Quelques semaines après l'élection du nouveau parlement post-apartheid et celle de Nelson Mandela à la présidence, l'établissement politique international et les médias qui en sont les porte-parole ne cessent de souligner leur émerveillement devant le fait que les choses se passent si bien et que le pays soit si calme. "État de grâce en Afrique du Sud", titrait le quotidien français Le Monde en date du 10 juin, résumant à la fois son heureuse surprise et sa stupéfaction, les siennes et certainement celles de bien d'autres Occidentaux.
Cette surprise est à la hauteur des craintes ressenties jusqu'à la veille même de ces élections. Certaines de ces craintes étaient certes quelque peu feintes et exagérées pour les besoins de la cause. D'autres en revanche étaient sans doute bien réelles. Car il est vrai que, huit jours avant le scrutin, nul n'aurait juré de ce que pourrait être la situation du pays un mois après.
La grande peur des possédants
Il y avait d'abord la crainte, pas toujours avouée ouvertement mais toujours présente, que la victoire, attendue, de l'ANC et de Mandela ne pousse les pauvres à déferler sur les quartiers riches.
Bien sûr, cette peur est plus ou moins celle de tous les possédants de tous les pays et de tous les siècles, même si elle s'efface dans les périodes où les opprimés, pour une raison ou une autre, semblent accepter leur sort docilement et sans rechigner. Mais en Afrique du Sud ce n'était pas le cas jusqu'ici. Le monstrueux système de l'apartheid qui doublait les inégalités sociales de l'oppression raciste empêchait les bourgeois et petits-bourgeois blancs d'oublier la menace permanente des millions de miséreux, noirs, qu'ils avaient tenté de parquer dans les townships ou les bantoustans. D'autant plus que la révolte, qui grondait elle aussi en permanence depuis des décennies, éclatait à intervalle régulier dans des émeutes qui s'étendirent au pays tout entier.
Le no man's land, au sens propre du terme, que les banlieues bourgeoises avaient créé autour d'elles pour se séparer géographiquement des agglomérations pauvres, les systèmes de sécurité, murs, barbelés, gardes et alarmes de toutes sortes, dont les riches ont muni leurs villas, le véritable arsenal dont ils s'étaient pourvu, tout cela disait éloquemment leur peur de voir un jour les misérables monter à l'assaut. Ce jour ne serait-il pas arrivé au moment où un Noir s'asseyait dans le fauteuil de président ?
Depuis leur libération et la levée de l'interdit qui les frappait, il y a quatre ans, l'ANC et Mandela se sont appliqués à dissiper ces craintes. En multipliant les gages de respect du système capitaliste et de la propriété privée, en persuadant les pauvres d'être patients et en montrant leur capacité à les encadrer, ils y ont d'ailleurs partiellement réussi. Il n'y a pas eu la fuite des couches aisées que certains prédisaient. Pourtant, jusqu'à la dernière heure, la presse internationale s'est inquiétée des réactions possibles devant une victoire électorale de l'ANC. Et sans doute aussi beaucoup de riches Blancs. Témoin cette anecdote, vraie ou fausse, que rapporte l'hebdomadaire libéral sud-africain Weekly Mail & Guardian à propos de cette bourgeoise qui avait loué pour sa villa, la veille des élections, une machine à arroser les champs qu'elle avait fait remplir de liquide caustique. Elle s'apprêtait à repousser les envahisseurs...
La menace de l'extrême droite et de l'Inkatha
Il y avait aussi la crainte de troubles politiques.
D'abord de la part de l'extrême droite blanche, celle qui refuse la fin de l'apartheid et demande l'établissement d'un "volkstaat", d'un État blanc quelque part en Afrique du Sud. Depuis quatre ans, autour des milices de quelques groupes, parmi lesquels l'ABW avec son leader Terreblanche est le plus connu, du Parti Conservateur et surtout de quelques généraux en retraite dont Constand Viljoen, elle s'est beaucoup remuée, a fait beaucoup parler d'elle et a beaucoup menacé. Pas seulement menacé d'ailleurs. Elle fut l'instigatrice d'un certain nombre de meurtres ou d'attentats : l'assassinat du leader de l'ANC et du Parti Communiste, Chris Hani, par exemple, ou encore les attentats à la voiture piégée qui ont fait des dizaines de victimes dans les rues de Johannesburg, durant la semaine même qui a précédé les élections.
