Depuis juin 1991, les États-Unis, le Mexique et le Canada ont engagé une négociation à propos de ce qu'on appelle le NAFTA (Accord de Libre Échange pour l'Amérique du Nord). Ce traité est censé suivre dans ses grandes lignes l'Accord de Libre Échange passé en 1988 entre les États-Unis et le Canada. Son but est de réunir les trois pays, qui ensemble totalisent une population de 360 millions, dans ce qui pourrait être la version américaine, mais un peu moins "ambitieuse", de la CEE qui regroupe 12 pays. En dix ans les tarifs douaniers seraient supprimés. Et les autres formes moins visibles de barrières douanières, telles les licences spéciales pour les importations ou les quotas, seraient réduites.
La plus grande partie de la bourgeoisie américaine a donné son soutien au projet. Des organisations d'industriels comme "Business Roundtable" et la "National Association of Manufacturers", qui ensemble représentent la majorité des grandes entreprises des États-Unis, le soutiennent avec enthousiasme. Henry Kissinger et Cyrus Vance, ex-secrétaires d'État dans des administrations respectivement républicaine et démocrate, ont cosigné un article dans le Washington Post appuyant le futur accord, démontrant le soutien que lui apportent les responsables de la politique étrangère des deux grands partis.
De même au Congrès, qui doit ratifier tout traité de commerce négocié par le gouvernement, un large soutien des deux partis semblait acquis... du moins au printemps dernier. A cette époque, le Congrès qui est contrôlé par les Démocrates a voté la proposition de Bush de suivre la procédure "d'examen rapide" pour ledit traité. Par là le Congrès s'engageait à n'apporter aucune modification à ce qui aura été conclu, ce qui demanderait beaucoup de temps, mais à voter simplement la ratification ou le rejet.
Cela ne signifie pas que le traité va passer comme une lettre à la poste dans les mois qui viennent, même en assurant que les négociations aillent bien au rythme prévu. D'abord, il y a certains secteurs, comme le textile ou les producteurs de fruits et légumes, qui se sont déclarés contre, ayant plus à perdre qu'à gagner si le traité passait. Ensuite nous sommes dans une année électorale, et en plein milieu d'une récession, au moment où une certaine propagande bat son plein sur le thème que les difficultés présentes seraient dues aux emplois qui sont transférés à l'étranger. Et il y a des politiciens qui, bien qu'ils n'ont certainement rien en principe contre un pacte de libre-échange, peuvent fort bien se déclarer contre pour récupérer quelques voix.
Il y a d'ailleurs des problèmes similaires au Canada et au Mexique, où des élections doivent aussi avoir lieu dans les deux prochaines années. Et là aussi, l'opposition pourrait essayer de se servir du traité pour faire supporter la responsabilité des problèmes économiques aux gouvernements actuels. Ceux-ci voudraient bien faire passer le traité maintenant, alors qu'ils sont en place. Mais ils ne le veulent pas au prix de leur défaite politique.
Mais, aux États-Unis, finalement, la seule opposition conséquente et importante est celle de la principale confédération syndicale, l'AFL-CIO. Pour celle-ci, le NAFTA est devenu une question de première importance. Selon les syndicats, si le NAFTA était passé et les barrières commerciales entre les États-Unis et le Mexique levées, les capitaux fuiraient les États-Unis pour le Mexique, en quête de travailleurs bon marché à exploiter. Et en conséquence, selon l'AFL-CIO, "les travailleurs des États-Unis seraient les victimes. Cela ouvrirait la voie à la suppression de centaines de milliers d'emplois aux États-Unis qui seraient exportés au Mexique."
Alors, le NAFTA va-t-il inciter la bourgeoisie des États-Unis à déraciner des centaines d'usines pour les envoyer au Mexique, où elle peut payer les travailleurs beaucoup moins ? Et la priorité des priorités pour la classe ouvrière des États-Unis est-elle donc d'empêcher un accord, soutenu par la majorité des patrons et combattu par les syndicats ?
Une ratification de ce qui existe déjà ?
