L’interminable crise de l’économie
La décision du gouvernement de fixer la date des élections régionales de 2015 au week-end où devait se tenir notre 45e congrès nous a obligés à le repousser aux 12 et 13 mars 2016. Notre 46e congrès se tient donc à peine neuf mois après le précédent.
Le présent texte est consacré aux changements significatifs intervenus depuis le mois de mars.
Pour ce qui est de la crise de l’économie capitaliste, ses aspects actuels les plus significatifs, liés à l’amplification de la financiarisation avec toutes les menaces qu’elle recèle, n’ont pas changé de nature en neuf mois : les menaces d’une répétition en plus grave de la crise financière de 2007-2008 demeurent et s’aggravent, sans s’être transformées cependant jusqu’à présent en cataclysme.
Sur les raisons fondamentales de la financiarisation, nous n’avons rien à retirer à ce que nous avons écrit en mars. La croissance hypertrophique de la finance, de longue date concomitante au développement de la crise de l’économie capitaliste, est une adaptation du grand capital à la stagnation des marchés.
Elle s’est accélérée après la crise bancaire de 2008 où, comme nous le constations, « les banques centrales des puissances impérialistes, la Réserve fédérale américaine suivie par la Banque d’Angleterre puis par la Banque du Japon et enfin par la Banque centrale européenne, se sont lancées dans de vastes opérations de fabrication monétaire pour venir au secours des banques. Ces opérations consistaient en ce que la banque centrale achète des obligations, des crédits, des titres détenus par les banques et des institutions financières diverses, avec de la monnaie qu’elle crée. (…)
Dans le même mouvement, les banques centrales ont abaissé pratiquement à zéro leur taux directeur, c’est-à-dire le taux d’intérêt auquel les banques privées peuvent leur emprunter de l’argent. Autant dire que le système financier a accès presque gratuitement à de l’argent frais en quantité illimitée ».
Et nous avions souligné qu’« il s’agit partout de variantes modernes de la bonne vieille planche à billets ».
L’injection par les banques centrales d’argent dans l’économie ne s’est pas tarie au cours des derniers mois. Elle s’est amplifiée. Selon la Banque centrale européenne (BCE), la masse monétaire de la zone euro s’est accrue en un an, de juillet 2015 à juillet 2016, de 523 milliards d’euros (+ 4,9 %), passant de 10 591 milliards à 11 114 milliards.
Depuis l’été dernier, la BCE ne se contente pas de racheter aux États leurs dettes, y compris les plus pourries : elle rachète également des dettes d’entreprises, c’est-à-dire des obligations qu’elles avaient émises. Entre le 8 juin, date d’entrée en vigueur de ce type de rachats, et le 29 juillet, la BCE et les banques centrales nationales ont racheté pour 13,2 milliards d’euros de dettes, en mettant en circulation la monnaie supplémentaire nécessaire pour ce faire.
« Les banquiers centraux ont été érigés en sauveurs des marchés », écrit Le Monde de l’Économie du 9 octobre. « Réactifs, inventifs et souvent seuls à bord pour empêcher l’économie mondiale de sombrer. Mais le remède ne serait-il pas pire que le mal ? », pose-t-il la question. Et il illustre les craintes des financiers par la citation de cette institution internationale de la grande bourgeoisie qu’est le FMI, qui parle du « constat alarmant de la flambée planétaire de l’endettement : en 2015, la dette publique et privée dans le monde – hors secteur financier – a atteint un niveau sans précédent, deux fois supérieur à la richesse créée sur Terre ! »
La banque centrale américaine (Fed) semble vouloir ralentir le mouvement de la planche à billets en augmentant le taux d’intérêt. Mais elle repousse périodiquement l’échéance. Les autorités monétaires sont parfaitement conscientes des dangers de l’accoutumance au crédit et à l’endettement pour une économie déjà droguée jusqu’aux yeux, mais un sevrage brutal peut avoir des conséquences catastrophiques.
Quant à la Banque centrale européenne, elle persiste et signe. Elle continue à déverser dans l’économie des quantités considérables d’instruments monétaires alors que la production industrielle est plus mal en point encore en Europe qu’aux États-Unis.
Aussi loin qu’on remonte dans l’histoire de la crise actuelle de l’économie capitaliste, cette politique qui consiste à inonder l’économie d’instruments monétaires supplémentaires a toujours été faite en prétendant que le but était d’inciter les entreprises à investir et à embaucher. Mais aussi loin également qu’on remonte dans l’histoire de la crise, l’argent déversé dans l’économie ne s’est pas traduit par une reprise des investissements productifs. Il a été accaparé par le système financier pour maintenir les profits du grand capital. Ces profits, les grands groupes industriels et financiers les ont utilisés pour accroître les dividendes de leurs actionnaires et, par moments, pour se racheter les uns les autres.
Dans aucun pays impérialiste, les investissements n’ont retrouvé leur niveau d’avant la crise financière de 2008. Les quelques secteurs qui ont connu un rebond de leur production l’ont obtenu en surexploitant leurs travailleurs, en faisant faire plus de travail à moins de travailleurs plus mal payés et en situation plus précaire.
En France, par exemple, le volume de la production industrielle est en recul de quelque 13 % par rapport à 2007, l’année d’avant la crise.
Le recul a été du même ordre en Allemagne et en Espagne, et de – 20 % en Italie.
Et, dans un autre ordre d’idées, également significatif est le taux d’utilisation des capacités de production en France : il est de 80,8 % en 2016, alors que la moyenne est de 84,5 % pour la période 1976-2015 – c’est-à-dire quatre décennies durant lesquelles le monde est entré dans une crise tantôt rampante, tantôt explosive.
