L'Union européenne (UE), déjà affaiblie par le Brexit en 2020, est mise à rude épreuve par l'aggravation des tensions militaires et économiques internationales. D'une part, le renforcement de l'interventionnisme américain dans l'est et le nord de l'Europe se fait au détriment de l'influence des deux plus grandes puissances européennes, la France et l'Allemagne, sur le reste du continent . D'autre part, les pays membres de l'UE ont des divergences d'intérêts économiques, que l'existence de l'Union européenne n'a jamais fait disparaître, et qui deviennent de plus en plus aiguës avec l'aggravation de la crise économique et des tensions internationales. Dans ce contexte, chacun tente de jouer sa carte, tandis que l'Union européenne se révèle de plus en plus impuissante.
Un soutien militaire en ordre dispersé
Certes, l'Union européenne, qui compte actuellement 27 membres et s'étend sur plus de la moitié du continent européen, peut apparaître unie contre la Russie pour soutenir l'État ukrainien. À entendre les représentants des institutions européennes, l'UE est unanime. Mais les positionnements politiques des États membres composant des différences qui sont plus que des nuances. Alors que la dirigeante italienne Meloni a fait assaut de déclarations de soutien aux États-Unis et à l'OTAN, Macron a déclaré, en mai 2022, qu'il ne fallait pas humilier la Russie ; puis encore, en février 2023, ne pas être de ceux qui veulent écraser la Russie. Il tente ainsi de préserver une attitude traditionnelle de l'État français qui consiste, depuis de Gaulle, à se démarquer un peu du soutien aux États-Unis, tout en faisant partie intégrante du camp occidental. Si la Grèce a été le premier État de l'UE à envoyer des armes à l'Ukraine, il a fallu un an pour que l'Allemagne accepte de lui livrer des chars, sous la pression de l'OTAN ; mais à présent, l'Allemagne se positionne comme l'un des plus grands soutiens européens à l'Ukraine, et de façon bien plus active que la France.
On observe la même ambiguïté en ce qui concerne le soutien militaire direct à l'Ukraine. La guerre a renforcé les outils créés par l'UE pour financer une partie des budgets militaires, en conduisant à l'augmentation du budget de la Facilité européenne pour la paix (FEP). Créé en mars 2021, ce fonds, qui peut rembourser les États membres pour certaines de leurs livraisons militaires, devait couvrir un montant total de dépenses militaires de 5,6 milliards d'euros pour la période 2021-2027. En mars 2023, le budget avait déjà été augmenté à 7,9 milliards d'euros. Le chef de la FEP, Josep Borrell, apporte sa pierre au discours de préparation des esprits à la généralisation de la guerre, en déclarant qu'il faut « passer à une mentalité de guerre ». Mais les quelques milliards versés par la FEP ne pèsent pas lourd par rapport aux 48 milliards de dollars déjà versés par les États-Unis. Et, surtout, ils ne constituent pas l'essentiel des dépenses européennes de soutien militaire à l'Ukraine, car chaque État membre mène sa propre politique en ce domaine : l'essentiel de l'aide des pays européens à l'Ukraine passe par leur budget national. Et, entre la France (650 millions d'euros), l'Allemagne (3,6 milliards) et la Pologne (3,5 milliards, pour un PIB bien inférieur), l'ampleur de l'effort budgétaire est très variable.
Quant au renforcement des budgets militaires nationaux, il est réel partout, mais l'Union européenne ne s'arme pas en tant qu'Union : chacun de ses membres s'arme, ce qui est tout à fait différent, et chacun fait son marché sans tenir compte de ses partenaires européens : l'Allemagne a ainsi acheté des avions de chasse américains, et non français. Seuls 18 % des investissements militaires dans l'UE impliquent une coopération entre États membres ; les États européens préparent la guerre, mais chacun de son côté. Il n'existe d'ailleurs pas de commandement militaire européen comparable à celui de l'OTAN, dont sont membres 22 des 27 États de l'UE. Il n'existe pas non plus d'industrie de guerre européenne : le projet de construction d'un avion de combat européen, le Scaf, sur la base d'une collaboration entre la France, l'Allemagne et l'Espagne, traîne depuis des mois, du fait de la concurrence entre les industriels français et les industriels allemands. En décembre 2022, la France a marqué un point en obtenant que le français Dassault dirige le projet, mais le feuilleton n'est certainement pas terminé et l'avion ne risque pas de voler avant plusieurs années, s'il voit réellement le jour.
