Depuis les élections du 21 avril, c'est une coalition de gauche qui dispose de la majorité parlementaire en Italie. C'est, comme l'a souligné la presse, la première fois depuis cinquante ans. En effet, depuis le lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le pays n'a connu qu'une succession de coalitions gouvernementales toujours axées sur le Parti démocrate-chrétien, qui a ainsi fourni pendant un demi-siècle l'essentiel du personnel politique.
La "gauche" qui accède ainsi au pouvoir ne suscite pas pour autant la moindre inquiétude parmi les possédants d'Italie et du reste du monde. Ceux-ci l'ont même plutôt saluée par des signes encourageants tels que l'envolée de la Bourse de Milan ou la remontée de la lire sur les marchés des changes. En effet, non seulement les milieux dirigeants de la bourgeoisie italienne n'ont pas craint l'arrivée au pouvoir de cette gauche, mais ils ont même cherché à la faciliter, en y voyant le moyen de sortir de la crise et de l'instabilité politique. Car la coalition dite de l'Olivier (l'Ulivo) qui a remporté les élections fournit certainement, dans l'éventail politique tel qu'il est sorti de la longue crise politique de ces dernières années, la meilleure possibilité pour la bourgeoisie italienne de disposer d'un gouvernement stable et fiable du point de vue de la défense des intérêts des possédants. L'ex-Parti communiste, rebaptisé depuis plusieurs années Parti démocratique de la gauche (Partito democratico della sinistra-PDS) et composante essentielle de l'Olivier, compte bien recevoir ainsi sa consécration définitive comme parti de gouvernement.
UNE "GAUCHE" QUI RASSURE LA BOURGEOISIE
Cette consécration, les dirigeants du PC italien l'ont recherchée avec continuité et persévérance depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Lors de l'écroulement du régime fasciste, la bourgeoisie italienne avait besoin de partis en mesure de remplir le vide étatique ainsi créé et de s'opposer à toute velléité révolutionnaire de la classe ouvrière. Le Parti communiste italien joua ce rôle et, comme dans les autres pays d'Europe, vint prêter main-forte à la bourgeoisie pour reconstruire son autorité ébranlée par la guerre. Mais une fois passée la brève période de collaboration gouvernementale de l'immédiat après-guerre, il fut comme les autres rejeté dans l'opposition.
Les dirigeants du PC italien, Togliatti en particulier, ont pourtant été les premiers à théoriser l'idée que les partis communistes occidentaux avaient leur propre rôle national à jouer, et finalement devaient se transformer en partis réformistes bien nationaux admis à participer aux gouvernements bourgeois. Mais paradoxalement, pour être admis à avoir des ministres, ils ont eu à attendre bien plus longtemps que d'autres partis moins enclins à rompre avec leur passé et gardant une réputation plus stalinienne, comme les partis communistes portugais et français. Tout en ayant clamé pendant des années sa volonté d'avoir des ministres, tout en ayant fourni à la bourgeoisie italienne de multiples preuves de sa fidélité au capitalisme, il aura fallu, pour que le PC italien dispose de nouveau de ministres dans un gouvernement, attendre cinquante ans ; il aura fallu qu'il renie jusqu'à son nom de communiste et se proclame l'équivalent italien du parti démocrate américain ; et finalement il lui aura fallu attendre la crise politique de ces dernières années, qui a bouleversé pratiquement tout le paysage politique.
On a assisté au cours de cette crise à la multiplication des scandales, et notamment des procès pour corruption intentés à l'ancien personnel politique à la suite des enquêtes des juges de l'opération "Mains propres" ; à une série d'initiatives pour modifier le système politique et notamment pour modifier la loi électorale en remplaçant le système proportionnel par un système majoritaire permettant une alternance politique. Tout cela a accompagné une reconversion générale des hommes et des appareils politiques, dont le changement de nom du Parti communiste devenu simplement "démocratique de gauche" n'était au fond qu'un élément.
Or, c'est finalement à droite que la recomposition politique s'est faite dans le plus grand désordre. Elle a été marquée par l'émergence de ces forces politiques concurrentes que sont la Ligue du Nord d'Umberto Bossi, le parti Forza Italia du magnat de l'audiovisuel Berlusconi, et l'Alliance nationale issue de l'ancien parti néo-fasciste MSI, désireuse de gagner une respectabilité de parti de gouvernement et dont le dirigeant Gianfranco Fini se proclame aujourd'hui "post-fasciste".