D'abord, il semble que pour les classes dirigeantes des États-Unis, le but principal du NAFTA est de les aider à se renforcer dans la compétition pour les marchés, face à ses principaux concurrents, l'Europe et le Japon. Le NAFTA permettrait aux États-Unis d'opposer son propre bloc commercial à celui de la CEE ou à celui que le Japon pourrait mettre sur pied dans l'Est asiatique. Avec le NAFTA, les États-Unis auraient une zone de libre-échange qu'ils domineraient, en la protégeant par des barrières douanières, de l'Europe et du Japon. Déjà les trois grands de l'automobile, qui produisent au Mexique à la fois pour le marché mexicain et pour l'exportation aux États-Unis, poussent au relèvement des tarifs pour les voitures importées d'Europe ou du Japon au Mexique.
D'autre part, si le NAFTA passait, cela ne signifierait pas forcément de grands changements du niveau du commerce et des investissements entre les États-Unis et le Mexique. Cela ne serait que la reconnaissance formelle de ce que le capital américain a déjà réussi à imposer au Mexique.
Le Mexique, avec une population de presque 90 millions, a un PNB qui atteint seulement environ 3,6 % de celui des États-Unis. C'est encore un pays sous-développé avec une base industrielle et agricole très faible comparée à la leur. Depuis longtemps c'est son gouvernement qui a maintenu des barrières douanières plus élevées que celles de son voisin du Nord.
Mais ces barrières n'ont guère été capables d'empêcher les capitaux des États-Unis de dominer les principales industries mexicaines depuis pratiquement le début de ce siècle. En 1938, sous la pression d'une vague de grèves, le président Lazaros Cardenas nationalisa l'industrie du pétrole mexicain, dont 70 % était contrôlé par la Standard Oil de Rockfeller. A cette époque le Mexique produisait 25 % du pétrole mondial. Cardenas lança aussi une vaste réforme agraire. Le gouvernement mexicain se servit des revenus du pétrole et de l'agriculture pour développer une politique économique nationaliste dont le but était de "se passer des importations". L'État joua un rôle actif dans le financement et la gestion des industries-clés. Des tarifs douaniers élevés et des restrictions au droit de propriété pour les étrangers furent établis.
Mais la pénétration massive des capitaux des États-Unis continua. Après la seconde guerre mondiale, les Rockfeller aidèrent à financer la Révolution verte, qui fit dépendre fortement l'agriculture des engrais chimiques fournis par leur industrie pétrolière. La Révolution verte accéléra l'exode de la paysannerie, qui venait pourtant de recevoir la terre avec la réforme agraire, vers les villes. Elle allait y fournir une main-d'œuvre sans cesse croissante. Les capitaux des États-Unis prirent rapidement le contrôle de la majorité des plus importants secteurs de l'économie mexicaine, y compris l'automobile, le caoutchouc, les mines et l'industrie chimique.
La pénétration des capitaux des États-Unis ne s'arrêta donc jamais. De 1940 aux années 60, la production industrielle a quadruplé et le pays est devenu autosuffisant en produits alimentaires. Mais les choses ont commencé à se disloquer avec la récession des années 70. Le pays s'est couvert de dettes contractées auprès des grandes banques des États-Unis. Les découvertes de champs pétrolifères à la fin des années 70 semblaient promettre que l'économie mexicaine pourrait continuer à payer cette dette. Mais l'effondrement des prix du pétrole au début des années 80, a conduit les banques à déclarer le Mexique en état de défaut de paiement. Alors est intervenu le FMI et la mainmise des États-Unis sur le Mexique s'est accentuée.
Pour honorer les dettes, les salaires réels de la classe ouvrière furent diminués de moitié. L'économie fut pressurée et plongea dans la dépression. La bourgeoisie mexicaine contribua à la plonger plus bas encore, en exportant ses capitaux... aux États-Unis. Le montant du capital qui a fui le pays égale pratiquement celui de sa dette aux banques internationales.
La bourgeoisie des États-Unis, qui fit tant de profits quand l'économie mexicaine était en expansion, trouva de nouvelles occasions quand elle se contracta. Les États-Unis décidèrent que le Mexique était un candidat aux "réformes économiques". L'économie mexicaine s'ouvrit plus encore aux investissements et au commerce des États-Unis. En 1986, le Mexique adhéra au GATT (Accord général sur les tarifs et le commerce). Le gouvernement mexicain se mit à réduire ses tarifs protecteurs. Il obtint en retour, et contre la promesse de sa coopération à l'avenir, d'être le premier pays à voir le poids de sa dette un peu allégé dans le cadre du Plan Brady. Sa dette fut réduite de 11 milliards de dollars et ramenée à 96 milliards "seulement". En 1990, 6 % de son PNB, environ 13 milliards de dollars, étaient consacrés au service de cette dette.
