Ce qui se passe actuellement n’est plus, ou pas seulement, une des crises économiques qui font partie des pulsations plus ou moins régulières de l’économie capitaliste, qui constituent même sa seule régulation interne.
C’est une crise profonde du capitalisme, témoignage de sa pourriture et, par là même, de l’incapacité de la classe dirigeante à maîtriser la société qu’elle domine.
Après 20 mois de guerre en Ukraine, et d’autres du Caucase à l’Afrique, c’est au tour du Moyen-Orient, où le feu couve sous la cendre depuis quelque huit décennies, de s’embraser de nouveau. Terrain d’affrontement des puissances impérialistes en raison de ses ressources en pétrole comme en raison de son importance stratégique sur l’une des routes les plus importantes du commerce international, la région est en même temps une véritable poudrière sociale. S’y côtoient les richesses individuelles les plus extravagantes et la pauvreté de l’écrasante majorité de la population. S’y concentrent aussi toutes les contradictions de l’impérialisme et la quintessence de sa politique : dresser les peuples les uns contre les autres, avec la complicité des classes privilégiées locales et de leurs dirigeants nationalistes.
La période actuelle a de multiples traits en commun avec celle qui a inspiré à Trotsky le Programme de transition. Il affirmait : « La bourgeoisie elle-même ne voit pas d’issue » et « tous les partis traditionnels du capital se trouvent dans une situation de désarroi qui frise, par moments, la paralysie de la volonté. »
Aujourd’hui, certains porte-parole de la bourgeoisie, les plus cyniques ou les plus lucides, expriment au fond le même « désarroi ». Un nommé Yeo Han-koo, ancien ministre sud-coréen du Commerce, après avoir constaté qu’« un nouvel ordre économique est en train d’être formulé », affirme que « cela entraînera de l’incertitude et de l’imprévisibilité ».
Elon Musk, dans son appel aux investisseurs de Tesla, a proposé sa solution aux incertitudes : « Le mieux que nous puissions faire est d’avoir des usines dans de nombreuses régions du monde. » À ce constat des incertitudes de la situation mondiale s’ajoute le cynisme extravagant d’un ultra-riche qui ne s’est même pas demandé si sa solution était réalisable par ses confrères en capitalisme un peu moins riches que lui…
La bourgeoisie encaisse le profit extirpé de l’exploitation mais ne maîtrise rien, « ne voit pas d’issue ». Elle conduit à vue. En temps normal, la société capitaliste à son âge sénile est déjà minée par des contradictions profondes, mais plus la crise se prolonge et s’approfondit, plus ces contradictions s’accroissent, y compris entre les aspects économiques de l’impérialisme et ses aspects militaires. Il est frappant de voir à quel point les puissances impérialistes, et en particulier les États-Unis, sont enfoncées jusqu’au cou dans les contradictions en ce qui concerne leurs relations avec la Chine. Au moment même où des navires de guerre américains longent les côtes chinoises et alors qu’une guerre entre les deux plus grandes puissances militaires de la planète est dans toutes les têtes, le secrétaire américain au Commerce se rend à Pékin pour déclarer qu’il est « extrêmement important » que les États-Unis et la Chine aient des « relations apaisées ».
Le caractère contradictoire du développement capitaliste n’est vraiment pas nouveau. Il a été souligné, il y a un siècle et demi, dans le Programme socialiste de Kautsky : « Mais le mode de production capitaliste donne naissance aux contradictions les plus étranges. […] Le commerce a besoin de paix, mais la concurrence crée la guerre. Si, dans chaque pays, les capitalistes individuels et les classes sont en état permanent d’hostilité, il en est de même entre les capitalistes et les classes capitalistes des diverses nations. Chaque peuple s’efforce d’étendre le débouché de ses produits et d’évincer ses rivaux. À mesure que se développe le commerce international et que la paix universelle devient plus nécessaire, la concurrence devient plus sauvage et les dangers de conflit entre les nations plus grandes.
