A l'heure où nous écrivons, l'Irak a accepté l'ultimatum formulé par l'ONU pour le compte des Etats-Unis, ce qui n'empêche nullement les dirigeants américains de continuer leurs préparatifs en vue d'une opération militaire contre l'Irak. Contrairement aux affirmations des dirigeants français qui ont fait mine, pendant quelque temps, de prendre leurs distances avec la politique américaine, cet ultimatum n'est pas fait pour retarder les opérations militaires si les Etats-Unis s'y décident mais seulement pour en rendre responsable l'Irak lui-même.
Quelle que soit la nature des opérations militaires déclenchées et même si Bush finit par choisir la pression guerrière durable plutôt que l'opération militaire immédiate, la guerre contre l'Irak est une guerre impérialiste.
L'évocation du terrorisme elle-même n'a d'autre objectif, pour les dirigeants américains, que de prolonger artificiellement, en l'amplifiant, l'émotion légitime créée dans l'opinion publique américaine après les attentats du 11 septembre 2001, pour tenter de la canaliser afin de pouvoir parer la politique impérialiste des Etats-Unis des couleurs du combat de la démocratie contre le terrorisme.
L'article qui suit n'a pas pour objet de discuter la politique américaine mais de sa répercussion possible sur l'opinion publique arabe en général celle de l'Egypte en particulier.
14 novembre 2002
De l'Arabie saoudite aux pays du Maghreb, de la Syrie et du Liban à l'Egypte, la perspective d'une guerre américaine contre l'Irak a de quoi inquiéter tous les gouvernements arabes, car ils risquent d'être parmi les premiers à en payer le prix politique.
La politique des Etats-Unis, la dégradation de la situation économique dans la plupart des pays du Proche-Orient, provoquent un mécontentement croissant au sein de la population.
C'est la présence des puissances impérialistes qui entraîne l'appauvrissement et la vassalisation des économies de la région. A la conscience plus ou moins claire et plus ou moins exprimée de ce fait, dont la première traduction est souvent la montée de l'anti-américanisme, s'ajoutent les ressentiments provoqués par l'attitude arrogante des dirigeants des Etats-Unis, et notamment leur soutien sans faille à la politique des dirigeants israéliens en Palestine occupée, ressenti comme une provocation permanente non seulement à l'égard du peuple palestinien mais à l'égard des peuples arabes en général.
Comme toujours, les dirigeants arabes s'affirment solidaires des Palestiniens. Mais ce ne sont que des paroles. En pratique, plus les provocations d'Israël se multiplient et plus l'alliance des dirigeants arabes avec les Etats-Unis apparaît comme une complicité de fait avec la répression exercée contre les Palestiniens par le gouvernement Sharon.
Pris entre leur allégeance aux Etats-Unis et ce sentiment anti-américain qui grandit dans leur population, les gouvernements arabes sont ainsi placés dans une situation de plus en plus instable. On comprend la panique qui les gagne à l'idée d'une guerre contre l'Irak, qui aggraverait encore cette contradiction.
Parmi les gouvernants arabes, l'un des plus inquiets est sans doute le président égyptien Hosni Moubarak, qui déploie depuis le début de la crise irakienne d'intenses efforts diplomatiques, sinon pour empêcher la guerre ce que l'Egypte n'a évidemment pas les moyens de faire , du moins pour démontrer qu'en ce qui le concerne, il aura tout fait pour s'y opposer.
L'Egypte en crise économique
Moubarak est à la tête du pays arabe le plus peuplé, qui atteint aujourd'hui presque 70 millions d'habitants, mais aussi de celui où la situation sociale est la plus instable et où une guerre contre l'Irak, venant s'ajouter à la crise au Proche-Orient, pourrait être le catalyseur d'une explosion politique et sociale.
Le contexte d'aujourd'hui est difficile pour l'Egypte et pour sa population qui, comme dans bien d'autres pays du Tiers monde, subit les conséquences d'une profonde crise économique, aux conséquences d'autant plus dramatiques dans un pays déjà pauvre et où, selon un rapport du Bureau International du Travail, la pauvreté fait d'inquiétants progrès. Elle serait passée en effet de 39 % de la population en 1990 à 48 % en 1999, dans les régions urbaines, et de 39 % à 55 % sur la même période dans les régions rurales.
Depuis dix ans, sur les directives de la Banque mondiale, une libéralisation de l'économie est en cours, comprenant une " réforme " du secteur public qui consiste surtout en la privatisation ou la fermeture d'un grand nombre d'entreprises dépendant de l'Etat, et en une déréglementation de l'économie, notamment une tentative de supprimer une grande partie des garanties dont disposent les travailleurs, ainsi que des règles qui pourraient freiner le va-et-vient des capitaux et l'appropriation des profits.
Mais de plus, depuis deux ans, la fuite des capitaux, s'ajoutant à des scandales financiers, à la corruption, entraîne la chute de la livre égyptienne. Les événements du 11 septembre 2001, en réduisant le flux de touristes vers l'Egypte, s'y sont ajoutés encore pour entraîner un ralentissement de l'économie. Le bas niveau des prix pétroliers, d'où dérive la croissance du déficit commercial, mine les finances de l'Etat. L'inflation se développe et ronge le pouvoir d'achat, déjà très bas, des masses populaires. Le chômage, au niveau de toute façon très élevé, augmente.