La coalition de ces trois forces au sein du cartel électoral du Pôle des libertés leur a bien permis d'obtenir la majorité aux élections d'avril 1994. Mais le gouvernement Berlusconi qui en est issu a tenu à peine six mois. La coalition s'est disloquée, sous les effets conjugués du mouvement de protestation populaire de l'automne 1994 contre le plan d'attaque du système des retraites et des tentations des trois partenaires de la coalition de reprendre leur liberté pour se livrer à la démagogie auprès de leurs électorats respectifs.
L'expérience Berlusconi rapidement interrompue, le gouvernement mis en place a eu pour chef Lamberto Dini, ancien expert du FMI et dirigeant de la Banque d'Italie et surtout ex-ministre du Trésor du gouvernement Berlusconi et, à ce titre, un des principaux auteurs de ses plans d'austérité. La différence est que ce gouvernement Dini, présenté comme un "gouvernement de techniciens", a bénéficié du soutien de la gauche, c'est-à-dire en premier lieu du PDS, qui a ainsi apporté au début 1995 son appui aux plans d'austérité qu'il combattait, du moins en paroles, lorsqu'ils venaient fin 1994 du gouvernement Berlusconi. Cet appui n'a pas été seulement parlementaire, il a été social puisque les directions syndicales et en premier lieu la CGIL la CGT italienne, dominée par le PDS ont permis l'application des plans de Dini sans opposition notable de la classe ouvrière.
Ainsi, le gouvernement Dini a été une sorte de banc d'essai de ce que pourra être le gouvernement de centre gauche qui arrive maintenant au pouvoir. Un banc d'essai convaincant car la paix sociale qui a marqué l'année 1995 a été telle que les sommets de la bourgeoisie italienne, à commencer par la Confindustria la confédération patronale ou des personnages comme Agnelli le patron de Fiat ont indiqué clairement qu'ils ne souhaitaient qu'une chose : la continuation, sous une forme ou sous une autre, de la formule du gouvernement Dini.
PRODI, OU UN DINI-BIS
Une tentative a donc d'abord été faite de prolonger le gouvernement Dini sous la forme d'un gouvernement de coalition élargissant son assise à droite, ayant donc la caution non seulement du PDS, mais de Berlusconi et de l'Alliance nationale. Le projet a échoué non du fait du PDS, qui s'est montré ouvert à toutes les alliances, y compris avec Berlusconi ou le "post-fasciste" Fini, mais du fait de Fini lui-même qui a estimé plus habile de provoquer des élections anticipées, dont il espérait sortir vainqueur.
Le calcul, on le voit, s'est révélé erroné. Non pas que l'Alliance nationale de Fini ait perdu des voix, pas plus d'ailleurs que les autres partis de droite. Le parti de Fini a seulement bénéficié de moins de voix que ne lui en avaient laissé espérer les sondages, qui laissaient penser que l'Alliance nationale pouvait devenir le premier parti du Pôle des libertés en lieu et place de Forza Italia, le parti de Berlusconi. Et surtout, à la différence de ce qui s'est produit en 1994, le système électoral majoritaire a fonctionné au profit de la gauche.
Celle-ci a en effet pu gagner sans qu'il y ait, dans l'électorat, le moindre déplacement de voix en sa faveur. Une des principales raisons est sans doute le fait que la Ligue du Nord qui, en 1994, s'était jointe au cartel électoral du Pôle des libertés, a cette fois fait cavalier seul, réduisant le Pôle à deux partenaires principaux au lieu de trois. En revanche la gauche, sous la direction du PDS et avec la caution de secteurs significatifs de la bourgeoisie, a pu bénéficier pleinement du système majoritaire.
Ce système comporte en effet l'élection des trois quarts des députés par un vote uninominal par circonscription et avec un seul tour de scrutin, un quart des députés restant élus par listes et à la proportionnelle. Pour obtenir une majorité parlementaire, il est donc essentiel de conclure, avant même l'élection, des accords de répartition des circonscriptions entre les différents partis. C'est le rôle principal qu'a eu, pour la gauche, la coalition de l'Olivier.