Mais cette extrême droite ne tirait sa force que de la peur de la communauté blanche et des appuis qu'elle trouvait dans une partie de l'appareil d'État, police et armée. A partir du moment où la petite bourgeoisie blanche ne fut plus totalement convaincue que la fin de l'apartheid serait la fin de ses privilèges et du coup se laissa persuader de tenter l'expérience d'un gouvernement ANC ; à partir surtout du moment où la grande bourgeoisie tout entière a misé sur cette solution politique et en conséquence a retiré (momentanément) ses subventions aux trublions racistes ; à partir enfin du moment où l'appui de la police et de l'armée a fait lui-même défaut, l'extrême droite a été réduite à quelques groupes de fanatiques, pour ne pas dire de lunatiques. Ils étaient encore capables de monter des attentats meurtriers peut-être, mais bien incapables de s'opposer à la mise en place du nouveau gouvernement.
On eut une première indication de cette faiblesse quand les trop fameux commandos de Terreblanche et consorts durent battre piteusement en retraite au Bophutatswana. Ils avaient la prétention de rétablir dans ce bantoustan le dictateur renversé par une émeute populaire. Il suffit que l'armée sud-africaine indique clairement qu'elle ne soutiendrait pas mais combattrait l'expédition pour que celle-ci se débande.
Un autre signe vint quand une partie de cette extrême droite, qui avait proclamé sa résolution de boycotter les élections, décida d'y participer sous la houlette du général Viljoen.
Les attentats de Johannesburg ne furent alors que la réaction de dépit de quelques individus se sentant finalement impuissants. La police n'a eu aucune peine à leur mettre la main dessus (en espérant, bien sûr, qu'elle ait bien ramassé les vrais auteurs). S'ils ont une signification politique, c'est l'avertissement que l'extrême droite reste bien en réserve, même après les élections, au cas où on en aurait besoin. En attendant, depuis ces élections, ses leaders impuissants et divisés se querellent sur la politique à suivre, et on dit que beaucoup de ses militants, attendant des temps meilleurs pour eux, ont échangé la kalachnikov pour le fusil de chasse, l'Afrique du Sud offrant beaucoup d'opportunités pour les amateurs de ce sport. Les plus enragés auraient, quant à eux, passé la frontière pour aller servir comme mercenaires dans l'Angola voisine ravagée par la guerre civile.
En fait, la crainte la plus immédiate, et sans doute la plus fondée, était de voir une guerre civile se développer dans la province du Natal. La plus fondée parce que cette guerre civile se mène déjà depuis des années. 4 000,10 000,15 000 morts ces quatre dernières années, des dizaines de milliers peut-être depuis dix ans. Personne en fait ne sait réellement combien. Mais l'ANC et l'IFP, l'Inkatha Freedom Parti de Buthelezi, sont bien en guerre dans cette province. Une guerre qui a d'ailleurs débordé sur d'autres, en particulier le Transvaal où les Zoulous, base ethnique de l'Inkatha, sont nombreux.
Aujourd'hui, l'Inkatha a plusieurs ministres, dont Buthelezi lui-même, dans le Gouvernement d'Unité Nationale du président Mandela. Par ailleurs, l'ANC a également plusieurs membres dans le cabinet de Buthelezi, chef du gouvernement provincial du Natal-Kwazulu. Officiellement, l'armistice est signé entre les deux partis. Effectivement, si les affrontements n'ont pas totalement cessé entre eux, ils semblent considérablement réduits. Symboliquement, les chefs des deux camps vont s'adresser aux partisans de l'adversaire d'hier pour les convaincre qu'on est bien entré dans une période de paix.