La restriction des relations économiques avec la Russie : un effet variable selon les pays
Les intérêts industriels et financiers des États européens divergent aussi en ce qui concerne l’évolution des relations économiques entre la Russie et le reste du continent européen. Ces relations avaient déjà été réduites depuis l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, mais la guerre en cours marque un changement d’échelle.
En ce qui concerne les investissements en Russie, une partie des entreprises capitalistes européennes ont bien été obligées de se désengager de l’économie russe, sous la pression américaine. Toutes ne l’ont pas fait : fin novembre 2022, seules 8,3 % des filiales russes de groupes européens avaient été vendues, contre 18 % des filiales de groupes américains. Il faut dire que les entreprises européennes ont bien davantage à perdre à ce désengagement que les capitalistes américains. Mais, au sein de l’UE, le problème ne se pose pas avec la même acuité pour tous les pays membres et ce sont sans aucun doute les entreprises allemandes pour lesquelles la situation est la plus problématique. Ce sont d’ailleurs elles qui rechignent le plus à quitter la Russie, ce qui explique que, en novembre 2022, 19,5 % des entreprises étrangères actives en Russie étaient allemandes (pour 12,4 % d’américaines, 7 % de japonaises et 5,6 % de françaises).
Certes, les capitalistes français ont eux aussi des intérêts importants en Russie. En 2019, la France était le deuxième investisseur étranger en Russie, derrière l’Allemagne. Auchan, Leroy Merlin, Danone, Saint-Gobain, LVMH, Société générale, Renault, Total… de nombreux grands groupes français y étaient implantés. Certains, comme Auchan, n’ont pas quitté la Russie. Quant à la Société générale, qui a vendu sa filiale Rosbank, elle aurait perdu plus de 3 milliards d’euros.
Les liens économiques de la Russie avec l’Allemagne étaient et restent beaucoup plus forts qu’avec tout autre grand pays européen. Au début de la guerre, d’après le ministre de l’Économie allemand, les entreprises allemandes avaient environ 20 milliards d’euros investis en Russie. En 2015, lors des premières sanctions européennes à la suite de l’annexion de la Crimée par la Russie, 8 000 entreprises actives en Russie avaient une participation allemande à leur capital. Pour certains trusts allemands, la Russie était un marché très important : Siemens y a investi 1,3 milliard d’euros entre 2005 et 2015, année où il a obtenu un contrat de plus d’un milliard d’euros pour l’entretien de trains sur quarante ans. La guerre n’a pas mis fin à toutes les activités économiques occidentales en Russie, mais elle les a ralenties et compliquées, et cette évolution a des conséquences beaucoup plus lourdes pour l’Allemagne que pour tout autre pays de l’UE.
Il en est de même pour le ralentissement des échanges commerciaux. Celui-ci a touché de nombreux secteurs, mais pèse plus sur l’économie allemande que sur les autres. Si la baisse drastique des exportations italiennes dans le secteur de l’habillement a certainement posé un problème à certains capitalistes italiens, le problème est d’une tout autre ampleur en Allemagne : les exportations vers la Russie y ont baissé de 60 % en 2022.