Même dans les grands pays dits émergents (Chine, Inde, Brésil, Afrique du Sud...), présentés pendant longtemps comme des locomotives susceptibles de sortir du marasme l’économie capitaliste mondiale, les taux d’investissement sont en baisse.
La sphère financière continue à gonfler au détriment de la production en parasitant la plus-value dégagée par cette dernière.
L’économiste américain Joseph Stiglitz, prix Nobel et plus ou moins altermondialiste, constate, de son côté, que le produit intérieur brut (PIB) de la zone euro « stagne à présent depuis près de dix ans. En 2015, il n’a été supérieur que de 0,6 % à son niveau de 2007. » Il faut rappeler que le PIB est une notion plus vague et plus vaste que celle de production de biens matériels et de services parce qu’il intègre aussi la création de « valeurs » spéculatives.
Le même Stiglitz constate par ailleurs que « les récessions que connaissent certains pays de la zone euro sont comparables à celle de la Grande Dépression, ou encore plus graves ».
« Le ralentissement dramatique de la croissance du commerce mondial est grave et devrait servir de sonnette d’alarme », déclara au début du mois de septembre 2016 le directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Ce ralentissement reflète la stagnation de la production mais aussi le protectionnisme montant. Les Échos soulignent « la tendance ces deux dernières années à ériger des barrières commerciales contrairement à leurs engagements (…) », ajoutant que « certains pays sont tentés de limiter leurs importations pour favoriser leur production nationale et déprécient leur monnaie à cet effet (…) ».
Il y a déjà très exactement un siècle, dans L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, Lénine constatait la dictature absolue exercée sur la société par « l’oligarchie financière », à la tête de monopoles puissants, contrôlant tout à la fois les grandes entreprises de production et les banques, de plus en plus fusionnées.
Le poids de cette oligarchie qui constitue les sommets de la grande bourgeoisie s’est encore accru malgré la crise actuelle ou, plus exactement, grâce à elle, et sa richesse aussi, dans l’absolu comme relativement même par rapport au reste de la bourgeoisie. Cette évolution se produit à l’intérieur d’une autre, plus générale, reflétant plus clairement la guerre de classe menée par la bourgeoisie contre la classe ouvrière pour accroître le taux de profit moyen. Cela se traduit par la diminution d’année en année de la part de la masse salariale dans le revenu national par rapport aux revenus du capital.
La financiarisation donne à cette oligarchie financière des moyens supplémentaires d’enserrer le monde dans ses filets et de pousser le parasitage de l’économie à un degré sans précédent.
Ce parasitage ne se traduit pas seulement en termes quantitatifs, c’est-à-dire par l’accroissement de la part que la finance prélève sur la plus-value globale dégagée dans la production : il modifie sans cesse le fonctionnement du système financier et ses liens avec la production.
Les mésaventures de la Deutsche Bank sont l’expression à la fois de l’évolution actuelle du système bancaire et de la menace de crise financière grave qu’elle recèle.
La Deutsche Bank est la première banque privée d’Allemagne. Son bilan est du même ordre que le produit intérieur brut (PIB) de l’Italie. Autant dire qu’elle est une des géantes du secteur bancaire à l’échelle du monde. Sa chute aurait, par effet domino, des conséquences incalculables pour toutes les banques d’Europe et par là même pour le système bancaire mondial, des conséquences d’une ampleur plus grande encore que la faillite de Lehman Brothers en 2008.
La Deutsche Bank a été créée il y a près d’un siècle et demi pour financer le développement industriel. Elle a conservé, pour l’essentiel, ce rôle jusqu’à une période relativement récente, avant d’être entraînée dans la sarabande des opérations financières.
À en croire Le Monde du 1er octobre 2016, la banque est devenue « l’un des groupes financiers les plus risqués au monde » dont le capital est constitué par « son énorme portefeuille d’actifs à risques (ces « produits dérivés » qui ont fait le lit de la crise en 2007 dont personne ne paraît savoir s’ils sont correctement évalués par la banque). » Et le journal d’ajouter que « cette situation explosive est connue depuis longtemps des marchés (…). »
En d’autres termes, personne ne sait, pas même les dirigeants de la banque, quel est le capital réel dont elle dispose. Or, il s’agit d’une de ces banques considérées par les dirigeants politiques de la bourgeoisie et leurs conseillers économiques comme « trop grandes pour faire faillite ». C’est-à-dire dont la faillite pourrait entraîner des faillites en chaîne et un effondrement du système financier mondial.
Personne ne sait si la médication utilisée pour surmonter la crise financière de 2008, c’est-à-dire la marche intensive de la planche à billets et la mise à disposition des principales banques de liquidités en quantité illimitée, serait encore opérante dans la crise financière à venir.
Mais le mécanisme par lequel une nouvelle crise grave pourrait survenir est prévisible à la lumière de la crise de 2008, justement.
Le fonctionnement du système financier mondial dans l’économie capitaliste, en particulier les relations entre banques, est fondé dans une large mesure sur la confiance.
On a vu en 2008 avec quelle rapidité, une fois que les principales banques perdent confiance dans les titres financiers détenus par les uns et par les autres, cette perte de confiance se traduit par le ralentissement, voire l’arrêt de tout mouvement de capitaux d’une banque à l’autre. Ces mouvements quotidiens sur le marché interbancaire ou sur le marché monétaire déplacent chaque jour des centaines de milliards. Ils constituent en quelque sorte la « circulation sanguine » du système.
