Au sortir des deux tours de l'élection présidentielle de 2002, Chirac a donc été réélu avec un résultat qu'il n'aurait pas imaginé dans ses rêves les plus fous. Cet homme de droite, déconsidéré par sa politique et par une multitude de casseroles judiciaires, mêlé à des affaires plus ou moins ragoûtantes, ce prototype de dirigeant politique d'une cinquième République transformée en remake de la quatrième, a été élu avec 25 537 956 voix, 82,21 % des suffrages exprimés, devenant le président le mieux élu de toute l'histoire de la Ve République.
Son camp, la droite revigorée dans la foulée, a pris possession du gouvernement, le RPR et les amis de Chirac se réservant la quasi-totalité des postes ministériels. Tout ce beau monde prépare maintenant les élections législatives dans l'espoir de compléter la victoire de Chirac par une majorité de droite à l'Assemblée.
A défaut d'être cette période de " séisme ", de " choc ", puis de " triomphe historique de la République " qu'a décrite la presse, ces quelques semaines ont constitué une bonne leçon de choses sur ce que sont les hommes et les partis politiques de ce pays. Car c'est finalement l'ensemble de la caste politique, tous partis confondus, qui a hissé sur le pavois cet homme que les Guignols de l'info appelaient " Super menteur ". Les scénaristes de cette émission satirique n'auraient pas imaginé un scénario aussi " abracadabrantesque ".
Un premier tour marqué par le recul des partis de gouvernement, de gauche comme de droite
La presse du lendemain du premier tour n'a pas été avare d'expressions grandiloquentes pour qualifier la présence du chef du Front national, Le Pen, face à Chirac au deuxième tour de la présidentielle. Mais si " séisme " il y a eu, il s'est produit plutôt du côté du Parti Socialiste et du Parti Communiste avec l'effondrement de leurs électorats respectifs.
Le Pen a, en effet, obtenu 4 804 713 voix, c'est-à-dire 16,86 % du total des suffrages exprimés. En y ajoutant les 667 026 voix de Mégret (2,34 %), le score de l'extrême droite au premier tour a représenté 5 471 739 voix (19,20 % des exprimés). C'est beaucoup, et le fait qu'un homme s'affichant avec des idées réactionnaires, racistes, xénophobes, recueille avec son duplicata une voix d'électeur sur cinq est le signe de la permanence d'un courant politique réactionnaire important dans la population, mais signe aussi du recul du mouvement ouvrier et de son influence dans la société.
La progression des votes d'extrême droite cependant n'a rien d'explosif. Le Pen avait déjà réalisé un score de 4 571 138 voix (15 %) lors de la présidentielle de 1995 et 4 375 894 (14,39 %) en 1988. Si l'extrême droite, Le Pen et Mégret réunis, a donc progressé de plus d'un million de voix par rapport à l'électorat de Le Pen en 1995, on ne peut pas ignorer qu'en 1995, l'homme d'extrême droite Le Pen était en compétition avec l'homme de la droite extrême De Villiers et que leurs deux scores réunis, 6 014 373 voix (19,74 %), étaient légèrement supérieurs aux votes d'extrême droite de 2002. De Villiers n'étant pas présent en 2002, les résultats des régions où il était relativement implanté montrent qu'une bonne partie de ses électeurs ont reporté leurs votes sur Le Pen.
C'est dire donc que, si les votes d'extrême droite montrent une permanence à un niveau élevé, ils n'ont rien d'un raz-de-marée ou d'un flux puissant.
En revanche, le recul de la gauche gouvernementale a pris l'allure d'un reflux. Le candidat socialiste, Jospin, n'a recueilli que 4 610 113 voix (16,18 %), au lieu des 7 097 786 voix (23,30 %) qu'il avait obtenues en 1995 où il n'était pourtant qu'un outsider postulant à l'héritage de Mitterrand qui, lui, avait recueilli en 1988 10 367 200 votes (34,10 %).