Mais l’effet le plus grave de la guerre sur l’économie de certains pays européens, et en particulier de l’Allemagne, tient aux sanctions prises par l’UE sur les importations de produits russes. Pour l’Allemagne, la fin de l’accès au gaz russe est un problème majeur. L’Allemagne avait misé sur le gaz russe en investissant dans les gazoducs Nord Stream 1, ouvert en 2012, et Nord Stream 2, qui devait ouvrir lorsque l’invasion russe a interrompu le processus. Les États-Unis y étaient opposés, bien avant la guerre en Ukraine, et avaient d’ailleurs pris des sanctions contre les entreprises américaines qui y participeraient. L’UE n’était pas unanime sur le sujet. La Pologne le dénonçait comme liant trop l’Europe à la Russie, et surtout contournant la Pologne : la Russie avait ainsi les moyens de couper les livraisons de gaz à la Pologne, tout en maintenant celles à destination de l’Allemagne. Ce problème est devenu moins aigu avec l’ouverture du Baltic Pipe, qui permet d’acheminer du gaz norvégien en Pologne en passant par le Danemark. La France, quant à elle, était intéressée au projet, car Engie en était l’un des plus gros acteurs, mais ne l’a pas toujours franchement soutenu. Au début de la guerre, l’Allemagne a dû abandonner la mise en service de Nord Stream 2 ; c’est donc la guerre en Ukraine qui a tranché dans ce différend entre pays de l’UE, au détriment des capitalistes allemands, contraints de payer l’énergie beaucoup plus cher qu’auparavant, et au bénéfice des États-Unis, à qui les restrictions sur le gaz russe offrent des perspectives de marché pour le gaz de schiste produit sur leur territoire.
La France a pour l’instant eu plus de succès sur le nucléaire. En février 2023 encore, alors que le Parlement européen avait voté une résolution pour exclure du marché européen toutes les entreprises russes, la Commission européenne a limité l’effet de cette résolution en excluant des sanctions l’entreprise russe Rosatom, géant du nucléaire, qui représente 40 % de l’enrichissement de l’uranium dans le monde. Cette décision correspond aux intérêts de la France, où l’énergie nucléaire représente les trois quarts de la production d’électricité. De fait, le nucléaire est encore à ce jour un secteur épargné par les sanctions européennes.
La France et l’Allemagne ne sont pas seules à défendre leur pré carré : le dixième train de sanctions, voté fin février, a été retardé parce que la Pologne demandait un durcissement des restrictions aux importations de caoutchouc synthétique russe vers l’Union ; finalement, les exemptions et périodes de transition prévues ont été maintenues pour préserver l’industrie des pneumatiques, notamment à la demande de l’Italie. Dans cette résistance polonaise, le fait que le premier fabricant européen de caoutchouc synthétique, Synthos, est basé en Pologne a certainement joué autant que l’opposition au caoutchouc russe.
Au contraire, la Grèce ne peut que se réjouir de la rupture des échanges de gaz avec la Russie, car cela favorise l’importation de gaz naturel liquéfié (GNL) par la mer Égée ; le port grec d’Alexandroúpoli, à la frontière avec la Turquie, est en pleine restructuration pour accueillir du GNL américain. C’est d’ailleurs aussi par ce port que transitent une partie des armes américaines destinées à l’Ukraine. Par ailleurs, cela n’empêche nullement les armateurs grecs de profiter de l’embargo sur les produits pétroliers russes. Ils les transfèrent sur leurs navires (à prix cassé, la Russie n’ayant pas le choix), pour les revendre ensuite à bon prix sous un pavillon de complaisance.
Quant aux pays de l’est de l’Europe, même ceux qui ont une position très favorable au soutien militaire à l’Ukraine, ils pâtissent de l’afflux de produits agricoles ukrainiens, qui fait baisser les prix des produits agricoles locaux. Mi-avril 2023, la Pologne, la Hongrie et la Slovaquie ont donc interdit l’entrée de ces produits, sans tenir compte des règles de fonctionnement de l’UE qui, sur une telle question, aurait dû être consultée. La Commission européenne a protesté, et finalement le transit de céréales ukrainiennes a de nouveau été autorisé par ces trois pays, après avoir obtenu des aides financières de l’UE pour cela, mais d’autres produits agricoles, dont la viande et le lait, restent soumis à restriction. L’épisode révèle que chacun fait ce qu’il veut sur les sujets importants pour son économie, de même que chaque train de sanctions révèle les disparités dans les réseaux commerciaux et les intérêts industriels de l’UE.