Cette perte de confiance affecte pour le moment essentiellement la Deutsche Bank, dont les actions ont perdu la moitié de leur valeur depuis le début de l’année. Mais une deuxième grande banque allemande, la Commerzbank, est également touchée. Les banques italiennes croulent sous des créances douteuses. La menace de faillite qui pèse sur la banque italienne Monte dei Paschi di Sienna (MPS) peut paraître, vu la taille de cette dernière, négligeable par rapport à la situation de Deutsche Bank. Elle n’en est pas moins symbolique s’agissant de la plus vieille banque du monde, créée au 15e siècle et qui a donc traversé toutes les vicissitudes du capitalisme, depuis son émergence jusqu’à son âge sénile actuel.
La crainte d’un effondrement en cascade est d’autant plus présente que le FMI lui-même estime que le stock de créances douteuses détenues par le système bancaire européen est de l’ordre de 900 milliards de dollars (rappelons que les recettes totales de l’État représentent, en France, en 2016, 388 milliards d’euros, c’est-à-dire 422 milliards de dollars).
Les secousses qui ébranlent, de plus en plus souvent et de plus en plus gravement, le monde financier sont la démonstration que le sauvetage du système bancaire en 2008 n’a pas réglé, et ne pouvait pas régler, le problème de fond, celui de la crise économique elle-même. Il en a seulement amplifié la dimension financière.
La crise financière de 2007-2008 avait déjà complètement pris par surprise les dirigeants politiques du monde bourgeois mais aussi ceux de la finance.
Le début de la crise financière a été une succession d’improvisations illustrant l’affolement de tous ceux qui avaient un poids dans le fonctionnement du système financier : banquiers de haut vol, ministres, chefs d’État et de gouvernement. Ils passèrent du déni de la réalité, lorsque, en 2007, les premiers établissements bancaires durent suspendre leurs activités, aux improvisations contradictoires, d’un pays à l’autre. Les autorités américaines choisirent de laisser s’effondrer une des plus grandes banques de l’époque, Lehman Brothers. Les dirigeants du très libéral système financier anglais préférèrent en passer par la nationalisation de la banque Northern Rock, huitième du pays, dont la clientèle, prise de panique, avait retiré en deux jours l’équivalent de trois milliards d’euros de dépôt.
C’est finalement l’ouverture en grand des vannes du crédit par les banques centrales qui empêcha que la panique se généralise.
Malgré les réglementations qui ont été mises en place pendant les années suivantes, la prochaine crise, plus que les précédentes, prendra encore tout ce beau monde par surprise. C’est que le système financier se métamorphose sans cesse.
Comme le formule dans son ouvrage Money honnie, Bertrand Badré – successivement inspecteur des finances, banquier d’affaires chez Lazard, conseiller économique à l’Élysée, pour finir directeur général de la Banque mondiale –, une des « conséquences majeures de la crise, c’est la transformation d’un monde dominé par les banques en un monde où les investisseurs sont devenus rois : fonds de pensions, assureurs, fonds souverains et autres gestionnaires d’actifs ont désormais un poids prédominant dans le système financier international (ils devraient bientôt gérer près de 100 000 milliards de dollars) », pour ajouter « comment maintenir la stabilité d’un système financier international alors que le poids de ces nouveaux investisseurs est plus important que celui des banques, leur concentration plus forte et leur degré de corrélation plus élevé ? (…) Le monde compte aujourd’hui une vingtaine d’entreprises de gestion d’actifs géantes, telles BlackRock (la première, forte de près de 5 000 milliards de dollars d’actifs) ou, en France, Amundi et Natixis (qui gèrent chacune quelque 1 000 milliards de dollars). »
Le banquier-économiste ne répond à sa propre question que par quelques phrases aussi lénifiantes que vides.
Son constat affolé est cependant vicié à la base : le système bancaire, vaguement réglementé, et le marché financier, dominé par des fonds de placements, ne représentent que deux expressions du même capital financier. La Deutsche Bank illustre comment une sage banque d’affaires peut se métamorphoser en officine spécialisée dans la spéculation. Et derrière les multiples techniques pour puiser dans le profit financier, c’est la même oligarchie financière, jusqu’aux mêmes hauts cadres bancaires pour la servir (Deutsche Bank, par exemple, pour mener à bien sa reconversion dans les opérations spéculatives, a débauché plusieurs hauts cadres de Goldman Sachs).
Les grands fonds spéculatifs opèrent avec des capitaux considérables qui proviennent de riches individus et, plus encore, de groupes industriels et financiers d’horizons divers. C’est un degré de plus dans la « socialisation du grand capital ». Mais cette forme de socialisation se produit sur la base de la propriété privée. Elle accentue encore cette contradiction fondamentale du capitalisme des monopoles qui est d’être dans la continuité du capitalisme de la libre concurrence tout en se transformant en son contraire. Elle ne diminue pas la concurrence entre les différents protagonistes. Au contraire. « Les monopoles n’éliminent pas la libre concurrence, expliquait Lénine, ils existent au-dessus et à côté d’elle, engendrant ainsi des contradictions, des frictions, des conflits particulièrement aigus et violents » (L’impérialisme, stade suprême du capitalisme).
La multiplication des fusions-acquisitions en témoigne. Ces batailles, où un groupe industriel et financier essaie de mettre la main sur un autre, mobilisent des sommes de plus en plus extravagantes. Rien que ces dernières semaines (septembre-octobre), il y a eu l’absorption du géant des OGM Monsanto par le géant de la chimie Bayer pour 34 milliards de dollars. Les sommes en jeu s’échelonnent de 10 à 40 milliards de dollars. Bien plus grosse opération encore : le rachat de Time Warner (chaînes télé CNN, HBO, studios de cinéma) par le leader américain des télécoms AT&T pour 110 milliards de dollars ! Plusieurs autres opérations du même type concernent des services de fournisseurs d’accès à haut débit, les semi-conducteurs ou le transport par porte-containers.