Le Mexique continua sur la voie des "réformes". Les restrictions apportées au droit de propriété des étrangers furent levées. Puis le gouvernement commença à vendre des milliers d'entreprises nationalisées.
Aujourd'hui on estime que les capitaux des États-Unis contrôlent 70 % des investissements étrangers au Mexique. Une proportion similaire du commerce extérieur mexicain se fait avec les États-Unis. Une compagnie américaine, la General Motors, est le plus important employeur privé du pays, avec 55 000 salariés.
De plus, les États-Unis ont déjà leur propre zone de libre-échange, dans laquelle ils ont bâti des usines, qu'on nomme maquiladoras, tout le long des 1 900 miles de la frontière commune. Depuis 1965, le gouvernement mexicain a permis la construction de ces maquiladoras pour encourager les investissements des États-Unis dans des productions qui sont réexportées vers le marché du Nord.
Les États-Unis ont établi les maquiladoras comme un maillon de la chaîne de leur production. Des produits en partie fabriqués aux États-Unis sont envoyés sans payer de droits dans une usine de l'autre côté de la frontière. Là, ils sont transformés ou assemblés. Puis ils sont renvoyés aux États-Unis. Souvent il y a des usines jumelles, une aux États-Unis et l'autre au Mexique, qui travaillent ensemble, seulement séparées par une petite bande de terrain, la frontière. Le seul travail qui est taxé est la valeur ajoutée au Mexique. Et comme les salaires sont bas, environ 80 cents (entre 4 et 5 FF) de l'heure (plus bas même que dans l'industrie située dans le reste du pays), la taxe l'est aussi.
La croissance des maquiladoras a pris son essor à la fin des années 70. Aujourd'hui, il y a peut-être 2 000 maquiladoras employant environ 500 000 travailleurs, bien que la récession ait amené des dizaines de milliers de licenciements. Les plus grandes compagnies des États-Unis, GM, Ford, Chrysler, GE, AT&T, Zenith, TRW, Westinghouse, ont leurs maquiladoras.
Ce que les syndicats prétendent craindre avec le NAFTA, à savoir la domination économique des États-Unis et le déménagement de la production et des emplois, a donc été imposé depuis bien longtemps. Si le NAFTA est ratifié, la domination des États-Unis sur le Mexique continuera à s'accroître... comme la possibilité pour les capitalistes des États-Unis de profiter des bas salaires des travailleurs mexicains. Mais ça sera la même chose, même sans un accord formel de libre-échange. Aussi, au lieu de centrer leur opposition sur ce seul traité particulier, les syndicats ne devraient-ils pas organiser tout de suite la lutte contre les réductions de salaire et les usines qui disparaissent ? Autrement dit, les syndicats ne devraient-ils pas organiser plutôt le combat des travailleurs... aux États-Unis et au Mexique ?
Libre-échange = perte d'emplois aux États-Unis ?
Certes, il est difficile de prédire à l'avance les conséquences que pourrait avoir le NAFTA. Il pourrait inciter certains capitalistes à déménager un peu plus encore de leur production au Mexique en profitant du coût plus bas des salaires. Mais il signifierait aussi que le marché mexicain sera plus ouvert encore aux produits américains, qui sont souvent actuellement bien meilleur marché à cause de la productivité plus grande. En fin de compte on ne pourrait réellement parler d'emplois perdus en faveur du Mexique que si les États-Unis se mettaient à enregistrer un très grand déficit commercial avec leur voisin du Sud.
C'est hautement improbable. En règle générale, ce sont les pays industrialisés, plus forts et plus productifs, qui enregistrent un solde positif dans leur commerce avec les pays sous-développés. C'est d'ailleurs pourquoi ce sont ceux-là qui habituellement essaient de dresser des barrières commerciales pour protéger leurs industries. Ces dernières années, par exemple, sous la pression des États-Unis, le Mexique a baissé ses tarifs, les amenant en moyenne à 9 %. Mais les États-Unis ont pu maintenir les leurs depuis bien longtemps à 3 %. Depuis longtemps les économies les plus fortes sont en faveur du libre-échange... et le libre-échange a toujours favorisé les économies les plus fortes.