On peut faire le même constat sur la question d’une éventuelle intégration de l’Ukraine à l’Union : pour des raisons d’affichage politique, la candidature de l’Ukraine a été acceptée en juin 2022, mais la France n’est pas vraiment enthousiaste à cette perspective, notamment parce que l’Ukraine est un grand producteur agricole et que son entrée dans l’Union menacerait les bénéfices que son secteur agroalimentaire tire de la PAC (politique agricole commune).
Ainsi, qu’il s’agisse du soutien militaire à l’Ukraine, de l’évolution des relations économiques avec la Russie ou des relations futures avec l’Ukraine, les intérêts et positions des pays membres divergent, même si, pour l’instant, l’UE parvient à afficher une relative unanimité sur ces sujets.
La guerre, accélérateur des tensions dans l’UE
Cette unanimité, même de façade, est plus que précaire. Car la guerre en Ukraine exacerbe les divergences d’intérêts économiques entre les bourgeoisies européennes, en particulier face à la bourgeoisie américaine.
La guerre renforce le poids diplomatique et militaire des États-Unis, à travers l’OTAN, dans l’Europe de l’Est et du Nord, au détriment de la France et de l’Allemagne. Depuis 1991, l’OTAN n’a cessé de se renforcer en Europe de l’Est, et la perspective que l’Ukraine puisse y être intégrée fait d’ailleurs partie des éléments qui expliquent l’invasion russe. Depuis le début de la guerre, la Finlande a été intégrée à l’OTAN et la Suède devrait suivre, rompant avec des décennies de neutralité. La présence des troupes de l’OTAN en Europe a été renforcée, ce qui a autorisé le président américain Joe Biden à se réjouir, en juin 2022, d’une « otanisation de l’Europe ». Or, bien que l’OTAN ait formellement une direction multinationale, le fameux Commandement intégré, elle constitue fondamentalement un bras armé des États-Unis. Ceux-ci accentuent par ailleurs leur présence militaire directe en Europe : 100 000 soldats américains sont actuellement déployés en Europe, 20 000 de plus qu’avant la guerre.
Le pays de l’est de l’Union européenne le plus nettement engagé dans le camp américain est sans aucun doute la Pologne. Voisine de l’Ukraine, elle a déjà consacré 3,5 milliards d’euros à l’aide militaire, humanitaire et financière à ce pays depuis le début du conflit, soit 0,6 % du PIB polonais (alors que, pour la France, l’effort budgétaire représente 0,07 % du PIB). L’État polonais a livré huit avions de guerre et son président, Duda, se déclare même prêt à livrer toute sa flotte de chasseurs MiG-29 (des modèles, il est vrai, bien anciens). La Hongrie pour sa part a une attitude beaucoup plus attentiste, du fait notamment de sa dépendance à l’égard du nucléaire russe. Elle a par exemple traîné les pieds pour donner son accord à l’adhésion de la Finlande à l’OTAN, de même que la Bulgarie. L’appartenance commune de la Hongrie et de la Pologne à l’Union européenne ne pèse donc pas lourd par rapport à la divergence entre leurs intérêts économiques et stratégiques, et ne limite que très superficiellement les tensions entre ces deux pays.
Ces attitudes sont révélatrices du fonctionnement de l’Union européenne, dont l’élargissement depuis trente ans n’a pas créé une réalité dépassant les intérêts nationaux. Mais, dans la crise actuelle, ces intérêts nationaux peuvent prendre plus nettement le pas sur les bénéfices apportés aux capitalistes européens par l’unification du marché et la libre circulation des marchandises. En témoignent les tensions entre la France et l’Allemagne, pour lesquelles, historiquement, l’unification européenne devait servir d’arène de négociation pacifique.