Pour le Parti Communiste, cela a été pire encore. Si son candidat, Robert Hue, n'avait déjà obtenu que 2 632 460 voix (8,64 %) en 1995, avec 960 480 voix (3,37 %), le Parti communiste a reçu un camouflet électoral comme jamais dans le passé.
Après cinq ans de gestion gouvernementale, les deux principaux partis de la gauche plurielle ont donc perdu à eux deux plus de quatre millions de voix. C'est un désaveu d'une ampleur rare. Sur toutes les grandes questions, le gouvernement de Jospin a mené une politique faite pour servir les intérêts du grand patronat, dans le droit fil en général des politiques définies par Balladur et Juppé. Le gouvernement de gauche a continué et amplifié la politique de privatisation engagée par la droite. Tout en baissant les charges qui pèsent sur le patronat et même sur les revenus personnels des classes riches, il a augmenté les prélèvements sur les salaires et sur les retraites. Jospin a appliqué sans état d'âme la décision de Balladur d'allonger la durée de cotisation des retraites pour le secteur privé et n'a pas fait mystère de sa volonté d'aligner le public sur le privé.
Comme ses prédécesseurs, le gouvernement de gauche a laissé les mains libres au grand patronat pour licencier. Même ses mesures présentées comme des mesures de gauche, telles que les 35 heures, ont surtout servi le grand patronat en lui offrant la possibilité légale de rendre les horaires de travail plus flexibles et en supprimant un certain nombre d'avantages et de droits. Les salaires sont restés freinés. Et, surtout, le remplacement progressif ou brutal des emplois stables par des emplois précaires a diminué la part des salaires par rapport aux revenus du capital et a paupérisé une fraction croissante du monde du travail.
De ce gouvernement, avec ses ministres se prétendant " socialistes ", voire " communistes ", nombre de travailleurs n'ont reçu que des coups. Ces ministres, ces dirigeants de " gauche " imbus d'eux-mêmes, de leur fonction, apparaissaient aussi loin du monde du travail, des chômeurs, de ces millions de femmes et d'hommes contraints de survivre avec 3 000 ou 4 000 francs par mois, que l'étaient naguère les ministres ou les notables de droite. Mais, au moins, ceux-ci ne cachaient pas qu'ils étaient au service de la classe riche !
Pour le Parti Communiste, cela a été pire. Les ministres communistes n'ont joué pourtant qu'un rôle mineur et, en tout cas, ce n'est certainement pas eux qui définissaient la politique du gouvernement. Mais c'est au PC, à ses militants, qu'a été laissée la tâche ingrate de défendre la politique de Jospin précisément dans les couches populaires qui en ont le plus souffert. En contrepartie de quatre strapontins ministériels, la direction du Parti Communiste a mis ses militants dans la situation d'avoir à défendre une politique pro-patronale dans la classe ouvrière. Ce n'est pas pour rien que c'est le PC qui a perdu le plus d'influence électorale pendant ces cinq ans de gouvernement Jospin.
Le Parti Socialiste comme le Parti Communiste, en servant au sommet obséquieusement les intérêts du grand patronat, se sont coupés de leurs bases électorales. Ce qu'il est resté de militants honnêtes au PC ont eu de plus en plus de mal à se reconnaître dans ces " camarades-ministres " qui faisaient le beau devant les grands patrons et qui étaient si contents qu'on leur jette quelques os à ronger. Trahis par la politique de leur parti, les militants ont été en plus obligés de la défendre et de la justifier autour d'eux. Mais c'était mission impossible ! Dans combien d'entreprises, les travailleurs ont accueilli la chute de Jospin par ces mots : " Il l'a bien mérité ! " ?
Malgré la démonstration patente du rejet de leur politique au gouvernement, il n'a pas été question pour les partis de la gauche au lendemain du premier tour de faire la critique de leur politique passée. Ils n'ont même pas voulu soulever la question. Tout au plus a-t-on entendu quelques critiques adressées à la mauvaise qualité de la campagne de Jospin, à l'erreur d'avoir soulevé la question de l'âge de Chirac ou de ne pas être assez souriant ! Comme si l'opinion de l'électorat populaire s'était forgée suite à un propos de travers de Jospin, et pas après avoir subi pendant cinq ans des mesures dont certaines se sont traduites par des catastrophes dans la vie quotidienne des électeurs !