L'AFL-CIO s'était pareillement opposée à l'accord de libre-échange avec le Canada en 1988, pour les mêmes raisons qu'au NAFTA. A cette époque, les responsables syndicaux des États-Unis prédisaient les pires malheurs et que, si cet accord était passé, il y aurait un transfert massif de la production au Canada et la perte de centaines de milliers d'emplois. Non seulement ces prévisions se sont révélées fausses, mais c'est le contraire qui est arrivé. Les capitaux affluèrent bien des États-Unis vers le Canada, mais ce fut juste pour acheter les entreprises canadiennes existantes. Et il y eut davantage de productions qui passèrent du Canada aux États-Unis. La balance commerciale changea encore davantage en faveur des États-Unis. Certes un dollar canadien trop fort explique en partie ce phénomène. Mais c'est aussi une indication de la puissance de l'impérialisme des États-Unis, même par rapport à un autre pays industrialisé comme le Canada.
Puissance économique qui fait deux fois la taille de la plus puissante après elle, impérialisme le plus puissant au monde, les États-Unis enregistrent en fait un solde commercial positif avec la plupart des autres pays industrialisés. Même, l'année passée, avec l'Allemagne. La seule exception est le Japon. Et même avec le Japon le déficit commercial enregistré par les États-Unis a eu tendance à diminuer ces dernières années.
Alors, même en admettant un instant, pour les besoins de la discussion, que les suppositions des syndicats soient correctes, et que les capitaux des États-Unis se précipitent au Mexique, qu'ils y bâtissent beaucoup plus d'usines en profitant des salaires bien inférieurs, le Mexique, dont l'économie est complètement liée aux États-Unis devrait importer encore davantage de ceux-ci. Pour chaque usine créée, il lui faudrait importer non seulement les capitaux, mais les machines. Il lui faudrait importer davantage de matières premières, ou les pièces qui y seraient assemblées. Il lui faudrait importer aussi pour construire l'infrastructure du pays nécessaire pour installer et faire tourner les usines. Le Mexique en fin de compte continuerait de dépendre de la production des États-Unis pour sa propre production.
Mais combien d'emplois a donc sauvés le protectionnisme de l'AFL-CIO ?
La position de l'AFL-CIO sur le NAFTA est certes dans la ligne de ses positions depuis vingt ans. Pour elle, la principale menace qui pèse sur les travailleurs des États-Unis ce sont les importations et la concurrence étrangère. Face à elles, l'AFL-CIO a demandé que soient protégées de nombreuses industries dans lesquelles il y avait eu des réductions d'effectifs, comme la confection, l'acier, l'automobile. Et pour beaucoup de ces industries, le gouvernement des États-Unis a instauré effectivement des barrières protectrices, de droit ou de fait.
Mais le protectionnisme, avec ses frontières et ses tarifs douaniers, n'a pas sauvé beaucoup d'emplois aux États-Unis. Au contraire, ces industries se sont débarrassées de centaines de milliers et même de millions de travailleurs. Car la catastrophique réduction d'emplois a d'autres causes : la stagnation économique mondiale et la crise de ces vingt dernières années, et la façon dont les entreprises y ont répondu.
D'abord, dans un marché stagnant, les entreprises des États-Unis ont décidé qu'il n'était plus guère profitable d'investir dans la production. L'industrie de l'acier, par exemple, n'a pas été seulement "restructurée" aux États-Unis mais dans le monde entier. Il y a pas mal d'années que US Steel a changé son nom en USX, façon de reconnaître qu'ayant tiré ses profits de l'acier elle investissait ailleurs. Et en dépit de tous les discours de l'industrie automobile américaine appelant à repousser "l'assaut" japonais, elle a accumulé ses profits spectaculaires pour les utiliser à spéculer en bourse, les investissant dans d'autres entreprises, dans la banque, etc. La production et l'emploi ont été réduits... non parce que les capitalistes américains ont transféré leur production au Japon ou dans d'autres pays étrangers, mais parce qu'ils ont trouvé qu'ils feraient moins de profits en accroissant ou maintenant la production.