Malgré les déclarations d’amitié réciproques entre Emmanuel Macron et Olaf Scholz, et malgré la mise en scène du « couple franco-allemand », ces tensions se multiplient, autour des prix de l’énergie, du soutien de chaque État à ses propres capitalistes au détriment des autres entreprises européennes, de l’évolution de l’industrie automobile, de la politique monétaire européenne, etc. Tous les sujets sur lesquels les intérêts franco-allemands étaient déjà divergents avant la guerre prennent aujourd’hui une dimension plus tendue, plus conflictuelle. Et les relations entre les autres pays membres sont elles aussi susceptibles d’évoluer en fonction de l’aggravation des tensions internationales. Si l’Allemagne tente de conserver des relations privilégiées avec les pays de l’Europe centrale et orientale, dans lesquels elle a, actuellement et historiquement, des intérêts économiques majeurs, la France consolide par exemple ses rapports avec l’Espagne, avec laquelle elle vient de signer un traité bilatéral d’amitié et de collaboration.
Même la réaction au protectionnisme massif de l’État américain, qui pose problème à tous les États européens, n’a rien d’uni, ni même de concerté. Le plan américain, l’Inflation Reduction Act, adopté à l’été 2022, prévoit que l’État américain dégage plus de 430 milliards de dollars, dont une partie sera consacrée à subventionner les entreprises produisant aux États-Unis, avec parfois des clauses impliquant que les composants des produits industriels soient eux aussi produits sur le sol américain. Si l’enjeu déclaré est de limiter la dépendance des États-Unis à l’égard des fournisseurs chinois, les entreprises européennes risquent elles aussi de perdre des marchés. Certaines grandes entreprises, comme BMW ou Volkswagen, cherchent donc à s’implanter aux États-Unis pour profiter des subventions de l’État américain. Cela ne les empêche pas de réclamer en même temps des subventions européennes en menant un chantage à la délocalisation. Mais l’UE est incapable de mener une politique de subvention unifiée aux capitalistes : les choix de subventions se heurtent à la concurrence interne à l’Union européenne. L’une des grandes mesures prises par l’UE en février dans le cadre de son Plan industriel vert est ainsi… d’autoriser les États membres à augmenter leurs propres subventions nationales, au risque de renforcer la concurrence entre les pays européens pour attirer les investissements.
Certes, l’Union européenne cherche aussi à soutenir directement les capitalistes européens, comme elle l’a d’ailleurs fait au moment de la crise du Covid. Le Pacte vert, déclinaison du Plan industriel vert, augmente, sous prétexte de lutte contre le dérèglement climatique, les taxes sur les produits importés depuis des pays plus émetteurs de gaz à effet de serre, pour que ces produits importés soient taxés de la même façon que les entreprises produisant en Europe, qui doivent payer une taxe carbone lorsqu’elles dépassent un certain seuil d’émissions. Mais c’est peu de chose par rapport à l’impasse des négociations sur des sujets autrement brûlants. En particulier, les pays membres s’empoignent sur la réforme du marché européen de l’électricité. Actuellement, le prix de gros de l’électricité est déterminé principalement par le coût de la matière première la plus chère ; l’explosion des prix du gaz a donc fait monter le prix de l’électricité même en France, dont la production électrique est surtout nucléaire. Dans le contexte actuel, ce système est plus adapté aux intérêts des industriels allemands, qui s’opposent farouchement à sa refonte. Quant à la politique en matière monétaire, elle se heurte elle aussi à l’existence d’États et de budgets nationaux : alors que l’Allemagne plaide pour des taux d’intérêt européens plus élevés, l’Italie, particulièrement endettée, risque d’en souffrir, car elle devrait emprunter à un taux encore plus coûteux sur les marchés financiers.