Plus les relations internationales deviennent intimes, et plus on réclame hautement l’isolement. Plus le besoin de paix est fort, plus la guerre menace. Ces contradictions, absurdes en apparence, correspondent parfaitement au caractère du mode de production capitaliste. Elles se trouvent déjà en germe dans la production marchande simple. Mais c’est la production capitaliste qui leur donne des proportions gigantesques et leur caractère insupportable. Elle excuse les tendances guerrières tout en rendant la paix indispensable : ce n’est là qu’une des nombreuses contradictions qui causeront sa perte. »
La phase impérialiste du développement capitaliste a multiplié, amplifié ces contradictions auxquelles la financiarisation croissante de l’économie mondiale donne, depuis plusieurs décennies, une instabilité permanente.
Dans ce contexte de crise aggravée et de guerres, il est important pour notre organisation de remettre au centre de nos interventions l’objectif fondamental du courant communiste révolutionnaire du mouvement ouvrier : le renversement de l’organisation capitaliste de la société par la révolution prolétarienne. Ce n’est qu’en fonction de cette perspective que le Programme de transition et ses différentes revendications par rapport au chômage, à la hausse du coût de la vie, mais aussi par rapport à la guerre qui menace, ont un sens révolutionnaire. Sinon, il s’agit de syndicalisme réformiste ou de vulgaire pacifisme.
C’est une activité de propagande, et pas d’agitation. Elle n’a pas pour objet d’appeler à une lutte imminente, nécessaire pour changer le rapport de force avec le patronat et son gouvernement. À plus forte raison, il ne s’agit pas de recettes tactiques pour des luttes qui seraient à l’horizon. L’activité de propagande, nous avons à la mener en permanence. Elle doit l’être particulièrement lorsque la crise du capitalisme traverse une phase aussi aiguë et aussi perceptible qu’actuellement.
Les luttes massives, explosives, ne dépendront pas de nous, mais de l’énergie, de la combativité de la classe ouvrière elle-même. Il faut être attentif à l’état d’esprit des travailleurs ; il faut que nos camarades soient assez avertis et liés à notre classe pour savoir qu’une révolution peut partir de choses aussi mineures que les asticots dans la viande servie aux marins du cuirassé Potemkine, mais ce ne sont pas nos discours qui génèrent les asticots !
Les discours sur les luttes ne doivent pas se substituer à la propagande révolutionnaire, qui dépend de nous. Avec tout ce qui en découle : le recrutement, convaincre autour de nous, gagner des sympathisants, etc. En un mot : construire le parti communiste révolutionnaire sans lequel le reste n’est que verbiage.
Où en est la guerre en Ukraine ?
Après 20 mois d’affrontements en Ukraine, ni la Russie ni l’Ukraine, même soutenue par l’OTAN en armements, en moyens financiers, diplomatiquement, etc., ne semblent pouvoir l’emporter à une échéance prévisible.
En prenant l’initiative de déclencher la guerre en réaction à la pression impérialiste, Poutine a été le premier à se bercer d’illusions en misant sur le fait que Kiev tomberait très rapidement. On voit ce qu’il en est !
Puis la presse, la télévision, etc., de tous les pays de l’OTAN ont pris le relais dans le triomphalisme pour parler de la contre-offensive ukrainienne. C’était là encore pure propagande ! En réalité, la ligne de front est bloquée depuis la fin de l’hiver dernier pour ainsi dire au même endroit, et à la nouvelle d’une petite ville conquise par l’armée ukrainienne répond la reconquête de ladite petite ville, ou d’une autre, par l’armée russe…
Au bout de plusieurs mois, la ligne de front est manifestement stabilisée en Ukraine, sans que la coalition impérialiste se montre disposée dans l’immédiat à utiliser des moyens susceptibles de transformer la guerre en cours en premier acte d’une troisième guerre mondiale imminente. Une « solution à la coréenne » discutée dans les cercles dirigeants américains pourrait signifier arrêter la guerre en signant un armistice, mais sans signer un traité de paix. Elle aurait l’avantage pour l’OTAN de préserver un foyer de tensions et de continuer « l’endiguement » de la Russie, tout en laissant Poutine crier victoire.