En même temps, les capitalistes n'ont pas cessé d'accroître la productivité et l'exploitation de leur main-d'œuvre. Et l'accroissement de la productivité a signifié que ces capitalistes pouvaient se débarrasser de plus en plus d'une partie de cette main-d'œuvre. Les emplois disparaissent simplement en fonction du fonctionnement normal et quotidien du capitalisme.
Le problème pour la classe ouvrière des États-Unis n'est pas que le NAFTA passe ou ne passe pas. Même si les travailleurs pouvaient empêcher les compagnies des États-Unis d'investir dans la production d'autres pays, même si les importations étaient réduites, ces vingt dernières années ont montré que ces capitalistes continueraient à supprimer des emplois, de toute manière.
Les travailleurs ont besoin d'une autre politique
Au long terme, pour les travailleurs, la seule manière de défendre leurs intérêts, et leur emploi, serait de se débarrasser de la société capitaliste. Et, dans le court terme, leur sort dépend de la pression qu'ils peuvent exercer sur la bourgeoisie et le gouvernement, de leur capacité à s'opposer aux licenciements et à défendre leurs salaires.
Mais les syndicats américains ne font pas que s'opposer à toute politique révolutionnaire. Depuis des années ils évitent même tout vrai affrontement avec les capitalistes. Leur position sur la question du NAFTA est la continuation de cette politique, une façon de barrer à la classe ouvrière la route vers une claire conscience de la manière de défendre ses intérêts.
Ainsi l'AFL-CIO détourne les travailleurs des luttes directes pour la défense des emplois, une question qui conduirait à une confrontation avec les capitalistes des États-Unis. Au contraire, on dit aux travailleurs qu'ils doivent s'opposer au libre-échange ou aux importations, une voie qui les conduit loin de toute confrontation directe avec leurs propres capitalistes. Au lieu de s'en prendre à leurs propres exploiteurs, on les incite à s'aligner derrière certains politiciens bourgeois, ou des sections de la bourgeoisie qui pour leurs intérêts particuliers veulent maintenir les barrières commerciales. Au lieu du combat qui serait nécessaire, les travailleurs sont poussés dans une voie où ils ne peuvent rien faire, sinon voter, pétitionner ou écrire à leur député.
Bien sûr, dans le même temps, l'AFL-CIO dit être aussi soucieuse du sort des travailleurs mexicains. C'est ce souci, dit-elle, qui l'amène à s'opposer au NAFTA. L'accord, dit l'AFL-CIO "ferait d'une grande partie du reste du Mexique une immense maquiladora. Les classes riches mexicaines et les investisseurs des États-Unis empocheraient les bénéfices, mais d'innombrables travailleurs dans tout le pays subiraient le même sort que leurs frères et leurs sœurs qui sont le long de la frontière."
Comment donc arrêter cette exploitation ? L'AFL-CIO répond : "Qu'on ne fasse pas d'erreur, l'AFL-CIO est internationaliste. Nous sommes pour des liens plus forts, économiques, sociaux, politiques et culturels, entre les nations de l'Amérique du Nord".
L'histoire a cependant montré pour quelle sorte de liens internationaux a travaillé l'AFL-CIO.
Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, l'AFL-CIO a travaillé avec la CIA, le gouvernement et les milieux d'affaires des États-Unis à aider à domestiquer l'explosif mouvement ouvrier mexicain (aussi bien que latino-américain tout entier). Ainsi, après la guerre, le gouvernement mexicain a eu aussi sa période maccarthyste, faisant subir aux syndicats une purge anticommuniste. Les dirigeants communistes furent remplacés par des gens tel que Fidel Velasquez, l'actuel patron des syndicats, anticommuniste, corrompu et très riche (et qui, à 90 ans, dirige encore la principale confédération syndicale mexicaine, la CTM). Sous Velasquez la CTM adhéra à la notoirement anti-communiste Organisation Régionale Interaméricaine des Travailleurs (ORIT), dont les "sales coups" pour aider l'impérialisme à renverser des gouvernements en Amérique latine sont légendaires. Quand l'ORIT s'avéra trop discréditée, l'AFL-CIO, avec des dirigeants de multinationales et le gouvernement des États-Unis, fonda, au Mexique en 1962, l'AIFLD (Institut Américain pour le Développement des Syndicats Libres). Largement financé par l'Agence pour le Développement International (AID) du gouvernement des États-Unis mais aussi par des multinationales et les cotisations des adhérents de l'AFL-CIO, l'AIFLD travaille en liens étroits avec la CIA contre certains gouvernements, mouvements et syndicats latino-américains, à protéger la domination impérialiste et le capital étranger dans la région.