Ce retournement, extrêmement rapide, est venu avec la décision de l'Inkatha, prise à huit jours des élections seulement, de participer finalement à celles-ci. Buthelezi se préparait à les boycotter jusque-là. Mais cette participation était elle-même la contrepartie d'assurances données par Mandela quant au contenu de la prochaine constitution. (Rappelons que, en décembre dernier, c'est une constitution provisoire qui a été adoptée, suivant laquelle le parlement actuel vient d'être élu. C'est théoriquement au parlement nouvellement élu de rédiger une constitution définitive, mais en fait, les grandes lignes de celle-ci ont déjà été définies, ou le seront, dans les tractations entre les principaux partis). Ainsi, Buthelezi a obtenu la promesse que le royaume zoulou serait d'une manière ou d'une autre reconnu par cette constitution. En clair, un fief lui était conservé au Natal.
La promesse s'est concrétisée dès les jours suivants. Sous le prétexte des difficultés d'une organisation de dernière minute, l'ANC a accepté que l'Inkatha soit proclamé vainqueur des élections au Natal. Tous les observateurs reconnaissent que cela s'est fait en dehors de tout réel comptage des bulletins de vote. Les leaders provinciaux de l'ANC ont protesté devant ce qu'ils estiment un déni de la vérité. Mais Buthelezi a mis ainsi la main sur le gouvernement de la province, et Mandela lui a reconnu le droit de le faire. Moyennant quoi a été écarté (pour combien de temps ?) le spectre d'un Natal transformé en une nouvelle Bosnie.
Le vrai succès de Mandela
Nelson Mandela président, lui qui a passé vingt-sept ans dans les bagnes et les geôles sud-africaines pour s'être opposé au système raciste ; l'ANC en majorité au parlement et au gouvernement d'un pays où l'immense majorité noire n'a eu le droit de voter pour la première fois qu'il y a cinq semaines : c'est le triomphe des combattants anti-apartheid. Les masses sud-africaines célébrant ces élections comme leur victoire avaient toutes les raisons de le faire.
Mais Mandela et l'ANC venant au pouvoir dans le calme social, avec la bénédiction de l'impérialisme comme de la bourgeoisie sud-africaine, en faisant une place dans le nouveau gouvernement à De Klerk et au Parti National, c'est-à-dire aux dirigeants de l'ancien régime, c'est un succès pour les classes possédantes. Et, en ce sens, un véritable revers pour les masses pauvres sud-africaines, même si elles n'en ont pas encore conscience.
Le succès de Mandela, ce n'est donc pas seulement le succès d'un militant anti-apartheid. C'est aussi le succès d'un politicien bourgeois qui a mis son talent politique et l'immense prestige gagné auprès des masses au service des intérêts de la classe capitaliste.
Quand, dans les années 80, la bourgeoisie sud-africaine et internationale a commencé à prendre conscience qu'il était désormais de son intérêt de se débarrasser de l'apartheid, elle a pris aussi conscience qu'il lui fallait soigneusement contrôler et organiser le bouleversement à venir. Comment en effet se débarrasser de l'apartheid, qui avait permis aux capitalistes de surexploiter les paysans et ouvriers privés pratiquement de tous droits, sans que soient touchés les intérêts de ces exploiteurs ? D'autant plus que, pour les sud-africains pauvres, la lutte contre l'apartheid se confondait avec la lutte de classe, celle d'un prolétariat de couleur contre le capitalisme blanc. D'autant plus encore que la lutte anti-apartheid était menée par des gens qui se disaient socialistes et même communistes et parlaient de nationaliser ou de socialiser les richesses du pays.
L'opération politique, pour réussir, exigeait la coopération des dirigeants du mouvement populaire. La bourgeoisie l'a cherchée et trouvée auprès de ceux de l'ANC et du Parti Communiste, fondu d'ailleurs au sein de celui-là. On sait maintenant que, tandis que des grands patrons sud-africains multipliaient quasi ouvertement les contacts avec l'ANC, toujours interdit, le gouvernement entamait, lui, des discussions avec Mandela, toujours emprisonné.
Quand ce dernier fut libéré, au début 1990, il le fut effectivement sans avoir formellement renoncé à la lutte armée, comme le lui avaient demandé à plusieurs reprises les ministres qui le rencontraient dans sa prison. Mais il était décidé à jouer le jeu, celui qui devait faire disparaître l'apartheid et amener l'ANC au pouvoir mais laisser intacte l'organisation sociale et économique de l'Afrique du Sud. Et il l'a joué.
