Dans l'esprit de Lénine, de Trotsky, des militants du parti bolchevik, l'État né de la révolution d'Octobre devait être un instrument non seulement à l'usage du prolétariat russe pour défendre les transformations sociales accomplies en Russie, mais aussi à l'usage du prolétariat international, pour en accomplir d'autres et ailleurs. Un instrument majeur : pour la première fois, le prolétariat, la cause de la révolution communiste, disposaient non seulement d'une organisation politique, non seulement d'un parti, mais d'une organisation étatique. Dès lors, et en attendant l'extension de la révolution prolétarienne à d'autres pays, le destin du courant communiste du mouvement ouvrier et celui de l'État soviétique se retrouvaient profondément liés.
Cet État a cependant surgi d'une révolution ayant eu lieu dans un pays arriéré où le prolétariat était, de loin, minoritaire par rapport à la masse de la petite bourgeoisie paysanne. Il eut de surcroît à s'imposer au sortir d'une guerre mondiale longue et destructrice suivie d'une guerre civile et de guerres d'intervention non moins longues et destructrices. La physionomie de l'État en a porté dès le début les stigmates. Il ressemblait peu à l'idée que s'en faisaient auparavant les marxistes révolutionnaires, y compris ceux qui avaient conduit la révolution à la victoire en Russie (où étaient donc, dès l'été 1918, la révocabilité de tous les fonctionnaires à tout moment, le contrôle actif des masses, l'absence d'armée permanente, etc., tels que Lénine les évoquait dans L'État et la révolution deux mois à peine avant que la révolution n'éclate ?).
Le caractère ouvrier de cet État ne faisait cependant nul doute aux yeux des militants communistes ni, bien au-delà, aux yeux des fractions les plus avancées des masses ouvrières engagées à cette époque dans un grand nombre de pays dans le combat pour le pouvoir contre la bourgeoisie.
Il ne faisait nul doute non plus encore quatre ans après, au sortir de la guerre civile, alors pourtant que Lénine, particulièrement dur à l'égard de tout ce qui, dans cet État d'un type nouveau portait les marques de l'arriération, de la barbarie passée, disait que l'appareil d'État qu'il dirigeait était l'appareil d'État tsariste peinturluré en rouge. Ce n'est pas par la spéculation intellectuelle que l'on pouvait corriger ce qui, dans le nouvel État, portait la lourde hérédité du passé, et reflétait les pressions sociales d'une société arriérée, mais par l'extension de la révolution prolétarienne à d'autres pays.
L'extension ne s'est pas produite. La taille du pays sur lequel l'État soviétique exerçait son autorité, ses ressources naturelles s'ajoutèrent à la solidarité du prolétariat international et lui permirent néanmoins de tenir, mais au prix de la régression bureaucratique, nous l'avons déjà vu.
Cette évolution conforta en premier lieu dans leur position ceux qui s'opposèrent en son temps à la mise en place même de cet État. Les uns - anarchistes ou ultra-gauches - prétendaient y voir la démonstration du caractère bourgeois du pouvoir étatique dès octobre 1917. Les autres, ceux qui combattaient avec des mots ou avec des armes la prise du pouvoir par le parti bolchevik, y voyaient le début d'une évolution encourageante, susceptible de ramener l'État soviétique dans le concert des États "démocratiques", en l'occurrence, surtout bourgeois.
Les anarchistes comme les ultra-gauches avaient cependant fondamentalement ceci en commun avec les sociaux-démocrates, que l'évolution de l'État soviétique les conforta dans leur hostilité de toujours à la prise de pouvoir elle-même par le prolétariat telle qu'elle s'est déroulée concrètement en octobre 1917.
Mais au fur et à mesure que la classe ouvrière se fit déposséder du pouvoir politique au profit de la bureaucratie, le débat sur la nature de l'État soviétique toucha le parti bolchevik lui-même et, plus généralement, le courant communiste international.
Dans les rangs même de ceux qui firent la révolution et qui, par la suite, s'élevèrent contre sa bureaucratisation apparurent des courants, des regroupements qui considéraient que le balancier de la Révolution russe était revenu si loin en arrière avec la prise du pouvoir par une couche bureaucratique privilégiée, que c'était une sorte de retour au point de départ. Elle avait donc échoué et, en conséquence, il n'y avait plus lieu de continuer à parler d'État ouvrier.
