistes, en particulier au travers de Dassault, Thales et NavalGroup, des entreprises liées entre elles et à la famille Dassault. La troisième voie, qui prétend faire de l’impérialisme français une puissance d’équilibre, est donc surtout une posture commerciale, et qui n’est pas sans aléas, comme l’annulation de la vente des sous-marins à l’Australie l’a rappelé.
Quant au terrain militaire et diplomatique, celui qui est au final décisif, l’impérialisme français se range sans hésiter derrière l’impérialisme américain. La guerre en Ukraine en est une illustration. Elle va, conjointement à la montée en puissance de l’OTAN dans le Pacifique, alourdir la pression pour un alignement complet des puissances moyennes, occidentales ou asiatiques, derrière les États-Unis. La participation de l’armée française aux exercices militaires conjoints organisés par les États-Unis dans le Pacifique montre déjà la position de fond de l’impérialisme français. Personne n’imagine une minute des exercices conjoints avec la Chine. Cet été, les armées françaises ont fait de nouvelles démonstrations, avec l’édition 2023 de leur exercice PEGASE, abréviation pour Projection d’un dispositif aérien d’envergure en Asie du Sud-Est, en y envoyant une vingtaine d’avions. Après une escale aux Émirats arabes unis, des Rafale se sont rendus à Singapour et en Malaisie afin d’y faire quelques exercices conjoints et quelques démonstrations commerciales. Une partie des avions ont rejoint la base américaine de Guam, au sud-est des Philippines, pour y prendre part à un exercice militaire avec les forces américaines, canadiennes, australiennes, néo-zélandaises, britanniques et japonaises. Après Guam, une partie de ces troupes se sont rendues au Japon, en Corée du Sud, en Indonésie et au Qatar pour d’autres entraînements conjoints. Une autre partie devait se déployer sur l’archipel des Palaos.
L’impérialisme français est un impérialisme de second rang, qui souhaite peser dans les évènements à l’échelle du monde comme dans son partage. Il joue de ses possessions coloniales dans le Pacifique pour être accepté à un certain rang dans la coalition américaine, cette coalition qui cherche à continuer à dominer le monde et qui est prête à utiliser tous les moyens, y compris les armes, pour y arriver.
Le 11 septembre 2023
Philippines, Indonésie, Malaisie, Singapour, Thaïlande, Brunei, Vietnam, Laos, Birmanie (Myanmar) et Cambodge
Selon Courrier International du 14 mai 2023
Tables des importations et des exportations d’armes du Stockholm International Peace Research Institute (sipri.org)