Nous ne savons évidemment pas quel est le poids de ceux qui avancent ce type de solution, mais, dans le cas de la Corée, cela tient depuis 27 juillet 1953, soit 70 ans !
Il faut rappeler que cette solution a été la forme juridique sous laquelle l’Allemagne est restée divisée en deux blocs d’octobre 1949 à novembre 1989, soit pendant 40 ans (mur de Berlin, champs de mines coupant l’Allemagne en deux, et autres charmes, qu’on nous présentait à l’époque comme une conséquence de la guerre froide).
Mais on constate que l’impérialisme n’a pas besoin de la guerre froide pour réinventer les mêmes solutions…
Aggravation de la crise de l’économie capitaliste
La guerre elle-même et les sanctions économiques n’ont pas amélioré la situation économique générale.
Encore faut-il s’entendre ! Si le chaos économico-militaire ajoute quantité de perturbations dans les circuits économiques, du point de vue des classes sociales, les choses sont extrêmement simples : appauvrissement des classes exploitées, avec toutes les variantes de situation des différents pays (guerre ou pas, frappé par la famine ou pas, anarchie institutionnelle ou pas…) ; pour la bourgeoisie impérialiste, tout va très bien ! Des fortunes s’édifient, et pas seulement du côté des marchands d’armes.
Même les statistiques du CEPII (Centre d’études prospectives et d’informations internationales), tirées de documents officiels du FMI, constatent : « On a assisté à une baisse brutale et sans précédent des salaires réels de 3,2 % dans la zone euro, entre 2020 et 2022, et de 1,4 % aux États-Unis. » Comme elles constatent que l’emballement brutal de l’inflation n’est pas dû aux salaires, mais aux dividendes (constat souligné par Les Échos également).
Pendant que les victimes de la guerre en Ukraine se comptent par centaines de milliers, que des villes entières sont rasées par les bombes, que des flux de réfugiés gonflent en provenance de pays pauvres et/ou en guerre, le fonctionnement capitaliste continue à tourner « as usual ».
De nouvelles fortunes s’édifient devant nos yeux, comme celle de ce nouveau venu tchèque, Kretinsky, celui qui s’est enrichi avec les centrales à charbon pour se lancer dans le rachat de chaînes commerciales, genre Casino, non seulement en France mais aussi dans plusieurs pays d’Europe. Une fortune de 9 milliards d’euros d’après le magazine Forbes, « une île aux Maldives, deux yachts, un château et un siège social français installé en face de l’Elysée », ajoute le Canard enchaîné. Le magazine Challenge, souligne : « Il y a ving ans, le 500e du classement avait un patrimoine professionnel de 5 millions d’euros. Cette année, le 500e a un patrimoine de 235 millions d’euros. »
Concentration des capitaux
Dans plusieurs secteurs économiques, les cartes sont en train d’être rebattues entre grandes entreprises.
La crise dite de surproduction frappant surtout la production manufacturière, il n’est pas étonnant que ce soit dans le secteur des services de logistique que les concentrations les plus spectaculaires se produisent. Un oligopole de trois sociétés de transport maritime notamment par conteneurs, CMA CGM, MSC, MAERSK, est en train de mettre la main non seulement sur le transport proprement maritime (ports, docks, bateaux, conteneurs), mais aussi, par la même occasion, sur le transport terrestre en Afrique.
Le trust italo-suisse MSC, première compagnie maritime au monde, vient de consacrer 5,7 milliards d’euros au rachat des activités logistiques africaines du groupe Bolloré, se débarrassant par la même occasion d’un concurrent bien introduit en Afrique.