C'est, dans une certaine mesure, dans ce débat que s'est forgée l'attitude politique du courant qui se constitua autour de Trotsky pour s'opposer à la bureaucratie montante et pour combattre Staline, son expression politique. Trotsky a refusé le point de vue de ceux des bolcheviks qui parlaient dès 1924-1925 d'État bourgeois et leur reprochait "d'enterrer une révolution encore vivante".
Comment Trotsky posait-il le problème de la nature de l'État soviétique ?
Écrivant en 1935, bien après que ce débat eut surgi, bien après surtout que l'évolution objective des choses, c'est-à-dire la prise du pouvoir par la bureaucratie eut donné des raisons de le faire surgir, Trotsky récapitula de la sorte les principaux éléments d'une discussion qui ne cessera ni du vivant de Trotsky... ni après :
"L'URSS actuelle, sans aucun doute, ressemble fort peu au type de république soviétique que Lénine traçait en 1917. [...] La domination de la bureaucratie sur le pays comme la domination de Staline sur la bureaucratie ont atteint une perfection presque absolue. Mais quelles conclusions en tirer ? L'un dira, puisque l'État réel, issu de la révolution d'Octobre, ne répond plus aux normes idéales établies a priori, alors, je lui tourne le dos. C'est du snobisme politique, coutumier aux milieux intellectuels petits-bourgeois, pacifico-démocrates, libertaires, anarcho-syndicalistes et en général ultra-gauches. Un autre dira : puisque cet État est issu de la Révolution d'Octobre, toute critique sur lui est sacrilège et contre-révolutionnaire. C'est la voix de la cagoterie, derrière laquelle se cache le plus souvent le simple intérêt matériel de certains groupes de la même petite bourgeoisie ou de l'aristocratie ouvrière. [...]
Le marxiste dira : l'URSS actuelle ne répond manifestement pas aux normes établies a priori de l'État soviétique : cherchons ce que nous n'avons pas prévu au moment où nous avons élaboré les normes programmatiques ; cherchons aussi quels facteurs sociaux ont défiguré l'État ouvrier ; vérifions encore une fois si ces altérations se sont étendues aux fondements économiques de l'État, c'est-à-dire si les conquêtes sociales fondamentales de la révolution prolétarienne sont conservées ; au cas où elles sont conservées, dans quel sens ont-elles changé ; y a-t-il en URSS et sur l'arène mondiale des facteurs qui puissent accélérer la prépondérance des tendances progressives du développement sur les tendances réactionnaires ? Une telle façon de poser le problème est complexe. Elle ne donne pas de réponse toute faite et passe-partout qu'aiment tant les esprits paresseux. Par contre non seulement elle sauve de deux plaies : le snobisme et la cagoterie, mais en outre elle ouvre la
possibilité d'intervenir activement dans le sort de l'URSS". (État ouvrier, Thermidor et bonapartisme).
Le texte date de 1935. L'appréciation précise sur le degré de "domination de la bureaucratie" qui a "atteint une perfection presque absolue", aussi. Mais le raisonnement qui la sous-tend, la façon d'aborder la question de la nature de l'État soviétique telle qu'il la décrit ici lui-même, n'ont pas changé entre ses premières prises d'armes dans les années 1923-1924 contre la bureaucratie montante et la date où, peu avant son assassinat, en 1940, il revint dans son ouvrage inachevé consacré à Staline sur la signification de la réaction thermidorienne soviétique. C'est cette démarche, cette analyse de la dégénérescence de l'État ouvrier soviétique comme un processus continu - et non point un bouleversement contre-révolutionnaire remplaçant l'État d'une classe sociale par l'État d'une autre classe sociale - qui se trouvent à la base du trotskysme. C'est cela qui le distingue aussi bien du stalinisme que de ceux qui se sont détournés de l'État ouvrier concret à telle ou telle étape de sa dégénérescence (et bien entendu de ceux qui s'en sont détournés dès le début).