Bien sûr, de vrais liens entre la classe ouvrière du Mexique et celle des États-Unis sont nécessaires. Mais ceux que l'AFL-CIO a établis dans le passé n'avaient pour but que de réprimer les luttes des travailleurs mexicains, d'aider à les purger des dirigeants que le gouvernement des États-Unis n'approuvait pas. En d'autres termes l'AFL-CIO s'est mise à la disposition de l'impérialisme des États-Unis... contre les travailleurs mexicains.
Et comme l'AFL-CIO aidait l'impérialisme des États-Unis à maintenir son emprise sur la classe ouvrière mexicaine, sa politique a consisté aussi à opposer les travailleurs des États-Unis à ceux du Mexique. En centrant l'attention sur les importations, l'AFL-CIO a dit en fait aux travailleurs des États-Unis que ceux du Mexique prenaient leur emploi. Et bien des travailleurs aux États-Unis ont été amenés à croire que le patron n'est pas l'ennemi mais un allié qui les aidera à combattre contre ceux qui, paraît-il, essaient de prendre leur emploi, les travailleurs surexploités de l'autre côté de la frontière. Par là l'AFL-CIO a travaillé à couper les travailleurs des États-Unis de leurs vrais alliés et à les pousser dans les bras de leurs vrais ennemis.
Les travailleurs des deux côtés de la frontière ont besoin de liens qui encourageraient la lutte des uns et des autres. Des luttes importantes et militantes des travailleurs mexicains pour les emplois ou des salaires plus élevés contre les compagnies américaines au Mexique pourraient aider les travailleurs aux États-Unis. Cela voudrait dire qu'il serait plus difficile pour les patrons aux États-Unis de menacer de déménager l'usine au Mexique, si les travailleurs n'acceptent pas de nouveaux sacrifices en matière de salaire ou de conditions de travail.
Et qu'est-ce qui pourrait être plus encourageant pour les travailleurs mexicains que de voir ceux des États-Unis mener des luttes importantes contre leur ennemi commun, les compagnies américaines, pour défendre leurs intérêts fondamentaux, empêcher les licenciements et les fermetures d'usines, ou pour de meilleurs salaires ? De telles luttes pourraient être le commencement de liens internationaux réels entre les sections de la classe ouvrière du Mexique et des États-Unis, fondés sur leur intérêt commun, contre leur ennemi commun.
Les efforts de la bourgeoisie pour enlever les barrières entre les pays en matière de commerce, d'investissement, de production, est une sorte de reconnaissance involontaire que les frontières nationales sont obsolètes, et que le socialisme est nécessaire. Même si ces frontières ne pourront jamais être complètement effacées par une société gérée dans les intérêts d'une classe qui est simplement à la recherche de nouveaux marchés, de nouvelles possibilités d'exploiter de nouveaux travailleurs pour son propre profit.
Mais c'est précisément quand la bourgeoisie décide de plus en plus de ses investissements et de ses profits au niveau mondial, que les syndicats mettent en avant un programme des plus réactionnaires, qui voudrait que les travailleurs s'accrochent à leurs frontières nationales, pour contrôler les investissements et écarter la concurrence ! Non seulement ce programme a déjà complètement échoué et ne peut qu'échouer. Mais il consiste aussi à demander à la bourgeoisie de bien vouloir faire ceci ou cela (ce dont la bourgeoisie n'a que faire) au lieu de lui imposer par la force le respect des intérêts de la classe ouvrière.
Oui, les travailleurs de chacun des deux pays ont à mettre fin à toute concurrence qui les opposent les uns aux autres. Ils ne doivent pas laisser la bourgeoisie continuer à jouer des uns contre les autres. Mais cela ne pourra se faire que lorsque les travailleurs mettront à bas les frontières que la bourgeoisie utilise pour les séparer... avec l'aide de certains appareils syndicaux.