Ces groupes disposent de plus en plus d’argent qu’ils n’ont pas l’intention de consacrer à l’investissement productif. Le coût bas du crédit aiguise encore les appétits. Les groupes les plus riches, pour en absorber d’autres, s’endettent encore davantage. Le serpent financier se mord en quelque sorte la queue.
La crise, c’est l’exacerbation de la concurrence, c’est-à-dire la guerre économique que se mènent les grands groupes industriels et financiers. C’est aussi le moment où se mesurent les rapports de force entre ces groupes, mais également entre les puissances impérialistes. De la même manière que l’émergence des monopoles n’a pas mis fin à la concurrence, la mondialisation sous l’impérialisme ne met pas fin à la guerre économique entre puissances impérialistes.
La politique visant à accroître la compétitivité des entreprises est avant tout l’expression de la guerre que la bourgeoisie mène contre la classe ouvrière dans tous les pays. Une guerre qui vise à accroître la plus-value globale au détriment de la part de la masse salariale et plus généralement des conditions d’existence du prolétariat.
Mais c’est aussi l’expression de la guerre que se mènent les différentes bourgeoisies. Les discours qui visent à présenter l’accroissement de la compétitivité d’un groupe industriel ou d’un pays comme un moyen de combattre la crise sont une escroquerie. La compétitivité d’une entreprise, d’un groupe capitaliste ou d’un pays n’a aucun effet sur la crise elle-même. Elle n’a de conséquences que sur le rapport des forces en compétition.
Lorsque les hommes politiques de la bourgeoisie montrent en exemple tel ou tel pays qui réussit, ce n’est pas parce qu’il a réussi à maîtriser la crise chez lui, mais seulement qu’il a momentanément tiré son épingle du jeu, en fait du marasme, pour lui-même au détriment des autres pays.
Dans la guerre économique, les bourgeoisies européennes, concurrentes entre elles, ne disposent pas d’un appareil d’État unifié derrière elles, comme en dispose la bourgeoisie américaine.
La mondialisation de l’économie n’a pas fait disparaître l’importance des appareils d’État. Au contraire, elle a élargi l’arène où leur rôle est le plus nécessaire dans la compétition internationale.
Dans l’exacerbation de la guerre économique, les bourgeoisies européennes paient leur incapacité historique à créer un appareil d’État à l’échelle du marché européen. L’Union européenne reste pour l’essentiel un marché commun, et comme tel elle avantage tout autant les grands groupes industriels et financiers des États-Unis que ceux d’Europe.
L’époque impérialiste est caractérisée, entre autres, par la mainmise des trusts les plus puissants sur l’État.
Dans la guerre économique, la puissance des groupes industriels et financiers est étroitement entremêlée avec la diplomatie, le poids militaire de leur État, leur espionnage politico-économique, avec les « grandes oreilles ». L’histoire des téléphones privés de Merkel écoutés par le NSA américain n’est pas seulement anecdotique.
Si la grande bourgeoisie américaine peut compter sur l’appareil d’État américain sur tous ces terrains, chacune des bourgeoisies européennes ne peut vraiment compter que sur son appareil État national, qui, de plus, est en compétition avec ses homologues de l’Union européenne, y compris à l’intérieur de la zone euro.
Dans cette guerre économique, l’Union européenne est continuellement sur la défensive, et sans beaucoup d’efficacité. Contre l’impérialisme américain principalement, mais aussi dans un certain nombre de domaines contre d’autres pays comme la Chine.
Les protestations des réformistes de tout poil ou des souverainistes, de Mélenchon à l’extrême droite, contre le traité de libre-échange transatlantique (TAFTA) entre l’Union européenne et les États-Unis, et son équivalent avec le Canada (CETA), sont parfaitement ridicules. Ces traités ne font qu’officialiser les rapports de force entre requins capitalistes de différents pays.
Comme sont ridicules tous ceux qui, par démagogie, prétendent que la France – ou la Grande-Bretagne – souffre de « trop d’Europe » alors que l’une des grandes faiblesses des bourgeoisies européennes sur le terrain de l’économie capitaliste est de ne pas avoir pu se donner un appareil d’État à l’échelle de l’économie européenne.
Bien plus généralement, ceux des souverainistes qui prônent le repliement derrière les frontières nationales – il y en a à droite comme à gauche – laissent entendre que l’on peut revenir sur des siècles de développement capitaliste qui a fait de l’économie mondiale un tout. C’est parfaitement stupide.
La mondialisation est, avec le rythme effréné du développement économique lors de la jeunesse et l’âge adulte du capitalisme, certainement ce que les rapports de production capitaliste ont apporté de plus important à l’essor de l’humanité. C’est précisément cela qui rend possible une organisation sociale supérieure à celle, actuelle, basée sur la propriété privée. Sous le capitalisme, la mondialisation a donné l’impérialisme, la colonisation, le partage du monde entre monopoles, de multiples formes d’oppression nationale, des conflits et des guerres. Mais l’avenir de l’humanité n’est pas l’impossible retour à l’âge des cavernes, mais le renversement du capitalisme.
Il y a une étroite interdépendance entre la crise de l’économie capitaliste, qui exacerbe les rivalités, et la tension croissante dans les relations internationales.
Ce phénomène ne se limite pas aux zones géographiquement délimitées, comme le Moyen-Orient. Il se manifeste partout de façon plus ou moins visible. La chute du prix des matières premières pousse vers la faillite d’États entiers, du Venezuela au Nigeria, avec des conséquences incalculables pour la vie des populations. La multiplication et le renforcement des bandes armées, des guerres internes et des massacres, du Soudan au Congo-Kinshasa, sont liés aux soubresauts de la spéculation sur les matières premières.