Mais de la part de Trotsky, ce n'est pas une caractérisation figée et abstraite que l'on se contente soit de garder, soit de rejeter. C'est une vérification permanente.
Dans le processus, dans cette évolution de l'État soviétique qui a été tantôt lente, tantôt rapide, mais en aucun cas figée, il y eut des étapes politiques qui se sont révélées par la suite, et parfois bien plus tard, comme des étapes qualitatives, mais qui ne changèrent pas la nature sociale de l'État. "1924, voilà l'année du commencement du Thermidor soviétique", affirma-t-il par exemple. Mais il l'affirma en 1935 et plus de dix ans après (État ouvrier, Thermidor et bonapartisme).
C'est en réalité la suite de l'évolution qui a donné un sens à ce qui s'est passé dans cette année 1924 où Staline écarta de la direction du parti bolchevik et de l'État les éléments révolutionnaires. Pendant plusieurs années encore, pourtant, à partir de 1924, Trotsky se voulut l'opposition de gauche à l'intérieur du parti. Il combattit pour la réforme de l'État soviétique par le retour à la démocratie ouvrière et la mise à l'écart de la clique stalinienne, avec un programme, avec une critique permanente de la politique stalinienne tant à l'intérieur de l'URSS qu'à l'extérieur, avec des objectifs stratégiques ou tactiques. Il s'opposait en conséquence politiquement à ceux qui considéraient que la dégénérescence était arrivée à son terme et qu'il fallait créer un nouveau parti bolchevik pour préparer une nouvelle révolution dans ce qu'était devenue l'Union soviétique.
Il s'en tenait à cette attitude encore en 1928, alors pourtant que l'Opposition de gauche était en train d'être chassée du parti et commençait à être physiquement pourchassée, en expliquant que "tous nos calculs reposent sur le fait qu'il existe au sein du PC de l'URSS, de l'Internationale communiste et de l'URSS d'énormes forces révolutionnaires écrasées par la direction fausse et un régime insupportable, mais qui, sous l'effet de l'expérience, de la critique et de la marche de la lutte de classes dans le monde entier, sont parfaitement capables de redresser la ligne suivie par la direction et d'assurer un cours prolétarien juste." Il cherchait à convaincre le "noyau prolétarien du parti." (Déclaration de l'Opposition de gauche russe au VIe Congrès de l'Internationale Communiste).
Cinq ans plus tard, en 1933, l'évolution des choses convainquit Trotsky qu'il n'y avait plus au parti de "noyau prolétarien" susceptible d'être convaincu de la nécessité d'en revenir à la politique bolchevique (puisque, entre autres, même une défaite majeure comme l'arrivée au pouvoir d'Hitler, servie par la politique criminelle de la direction stalinienne de l'Internationale, ne les en convainquit pas). Il en tira comme conclusion qu'il fallait un nouveau parti révolutionnaire et que l'élimination "pacifique" de la bureaucratie n'était désormais plus possible. Il affirma alors dans La Quatrième Internationale et l'URSS... écrit le 1er octobre 1933, que "en réalité, le 12e congrès (au début de 1923) fut le dernier congrès du parti bolchevik." Mais il rejeta en même temps avec dédain les cris triomphalistes des militants ultra-gauches qui prétendaient que l'histoire leur avait finalement donné raison, en expliquant par ailleurs en résumé qu'il n'était pas un historien mais un révolutionnaire et que, quel qu'ait pu être son pronostic sur les chances qu'un "noyau prolétarien", aidé par une nouvelle remontée révolutionnaire puisse redresser le parti, il fallait tenter cette chance jusqu'au bout.
Comme il devait le remarquer dix ans après, justement, cette plate-forme était infiniment plus riche et plus susceptible de donner des objectifs militants que l'analyse du groupe Centralisme démocratique, par exemple, pour qui la révolution était terminée.
Et, faisait-il remarquer, même si du combat engagé alors par l'Opposition de gauche au nom du prolétariat, c'est la bureaucratie et Staline qui sortirent vainqueurs, ils ont dû se faire, dans une certaine mesure, les exécuteurs testamentaires du programme de l'Opposition de gauche lorsque, en 1928-1929, devant la montée des koulaks dans les campagnes et des tendances bourgeoises dans le pays, ils ont dû procéder au brusque tournant que l'on sait vers la collectivisation forcée et vers l'industrialisation accélérée.