Non, ni autocritique ni même bilan ! Le Parti Socialiste a trouvé mieux : déguiser son propre effondrement électoral en percée menaçante de l'extrême droite.
Dès le soir de l'élection, le ton a été donné. C'est tout juste si, avec Le Pen au deuxième tour, Hitler n'était pas embusqué derrière les portes ! Strauss-Kahn, Aubry et quelques autres vedettes du Parti Socialiste ont annoncé, dès le soir de leur déroute, que la situation était tellement dangereuse, tellement pleine de menaces du côté du Front national et de Le Pen qu'ils voteraient pour Chirac au deuxième tour, sans état d'âme ou avec. Les dirigeants du Parti Communiste ont aussitôt emboîté le pas, ainsi que, bien entendu, les Verts et les Radicaux de gauche.
Relayée et amplifiée par les médias, s'est alors mise en marche une machine à mensonges pour présenter l'aplatissement de toute la gauche devant Chirac comme l'expression d'une haute vertu démocratique et républicaine. N'y a-t-il pas eu jusqu'à la LCR, à l'extrême gauche, pour reprendre à son compte le mensonge ?
Une campagne de mensonges aboutissant à l'élection triomphale de Chirac
Les dirigeants du PS et du PC ne se sont pas contentés de s'aligner derrière Chirac, ils ont véritablement milité sur ce terrain et, surtout, ils ont fait militer leurs troupes respectives. Le PC a fait donner ses permanents pour convaincre de l'importance du vote Chirac pour " barrer la route à Le Pen ", en commençant par nombre de ses militants qui rechignaient. On n'a jamais autant vu les dirigeants socialistes, y compris des ministres, participer à des manifestations ! Cet activisme débridé a eu le double avantage de donner de quoi faire à des militants ou à des adhérents sous le choc des résultats et démoralisés et, en même temps, de les empêcher de réfléchir.
Les dignitaires du PS n'ont pas mis longtemps à jeter leurs défroques de perdants pour revêtir les habits de chevaliers blancs du combat anti-fasciste. Anti-fasciste en effet car, de l'axe " barrer la route à Le Pen dans les urnes ", sous-entendu pour l'empêcher de devenir président de la République, on a vite glissé aux formulations présentant Le Pen comme l'incarnation même du fascisme en France. Si l'homme est d'extrême droite, le fascisme est pourtant autre chose et le contexte d'aujourd'hui n'en est tout de même pas aux troupes d'assaut fascistes brisant les permanences des partis et des syndicats et montant à l'assaut du pouvoir ! Mais il n'a même pas été question d'en discuter. Le verbe a remplacé la réalité.
Pour des raisons diverses, l'ensemble de la caste politique a trouvé son intérêt à amplifier cette campagne.
Son bénéficiaire principal, Chirac, a été assez rapide pour saisir la situation. Il n'a même pas eu à se donner la peine d'assumer le rôle du chef de file d'un " front républicain " de fait. Les ténors de la gauche l'ont fait pour lui. Il a même pu se passer de faire sa campagne présidentielle, les dirigeants de la gauche se sont démenés pour faire le travail. Quant à lui, il a pu commencer la campagne des élections législatives de son camp, la droite, et s'affirmer lui-même comme l'homme de droite qu'il est. Ses clins d'oeil, il les a réservés à l'extrême droite en reprenant quelques-uns de ses thèmes et en se montrant de façon démonstrative avec des politiciens qui ont dans le passé fricoté avec le Front national. Il est vrai qu'il n'a pas eu à se forcer. Déjà, avant le premier tour, le " sécuritaire " avait été au centre de la campagne de Chirac. Il a suffi d'y ajouter quelques allusions à l'immigration pour que Chirac complète sa propre panoplie lepéniste.