D'Alema, secrétaire du PDS et principal maître d' uvre de l'Olivier, a en effet accueilli sous cet emblème outre son propre parti, le parti écologiste des Verts et surtout le PPI, le Parti populaire qui est le nouveau nom de l'ancienne Démocratie chrétienne, ou du moins de la fraction de celle-ci qui a choisi l'alliance avec la gauche. Déterminé à chercher avant tout à conquérir ou ne pas repousser l'électorat du centre, il s'est employé à inclure dans les candidats de l'Olivier les personnalités les moins marquées à gauche, à commencer par l'ancien démocrate-chrétien dont il a fait la figure de proue de l'Olivier, Romano Prodi. Celui-ci, ancien dirigeant de l'IRI l'Institut de reconstruction industrielle, holding d'Etat coiffant le secteur public italien , jouissant d'une réputation de bon gestionnaire auprès des milieux d'affaires italiens mais aussi internationaux, était là pour offrir la promesse rassurante d'une bonne gestion de l'économie italienne, selon les critères capitalistes bien sûr.
Mais l'Olivier a encore bénéficié d'une autre caution au centre avec la liste Dini. Le président du Conseil sortant a en effet constitué pour ces élections son propre parti, Renouveau italien, qui sans être membre explicitement de l'alliance de l'Olivier a néanmoins conclu avec celle-ci un accord de désistement. Les 4 % des voix recueillis par la liste Dini qu'il est certes difficile de considérer comme des voix de gauche ont sans doute joué leur rôle dans la victoire de la coalition constituée autour de l'Olivier. Mais surtout Dini apportait, plus encore que la présence d'un Prodi à la tête de cette coalition, la caution explicite des milieux les plus responsables de la bourgeoisie à l'Olivier. Sa liste était le témoignage que ces milieux faisaient ce qu'ils pouvaient pour tenter de canaliser les voix de l'électorat vers la construction politique élaborée par d'Alema.
Et pourtant il restait un risque. Toute cette construction était tellement tendue vers le centre, dont D'Alema voulait recueillir les voix sans les laisser fuir vers le Pôle des libertés, que c'était sur sa gauche que l'Olivier risquait de trébucher. Et c'est là que le rôle de Rifondazione comunista a été essentiel.
RIFONDAZIONE COMUNISTA ET L'OLIVIER
Car il faut d'abord rappeler que l'opération de 1991 consistant à transformer l'ex-Parti communiste italien, qui a été longtemps le plus fort parti communiste d'Europe occidentale, en un simple Parti démocratique de la gauche, ne s'est pas passée sans douleur. Elle s'est accompagnée d'une scission, une partie importante de la base ouvrière ayant refusé d'abandonner ainsi la référence communiste et ayant donné vie à un parti communiste maintenu sous le nom de Parti de la Refondation communiste (Partito della rifondazione comunista).
Rifondazione comunista a proclamé son opposition au cours de plus en plus centriste du PDS et a affirmé son attachement à la référence communiste, mais la question des alliances électorales dans le contexte du système majoritaire le contraignait à un choix : ou se rallier, sinon à l'alliance de l'Olivier, du moins à un accord électoral avec celui-ci, ou bien s'en tenir à l'écart avec le risque d'être accusé de faciliter la victoire de la droite, et aussi celui de n'avoir lui-même aucun député élu au scrutin majoritaire.
C'est bien sûr un risque politique qu'un parti ayant choisi de se situer clairement sur le terrain des intérêts ouvriers aurait pu et dû assumer. Ce n'était d'ailleurs même pas un grand risque. Sur le plan politique, le caractère de regroupement bourgeois de la coalition de l'Olivier était certainement d'autant plus clair pour toute une partie de l'opinion ouvrière que celle-ci vient d'avoir un avant- goût, avec le gouvernement Dini, de ce que sera la politique de cette gauche au pouvoir. Sur le plan parlementaire, Rifondazione comunista ne risquait même pas d'y perdre tous ses députés (même cela n'aurait d'ailleurs pas dû faire peur à un véritable parti ouvrier) puisqu'elle était assurée d'avoir des élus dans le quart des députés élus à la proportionnelle. Pourtant la direction de Rifondazione comunista n'a à aucun moment envisagé sérieusement de se tenir en dehors d'un accord de désistement avec l'Olivier. Sans doute, le parti ne s'est pas engagé dans l'alliance de l'Olivier elle-même, c'est-à-dire qu'il s'est présenté sur son propre programme. Mais il a conclu avec l'Olivier un accord de répartition des circonscriptions exactement comme s'il en avait été membre, assorti de l'engagement à voter pour les candidats de l'Olivier partout où Rifondazione s'effaçait devant les candidats de cette coalition, c'est-à-dire dans la grande majorité des cas.