Pour Trotsky, cette année 1933 constituait donc une étape politique importante dans la régression de l'État soviétique sous la direction de la bureaucratie, au point qu'il en conclut la nécessité d'une nouvelle révolution pour chasser la bureaucratie. Mais - on l'a vu - il n'en a nullement tiré la conclusion que l'État soviétique avait cessé d'être un État ouvrier. Répondant (La IVe Internationale et l'URSS) à ceux qui voyaient une contradiction dans le fait qu'il rejetait désormais l'Internationale stalinienne mais pas l'État soviétique alors que les deux étaient entre les mains de la bureaucratie stalinienne, il affirma que "si les méthodes de la bureaucratie stalinienne sont de la même espèce dans tous les domaines, les résultats objectifs dépendent des conditions extérieures ou, dans le langage de la mécanique, de la résistance des matériaux." Et le "matériau" de l'État soviétique était en l'occurrence plus résistant que celui de l'Internationale ou des partis staliniens qui en dépendaient. Car ce "matériau", ce sont les rapports de propriété créés par la Révolution de 1917, par l'expropriation de la bourgeoisie et par la construction d'une industrie puissante sur ces bases.
Des étapes politiques sur le chemin de la régression de l'État soviétique bureaucratisé, Trotsky en connut d'autres, de son vivant encore.
En 1936, lorsque Staline dota l'Union soviétique d'une nouvelle constitution, transformant notamment les soviets, de toute façon déjà privés de tout pouvoir, d'organismes de classe élus par les seuls travailleurs en vulgaires parlements, élus au suffrage universel, c'est-à-dire par tous. A la même période, la politique extérieure de la bureaucratie soviétique franchit également une nouvelle étape, avec la demande d'adhésion de l'URSS à la Société des Nations et avec la cour éhontée de sa diplomatie en direction des puissances impérialistes "opposées" à l'Allemagne, accompagnée, comme gage de bonne volonté, de la systématisation de la politique des Front populaires qui, en France, brisa l'élan révolutionnaire du prolétariat et, en Espagne, contribua à le faire noyer dans le sang.
En 1939, Staline opéra un brutal renversement des alliances, s'allia avec Hitler, partagea avec lui la Pologne, puis envahit la Finlande et les pays baltes.
Chacune de ces étapes politiques poussa Trotsky à réexaminer "encore et à nouveau" ce que devenait l'Union soviétique. A chacune, il constata le pas en avant supplémentaire de la bureaucratie dans l'avilissement politique et il en tira les conséquences politiques. Mais il constata également que si, sur le plan social, il y avait une différenciation croissante, il n'y avait pas de rupture de continuité. La base économique et sociale de l'État soviétique n'avait pas été transformée à rebours, non transformation qui était un critère de sa nature (car pour Trotsky il s'agissait toujours de processus).
La préoccupation de Trotsky était en permanence de vérifier ce qui, dans la réalité changeante dans le domaine économique et social, appartenait au prolétariat et à sa révolution de 1917 et ce qui était l'œuvre du parasitisme bureaucratique. Il ne s'agissait pas dans cette comptabilité d'une discussion de notaire. Il s'agissait d'un problème politique.
Cela était même l'axe principal de son combat politique contre la bureaucratie. Ce qui, dans l'évolution de l'Union soviétique restait encore progressiste - et, essentiellement, le développement rapide de l'industrie sur la base non pas de la propriété privée et de l'économie de marché, mais sur celle de la propriété étatique et de la planification - était dû à l'héritage de la révolution prolétarienne, et à lui seul. La bureaucratie ne faisait que parasiter cet héritage, tout en le déformant, en en limitant les possibilités, mais aussi en le défendant dans la mesure où tenter de le détruire eût été prendre le risque de devoir s'affronter au prolétariat et où ce qui restait de cet héritage assurait son existence. Par l'intermédiaire de la bureaucratie, c'est la réaction, le passé capitaliste d'un pays arriéré qui rattrapait l'avenir communiste.