Il l'a joué en se faisant, dans ses discours comme dans toute sa politique, l'avocat de l'idée que la fin de l'apartheid devait se faire en coopération avec... les tenants de l'apartheid, le gouvernement du moment et l'État, et non par l'irruption et l'intervention des masses opprimées sur la scène politique.
Il a accepté de patienter, et surtout de faire patienter les masses qui lui font confiance, encore quatre longues années. Quatre années consacrées sans doute à mettre au point un laborieux compromis de partage du pouvoir avec De Klerk et le Parti National. Mais nécessaires surtout pour habituer tout le monde à l'idée que la "nouvelle Afrique du Sud" serait débarrassée de l'apartheid mais pas de ceux qui l'avaient imposé, politiciens toujours au pouvoir, policiers, militaires, juges ou fonctionnaires toujours en poste... et capitalistes qui en avaient profité.
Il a accepté de prêcher le calme aux masses et aux militants de l'ANC alors que l'extrême droite ou l'Inkatha, et derrière ceux-là une partie de l'armée et de la police, continuaient leur guerre. Des militants furent assassinés, des hommes, des femmes et des enfants, anonymes, furent victimes des massacres et des attentats aveugles dans les townships ou les transports en commun. Mais Mandela a continué à prêcher aux masses et aux militants de l'ANC que ce n'était plus la lutte, armée ou pas, mais la négociation qui était à l'ordre du jour.
Bref, il a tout fait pour que la fin de l'apartheid et sa propre venue au pouvoir n'apparaissent pas comme les signes d'un bouleversement - ce qu'elles sont pourtant dans un certain sens - mais comme une continuité. Continuité de l'ancien État, dont l'essentiel de l'appareil demeure, les nouveaux policiers, militaires, juges et fonctionnaires noirs, généralement des cadres de l'ANC, venant simplement s'ajouter aux anciens policiers, militaires, juges et fonctionnaires blancs. Continuité aussi dans le fait de revendiquer tout l'héritage... jusqu'aux dettes internationales (pourtant faites souvent pour faire vivre l'apartheid) que le nouveau gouvernement s'est engagé à payer intégralement. Le geste est destiné à se concilier les impérialistes, évidemment, mais pas seulement. Il est fait aussi pour affirmer et revendiquer cette continuité justement. C'est tout un symbole que le nouveau président ait prêté serment... devant un juge d'une Cour Suprême nommée par l'ancien régime.
Alors, ces quatre ans de négociations qui se sont écoulés entre sa sortie de prison et son installation à la présidence ont bien pu être émaillés d'épisodes divers. Il lui a fallu parfois taper du poing sur la table, voire rompre ou faire semblant de rompre les négociations avec De Klerk. Car si celui-ci, au service de la bourgeoisie sud-africaine, jouait bien lui aussi le même jeu pour le même but, il avait aussi ses petits intérêts de parti à défendre. Il a fallu régler les problèmes créés par l'extrême droite blanche ou par l'Inkatha. Il a fallu enfin calmer les impatiences qui se faisaient jour dans les rangs mêmes de l'ANC.
Mais finalement Mandela a triomphé. Il a surmonté tous les obstacles, sans se départir de son orientation. Il a mis fin à l'apartheid et porté l'ANC au gouvernement... en assurant la permanence de l'État et en laissant en place la société capitaliste sud-africaine. Oui, c'est un succès, un tour de force même si l'on considère la situation de départ. Mais un succès pour la bourgeoisie, pas pour les masses opprimées, même pas pour celles qui ont été délivrées de l'oppression raciste légale. Car elles ont dans le même temps été trompées et détournées de la recherche d'une bien plus grande victoire qui était peut-être à leur portée : prendre elles-mêmes le pouvoir, tout le pouvoir, politique, social et économique.
Et maintenant ?
Ce succès incontestable ne signifie pourtant pas que la voie est dégagée de tout obstacle devant le nouveau Gouvernement d'Unité Nationale.
En fait, Mandela a plutôt contourné les obstacles qu'il ne les a définitivement écartés. C'est-à-dire qu'ils sont toujours là. Ainsi sans doute de l'extrême droite blanche et surtout de l'Inkatha.