Combien de reportages illustrent ces temps-ci la longue chaîne de dépendance entre les usines ultramodernes où sont montés les smartphones dernier cri et les taupes humaines qui extraient le coltan et le cobalt en Afrique, avec les mêmes méthodes qu’à l’aube de l’invention de la métallurgie ?
Et même derrière la violence des affrontements entre bandes de braconniers dont l’activité menace d’extinction l’éléphant ou le rhinocéros en Afrique, il y a des chaînons économiques qui relient des nouveaux riches du sud-est asiatique, que leur fortune ne préserve pas de la stupidité d’user de la poudre de défense ou de corne, et des villageois africains poussés au braconnage pour empêcher leur famille de crever de faim.
L’interdépendance des différents aspects de la crise de l’économie capitaliste et des tensions croissantes entre États ou à l’intérieur de certains d’entre eux est dialectique. Les tensions politiques, voire militaires, influent de leur côté sur les mouvements et les placements de capitaux.
Crises de la société et tensions des relations internationales
Les relations internationales sont marquées par une instabilité croissante. Les foyers en sont multiples.
Nous ne reviendrons pas ici en détail sur le Moyen-Orient qui est déchiré par des conflits aussi bien internes aux États qu’entre les États.
Il est cependant à souligner avec quelle rapidité la déstabilisation de l’Irak et de la Syrie non seulement a impliqué les grandes puissances ayant des visées sur la région, des États-Unis à la France en passant par la Russie, mais a directement affecté la Turquie, ne serait-ce qu’en reposant la question kurde.
À des degrés divers, plusieurs pays de la région ont été impliqués dans la guerre, des pays de la péninsule arabique à l’Iran.
Les attentats terroristes en Europe ou aux États-Unis sont, de leur côté, des conséquences de la guerre au Moyen-Orient.
À l’intérieur de la guerre menée contre Daech, se mènent plusieurs autres guerres entre les prétendus alliés, telles que la guerre de l’armée turque contre une partie des Kurdes tout en s’alliant avec certaines autres, ou la guerre entre les différentes milices chiites et sunnites. Même si Daech finit par être vaincu, d’autres guerres se poursuivront, mettant aux prises les différentes milices soutenues par les puissances rivales, voire ces puissances rivales elles-mêmes : Iran, Turquie, Arabie saoudite et Qatar, Irak et Syrie.
Bien que les États-Unis et les grandes puissances mineures qui, comme la France, jouent les seconds couteaux, soient alliés à la Russie contre Daech, les multiples rebondissements de cette guerre illustrent la tension croissante entre les États-Unis et la Russie.
Les États-Unis ne sont pas mécontents de laisser Poutine faire à leur place une partie du sale boulot en Syrie, pays que les manigances de l’Occident pour chasser Bachar el-Assad ont contribué à plonger dans un chaos sanglant. Le risque de voir Daech s’y imposer comme la seule alternative à Assad a amené les États-Unis à accepter que Poutine se charge de faire le ménage, en l’occurrence enterrer toute opposition au dictateur de Damas sous un amas de ruines et de cadavres. L’indignation des puissances impérialistes devant le bombardement d’Alep est pure hypocrisie. Néanmoins, elle exprime le fait que les tensions entre les États-Unis et la Russie montent même là où les deux puissances sont censées être alliées contre Daech.
En Europe, c’est autour de la question ukrainienne que s’installe un climat de guerre froide entre les États-Unis et la Russie, écho atténué de ce que fut la guerre froide menée par les États-Unis et leurs alliés de l’époque contre l’Union soviétique.
Dans le regain de tension militaire entre la Russie et l’Ukraine, les deux parties trouvent leur compte. En arguant de menaces extérieures venues d’Occident via l’Ukraine, le Kremlin souhaitait souder les rangs de la population autour du pouvoir, notamment à l’approche des législatives de cet automne. Opération réussie : le parti de Poutine a obtenu une majorité écrasante à la Douma.
Quant aux dirigeants nationalistes ukrainiens, ils avaient tout intérêt à se poser en victimes de l’agresseur russe. Pour tenter de faire oublier sa situation misérable à la population. Pour forcer la main à leurs protecteurs nord-américains et ouest-européens, contraints de faire des gestes en faveur de Kiev, malgré leurs réticences affichées à entretenir financièrement et militairement une Ukraine perpétuellement au bord de la faillite, avec un appareil d’État rongé par une corruption déchaînée et où les clans politico-mafieux se disputant le pouvoir font régner une instabilité chronique sur fond d’État déliquescent.
Le conflit entre la Russie et l’Ukraine est amplifié par la pression américaine via l’Otan, visant à faire reculer l’influence de la Russie dans l’espace ex-soviétique, pression à laquelle les États-Unis associent les ex-Républiques baltes ainsi que la Pologne.
Bien au-delà de ces régions où les tensions sont les plus visibles, une institution scientifique dépendant d’une université suédoise, le Conflict Data Program, affirme que « les conflits armés sont revenus à des niveaux records depuis la fin de la guerre froide, 2014 s’avérant même de ce point de vue la deuxième année la plus meurtrière à l’échelle mondiale depuis la Seconde Guerre mondiale ».
Le Sahel reste une poudrière malgré les discours triomphalistes qu’a tenus le gouvernement français pour juger de l’efficacité de son intervention au Mali.
De la Corne de l’Afrique jusqu’au Congo ex-Zaïre en passant par le Soudan, perdurent des conflits armés plus ou moins violents.
Le Yémen est déchiré par une guerre civile où est impliquée une coalition dirigée par l’Arabie saoudite, avec les États-Unis en arrière-plan.