Pendant que la droite jubilait et commençait à se répartir les postes ministériels, tous les dirigeants de la gauche se vautraient dans le déshonneur. Chacun à sa façon. Ces messieurs-dames les ex-ministres socialistes se sont précipités d'émissions de télévision en interviews pour s'échiner à expliquer pourquoi il fallait voter Chirac. Les dirigeants du PC ont couru de manifestation en manifestation pour être les meilleurs représentants du vote Chirac auprès des travailleurs et des classes populaires. Les Verts ont ajouté le ridicule à l'odieux en discutant gravement du point de savoir s'il ne fallait pas mettre des gants ou une pince sur le nez pour aller voter.
Mais tous ont affiché fièrement leur choix, en faisant de leur propre abaissement une vertu républicaine et démocratique. Tout au plus ont-ils poussé de temps à autre un gémissement sur le fait que la droite n'accordait pas à leur sacrifice la valeur qu'il méritait.
Le résultat de tout cela, on a pu le mesurer lors des manifestations du 26 avril et du 1er mai à Paris. Celle du 26 avril déjà, partie pour exprimer l'opposition à Le Pen et à ses idées, s'est transformée dans une large mesure en manifestation pour faire élire Chirac.
Mais c'est le 1er mai qui a été le plus significatif malgré l'afflux d'un nombre exceptionnel de manifestants 400 000 à Paris ou, peut-être, précisément à cause de cela. Car cette manifestation n'a plus eu aucun rapport avec le 1er Mai, avec tout ce qu'il symbolise depuis la fusillade de Fourmies. Peu ou pratiquement pas de drapeaux rouges, mais un foisonnement de drapeaux tricolores. Il fallait, n'est-ce pas, enlever à Le Pen le monopole de ce drapeau, né peut-être dans l'embrasement de la Révolution française mais sali, au long de deux siècles, dans toutes les guerres impérialistes, dans toutes les infamies coloniales de l'impérialisme français. Et il a fallu chercher dans le cortège les quelques banderoles ou pancartes exprimant l'identité du mouvement ouvrier, voire même simplement ses revendications d'aujourd'hui !
Par la grâce aussi bien des chefs politiques de la gauche gouvernementale que des chefs syndicalistes, la manifestation du 1er mai, devenue une manifestation anti-Le Pen, s'est transformée en manifestation pour l'élection de Chirac. Et les ministres et les dignitaires des partis de la gauche gouvernementale, si massivement désavoués au premier tour de l'élection, étaient là, nombreux, en compagnie en particulier des jeunes qui venaient défiler avec la volonté sincère de s'opposer à Le Pen. Devant le spectacle de ces ministres qui, de l'intérieur du cortège ou encore le soir à la télévision, se permettaient de donner des leçons de morale " anti-fasciste " aux jeunes, on ne pouvait ressentir qu'un fort sentiment de dégoût.
Cela n'a pas été seulement odieux, venant d'hommes qui, par démission devant le grand patronat, ont tant contribué au chômage et à la paupérisation et, par là même, à la montée du désespoir et de l'influence lepéniste dans les quartiers populaires. Cela a été une façon de compromettre l'avenir en mettant dans la tête des manifestants que la lutte contre le fascisme, c'était cela.
La caricature de combat contre la caricature de fascisme s'est terminée, comme prévisible, par une caricature de victoire le dimanche 5 mai. La presse a exulté, à la Une : " La France a gagné " (Le Parisien), " 82 % pour la République, ouf " (Libération), " L'immense victoire " (Le Figaro) ou simplement " Merci " (France-Soir). Merci à Chirac, bien entendu !
Les jeux étaient faits. Le soir même, le camp Chirac a fêté sa victoire place de la République. La " gauche de la gauche ", elle, militants de la gauche socialiste, Verts ou LCR, a manifesté à la Bastille, prétendant par ce geste se laver les mains du vote de la journée. Mais réclamer la démission de Chirac le soir même du jour où on a contribué à le faire élire n'a fait que reproduire l'attitude des ténors de la gauche qui espèrent se nettoyer, après leur vote Chirac, à la fontaine des législatives.