Pour une partie de la base de Rifondazione, un tel accord de désistement était pourtant difficile à admettre. Le fait de voter pour la liste de Rifondazione au scrutin proportionnel ne lui posait certes pas de problème. En revanche l'engagement dans le pacte électoral avec l'Olivier signifiait concrètement que pour le second vote, celui concernant les députés élus au scrutin majoritaire, les militants et les électeurs de Rifondazione devaient, dans la plupart des circonscriptions, voter pour un représentant du PDS, des Verts ou pour un démocrate-chrétien souvent passablement compromis. Certaines fédérations ont manifesté leur opposition ouverte à cette politique, et nombre de militants ont en tout cas choisi de se limiter à un vote pour Rifondazione au scrutin proportionnel, en s'abstenant ou en votant blanc au scrutin majoritaire.
"ACCORD TECHNIQUE" OU SOUTIEN POLITIQUE ?
La direction de Rifondazione a cependant défendu cet accord en arguant qu'il s'agissait d'un accord "technique" dont le but était seulement de "battre la droite", et non d'un accord politique. Elle a tenté de se démarquer de l'Olivier en se présentant à ces élections sur son propre programme.
Mais, outre que ce programme se démarquait en réalité fort peu de celui de l'Olivier, il est évident que l'accord de désistement n'était pas seulement technique. Dire que le fait de voter pour un démocrate-chrétien, un Vert, un représentant du PDS ou de Rifondazione, est seulement technique, revient à reconnaître à tout le moins une parenté politique entre ces différentes forces. Et de fait la simple argumentation selon laquelle il s'agissait de "battre la droite" revenait à entretenir dans l'électorat ouvrier l'illusion que la politique de l'Olivier avait quelque chose de différent de celle de la coalition de droite et pouvait être plus favorable, ou moins défavorable, aux intérêts des travailleurs. Mais plus encore, comment considérer cet accord comme seulement "technique" donc ayant seulement pour but, si l'on comprend bien, d'assurer l'élection de députés malgré un système électoral défavorable alors qu'il allait se compléter d'un appui annoncé au gouvernement qui allait se mettre en place ?
En fait, en admettant que le premier objectif était de "battre la droite" le jour du vote, Rifondazione se ralliait déjà, politiquement, à l'Olivier. Mais vis-à-vis de sa propre base, elle ne pouvait l'avouer ouvertement, et la campagne électorale a nécessité de Rifondazione qu'elle tienne un double langage et que, dans sa propagande électorale, elle tente de se démarquer de l'Olivier.
C'était là le but du programme mis en avant par Rifondazione et censé apporter la preuve de son indépendance politique à l'égard de l'Olivier. Ce programme se présentait ainsi comme un ensemble de "dix points pour les cent premiers jours de la prochaine législature", "à mettre en uvre dans ses premiers mois après avoir obtenu, le 21 avril, la défaite de la droite". Il se présentait comme "une thérapie de choc réformatrice pour les cent premiers jours" que Rifondazione disait donc vouloir réclamer du gouvernement de centre gauche de façon que celui-ci marque "un tournant net et radical relativement à la politique du gouvernement Dini".
Il était en effet prévisible, bien avant le vote du 21 avril, que Rifondazione allait se renforcer électoralement, bénéficiant du simple fait d'être apparue pendant un an comme la seule opposition de gauche au gouvernement Dini. Tout le langage tenu par les dirigeants de Rifondazione durant la campagne électorale a eu pour but de maintenir cette image, en passant sur la contradiction qu'il y avait à se présenter comme des opposants à la politique de Dini, mais à faire partie d'un regroupement électoral allant justement de Rifondazione à... Dini, en passant par D'Alema et Prodi.