Une situation sociale tendue
Même au temps de Nasser, l'Egypte, contrairement à ce que celui-ci proclamait, n'avait certes rien de " socialiste ". Mais son régime avait développé un certain degré d'étatisme dans le domaine économique. Au-delà même de la nationalisation du canal de Suez, qui avait déclenché l'ire des puissances impérialistes, de la France et de la Grande-Bretagne et la guerre que l'on sait mais qui lui valut aussi la réputation d'un des principaux leaders " progressistes " du Tiers monde, Nasser avait développé un secteur public important, dominant les principaux secteurs de l'économie, du textile aux industries de guerre. C'est ce secteur qui, sous l'effet de la politique de Moubarak et de ses conseilleurs impérialistes, est en voie de privatisation, voire de liquidation. Il serait passé en quelques années d'environ 1 200 000 employés à 400 000 par voie de fermetures d'entreprises, de licenciements et de mises en pré-retraite.
Nasser s'était hissé au pouvoir dans un pays marqué pendant des années par les luttes sociales, et où la classe ouvrière avait acquis un certain nombre de traditions. En nationaliste bourgeois très conscient, Nasser combattit férocement les organisations ouvrières qui auraient pu le contester, notamment en envoyant les communistes égyptiens dans des camps de concentration alors même que la politique officielle du PC était de le soutenir. Mais en même temps, Nasser sut aussi concéder un certain nombre d'avantages économiques aux travailleurs.
En Egypte, c'est de cette époque que date un certain nombre de lois limitant la journée de travail, protégeant dans une certaine mesure les travailleurs contre le licenciement, instituant des assurances maladie, vieillesse et accidents du travail, des congés payés, ainsi qu'une représentation des ouvriers à l'intérieur des entreprises. Même si cette dernière était entre les mains des syndicats officiels du régime, tout ceci représentait certaines limitations à l'exploitation, au moins dans les grandes entreprises. La construction de logements, d'hôpitaux, de meilleures possibilités de se soigner, allaient aussi dans le sens de ce progrès. Pour toute une génération ouvrière, le souvenir de la période nassérienne est ainsi associé à celui d'une relative amélioration de sa situation. D'une façon que l'on peut comparer à celle de Peron en Argentine même si c'est avec une ampleur bien plus limitée, du fait de la situation économique plus fragile, et même si cela ne touchait que très partiellement les masses les plus pauvres , les concessions que le dictateur nationaliste égyptien a pu faire pendant une certaine période à la classe ouvrière lui ont permis de trouver auprès d'elle un certain soutien.
La disparition progressive du secteur public et la déréglementation de l'économie constituent, en sens inverse, une aggravation de la situation de la classe ouvrière.
La politique de Moubarak a permis que des entreprises privées se créent dans de nombreux secteurs, souvent à partir d'investissements occidentaux. Une bourgeoisie de nouveaux riches s'est développée, affichant ses voitures de luxe et ses villas, et particulièrement arrogante à l'égard des ouvriers. Dans les entreprises qu'elle dirige, les ouvriers travaillant jusqu'à 15 ou 16 heures par jour sont traités comme du bétail, à qui on ne dit que le soir à quelle heure il faut revenir le lendemain, voire de ne pas revenir. Souvent le patron évite de payer les charges sociales en ne les déclarant pas. Ou bien, en même temps que le contrat d'embauche, on fait systématiquement signer aux ouvriers une lettre de démission avec la date en blanc.
Ainsi, le plus souvent, les patrons ont prévu de pouvoir se débarrasser des ouvriers quand ils le souhaitent et sans rien leur devoir ; quand tout simplement ils ne choisissent pas, comme ce n'est pas rare, de disparaître du jour au lendemain en mettant la clé sous la porte et sans payer les salaires.
Sous la pression du patronat local, mais aussi sous celle des partenaires impérialistes de l'Egypte et des institutions internationales toujours prêtes à combattre ce qu'elles nomment les " rigidités " de l'économie et du marché de l'emploi, une nouvelle " loi du travail " est en préparation, qui devrait remettre en cause un certain nombre de droits reconnus officiellement aux ouvriers depuis Nasser, notamment concernant l'embauche et la protection contre les licenciements. Mais comme on voit, le patronat a précédé cette loi en niant dans la pratique les garanties que les ouvriers se voient encore reconnaître sur le papier.
La libéralisation de l'économie voulue par Moubarak est donc la négation des quelques droits qui leur avaient été reconnus dans la période précédente, au point que bien des travailleurs un peu anciens expriment ouvertement leur nostalgie pour l'époque de Nasser. Et une partie de cette nouvelle classe ouvrière qui se retrouve sans droits, sans moyens de se défendre face à des patrons qui se croient tout permis, lie cette aggravation de sa situation à la présence américaine, à la politique de Moubarak et à son alliance avec les Etats-Unis.