De grandes manœuvres stratégiques opposent les États-Unis à la Chine pour le contrôle de la mer de Chine méridionale.
Les appareils d’État sont fracturés, voire complètement disloqués dans plusieurs pays d’Afrique.
À la Somalie où il n’y a plus d’État centralisé depuis plusieurs années, s’est ajoutée au fil du temps la Libye.
Dans l’ancien Soudan, même la coupure entre le Nord, qui garde l’étiquette et le drapeau, et le nouvel État créé dans le Sud n’a pas stabilisé la situation. Le Soudan du Sud en guerre contre le Nord autour des revenus du pétrole est à son tour déchiré de l’intérieur par la guerre civile.
Le Mali et la République centrafricaine ne tiennent comme États unifiés – pour autant qu’ils tiennent – que par les troupes de l’impérialisme français, qui continue à jouer son rôle de gendarme de l’Ouest africain.
Quant à la République démocratique du Congo, ex-Zaïre, l’État central est obligé de composer avec une multitude de bandes armées. Si la population de ce pays continue à payer de centaines de milliers de morts les affrontements entre les bandes armées, l’exploitation des métaux rares et surtout l’exploitation de ceux qui les font sortir de terre continuent comme si de rien n’était pour le plus grand bénéfice des trusts miniers ou de ceux de la téléphonie.
La crise de l’économie capitaliste et l’incapacité des gouvernements des pays impérialistes d’y faire face sont en dernier ressort à la base de la crise plus ou moins accentuée des démocraties bourgeoises, même dans les pays les plus riches.
Qu’un bouffon milliardaire puisse postuler à la direction de la nation capitaliste la plus avancée symbolise l’état de putréfaction auquel est arrivée la représentation politique dans la démocratie bourgeoise.
En Europe, cette crise se traduit à peu près partout par une montée des partis d’extrême droite ou dits « populistes ».
En France comme en Espagne ou en Italie, l’alternance entre gauche et droite, qui passait pour la quintessence de la démocratie parlementaire, fonctionne de moins en moins.
Même si, pour le moment, dans aucun de ces pays, l’extrême droite et la réaction ne se manifestent sous la forme de groupes de choc fascisants, postulant au pouvoir, telle qu’elle est, cette évolution est profondément défavorable à la classe ouvrière à court et à long terme.
Elle exprime l’effacement croissant des traces laissées par les élans passés du mouvement ouvrier dans la vie politique et plus généralement dans la vie publique. En même temps, elle accentue le poids des préjugés les plus réactionnaires dans tous les domaines de la vie sociale.
Les courants d’extrême droite, même s’ils restent pour le moment dans le cadre du parlementarisme bourgeois, abritent en leur sein des groupes ou des individus qui se situent dans la perspective de l’écrasement de tout ce qui reste du mouvement ouvrier, et par la même occasion de la démocratie parlementaire bourgeoise.
La société dominée par la crise, lorsqu’elle mettra vraiment en mouvement les différentes catégories populaires qui en souffrent, exacerbera la lutte de classe. Elle recèle deux possibilités diamétralement opposées de l’évolution : un regain de la combativité ouvrière sur le terrain de la transformation de la société ou une régression qui marquerait l’apparition de nouvelles formes de régimes autoritaires ou fascistes.
La plus grande crise du capitalisme ayant précédé celle d’aujourd’hui, la crise commencée par le krach de 1929, a abouti au nazisme en Allemagne, à la multiplication de régimes semi-fascistes ou autoritaires un peu partout en Europe, pour finir dans la Deuxième Guerre mondiale.
Grâce notamment à la collaboration de la bureaucratie stalinienne, la bourgeoisie est sortie de la guerre mondiale en évitant que se lève une nouvelle vague révolutionnaire prolétarienne comparable à celle qui avait suivi la Première Guerre mondiale.
« Plus jamais ça ! », affirmaient les idéologues de la bourgeoisie au lendemain de la guerre. Pour ce qui est de la bourgeoisie d’Europe, la réconciliation entre l’Allemagne vaincue et les puissances impérialistes victorieuses paraissait être le gage de cette prétention, relayée par la « construction européenne ».
On constate aujourd’hui à quel point même cette caricature d’unification de l’Europe qu’est l’Union européenne était liée à la situation de relative reprise de l’économie capitaliste pendant quelques années. Mais, depuis au moins la crise financière de 2007-2008, même ce semblant d’unification se fissure.
De la crise de l’euro au Brexit, en passant par les attitudes des puissances impérialistes d’Europe vis-à-vis de la Grèce, l’unité européenne se délite sous l’effet des forces centrifuges des intérêts capitalistes nationaux.
Il est inutile de spéculer sur la manière dont les bourgeoisies européennes surmonteront les conséquences du Brexit, qui risque d’être préjudiciable à certaines de leurs affaires. Si cela apparaît nécessaire à la grande bourgeoisie de Grande-Bretagne, ses hommes politiques trouveront l’astuce constitutionnelle ou juridique pour revenir en arrière sur le résultat du référendum. À défaut, les négociations entre la Commission européenne et le gouvernement britannique auront pour objectif de trouver un accord sauvegardant ce qui paraît important pour les bourgeoisies des deux côtés de la Manche.
En attendant, il est à constater que le Brexit a avivé la concurrence entre la place financière de Londres et celles de Francfort et de Paris, qui voudraient bien la supplanter.
Il faut souligner la stupidité réactionnaire des divers courants, y compris certains se revendiquant du trotskysme, qui ont présenté le Brexit comme un pas en avant du point de vue des intérêts de la classe ouvrière.
Les mésaventures de l’Union européenne, qui contribueront peut-être à sa disparition ou à son éclatement en plusieurs entités, montrent en tout cas que la bourgeoisie européenne n’est absolument pas capable d’unifier l’Europe quand bien même cela lui est vital.