Les patrons et actionnaires de ce trust ont dû partir, dans leur raisonnement, de ce constat décrit par Le Monde (29 août 2023) : « Dans les centres commerciaux clinquants d’Abidjan ou de Nairobi, des hypermarchés aux rayons impeccables proposent des dizaines de références estampillées d’une origine occidentale ou émiratie », pour se fixer l’objectif, selon un représentant d’un des trois trusts, d’être capable d’acheminer un produit d’Amsterdam jusqu’à Ouagadougou.
Aussi pauvre que soit dans sa grande majorité la population d’Afrique, la corruption et le népotisme aidant, il y a une petite minorité qui peut payer, et pas seulement la famille Bongo !
Le procédé qui consiste à en passer par la logistique pour mettre la main sur tout un secteur économique n’est pas nouveau dans l’histoire des grandes entreprises capitalistes. Il a été utilisé au commencement de l’ère impérialiste par Rockefeller qui, pour mettre la main sur la production pétrolière, ne s’était pas amusé à acquérir les nombreux puits de pétrole qui, au début du 20e siècle, parsemaient le Texas et la Pennsylvanie. C’est par le transport par wagons-citernes, puis par pipelines, qu’il a bâti le premier et le plus puissant trust du pétrole, dont est issue notamment la compagnie Exxon…
Mais ce qui est nouveau dans ce que Le Monde appelle « les armateurs à la conquête de l’Afrique », c’est que ce que Rockefeller a fait au début de l’ère impérialiste et sur le sol américain, l’oligopole MSC-MAERSK-CMA CGM le reproduit sur le continent le plus pauvre. Avec tout ce que cela implique de mélanges de techniques les plus modernes avec l’arriération des infrastructures africaines.
D’un côté, CMA CGM, par exemple, a pris une part dans l’opérateur Eutelsat, pour que les satellites de ce dernier optimisent le trajet des 580 porte-conteneurs du trust à partir d’un centre unique à Marseille. De l’autre côté, pour la partie du trajet entre les ports d’Abidjan ou de San Pedro (tous les deux en Côte d’Ivoire et contrôlés par MSC) et Ouagadougou, le trust compte passer par l’intermédiaire de myriades de petits transporteurs routiers, qui sont les seuls capables de conduire sur les routes défoncées et de changer de trajet en fonction des obstacles et des conditions météo : ornières, pluie, poussière…
C’est ajouter une contradiction de plus au fonctionnement économique à l’ère de l’impérialisme décadent.
Bouleversement des rapports de force entre groupes et nations impérialistes
La guerre en Ukraine, les sanctions américaines contre la Russie et les perturbations qui en ont résulté dans les circuits productifs ont exacerbé la concurrence et les rivalités entre entreprises capitalistes et tout autant entre nations capitalistes.
La Russie, ennemie déclarée de l’OTAN, a subi les contrecoups des sanctions de cette dernière. Contrecoups difficiles à mesurer tant les circuits de vente du pétrole et surtout du gaz, qui ont fait l’essentiel des recettes à l’exportation de la Russie, ont trouvé d’autres chemins pour aboutir aux anciens clients ou à de nouveaux.
La presse économique a relevé comment l’Inde est devenue une grande exportatrice de gaz, en l’achetant auprès de la Russie, au mépris des sanctions occidentales. Et, précise Les Échos, c’est ainsi que le magnat indien du monde des affaires Gautam Adani est devenu la troisième fortune du monde.
On ne sait pas au juste dans quelle mesure et jusqu’à quel point la Russie a retrouvé ses revenus tirés de l’exportation du gaz et du pétrole. On sait en revanche que la guerre et la politique de sanctions ont fortement affaibli l’économie allemande, cette fois dans sa rivalité avec les autres puissances impérialistes, principalement les États-Unis.
Pendant longtemps, parmi les facteurs à la base des succès économiques de l’Allemagne, il y avait l’accès à des conditions privilégiées au gaz russe ; une bonne implantation sur le vaste marché chinois où les capitalistes allemands ont pris de l’avance sur leurs concurrents ; le recours à la main-d’œuvre de leur hinterland traditionnel des pays de l’Est. Combinaison gagnante qui a été abattue en plein vol par la guerre en Ukraine et surtout par les sanctions américaines !