En réalité, dans l’UE, toute évolution des règles commerciales et financières entre États est, depuis toujours, le produit de longues et complexes tractations. Ce n’est qu’en 2023 que 17 pays membres de l’UE ont réussi à créer un brevet unitaire, évitant aux industriels de déposer un brevet dans chaque pays membre, et ils ont pour cela dû signer un accord intergouvernemental sans lien juridique avec l’UE, parce que certains pays membres s’y sont toujours refusés, comme l’Espagne. Et il a fallu dix ans pour parvenir à une directive imposant, en 2024, un chargeur universel pour les téléphones portables vendus dans l’UE. À un tout autre niveau, face au plan américain, il a fallu des mois pour acter le simple principe d’un fonds de soutien, le Fonds souverain européen, en février 2023. Sa mise en place, si elle aboutit, impliquera des négociations serrées entre les pays membres pour son utilisation, d’autant que, s’il est soutenu par la France et l’Italie, l’Allemagne et les Pays-Bas n’en ont accepté le principe qu’à reculons. On est très loin d’une capacité de réaction comparable à celle de l’État américain.
De fait, les pays membres de l’UE les plus riches mènent chacun sa propre politique, tant pour protéger leurs industriels contre la concurrence au sein du marché européen que pour conserver leur place sur le marché américain. Et, pour y parvenir, tous n’ont pas les mêmes moyens. L’Allemagne, particulièrement touchée par la hausse du prix de l’énergie du fait du poids des importations de gaz russe dans son approvisionnement avant la guerre, a annoncé un plan de 200 milliards pour soutenir ses capitalistes, en plaçant ses partenaires européens devant le fait accompli. Si tous les États européens soutiennent massivement leurs capitalistes, les moyens dont dispose l’État allemand lui donnent un poids bien supérieur à celui des autres, y compris de la France. Ce plan allemand, du fait de son ampleur, risque donc d’aggraver la course aux subventions en Europe et la concurrence entre pays membres, au point que le journal Les Échos, en octobre 2022, le qualifiait de « bombe à retardement pour l’Europe […] qui risque de devenir un véritable Far West » .
La bourgeoisie reste incapable de créer une véritable unité européenne
Ainsi, dans la crise actuelle, l’Union européenne apparaît de plus en plus traversée de tensions. Les pays membres font assaut de proclamations sur leur attachement à l’UE mais, derrière les mots, il y a les faits : chacun joue de plus en plus sa carte, tant sur le plan stratégique que sur le plan économique, à l’égard de la Russie comme à l’égard des États-Unis.
Jusqu’où ces tensions entre États membres peuvent-elles aller ? Il est impossible de le prévoir. Mais ce serait une folie que de compter sur cette alliance entre États impérialistes pour éviter le retour de la guerre en Europe occidentale. L’Union européenne n’a pas été créée pour garantir la paix entre les peuples, mais pour servir de cadre de négociation entre les pays européens les plus riches, organiser leur domination sur le reste du continent, et leur donner accès à un vaste marché unifié. Il s’agit d’une institution au service des bourgeoisies européennes, qui a fondamentalement le même rôle de défense des intérêts capitalistes que les États nationaux, mais sans avoir des moyens comparables. Surtout, après plusieurs décennies d’existence, l’Europe unifiée à la manière capitaliste n’a pas permis de surmonter les divergences d’intérêts entre bourgeoisies européennes. Elle n’a pas supprimé les intérêts nationaux divergents entre les bourgeoisies européennes ; elle les encadre, tant qu’il leur est plus profitable de collaborer que de s’affronter.
L’existence de l’UE est un produit des contradictions du capitalisme pourrissant : les frontières nationales sont depuis longtemps dépassées et les capitalistes eux-mêmes ont besoin de développer des formes d’unification et de coopération. Mais ils ne peuvent fondamentalement pas se passer des États nationaux à leur service et des prés carrés qu’ils leur procurent.
Dans cette période d’aggravation des tensions économiques et militaires, l’Union européenne peut encore servir aux capitalistes européens pour tenter de résister à la concurrence américaine, et parce qu’elle leur fournit un marché intérieur bien plus vaste que le plus grand des marchés nationaux. Mais elle peut aussi devenir un cadre dépassé, du point de vue de la bourgeoisie, face à l’aggravation de la crise mondiale du système capitaliste.