Portée et limites des changements pendant et après la guerre
Pendant la guerre et l'après-guerre, la bureaucratie a franchi bien d'autres étapes sur le chemin de la déchéance politique. Le langage de Staline n'avait rien à envier alors à celui de son lointain successeur Eltsine en matière de démagogie réactionnaire et chauvine, à ceci près que le premier a encore jugé prudent de faire passer ce langage, du moins à l'intérieur de l'URSS, pour du "communisme", tout en oubliant de plus en plus ce mot après 1943. Il y eut la dissolution du Komintern, les politiques de "résistance" - c'est-à-dire de subordination de la classe ouvrière aux forces politiques de la bourgeoisie nationale au nom de la lutte contre Hitler - imposées par Moscou aux partis staliniens, le tournant officiel vers le nationalisme grand-russien, vers l'appel à la religion, l'exaltation du souvenir de quelques-uns des pires potentats que la Russie féodale ait connus, etc., pour remplacer, dans la guerre contre l'envahisseur fasciste, la solidarité de classe.Et surtout l'entente voulue, publique, officielle des chefs de la bureaucratie avec ceux de l'impérialisme pour étouffer dans l'œuf tout essor de mouvement révolutionnaire prolétarien. Le partage entre les uns et les autres du travail de gendarmes œuvrant pour le rétablissement de l'ordre impérialiste, consacré par des traités - Téhéran, Yalta, Potsdam - et concrétisé par le rôle réactionnaire, conservateur, de l'armée russe lors de son occupation des pays de l'est européen, à commencer par la partie orientale de l'Allemagne. La politique de participation des partis staliniens aux gouvernements bourgeois.
Ce furent là des étapes politiques majeures dans la trahison politique. Elles ne furent, pourtant, pas toujours mesurées à leur juste valeur, pas même dans le mouvement trotskyste après la mort de Trotsky.
Il est vrai que, tant était grande la pression du "démocratisme" petit-bourgeois sur le mouvement trotskyste lui-même, que le verbiage démocratique fit oublier à beaucoup la notion de politique de classe. Paradoxalement, ces deux expressions politiques du combat de Staline contre toute politique de classe que furent la politique de résistance puis les "libérations" (après celle, antérieure, des Fronts populaires), furent inscrites à son actif par une partie du mouvement trotskyste. C'est sous cette pression qu'un certain nombre d'anciens militants trotskystes, allant plus loin, jetèrent par-dessus bord leur solidarité avec ce qui restait de la Révolution de 1917 dans l'URSS de Staline, pour rejoindre la bourgeoisie via la social-démocratie... voire le gaullisme.
Pour notre part, nous nous sommes toujours revendiqués des analyses faites par Trotsky de l'Union soviétique. Et malgré toutes les modifications, toutes les aggravations intervenues dans la politique de la bureaucratie pendant la guerre, modifications pourtant majeures ; malgré la ressemblance de plus en plus marquée du langage et de la politique des chefs de la bureaucratie avec ceux des chefs de l'impérialisme, nous avons continué à considérer l'État soviétique comme un État ouvrier dégénéré.
Car même au lendemain de la guerre, malgré sa puissance et son assurance incommensurablement plus grandes qu'avant, la bureaucratie n'a pas voulu ou n'a pas osé procéder à des bouleversements contre-révolutionnaires, de peur que ces bouleversements ne réveillent la classe ouvrière. Ses dirigeants n'avaient toujours pas liquidé cette économie étatisée et planifiée grâce à la révolution prolétarienne. Cette économie, ou ce qui en restait malgré le pillage, les détournements de la bureaucratie et les aberrations, les gaspillages dus aux choix de ses dirigeants politiques, continuait à témoigner encore des immenses possibilités de la révolution prolétarienne, et constituait encore quelque chose de déjà acquis en cas de nouvel essor révolutionnaire.
En revanche, c'est exactement pour les mêmes raisons fondamentales que nous n'avons pas parlé d'États ouvriers même déformés à propos d'autres États dans la création desquels le prolétariat n'avait joué aucun rôle et où, en conséquence, rien ne lui appartenait, sinon de très loin comme héritage indirect - via la bureaucratie et son armée - de la Révolution de 1917. Nous n'avons jamais considéré comme identiques du point de vue social, du point de vue historique, du point de vue du cheminement de la société du capitalisme vers le socialisme, les nationalisations ou même la planification comme des pas en avant en eux-mêmes, indépendamment du contexte historique et social.