Le changement que cela a entraîné dans le rapport de force économique entre les États-Unis et l’Allemagne a fait du mal à l’Allemagne autant et peut-être plus qu’à la Russie.
Le Monde du 24 août consacre une pleine page à ce qu’il appelle « le grand doute économique allemand », titre complété par : « Le pays en récession probable en 2023 découvre, démoralisé, les fragilités du made in Germany. »
Il cite dans le corps de l’article son confrère, l’hebdomadaire allemand Die Zeit (3 août) : « Le made in Germany, c’est fini. »
Une troisième publication, Die Welt, renchérit quelques jours après : « Le succès de l’Amérique est le déclin de l’Allemagne. »
Et l’article donne des détails : « La production industrielle est en repli et la construction en chute libre du fait de la hausse des taux d’intérêt et de la cherté des matières premières. Quant à l’industrie automobile, elle subit une concurrence sur le véhicule électrique bien plus agressive qu’anticipé. »
Le magazine britannique The Economist se demande si « l’Allemagne n’est pas devenue l’homme malade de l’Europe ».
En ce qui concerne le taux de croissance, le FMI place l’Allemagne dernière du classement des grandes économies, derrière les États-Unis, l’Italie et la France.
Or, l’Allemagne est la principale puissance impérialiste d’Europe. Un pays dont l’économie tirait en avant l’Union européenne et qui lui servait de modèle. C’est dire que le changement du rapport de force entre l’impérialisme américain et l’impérialisme allemand induit, en plus grave, le changement du rapport de force entre les États-Unis et l’Union européenne. D’autant plus que l’Union européenne n’est pas véritablement unifiée, c’est un conglomérat de 27 États dont certains intérêts coïncident avec ceux des voisins, mais dont d’autres sont différents, voire complètement opposés. Vis-à-vis des États-Unis et même vis-à-vis de la Chine, l’Union européenne tire à hue et à dia.
L’affaiblissement de l’industrie allemande se traduira inévitablement par des difficultés plus grandes pour ses sous-traitants de l’Est européen, une grande partie des anciennes Démocraties populaires.
Dans un passé récent, l’Allemagne impérialiste devait pour une large part sa prospérité à la main-d’œuvre bon marché et néanmoins compétente qu’elle trouvait en Pologne, Tchéquie, Hongrie, Slovaquie, etc., voire, par ricochet, en Ukraine.
Elle n’était certes pas la seule puissance impérialiste à bénéficier de cet avantage, comme en témoigne le fait qu’à côté des Audi, Volkswagen, BMW, etc., on trouve dans les pays de l’Est européen des usines de, ou travaillant pour, PSA et Renault. Les investissements, ô combien intéressés, des entreprises multinationales, occidentales ou japonaises, ont cependant, par la même occasion, créé des emplois supplémentaires dans ces pays. Même l’Ukraine, tout en n’appartenant pas à l’Union européenne, a bénéficié des retombées. Les usines polonaises, par exemple, financées par les capitaux allemands, employaient des ouvriers ukrainiens, plus mal payés encore que les ouvriers polonais.
Rappelons que l’intégration dans l’Union européenne des pays de l’Est n’a pas mis fin aux rapports de subordination entre pays impérialistes et ceux de l’Est, moins puissants ou semi-développés.
La rivalité entre impérialismes ne s’arrête et ne peut jamais s’arrêter, parce que les rapports de force à un moment donné sont en permanence remis en cause. L’inévitabilité des guerres provient en dernier ressort du fait que seules les guerres peuvent consacrer un nouveau rapport de force à la place de l’ancien.