C'est ainsi que les panneaux électoraux de Rifondazione allaient s'orner d'une grande affiche proclamant "mais pas avec Dini" (Ma con Dini no), au motif que le parti se refusait à appeler à voter Dini dans le secteur où celui-ci se présentait dans le cadre de l'accord avec l'Olivier. Mais quel était donc cet opposant à Dini qui, partout ailleurs, appelait à voter pour les candidats de D'Alema, Prodi, et autres partenaires de l'Olivier qui s'engageaient à poursuivre justement la politique de Dini, et d'ailleurs passaient accord avec lui ?
LE PROGRAMME ELECTORAL DE RIFONDAZIONE
Le programme des "cent jours" de Rifondazione était donc là pour laisser entendre que le parti ne soutiendrait un éventuel gouvernement de centre gauche que dans l'hypothèse où celui-ci s'engagerait clairement sur un certain nombre d'objectifs. Mais d'une part le secrétaire de Rifondazione, Bertinotti, ne disait jamais clairement ce qu'il ferait si le gouvernement en question, comme il était prévisible, refusait de s'engager sur ces objectifs. D'autre part et surtout, ces objectifs étaient tous formulés de façon suffisamment vague pour laisser toutes les portes ouvertes.
C'est ainsi que les "dix points" du programme de Rifondazione sont, comme c'est courant, un catalogue de discours généraux dans lesquels on trouve : une politique de plein emploi, une nouvelle politique économique et la renaissance du sud, une réforme fiscale équitable et radicale, la défense et la réforme de "l'Etat social", de l'école publique et de la liberté de la culture, une information propre et la défense de l'environnement, le droit au logement, la défense de la démocratie et de l'indépendance de la magistrature, une politique de paix... Autant de discours sur lesquels sont capables de s'engager les réformistes de tous les pays dans la mesure où ils ne contiennent pas, en général, un seul engagement concret et précis sur les droits ouvriers.
En fait, le seul point un peu précis que comporte de ce point de vue le programme de Rifondazione est celui qui concerne l'échelle mobile des salaires, et ce n'est pas pour rien qu'il a été repris par la presse et évoqué comme seule véritable pierre d'achoppement possible à un accord entre Rifondazione et le centre gauche. Il s'agit d'un point sensible, puisque l'échelle mobile des salaires, après des amputations successives, a été supprimée depuis 1993 par accord entre les confédérations syndicales et le gouvernement Ciampi un prédécesseur de Dini qui bénéficiait, déjà, de la neutralité plus que bienveillante du PDS. Cette mesure a contribué au recul de plus en plus sensible du pouvoir d'achat ouvrier dans un pays qui reste, parmi les pays de l'Union européenne, un de ceux où l'inflation est la plus forte. Mais il est justement notable que, sur ce point, Rifondazione ait choisi une formulation élastique ne réclamant pas, par exemple, le rétablissement immédiat de ce qui a été supprimé mais "la réintroduction d'une indexation automatique des salaires et des pensions, une nouvelle "échelle mobile".
Ainsi formulé, il suffirait évidemment que le gouvernement Prodi se déclare favorable à la mise à l'étude d'une telle mesure, en la renvoyant par exemple à une négociation ultérieure entre patronat et syndicats sous les auspices du gouvernement, pour que Rifondazione puisse justifier un vote en faveur de ce gouvernement tout en disant ne pas avoir renié son programme. De fait, Bertinotti a déjà déclaré, sur cette question de l'échelle mobile, qu'il avait "l'habitude de négocier", autrement dit que ce n'était pas à prendre ou à laisser.
De fait, les élections ayant eu lieu et Rifondazione ayant recueilli 8,6 % des voix (contre 6 % en 1994), on sait maintenant que ses voix sont indispensables à l'installation du gouvernement Prodi, à moins que celui-ci ne parvienne à ouvrir sa majorité en direction d'une fraction de la droite, ou du côté de la Ligue du Nord qui apparaît comme l'autre vainqueur notable du scrutin. Et il est clair dès maintenant que les propos de Bertinotti ont pour but de justifier son prochain ralliement à Prodi, et non pas une rupture.