Il n'est pas dit que l'opération leur réussisse. L'Humanité du lendemain du deuxième tour titrait en gros : " N'en restons pas là ! " et proposait de " battre la droite aux élections législatives et reconstruire une perspective de changement ". Mais quel changement, donc ? La droite parlementaire a toutes les chances de bénéficier tout à la fois de la victoire de Chirac et surtout du chantage à ne pas laisser élire des candidats du Front national. La campagne de la gauche en faveur de Chirac risque de se retourner contre ses candidats aux législatives.
Mais quand bien même ce ne serait pas le cas, quand bien même, en misant sur un électorat sans mémoire, la gauche serait payée de retour et qu'elle emporterait la majorité à l'Assemblée, où serait donc le changement ? Dans une nouvelle cohabitation ?
Là où réside la véritable menace lepéniste
L'intermède Le Pen a occulté tout le reste. Il a surtout occulté l'immense déception et le dégoût des classes populaires vis-à-vis aussi bien de la gauche parlementaire que de la droite qui gouvernent ce pays depuis vingt ans, successivement ou simultanément. C'est ce dégoût qu'essaient de canaliser à leur profit Le Pen et le Front national avec un certain succès, disons depuis les élections européennes de 1984 où la liste du Front national avait recueilli 2 210 334 voix, 10,95 % des exprimés. Ces dernières années, l'extrême droite a pu sembler en perdition, notamment suite à la scission de Mégret. Mais ce n'est pas tant la traduction électorale qu'expriment les résultats de Le Pen et du Front national qui est inquiétante que la réalité qu'elle reflète.
Le plus grave pour l'avenir n'est d'ailleurs même pas la fraction élevée de la population que cela représente. Il a toujours existé dans ce pays un courant conservateur et réactionnaire qui se métamorphose à l'occasion en courant d'extrême droite. Toute une partie de la petite bourgeoisie se retrouve volontiers derrière le drapeau " travail, famille, patrie " dès qu'il y a un personnage capable de le déployer. Sans même parler du fait que, bien avant l'éclosion du lepénisme, on a vu d'autres mouvements comme celui de Poujade ou encore le RPF de De Gaulle du début des années cinquante qui, par leur vocabulaire, étaient parents de Le Pen et, par leurs méthodes, plus ouvertement fascisants encore que le Front national.
L'inquiétant, c'est que l'influence de l'extrême droite atteigne les quartiers populaires. L'inquiétant, c'est que tant d'habitants des cités HLM ou des quartiers populaires délabrés vivant du RMI ou de l'allocation chômage, poussés au désespoir par manque de perspectives tant individuelles que politiques, se retrouvent derrière Le Pen. L'inquiétant, c'est que, dans les grandes entreprises elles-mêmes, une fraction certes particulièrement inconsciente, relativement peu nombreuse, mais existante, de travailleurs ne voie pas d'autre choix pour émettre un vote protestataire que de voter pour un millionnaire réactionnaire.
Mais tout cela est une conséquence parmi les plus graves du déclin du mouvement ouvrier politique, du découragement des militants et des adhérents du PC en particulier, dégoûtés, désorientés et poussés à l'abandon par les dirigeants de leur parti, qui, depuis vingt ans, chaque fois que les socialistes reviennent au pouvoir, se dévouent corps et âme pour justifier la politique de ces gouvernements.
Mais ce mal-là, on ne le guérit pas avec des combinaisons électorales entre partis, et encore moins avec des spectacles politico-comiques comme ceux que la gauche a joués pendant quinze jours. Ce mal-là nécessite que se constitue et se développe un parti représentant les intérêts politiques de la classe ouvrière, reprenant dans les conditions d'aujourd'hui les objectifs et les valeurs qu'ont défendus à leur origine le Parti Socialiste puis le Parti Communiste. Il faut un parti qui soit capable d'organiser les combats quotidiens de la classe ouvrière aussi bien sur le lieu de travail que dans les quartiers. Et qui, par là même, en donnant une issue aux exploités, leur redonne espoir et confiance en eux-mêmes. Un parti qui, face à tous les partis bourgeois, qui ont tous pour raison d'être de défendre l'ordre capitaliste, par la tromperie ou par la violence, représente pour le monde du travail la perspective de son émancipation.