Compter sur la « souveraineté nationale » pour se protéger de l’impérialisme est, pour citer Trotsky, « au plein sens du terme, une tâche réactionnaire », et il ajoutait : « Un socialisme qui prêche la défense nationale est celui de la petite bourgeoisie réactionnaire au service du capitalisme en déclin. »
Dans La IVe Internationale et la guerre, écrit en 1934, Trotsky affirmait : « Ne pas se lier en temps de guerre à l’État national, suivre la carte non de la guerre mais de la lutte de classe n’est possible que pour un parti qui a déjà déclaré la guerre inexpiable à l’État national en temps de paix. C’est seulement en réalisant pleinement le rôle objectivement réactionnaire de l’État impérialiste que l’avant-garde prolétarienne s’immunise contre toutes les sortes de social-patriotisme. Cela signifie qu’une rupture réelle avec l’idéologie et la politique de défense nationale n’est possible que du point de vue de la révolution prolétarienne internationale. »
« De la lente fragmentation de l’économie mondiale »
« Est-ce le début de la démondialisation ? », se demande l’OMC, pour constater que ce n’est pas le cas, quand bien même la part du commerce dans le PIB mondial stagne depuis une quinzaine d’années. Il y a cependant une évolution : la part de l’industrie dans le PIB mondial diminue alors que celle des services augmente.
Il y a surtout l’interférence des conflits et plus généralement de la géopolitique avec l’économie.
En clair, ce que les économistes appellent « les chaînes de valeur » a tendance à passer de préférence entre pays politiquement et militairement liés, plutôt que de risquer des interruptions même momentanées du fait de conflits.
Le Monde du 14 septembre récapitule les formes les plus récentes de protectionnisme qui s’ajoutent aux anciennes formes : droits de douane, quotas d’importation et d’exportation. À l’instauration de nouvelles normes techniques s’ajoutent différentes mesures de rétorsion répliquant à des mesures protectionnistes de la partie adverse. Mais la forme de protectionnisme préférée des principales puissances impérialistes, celles qui en ont les moyens, est tout simplement les subventions accordées par l’État.
Les États-Unis en ont donné une illustration toute récente : l’Inflation Reduction Act (IRA).
L’IRA, c’est-à-dire les milliards promis à tous les groupes capitalistes, américains ou pas, qui accepteraient d’ouvrir des usines sur le sol des États-Unis, a eu pour effet quasi immédiat de relancer une compétition mondiale entre puissances impérialistes, canalisant des sommes sans précédent d’argent public vers les entreprises privées.
Les gouvernements allemand, français, britannique se sont engouffrés dans la compétition.
Comment ne pas relever que la plupart de ces subventions sont accordées aux groupes capitalistes au nom de l’écologie ou des nécessités de la transition climatique ? Alors que la vie quotidienne elle-même, la succession des incendies et des inondations témoignent de la catastrophe écologique en train de s’aggraver. L’intitulé des subventions est en train de teindre le monde en vert. Y compris lorsque cette prétention paraît d’un cynisme flagrant. Au point que (Les Échos des 16 et 17 juin) : « La Banque mondiale propose d’aller chercher du côté des subventions nocives à l’environnement accordées par les gouvernements dans le monde aux énergies fossiles, à l’agriculture et à la pêche. [Elle] exhorte les gouvernements à rediriger les aides aux combustibles fossiles, à l’agriculture et à la pêche, souvent néfastes à l’environnement. Les subventions explicites et implicites dépasseraient 7 000 milliards de dollars par an. » Ce que d’ailleurs le directeur général de la Banque mondiale formule avec un sens aigu de l’euphémisme : « Si nous pouvions réutiliser les milliers de milliards de dollars dépensés en subventions inutiles et nous en servir à des fins meilleures et plus vertes, nous pourrions relever bon nombre des défis les plus urgents de la planète. »
Fusion croissante de l’État et du grand capital au profit de ce dernier
Ces multiples initiatives protectionnistes dans les différents pays impérialistes traduisent cependant une évolution plus générale qui semble être une des caractéristiques de l’impérialisme de notre temps. Dans le financement des entreprises de l’économie impérialiste, les États jouent un rôle de plus en plus important, au point que certaines industries n’auraient même pas pu exister sans la participation de l’État à leurs débuts.