Pire même : il n’est pas dit que les forces centrifuges des intérêts contradictoires des bourgeoisies européennes se limitent à un simple retour en arrière et que la décomposition s’arrête là. De la Catalogne à l’Écosse, sans oublier les forces irrédentistes qui travaillent l’Europe centrale et orientale, bien des situations laissent entrevoir cette possibilité-là.
Il n’est pas nécessaire ici de revenir sur ce qu’a d’abject d’un point de vue simplement humain le sort réservé aux migrants par la société capitaliste.
Le fait que les pays impérialistes portent, de surcroît, la principale responsabilité de cette migration, soit du fait du pillage des pays de départ, soit en raison des manœuvres tordues des grandes puissances qui ont abouti aux guerres que l’on sait, ajoute une couche supplémentaire à l’abjection.
La migration n’est pas un problème en elle-même car elle est propre à toute l’histoire de l’humanité. Depuis l’apparition du genre humain, toute l’histoire de l’humanité est faite de migrations et de mélanges.
Faire de la migration un problème est bien le signe que le règne de la bourgeoisie et l’ordre capitaliste sont devenus les principaux facteurs réactionnaires dans la société.
Il est significatif que les prises de position vis-à-vis de l’accueil des migrants donnent lieu au dernier en date des conflits qui taraudent l’unité européenne.
Ce n’est pas pur hasard si les pays de l’Est européen sont aux avant-postes de l’évolution réactionnaire des choses, aussi bien pour ce qui est de l’attitude vis-à-vis des migrants que dans bien d’autres domaines.
La Hongrie a été la première à ériger des barbelés sur ses frontières pour empêcher que passent les migrants venus par les Balkans. Lamentable perversion de l’évolution politique pour ce pays qui a été le premier à lever les barbelés qui séparaient à l’époque le bloc dit soviétique du bloc occidental !
De son côté, le gouvernement polonais a été le premier à essayer de revenir en arrière sur le peu de droits que la Pologne d’après l’effondrement du bloc de l’Est avait laissés aux femmes de disposer de leur corps, pour tenter d’interdire complètement l’interruption volontaire de grossesse. C’est la mobilisation des femmes – et plus largement de la population – qui a empêché le gouvernement d’aller jusqu’au bout de son projet.
L’ensemble du « groupe de Visegrád », réunissant, outre la Pologne et la Hongrie, la Slovaquie et la République tchèque, s’illustre sur la scène politique européenne par des positions particulièrement réactionnaires dans une multitude de domaines.
Dans cette Europe centrale, les minables bourgeoisies de parvenus et leur personnel politique essaient de masquer leur subordination au grand capital occidental en se posant en défenseurs de « l’Occident chrétien et de ses valeurs », en encourageant le chauvinisme, les revendications territoriales dans une région où les populations sont souvent entremêlées.
Il est cependant à rappeler que, pendant la grande crise de l’entre-deux-guerres, l’évolution des pays de l’Est vers des régimes autoritaires annonçait d’une certaine manière l’avenir également pour la partie occidentale de l’Europe, la plus riche et qui se voulait la plus civilisée !
L’actualité du marxisme
Trotsky constatait en 1939, dans Le Marxisme et notre époque, qu’ « en dépit des derniers triomphes du génie de la technique, les forces productives matérielles ont cessé de croître. Le symptôme le plus clair de ce déclin est la stagnation mondiale qui règne dans l’industrie du bâtiment, par suite de l’arrêt des investissements dans les principales branches de l’économie. Les capitalistes ne sont plus en état de croire à l’avenir de leur propre système. »
Alors que la bourgeoisie s’était engagée dans le fascisme ou le New Deal et s’apprêtait à plonger l’humanité dans une nouvelle guerre, Trotsky concluait : « Des réformes partielles et des rafistolages ne serviront à rien. Le développement historique est arrivé à l’une de ces étapes décisive, où, seule, l’intervention directe des masses est capable de balayer les obstacles réactionnaires et de poser les fondements d’un nouveau régime. L’abolition de la propriété privée des moyens de production est la condition première d’une économie planifiée, c’est-à-dire de l’intervention de la raison dans le domaine des relations humaines, d’abord à l’échelle nationale, puis, par la suite, à l’échelle mondiale. »
Quelques mois après que ces lignes étaient écrites, le monde sombrait dans le cataclysme de la Deuxième Guerre mondiale. Ayant échappé à la révolution prolétarienne au lendemain de cette guerre, le système capitaliste connut quelques années de reprise, qui semblaient contredire les prévisions de Trotsky.
Mais on constate aujourd’hui qu’il ne s’agissait que d’une rémission et que le capitalisme conduit l’humanité vers l’abîme.
Jamais pourtant dans l’histoire, l’humanité n’a eu autant de moyens à sa disposition pour faire face aux nécessités de sa vie collective. C’est la division de l’humanité en classes sociales aux intérêts opposés qui l’empêche de maîtriser sa vie collective.
Jamais n’a été aussi énorme le décalage entre une humanité capable d’explorer les confins de l’espace et une société se consumant en même temps dans des guerres entre pays, entre nations, entre ethnies, entre villages.
Jamais la mondialisation capitaliste n’a autant lié les hommes dans un destin commun. Mais jamais non plus l’humanité n’a été aussi morcelée.
Jamais l’humanité n’a eu autant de moyens matériels et culturels pour vaincre définitivement les multiples formes de préjugés, de mysticismes hérités de siècles de division de la société en classes et d’oppression. Mais jamais les religions, les mysticismes n’ont connu un retour aussi fracassant dans la vie sociale.