L'extrême gauche : ses résultats et sa diversité
La campagne pro-Chirac a également occulté les résultats de l'extrême gauche. Ces résultats ne sont pas négligeables. Arlette Laguiller a recueilli 1 630 045 voix (5,72 % des surffrages exprimés). C'est un nombre d'électeurs du même ordre qu'en 1995 où elle avait obtenu 1 615 552 voix, soit 5,30 %.
Contrairement à 1995, cette fois, chacune des trois tendances issues du courant trotskyste a présenté un candidat. Daniel Gluckstein, du Parti des travailleurs, a obtenu 132 686 voix, soit 0,47 %. Quant à Olivier Besancenot, représentant la Ligue communiste révolutionnaire, il a enregistré le résultat, sans précédent pour cette organisation, de 1 210 562 voix, soit 4,25 %.
La presse s'est empressée d'additionner ces voix pour constater qu'avec 2 973 383 voix et 10,44 % des suffrages exprimés, l'extrême gauche a fait une percée électorale sans précédent. D'autant plus remarquable qu'en même temps le score du PC est tombé à 3,37 %. Et de broder sur le thème de l'extrême gauche en passe de prendre la place d'un Parti Communiste moribond.
Le sensationnalisme journalistique n'a cependant pas grand chose à voir avec la réalité politique. La capacité militante d'un parti ne se mesure pas, en tout cas pas seulement, à son reflet électoral. L'extrême gauche, toutes forces réunies, est bien loin de disposer même aujourd'hui du nombre de militants du PC et de leur présence sur le terrain à l'échelle de l'ensemble du pays. La capacité militante du PC est certes en forte régression depuis bien des années. Comment avoir le courage de militer autour de soi, dans les classes populaires, s'il s'agit de convaincre les autres de la politique d'un gouvernement qui multiplie les coups contre les travailleurs ? Comment avoir le courage de militer pour justifier une politique injustifiable ? La direction du PC utilise depuis trop longtemps ses militants pour défendre au sein des classes populaires une politique anti-populaire et au sein des entreprises une politique anti-ouvrière.
L'extrême gauche, même si aucune de ses composantes n'a participé à la majorité gouvernementale et n'a pas subi l'opprobre que cette politique vaut au PS et au PC, n'a pas gagné pour autant le crédit que le PC et le PS ont perdu, et encore moins un nombre suffisant de militants pour être présente partout dans les entreprises, dans les quartiers.
En outre, le vocable " extrême gauche " ou même la référence au trotskysme, que d'ailleurs récusent sous des formes différentes aussi bien la LCR que le PT, dissimulent plus qu'ils n'éclairent des politiques différentes.
Les campagnes respectives d'Arlette Laguiller et d'Olivier Besancenot ont pu apparaître proches à bien des égards, mais elles n'étaient pas les mêmes. Elles ne s'adressaient pas aux mêmes et n'étaient pas perçues comme identiques par ceux à qui elles s'adressaient (pas plus d'ailleurs que par les journalistes ou par le personnel politique de la gauche gouvernementale). Il y a eu sans doute des électeurs qui ont hésité entre Olivier Besancenot et Arlette Laguiller, mais, le jour de l'élection, il a bien fallu choisir. Et ceux qui ont voté Besancenot l'ont choisi, comme ont choisi Arlette Laguiller ceux qui ont voté pour elle. Pour ne parler que de ces deux candidatures, elles ont dessiné deux courants politiques distincts, correspondant en réalité à deux conceptions politiques très différentes sur la façon de concevoir la renaissance du courant communiste révolutionnaire.