RIFONDAZIONE AU PIED DU MUR
La victoire électorale du centre gauche met en effet Rifondazione au pied du mur. En cinq ans d'existence, le parti s'est contenté de se présenter comme la seule éventuelle opposition de gauche, au moment où le PDS était engagé dans une marche forcée vers le centre pour se présenter à tout prix comme parti de gouvernement. Rifondazione, et en particulier Bertinotti depuis que celui-ci est devenu le secrétaire du parti, ont su faire ce qu'il fallait pour exploiter au mieux le capital électoral que la course du PDS vers la droite laissait à découvert sur sa gauche. En revanche ils n'ont fait aucun effort pour tenter de donner, à cette opposition, un contenu de lutte de classe lui permettant de prendre un caractère autre qu'électoral ou parlementaire.
Dans le domaine syndical par exemple, il est notable que, si Bertinotti a bien critiqué la compromission des leaders des confédérations avec le gouvernement Dini et ses prédécesseurs , il se soit bien gardé de donner aux militants de Rifondazione une orientation quelconque qui aurait conduit la direction du parti à prendre ses responsabilités face à la politique des confédérations. Pourtant, même si ses forces sont limitées, même si l'essentiel des cadres syndicaux de la CGIL a plutôt choisi de rallier le PDS, Rifondazione est un parti de quelque 100 000 adhérents, dont de nombreux travailleurs, et il ne serait nullement dépourvu de moyens pour mener, dans les syndicats et dans la classe ouvrière en général, une politique qui ne soit pas seulement électorale.
Aujourd'hui, la situation place Bertinotti à la croisée des chemins. La solution la meilleure pour lui serait sans doute de pouvoir se maintenir dans cette situation d'opposition de gauche, purement verbale. Mais l'Olivier a besoin de pouvoir compter sur le soutien parlementaire de Rifondazione. Et surtout, il a besoin de démontrer à la bourgeoisie qu'il est capable de neutraliser les oppositions possibles venant de sa gauche, et qu'il dispose de ce côté-là, avec Rifondazione, d'une caution qui est une assurance de paix sociale.
L'Olivier et le PDS n'ont donc guère de raison de laisser Rifondazione occuper confortablement cette position d'opposant, à un moment où ils s'engagent dans une politique qui comportera, à n'en pas douter, de nombreuses attaques anti-ouvrières. Le système électoral actuel, et sans doute plus encore les projets de réforme électorale que l'Olivier est prêt à mettre en uvre avec le consensus probable d'une partie de la droite, sont un moyen de chantage possible sur Rifondazione pour le forcer à soutenir l'Olivier ou au moins à ne pas le combattre sérieusement. Ce chantage s'est d'ailleurs déjà révélé efficace dans la période préélectorale et il le sera encore certainement si Rifondazione tente de marchander son soutien, comme un tel chantage au désistement peut l'être à l'égard de tout parti essentiellement électoraliste ; et Rifondazione précisément en est un.
Si elle s'en tient à la politique affirmée jusqu'à présent, qui serait celle d'un soutien extérieur, et se voulant "vigilant", à l'égard du gouvernement de l'Olivier, la direction de Rifondazione aura donc, dans les mois qui viennent, à perfectionner une de ces politiques de double langage dont on a pu avoir un exemple en France dans l'attitude adoptée pendant des années par le Parti communiste français à l'égard des gouvernements socialistes après sa sortie du gouvernement : une politique faite de critiques verbales, au ton même parfois radical, mais ne refusant jamais le soutien parlementaire quand celui-ci était nécessaire.
La direction de Rifondazione réussira-t-elle à tirer son épingle d'un tel jeu ? Cela dépendra évidemment de bien des choses, de l'ampleur de la crise, de la politique du gouvernement Prodi, des réactions de la classe ouvrière. Peut-être lui sera-t-il plus facile de justifier cette politique dans les premiers mois du gouvernement Prodi, où celui-ci peut bénéficier d'un certain "état de grâce", que par la suite. Mais cela, c'est le problème de la direction de Rifondazione, pas celui des militants révolutionnaires.
QUELLE OPPOSITION REVOLUTIONNAIRE ?