Comment posons-nous le problème aujourd'hui ?
Ce qui se passe depuis quelques années - disons, depuis la mort de Brejnev et, de façon publique, depuis le lancement de la "perestroïka" - constitue une étape politique supplémentaire dans l'évolution de la bureaucratie. Peut-être la dernière.
Le fait majeur est le rejet par la bureaucratie de l'État centralisé dont elle avait subi elle-même dans le passé la poigne de fer mais qui l'avait, aussi, protégée socialement. Certains commentateurs occidentaux parlèrent à ce propos de retour à la démocratie avec beaucoup d'enthousiasme, présentant comme deux aspects congénitalement liés d'un même processus le retour à l'économie de marché et l'établissement d'une démocratie parlementaire.
Sous l'influence de ce genre de commentaires, il y en eut, même dans l'extrême gauche, pour présenter l'évolution récente de l'URSS comme plutôt positive et pour voir dans les "libertés", individuelles ou nationales que cette évolution semblait devoir assurer, le gain majeur pour la classe ouvrière, indépendamment des transformations sociales.
Pour le moment, il n'y a pas encore de retour à l'économie de marché et ce n'est pas la démocratie mais la pagaille. La dictature centralisée, après l'étape transitoire de l'anarchie bureaucratique et de la désagrégation, semble surtout vouloir céder la place au morcellement, avec des régimes allant des différentes variantes du parlementarisme fortement autoritaire et toujours réactionnaire à la franche dictature.
Et il apparaît de plus en plus évident - et l'idée trouve de plus en plus son chemin dans la presse russe - que le passage au capitalisme nécessite un État fort que beaucoup en sont à appeler de leurs vœux. Trotsky a estimé, dans le Programme de transition, que, lors de l'accomplissement de la contre-révolution bourgeoise, la bourgeoisie trouvera infiniment plus de serviteurs que d'adversaires dans l'appareil d'État de la bureaucratie. Mais voilà qu'incapable pour le moment de servir véritablement d'instrument à la bourgeoisie, l'appareil de l'État ouvrier dégénéré est en train d'éclater dans la tâche.
Autre signe, surtout symbolique mais cela compte, de la nouvelle étape dans l'évolution réactionnaire de la bureaucratie, le fait qu'elle a jeté par-dessus bord tous les symboles et le langage conventionnel qui la rattachaient encore à une origine ouvrière, pour ne plus parler que le langage des parvenus capitalistes, et encore, dans sa variante la plus stupidement réactionnaire. Mais il faut faire la remarque que les bureaucrates ne sont pas nécessairement plus "capitalistes" en se revendiquant de l'économie de marché qu'ils n'étaient "communistes" il y a encore quelques années, lorsqu'ils s'en proclamaient les adversaires. Parce que pas plus le capitalisme que l'étatisme "communiste" ne sont affaire de vocabulaire - même si le vocabulaire est révélateur d'intentions - mais de rapports sociaux.
Quel que soit l'aboutissement de l'évolution en cours dans l'ex-Union soviétique, nous continuerons à défendre le fait que l'Union soviétique représentait une réalité sociale positive, même au temps de Staline ou après, car son développement industriel plus rapide qu'ailleurs, sa capacité à se hisser, au moins pour un moment, de pays sous-développé au rang de deuxième puissance du monde, étaient dus à l'héritage de la révolution prolétarienne de 1917.
Sans cet héritage, la bureaucratie n'aurait pas pu réaliser ce qui l'a été en Union soviétique et la démonstration de la puissance de l'étatisation et de la planification n'aurait pu être faite.
Dans le passé, c'est la puissance de l'héritage qui a contraint la bureaucratie à faire ce qu'elle a fait. Aujourd'hui, c'est la puissance de l'héritage qui ne lui permet pas de tout défaire aussi facilement que ses dirigeants politiques actuels le voudraient.