Les craintes du régime
Le mécontentement monte donc contre le régime et contre ses alliés impérialistes au moment même où ses difficultés financières le rendent encore plus dépendant du bon vouloir des banques occidentales, à commencer par la Banque mondiale et le FMI et, derrière ceux-ci, les Etats-Unis.
Le régime de Moubarak dépend trop des institutions financières internationales, et aussi de l'aide directe que lui fournissent les Etats-Unis, pour pouvoir refuser de se solidariser avec les pays occidentaux dans une guerre contre l'Irak. Mais en même temps, celle-ci peut faire exploser le mécontentement contre lui.
Moubarak, qui est au pouvoir depuis 21 ans, est réélu régulièrement président par référendum avec plus de 95 % des voix et dispose d'une Assemblée nationale où son parti a 90 % des sièges. Pour autant, il ne se fait pas, semble-t-il, trop d'illusions sur les vrais sentiments de la population à son égard. Le régime égyptien n'est rien d'autre qu'une dictature policière. L'état de siège est en vigueur sans discontinuer depuis plus de vingt ans ; la police et l'armée sont omniprésentes, jusqu'au sein même des entreprises.
Ainsi, à la moindre manifestation, on assiste à un incroyable déploiement de forces de police, qui interviennent parfois très violemment. On l'a vu notamment au printemps 2002, lorsque les manifestations de solidarité avec les Palestiniens au moment du siège d'Arafat à Ramallah par l'armée israélienne ont commencé à s'étendre et ont débouché sur des bagarres rangées avec la police, celle-ci tirant même à balles réelles et faisant un mort à Alexandrie.
De même, rafles et arrestations, souvent suivies de tortures, sont fréquentes. Le régime craint avant tout les organisations islamistes et notamment les Frères musulmans. Il faut rappeler que l'Egypte est le pays d'origine de ceux-ci, puisque c'est en 1928 près d'Alexandrie que Hassan El Banna, en créant les Frères musulmans, donna naissance à l'islamisme politique. Il eut d'ailleurs à l'époque le soutien du régime royal et de ses protecteurs britanniques, qui voyaient en lui le moyen de s'opposer à l'essor du communisme et des mouvements d'émancipation nationale.
Aujourd'hui les choses ont bien changé, car c'est bien de ce côté que le régime semble nourrir les plus grandes craintes.
Après les avoir largement tolérés dans les années soixante-dix et quatre-vingt, permettant le développement de leur influence dans nombre d'organisations professionnelles, le régime s'est retourné contre les Frères musulmans en 1994, multipliant les arrestations de leurs cadres et dirigeants, qui peuvent être souvent détenus pendant des années sans procès.
Et de fait, au niveau des quartiers, bien plus que les organisations de gauche, très peu présentes d'une façon militante, ce sont les organisations liées à la mouvance islamiste en premier lieu les Frères musulmans qui sont un peu visibles pour la population. Il est vrai que leur influence se fait sentir d'abord dans la petite bourgeoisie, où la recrudescence des préjugés religieux est évidente, bien plus que dans la classe ouvrière.
Sans doute, les islamistes sont loin d'être en état de fournir une alternative politique au régime de Moubarak. Mais ce que craint sans doute bien plus celui-ci, c'est une explosion de mécontentement social dont, à terme, ceux-ci seraient les plus à même de profiter.
L'explosion possible
Aujourd'hui, le régime de Moubarak craint donc visiblement que l'aggravation de la situation au Proche-Orient, non seulement n'aggrave encore la situation économique de l'Egypte, mais ne fournisse l'occasion d'une telle explosion de mécontentement. Une guerre avec l'Irak pourrait en être le catalyseur : le mécontentement découlant de la crise sociale, la haine du régime et de ses soutiens impérialistes, le sentiment de solidarité avec les Palestiniens victimes de ce qui apparaît comme procédant d'un acharnement anti-arabe commun à Israël et aux Etats-Unis, tout cela fournit les matières d'une explosion comme le pays en a souvent connu et dont la crainte explique la nervosité du régime et de sa police.
On a donc vu Moubarak se dépenser ces derniers mois sur le plan diplomatique, auprès des autres Etats arabes, de la Ligue arabe, de la France et des autres Etats européens, de l'ONU, des dirigeants américains pour dire qu'il faut trouver une solution entre Israël et Palestiniens, éviter la guerre en Irak, etc. Cependant, il est évident que comme tous les autres gouvernements, arabes ou non, le régime égyptien n'a aucun poids sur les décisions politiques de Bush.
La politique des dirigeants impérialistes, leur insouciance à l'égard des conséquences de leurs choix pour les populations, leur arrogance, la veulerie des régimes qui leur sont liés dans le monde et en particulier au Proche-Orient, sont donc peut-être effectivement en train de préparer des explosions sociales et politiques ; peut-être en Egypte ou dans un autre pays arabe, et peut-être ailleurs. Et ce qu'il faut souhaiter, c'est que les militants et les tendances se réclamant de la classe ouvrière et de ses perspectives puissent leur offrir une issue, avant que des organisations religieuses réactionnaires n'aient pu les exploiter à leur profit.