Malheureusement, en Italie, l'extrême gauche révolutionnaire a connu ces dernières années une décomposition presque complète. Cela a conduit une partie de ses militants à se réfugier dans l'activité d'opposition syndicale, avec l'illusion de pouvoir recréer, à partir de cette simple activité, un prétendu "syndicat de classe" dans lequel ils croient voir, les uns un substitut possible à un parti révolutionnaire, les autres un raccourci possible vers la création d'un tel parti. Une autre partie de ces militants ou parfois les mêmes a été conduite, soit par choix politique, soit parce qu'ils ne trouvaient plus d'autre possibilité concrète, à militer dans les rangs de Rifondazione. Et l'alignement prévisible de la direction de ce parti sur le gouvernement Prodi risque de rendre la situation politiquement de plus en plus difficile pour tous ceux qui continuent à se réclamer des idées révolutionnaires.
Bien sûr, au sein de Rifondazione, certains ont visiblement abandonné tout souci de ce genre. C'est le cas de la plupart des anciens dirigeants de Democrazia proletaria, petit parti d'extrême gauche qui a rejoint Rifondazione à sa formation, que l'on retrouve maintenant dans l'entourage politique direct de Bertinotti. C'est le cas aussi des principaux représentants de l'ancien groupe se réclamant du Secrétariat unifié de la Quatrième Internationale en Italie, dont Livio Maitan, qui ont visiblement choisi de ne plus se distinguer du groupe dirigeant bertinottien.
Mais il existe aussi nombre de militants qui ne se contentent nullement d'une telle orientation. Certains sont issus de l'ancienne extrême gauche, mais bien d'autres aussi viennent simplement de l'ancien PC et avaient cru voir naître, avec Rifondazione, la possibilité d'une véritable orientation communiste. Cet état d'esprit, fait de méfiance à l'égard de tout ce qui rappelle la politique de collaboration de classe traditionnelle de l'ancien PC italien, n'est nullement négligeable au sein de Rifondazione. De précédents votes internes notamment celui de 1994 à propos de l'éventualité d'une participation gouvernementale de Rifondazione en cas de victoire de la gauche ont montré qu'il pouvait représenter jusqu'à 30 % des militants.
Bien sûr, ces militants pourraient représenter la possibilité que s'ouvrent en Italie, dans les mois et les années à venir, d'autres possibilités politiques pour la classe ouvrière. Il serait indispensable en effet que renaisse un véritable courant communiste révolutionnaire, suffisamment lié à la classe ouvrière et suffisamment influent pour donner naissance à un véritable parti communiste. La condition pour cela serait de marquer, dès à présent, une indépendance complète à l'égard de la direction bertinottienne, de son double langage et de ses ambiguïtés bien dans la ligne, en fait, d'une certaine tradition italienne de "maximalisme" en paroles et de réformisme en fait.
Bien sûr, même pour des militants défendant clairement une telle politique, le succès ne serait pas assuré. Il ne suffirait pas de proclamer son opposition à la ligne de Bertinotti et de proposer un autre programme. Il faudrait encore se battre à la base, dans la classe ouvrière, dans Rifondazione et hors de Rifondazione, gagner la confiance des travailleurs et des militants, se montrer en mesure de proposer dans les luttes ouvrières une politique juste et de remporter des succès. C'est une voie difficile mais c'est la condition pour que, à un moment ou à un autre, puisse émerger une véritable direction révolutionnaire de la classe ouvrière, et il n'existe pas d'autre voie.
C'est la question de la création d'un véritable parti communiste révolutionnaire, d'un véritable parti prolétarien orienté vers la lutte de classe, qu'il faut poser. Cela peut dépendre des militants, nombreux malgré tout, qui montrent aujourd'hui des réticences à l'égard de l'orientation de plus en plus collaborationniste de la direction bertinottienne. Mais s'ils se cantonnent à ce type de réticences, à cette mauvaise humeur dont bien des partis communistes ont été le théâtre dans des circonstances semblables sans qu'elle se traduise par une véritable rupture avec la politique de la direction, alors ils resteront immanquablement prisonniers de cette chaîne de solidarités qui va de la gauche de Rifondazione à Bertinotti, de Bertinotti à D'Alema et au PDS, du PDS à Prodi et de ce dernier à la bourgeoisie. Et ils risquent de ne connaître comme avenir politique que la reproduction de l'électoralisme et du parlementarisme traditionnels de l'ancien PC "togliattien".