Que l’Union européenne reste utile aux bourgeoisies européennes et qu’elles la préservent, ou qu’elle devienne gênante pour les pays qui voudraient mener leur propre barque, ne change pas grand-chose pour les travailleurs, au sens où les États nationaux, tout comme l’Union européenne, sont des outils au service de la bourgeoisie : que les coups viennent de Bruxelles ou de Paris, ils restent des coups. Mais il est certain que les politiciens de la bourgeoisie, toutes tendances confondues, chercheront à solidariser les travailleurs avec la politique que leur dicteront les intérêts de leurs capitalistes : soit avec des discours sur la paix et l’unité entre les peuples européens, qui masquent les négociations de marchands de tapis entre pays de l’UE et la politique impérialiste de l’Europe dans le monde, soit avec des discours sur la défense de la nation contre les diktats européens. Dans les deux cas, ces discours servent et serviront à mettre la population à la remorque des intérêts de la bourgeoisie.
Les travailleurs européens n’ont pas à choisir entre l’UE et l’État national, qui sont deux instruments de la bourgeoisie. Face aux bruits de bottes, les travailleurs ont à défendre leur propre politique, qui implique une perspective internationaliste. Les frontières nationales ne servent qu’à diviser les peuples et à garantir des marchés aux capitalistes de tel ou tel pays. Si l’Union européenne n’a rien à voir avec l’unification du continent européen, celle-ci n’en est pas moins une nécessité. Mais elle ne sera possible que sous la direction du prolétariat au pouvoir. Comme l’écrivait Trotsky dès 1914 : « Pour le prolétariat européen, il ne s’agit as de défendre la “patrie” nationale, qui est le principal frein au progrès économique. Il s’agit de créer une patrie bien plus grande : les républiques des États-Unis d’Europe, première étape sur la voie qui doit mener aux États-Unis du monde. » Cette perspective est encore plus nécessaire et urgente aujourd’hui.
20 juin 2023
méga-grève de fin mars a permis à certains de réfléchir pour la première fois à l’idée d’une grève générale (la dernière a eu lieu en 1948). Dans l’ensemble, ces mouvements ont renforcé la conscience que, contrairement à ce que répètent les directions syndicales par branche, si l’on veut obtenir quelque chose, mieux vaut se battre en étant le plus nombreux possible.
Préparer l’avenir
Des militants communistes peuvent s’appuyer sur ces expériences et discuter du pouvoir que peuvent avoir les grèves lorsque les travailleurs s’unissent par-delà les secteurs, dans des grèves interprofessionnelles. Discuter aussi du fait qu’à moyen terme la classe ouvrière ne pourra pas se permettre de se conformer aux règles et aux interdictions de faire grève imposées par les classes dirigeantes et les directions syndicales, non seulement pour défendre ses conditions d’existence face à l’inflation, mais aussi face à l’incertitude générale de la crise actuelle, et parce que des dangers d’une tout autre dimension la menacent.
Depuis six mois déjà, l’économie allemande frôle en permanence la récession, et cette fois-ci (fin mai) elle y est entrée officiellement. La hausse des taux d’intérêt n’a pas seulement pour conséquence que les paiements d’intérêts dans le seul budget fédéral sont passés de zéro à trente milliards d’euros. Avec la hausse des taux d’intérêt, le spectre d’une crise dans le secteur de la construction et dans le secteur bancaire apparaît également à l’horizon. À cela s’ajoute la baisse de la demande mondiale, notamment en provenance des débouchés décisifs pour l’industrie allemande que sont la Chine et les États-Unis, avec par-dessus le marché les mesures protectionnistes de ces derniers.
Tout cela pourrait entraîner, dans un avenir prévisible, des attaques d'une toute autre ampleur, auquel cas la classe ouvrière doit se préparer si elle ne veut pas être seulement une victime sans défense. Sans parler de la lutte nécessaire contre la menace grave qui représente le réarmement mondial dans le contexte d'une concurrence internationale croissante. Militer dans un tel contexte, c'est, même à un petit nombre, œuvrer pour que les travailleuses et travailleurs qui nous pourraient prendre conscience de ces dangers et réaliser que seule la classe ouvrière à la force et les moyens pour sortir l'humanité de cette course vers l'abîme.
16 juin 2023