Certes, la première ne représente plus une grande force aujourd'hui, du moins d'après tous les observateurs. Pourtant sa base potentielle est toujours là : la petite bourgeoisie blanche qui surveille avec anxiété la politique du nouveau gouvernement pour savoir si elle ne va pas être trop favorable aux Noirs pauvres, et une fraction de l'appareil d'État qui partage les mêmes sentiments... mais avec davantage de moyens de mettre les bâtons dans les roues d'une politique qu'elle désapprouverait.
Mandela vient de proposer de tenir un référendum parmi la population blanche sur l'éventuelle création d'un "volkstaat". C'est peut-être de bonne politique, imaginée pour porter un nouveau coup politique aux tenants d'un État blanc juste après la défaite qu'ils ont enregistrée avec les élections d'un parlement multiracial et l'arrivée de l'ANC au pouvoir. Mais ce peut aussi être compris comme le signe de la faiblesse de Mandela qui, même victorieux, croit néanmoins devoir faire des concessions de forme à ses plus mortels ennemis. Or, l'extrême droite profite toujours de la faiblesse réelle ou supposée de ses adversaires. Et si on voit mal aujourd'hui l'extrême droite blanche reprendre par elle-même le pouvoir en Afrique du Sud, elle peut trouver des alliés pour reprendre le combat contre le gouvernement et l'ANC.
En particulier l'Inkatha, avec qui d'ailleurs elle avait constitué une sorte de front anti-ANC, avant que chacun ne s'éparpille au gré de ses intérêts devant l'échéance des élections. Or, les élections ne semblent pas avoir affaibli le parti de Buthelezi. Bien au contraire. Ses palinodies, son acceptation des élections à la dernière minute après avoir juré de les boycotter, sont oubliées depuis son "succès électoral". Car peu importe que ce succès ait été imposé par la fraude, la violence ou la bonne volonté de Mandela à fermer les yeux. Au contraire, l'Inkatha apparaît d'autant plus le véritable maître du Natal. Et le fait que Buthelezi soit maintenant le chef du gouvernement provincial ne peut que renforcer son emprise sur la région.
Ce compromis accepté par l'ANC suffira-t-il à l'Inkatha et à Buthelezi, dont l'ambition première était justement de conserver le pouvoir sur au moins une région ? Rien n'est moins sûr, surtout s'ils trouvent dans les autres régions, au sein même du gouvernement et dans celui de l'appareil d'État, des alliés contre Mandela et l'ANC. L'histoire des pays africains voisins, après leur indépendance, Angola, Mozambique, ou autre Zimbabwe, est remplie de tentatives de coalition entre partis nationalistes rivaux, suivies de ruptures et de guerres sanglantes. Celle qui se mène actuellement en Angola n'est que la dernière du genre.
Certes, l'Afrique du Sud, contrairement aux pays voisins, a une bourgeoisie puissante et développée, dont les intérêts ne sont certainement pas de voir la nation déchirée par une guerre civile entre partis rivalisant pour le pouvoir sur l'ensemble ou une partie du territoire. Cette bourgeoisie, on vient de le voir avec la fin de l'apartheid, qu'elle a imposée au Parti National, a les moyens de peser sur les partis et les politiciens pour qu'ils oublient leur mesquins intérêts propres au profit de ceux de la classe possédante. Mais jusqu'à un certain point seulement sans doute.
C'est pourquoi Mandela pourrait bien regretter un jour les concessions faites à Buthelezi et à l'Inkatha. Même celles qui peuvent sembler des cadeaux empoisonnés, comme le fait d'entériner le don d'un tiers des terres du Natal fait au roi des Zoulous par De Klerk juste avant de céder la présidence à Mandela. Cela contribue peut-être à diviser l'Inkatha et opposer le roi à Buthelezi ; mais cela aboutit surtout à accréditer l'idée que au Natal-Kwazulu... ce n'est pas le gouvernement central qui a vraiment le pouvoir.
On le voit, la perspective de tensions politiques entre partis bourgeois, le spectre même de guerre civile ne sont pas écartés par la mise en place du Gouvernement d'Unité Nationale. Pas plus que la possibilité d'une explosion sociale ne l'est par le triomphe de l'ANC et de Mandela.