Quelle expression plus écœurante de la putréfaction de la société capitaliste que l’attraction mortifère du terrorisme islamiste sur une fraction de la jeunesse ?
Jamais, en somme, les conditions matérielles et techniques pour une société humaine unifiée dans un tout fraternel à l’échelle de la planète n’ont été aussi favorables. Jamais, en même temps, elles n’ont semblé aussi lointaines.
Le grand apport du marxisme au mouvement ouvrier n’a pas été seulement la dénonciation du capitalisme et le constat qu’il a cessé de faire avancer l’humanité. Son grand apport a été de donner les moyens de briser les chaînes : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, mais ce qui importe c’est de le transformer », disait Marx dès 1845.
Le marxisme ne s’est pas contenté de voir dans cette classe alors nouvelle qu’était le prolétariat moderne une classe souffrante. Il y a reconnu la classe sociale capable de renverser le capitalisme.
Marx, Engels et leur génération voyaient la fin du capitalisme plus proche. Ils avaient l’optimisme des révolutionnaires.
L’histoire en général et celle du mouvement ouvrier en particulier, avec leurs formidables pas en avant mais aussi leurs reculs catastrophiques, ont fait que le capitalisme se survit bien plus longtemps que ce qu’espéraient Marx, Engels et leurs camarades.
Il a survécu bien plus longtemps même que ne l’espérait Trotsky près d’un siècle plus tard lorsqu’il constatait que le capitalisme était incapable de faire progresser les forces productives.
L’humanité a connu depuis Marx un grand nombre de crises économiques, d’innombrables formes d’oppression, d’innombrables formes de régimes autoritaires, d’innombrables guerres locales, et deux guerres mondiales.
Jusqu’à présent c’est surtout par la négative que l’histoire a confirmé les analyses de Marx. Mais le prolétariat, dans lequel Marx voyait la force sociale capable de changer l’avenir de l’humanité, n’est pas une construction de l’esprit, fût-elle d’un génie de l’envergure de Marx. C’est une réalité sociale. Les robots n’ont pas remplacé le prolétariat. Et, malgré les possibilités croissantes offertes par la science et la technique, la société est celle des êtres humains.
Le prolétariat, la classe des exploités, est bien plus diversifié aujourd’hui qu’au temps de Marx et même qu’au temps de Lénine et de la révolution russe. La bourgeoisie a appris à jouer de cette diversité, à opposer les unes aux autres les différentes catégories de travailleurs salariés, à combattre la conscience de classe et l’émergence d’organisations, nationales et internationales, qui incarnent cette conscience. Mais la classe ouvrière est bien plus nombreuse que dans le passé et présente partout sur la planète.
La lutte de classe entre la bourgeoisie et le prolétariat se mène à une échelle bien plus vaste que dans des périodes du passé où le prolétariat posait sa candidature à la direction de la société.
Dans un grand nombre de pays où le prolétariat industriel est jeune et son sort misérable, de la Chine au Bangladesh, la lutte de classe prend des formes aussi massives et aussi virulentes que lors de l’émergence du prolétariat moderne en Europe occidentale.
Mais elle est incessante également dans les grands pays industriels, fût-ce sous la forme de ces réactions quotidiennes que les travailleurs savent opposer dans les entreprises à l’aggravation de l’exploitation et aux multiples manifestations de l’arbitraire patronal.
Les idées de lutte de classe sont susceptibles de tomber sur un terrain aussi fertile qu’au temps de Marx ou de Lénine, tout simplement parce qu’elles correspondent à une réalité que les travailleurs vivent tous les jours. Encore faut-il les exprimer et transmettre le vaste capital politique accumulé par le marxisme révolutionnaire, tiré des luttes de générations de travailleurs !
C’est le rôle qui devrait être celui des organisations communistes révolutionnaires, leur raison d’être afin que chaque lutte importante de la classe ouvrière bénéficie des expériences des luttes précédentes.
C’est justement le fond du problème de nos jours. Ce que Trotsky exprimait en affirmant, dans le Programme de Transition : « La situation politique mondiale dans son ensemble se caractérise avant tout par la crise historique de la direction du prolétariat. »
Ce qui unissait les générations des communistes révolutionnaires, de Marx à Trotsky en passant par Lénine, Rosa Luxemburg et tant d’autres, c’est la conviction qu’une fois débarrassée des chaînes du capitalisme, l’humanité reprendrait sa marche en avant, mais aussi la conviction que la seule force sociale capable de cette transformation historique fondamentale est le prolétariat.
Le marxisme a toujours été et reste aujourd’hui la seule façon scientifique de comprendre le fonctionnement de la société et de ses ressorts. La seule aussi qui non seulement permet d’appréhender le monde, mais aussi de le transformer. Il reste le seul humanisme de notre époque.
« Il appartient aux générations à venir de renouer avec les traditions du communisme révolutionnaire, avec ses combats du passé, avec ses expériences. Partout, se pose le problème de reconstruire des partis communistes révolutionnaires, et c’est en cela que cette question se confond avec la renaissance d’une Internationale communiste révolutionnaire », avons-nous ainsi résumé les tâches de notre génération de révolutionnaires lors de notre congrès de mars dernier.
« Personne ne peut prédire comment, à travers quel cheminement, les idées communistes révolutionnaires pourront retrouver le chemin de la classe ouvrière, classe sociale à laquelle elles étaient destinées au temps de Marx puis de Lénine et Trotsky et qui aujourd’hui encore est la seule qui peut, en s’emparant de ces idées, les transformer en une explosion sociale capable d’emporter le capitalisme ».
La nécessité demeure la même depuis que Trotsky a écrit le Programme de Transition. Nos tâches en découlent.
1er novembre 2016