Et la différence qui pouvait passer pour imperceptible pour une partie des électeurs d'extrême gauche est devenue perceptible après le premier tour. Lutte Ouvrière a choisi dès le début de refuser de rejoindre le concert de mensonges destiné à justifier le ralliement honteux à Chirac, pour appeler à voter blanc dans ce scrutin plébiscitaire.
La LCR, en revanche, a rejoint l'union sacrée autour de Chirac. Elle qui, pour la première fois de son histoire, avait décidé, au deuxième tour, de ne pas appeler formellement pour Jospin au cas où il serait resté en lice face à Chirac, a appelé à " barrer la route à Le Pen dans les urnes ", c'est-à-dire à voter pour Chirac, tout en évitant de prononcer son nom. Plus qu'un choix politique, c'est l'expression d'un opportunisme profond, une propension irrésistible à s'adapter au milieu, l'incapacité d'être à contre-courant pour rester fidèle à ses idées et à la politique nécessaire. La LCR parle volontiers du " sectarisme " de LO. Rappelons que l'expression est revenue pour ainsi dire systématiquement dans la bouche du candidat de la LCR ou dans celle des principaux dirigeants de cette organisation tout au long de la campagne électorale elle-même. Il faut remarquer, en passant, que même si le mot sectarisme a une signification politique précise dans le vocabulaire marxiste, signification qui n'a évidemment rien à voir avec le mot " secte ", répété contre nous par les dirigeants du PS aussi bien que du PC et complaisamment repris par les médias, la LCR a tout de même apporté sa petite pierre au mur de calomnies dont on veut nous entourer. Par delà cet aspect des choses cependant, dans le vocabulaire de la LCR, ce mot a toujours signifié l'antithèse de sa propre attitude consistant à déployer ses voiles en fonction de la direction d'où souffle le vent.
La fidélité à des idées et à une politique et la capacité d'affronter l'opinion pour les défendre sont pour la LCR du sectarisme. De ce sectarisme-là, nous pourrions être fiers, mais il s'agit simplement d'honnêteté politique vis-à-vis des travailleurs. Le fait est que, dans une situation où une organisation révolutionnaire devait dire la vérité aux classes populaires et résister à la campagne de mensonges des dirigeants de la gauche ex-plurielle, la LCR s'est alignée sur eux en apportant par la même occasion sa minuscule caution aux votes pour Chirac.
Et, au fond, là réside notre divergence fondamentale avec non seulement la LCR d'aujourd'hui, mais avec tout ce courant issu du mouvement trotskyste dont la LCR est l'incarnation aujoud'hui. Pour reconstruire un parti révolutionnaire dans ce pays, il faut être capable d'aller à contre-courant, de résister aux pressions venant d'autres classes sociales, pour défendre en toutes circonstances une politique nécessaire à la classe ouvrière, même si c'est momentanément impopulaire. C'est cet opportunisme, cette propension à chercher la voie de la facilité, les raccourcis, " ce qui plaît " comme par exemple le faux anticapitalisme, l'antimondialisme, etc. que nous n'avons pas voulu cautionner à l'élection présidentielle, pas plus que nous ne voulons les cautionner aux élections législatives.
Il est, dans ces conditions, dans l'ordre des choses que les deux organisations se présentent séparément aux élections législatives.
Le contexte dans lequel se dérouleront les élections législatives, contexte en grande partie créé précisément par la campagne de mensonges de la gauche, n'est certes pas favorable à l'extrême gauche en général et à l'extrême gauche communiste en particulier. Le chantage du " barrage au FN " jouera probablement en faveur de la droite modérée contre la gauche, et en faveur de la gauche bourgeoise contre l'extrême gauche. Mais, à tout prendre, il vaut mieux que l'extrême gauche se montre dans sa diversité et dans son opposition. C'est au travers des épreuves politiques, petites et grandes, dont les élections, que les courants issus du mouvement trotskyste forgeront leur identité, en espérant qu'un de ces courants sera capable de montrer le chemin pour la reconstitution d'un véritable parti communiste dans ce pays.
Le 10 mai 2002