L'attente des masses pauvres
Certes, pour le pouvoir de Mandela, les masses pauvres apparaissent, hélas, moins menaçantes que Buthelezi. Les dirigeants de l'ANC ont réussi, sans vraie difficulté, à leur faire accepter leur politique de compromis avec l'ancien régime, en la justifiant par la nécessité de démanteler d'abord l'apartheid. Ils les ont incitées à patienter dans l'attente d'un changement social réel, sous le prétexte de mettre d'abord l'ANC en charge des affaires.
Voilà qui est fait. Mais voilà aussi que ce gouvernement demande aux pauvres de patienter encore sous le prétexte cette fois qu'il faut être réaliste. Certes, l'ANC a promis la mise en œuvre du RDP, un Programme de Reconstruction et Développement, un million de nouveaux logements, deux millions et demi de postes de travail, dix ans d'éducation gratuite pour tous. Mais le Gouvernement d'Unité Nationale n'était pas en place depuis un mois que l'Institut National de Politique Économique, installé par l'ANC lui-même, faisait savoir que le coût du RDP devait être révisé à la hausse : quelque 135 milliards de rands (210 milliards de francs) et non 39 milliards (60 milliards de francs) comme il avait été annoncé. Et de poser benoîtement la question : le pays en a-t-il les moyens ? Par ailleurs, certains commencent à rappeler que la mission essentielle du nouveau parlement est d'abord de donner dans les cinq ans une nouvelle constitution à l'Afrique du Sud. Sous-entendu : cette tâche passe avant celle d'imposer des changements sociaux.
Nul besoin d'être grand clerc donc pour deviner que le nouveau gouvernement s'apprête à lanterner les masses pauvres. Les millions d'habitants des townships ou des bantoustans, qui vivent sans travail, dans des conditions misérables, dans de véritables taudis sans électricité, sans eau, sans école, et qui mettent tous leurs espoirs dans l'ANC et Mandela, risquent fort d'être déçus.
Ils ont certainement encore des réserves de patience à la disposition du gouvernement. Témoins ces délégués à une récente Conférence Nationale sur la Terre, exprimant des doutes sur la politiques de l'ANC mais donnant encore cinq ans au gouvernement pour rendre les terres actuellement aux mains des riches fermiers blancs, aux paysans africains, avant de menacer de se ranger dans l'opposition. On peut parier cependant que cette patience n'est pas infinie. Tôt ou tard, les travailleurs et les pauvres feront entendre leurs revendications, les luttes reprendront. Le capital de respect gagné par l'ANC et Parti Communiste n'est pas inépuisable. Les responsabilités gouvernementales qu'ils ont prises contribueront à le dilapider très vite.
Le prolétariat sud-africain a des traditions de luttes, et dans les conditions les plus dures. On peut être certain qu'aucun politicien ou parti nationaliste bourgeois, fussent-ils les plus prestigieux, ne peut le tenir longtemps en lisière.
Le problème est qu'il n'a pas d'organisation indépendante à lui, ni politique ni même syndicale. La liste présentée par la principale organisation d'extrême gauche, WOSA, a obtenu moins de 5 000 voix aux récentes élections. C'est dire qu'elle est toujours sans influence. Les militants ouvriers appartiennent essentiellement à l'ANC et au Parti Communiste. Ils sont surtout actifs dans les rangs des syndicats du COSATU. Mais les leaders de toutes ces organisations, le COSATU comme l'ANC et le Parti Communiste, participent au gouvernement actuel. Ils vont donc tout faire pour mettre leurs militants au service de la politique de celui-ci.
L'espoir de voir surgir un véritable parti ouvrier communiste repose bien quand même sur une partie de ces militants. Par exemple ceux qui, dans les syndicats et dans le Parti Communiste, expriment leurs préoccupations devant les compromis et disent ouvertement qu'il y a nécessité de construire une force à la gauche de l'ANC. Ils devront d'abord prendre conscience de la véritable nature de leurs directions et briser complètement avec leur politique actuelle. Une chose pas facile, en l'absence d'un courant communiste révolutionnaire un peu conséquent. Même si la politique du gouvernement, dont le contenu de classe ne peut manquer d'être de plus en plus évident, ne peut que contribuer à cette prise de conscience.