Il est donc prématuré d'abandonner la notion d'État ouvrier dégénéré pour exprimer ce qu'est actuellement l'ex-URSS ou ce qu'il en reste, et principalement la Russie ex-soviétique, car il s'agit d'une contre-révolution sociale encore en cours et pas forcément victorieuse.
Si, au terme de l'actuelle période, les rapports sociaux sont bouleversés, l'économie étatique héritée du passé doit finalement être liquidée et les principaux secteurs de l'industrie rendus à la propriété privée ; si donc tout ce qui reste de l'héritage de la révolution prolétarienne doit se trouver définitivement liquidé, se posera peut-être la question de la date de décès de l'État ouvrier après sa longue agonie avec l'état comateux présent. On pourra alors discuter et trancher entre différentes dates qui ont, ou auront marqué les différentes étapes de la régression.
On pourra surtout même faire le constat rétrospectif que, en l'absence d'extension de la révolution, de toute façon, la mort de l'État soviétique en tant qu'État ouvrier était une mort inéluctable, en réalité, dès l'échec de la vague révolutionnaire de 1918-1919. Inéluctable vu ce qu'on sait aujourd'hui de ce qu'était alors l'avenir, ce qui était l'imprévisible. Tout comme aujourd'hui, le choix était évident : ne rien enterrer de ce qui pouvait encore se révéler riche de possibilités.
Peut-être l'avenir sera-t-il justement tout autre que ce que l'évolution actuelle fait considérer comme le plus probable et, malgré ce qu'il dit et malgré son programme affiché, Eltsine se révélera peut-être plus un obstacle devant la transformation bourgeoise en Russie que son agent principal.
L'évolution n'est pas encore arrivée à son terme du point de vue des transformations sociales. Et, au train où vont les choses, l'ex-Union soviétique est plus menacée par la poursuite et l'aggravation du morcellement politique et étatique, qui est déjà la principale cause de son effondrement économique et de la perte de sa position de grande puissance, que par les transformations économiques capitalistes.
Le temps, la durée ont toujours joué un rôle dans les métamorphoses politiques successives de la bureaucratie.
Même depuis que les dirigeants actuellement en place s'affirment partisans de la contre-révolution capitaliste, les délais de réalisation sont sans cesse repoussés.
Ces délais, dont même aujourd'hui personne ne peut dire s'ils se révéleront être de quelques ou de nombreuses années, donnent une chance au prolétariat ex-soviétique d'intervenir politiquement dans le processus.
Il n'appartient pas aux militants communistes révolutionnaires de négliger les chances d'une telle intervention. On pourrait se dire, bien sûr, que si le délai de 70 ans, accordé au prolétariat après la réaction thermidorienne et avant le retour de la bourgeoisie, n'a pas suffi, un délai de quelques années, et à plus forte raison si ce délai est plus court, ne laisse qu'une chance tout à fait insignifiante.
Rien dans la situation actuelle, telle que nous pouvons l'imaginer car nous ne la connaissons pas, de la classe ouvrière soviétique n'annonce un nouvel essor révolutionnaire à brève échéance. En outre, même un essor révolutionnaire du mouvement ouvrier n'assure pas la victoire sans un parti révolutionnaire. Mais rien ne dit, justement, que les échéances seront nécessairement prochaines.
Malgré le fait qu'ils n'ont pas de raisons évidentes de craindre une montée révolutionnaire prolétarienne, les chefs de la bureaucratie avancent à reculons sur le chemin du rétablissement du capitalisme. Ce n'est peut-être pas le spectre de la révolution qui les fait reculer devant les licenciements massifs de plusieurs millions d'ouvriers, dont ils affirment pourtant que c'est indispensable pour aller vers cette "vérité des prix" sans laquelle il n'y aurait pas de marché capitaliste. Mais ils ont peut-être des raisons de redouter des explosions de colère. Ils ont peut-être des raisons de redouter que la morgue affichée par les nouveaux riches, issus de la bureaucratie ou pas, que les exemples d'enrichissement crapuleux, que l'étalage tapageur de privilèges par quelques-uns, que tout simplement la provocation permanente de ces "magasins réservés" à ceux qui ont de l'argent où l'on trouve à prix d'or des babioles occidentales inutiles alors que la masse de la population n'a plus d'argent pour le nécessaire, que tout cela pousse à des grèves ou à des explosions de colère sauvage.
Quelle serait la réaction des dirigeants politiques de la bureaucratie au pouvoir à Moscou, si des manifestations se répétaient contre les boutiques de luxe ou considérées comme telles - Mac Donald's compris - mettant le feu aux unes, dévalisant les autres ? Quelles seraient leurs réactions si les licenciements envisagés n'étaient tout simplement pas acceptés, en particulier par la masse des travailleurs des entreprises géantes héritées de l'ère stalinienne ? Quelles seraient leurs réactions en un mot si se réalisait ce qu'ils craignent et qui les retient même en l'absence de réactions généralisées des travailleurs ?
Tenteraient-ils de noyer dans le sang les réactions ouvrières et en profiteraient-ils pour mettre fin à la déliquescence de l'État, pour disposer au moins sur le territoire de la république russe d'un régime stable, nécessairement autoritaire sinon dictatorial, permettant enfin d'engager sérieusement le rétablissement du capitalisme et de le mener jusqu'au bout ? Peut-être. Mais ce n'est pas seulement une question de volonté politique. C'est aussi une question de rapport de forces. L'anarchie actuelle et l'état de décrépitude - en tout cas apparente - de l'armée, du KGB, de la police, etc., peuvent rendre problématique pour la bureaucratie un affrontement avec la classe ouvrière et la population pauvre en général.
Il n'est alors nullement exclu que les chefs politiques, ceux-là ou d'autres, se retournent contre les "nouveaux riches" et les aspects les plus visibles et les plus choquants de leur enrichissement. Et surtout, il n'est nullement exclu que les dirigeants préfèrent alors le maintien des entreprises étatiques, même condamnées du point de vue des critères du marché capitaliste mondial, à l'aggravation du "climat social".
Dans tout cela, il n'est nullement question de supputer des probabilités. Ce dont il est question, c'est de comprendre que, pour paraphraser une expression de Trotsky, l'histoire ne suit pas une feuille de route établie d'avance, elle résulte de combats, de rapports de forces.
Et même si, sur la "feuille de route" des dirigeants politiques actuels de la bureaucratie, la direction est clairement indiquée - de longue date au demeurant - même maintenant que le but semble proche, des obstacles peuvent surgir qui l'obligent à faire des détours, voire des marches arrière et à s'accrocher pour sa survie à ce qui reste de l'État ouvrier dégénéré et de son économie. Pour l'essentiel de ce qui reste de l'Union soviétique, la république russe notamment, l'analyse de Trotsky peut demeurer parfaitement actuelle dans ses grandes lignes, même s'il est peut-être plus judicieux alors de parler de Restauration que de Thermidor ou de bonapartisme. Car, faut-il-le rappeler, même la Restauration (le retour de la monarchie après la Révolution française) n'a pas détruit les transformations économiques dues à la Grande révolution...
Alors, pour savoir aujourd'hui et demain où en est ce qui reste de ce qui fut l'URSS, il faut certes mesurer le chemin que lui ont fait déjà parcourir ses chefs pro-capitalistes, mais aussi le chemin qui lui reste encore à parcourir. Apprécier les délais peut revêtir une importance capitale. Pour ne prendre que cet aspect des choses : pour le moment, le rejet hors de la production de quelque trente millions de prolétaires russes transformés en chômeurs est déjà une menace grave, mais pas encore une réalité. Entre la menace et sa réalisation, il y aurait un changement considérable dans le rapport des forces, au détriment du prolétariat. Plus généralement, une intégration complète de l'économie ex-soviétique dans le marché capitaliste mondial est une menace grave, mais sa réalisation impliquerait la liquidation de l'essentiel de l'industrie ex-soviétique, le retour au sous-développement et la transformation de tous les États héritiers de l'URSS en semi-colonies misérables.
Pour l'instant, l'industrie ex-soviétique se décompose à grande vitesse, mais elle n'est pas encore détruite. La classe ouvrière a conservé toute sa force numérique, et la force de la classe des nouveaux riches en train de se constituer est inversement proportionnelle à la morgue qu'elle affiche.