Ce n’est pas à proprement parler un phénomène nouveau. Dans le démarrage de bien des grandes entreprises industrielles du passé, l’État a joué un rôle important, voire prépondérant. Mais cet étatisme capitaliste prend des proportions croissantes. Au point qu’il y a, en quelque sorte, une fusion entre les capitaux privés et les capitaux d’État pour la mise en œuvre des investissements. Ne restent privés que les profits qui en résultent, ainsi que les fortunes des possesseurs de grands capitaux.
Cela n’empêche pas les porte-parole de la grande bourgeoisie d’Occident ou ses économistes de reprocher à la Chine d’avoir lancé la course aux subventions et de fausser la concurrence internationale avec des interventions étatiques importantes.
Mais il y a dans ces reproches une convergence involontaire avec cette constatation de Marx que ce sont les lois mêmes de l’économie capitaliste qui poussent à la centralisation, à l’interdépendance, à la mondialisation, à la nécessité de la planification. Ce sont, en dernier ressort, les mêmes lois économiques fondamentales du capitalisme qui le poussent vers des formes de plus en plus parasitaires, mais aussi vers la nécessité de la réorganisation socialiste de l’économie.
Il y a plus d’un siècle déjà, Lénine constatait dans L’impérialisme, stade suprême du capitalisme que le prototype de la grande bourgeoisie du temps de l’impérialisme est représenté par des rentiers, des « coupeurs de coupons », et pas du tout par les capitaines d’industrie de la phase montante du capitalisme.
La littérature marxiste a bien souvent fait la comparaison avec la décadence du féodalisme, lorsque les seigneurs avaient déjà perdu leur pouvoir politique et militaire pour être enfermés dans le ghetto doré de Versailles…
La financiarisation de l’économie capitaliste mondiale rend plus faciles et en même temps plus imprévisibles les déplacements de capitaux. Comme elle rend plus faciles et plus brutales les spéculations que cela induit. Les capitaux qui se déplacent peuvent le faire à la recherche de placements plus rentables, autant que pour profiter d’opportunités spéculatives, comme la spéculation immobilière ou la spéculation sur les taux de change.
Par-delà le changement des rapports de force entre les différentes puissances impérialistes, la spéculation menace en permanence le système financier mondial.
Comme lors des krachs et autres crises financières précédentes, qui se succèdent pour ainsi dire tous les ans depuis 1971 et la fin de la convertibilité du dollar – crise de la dette des pays pauvres (1982), bulle spéculative japonaise (1989), crise mexicaine (1994), crise asiatique (1997), crise argentine (2001), etc., et surtout la principale, celle de 2008-2009 –, le remède d’aujourd’hui est à l’origine de la maladie de demain. La crise en cours était combattue à l’aide d’injections de monnaie, de titres, etc., dans la masse monétaire, celle-ci s’est accrue et a ouvert en plus grand encore la porte devant la spéculation.
Détrôner le dollar ?
Le numéro d’octobre du Monde diplomatique s’ouvre sur le titre suivant : « Du sommet des BRICS à celui du G20. Quand le Sud s’affirme. » La publication voit dans l’élargissement des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) à une demi-douzaine d’autres États « la volonté des pays émergents d’œuvrer à une réorganisation du système international. Une étape majeure dans le rééquilibrage planétaire qui en demandera beaucoup d’autres. » Ce qui amène cette autre interrogation qui revient comme les radis : « Est-ce que les BRICS pourront mettre en place un autre système monétaire international capable de concurrencer celui autour du dollar ? »
Aujourd’hui encore, si plusieurs monnaies nationales servent déjà dans les échanges internationaux (livre sterling, franc suisse, yen, yuan…) et si la guerre en Ukraine elle-même et les sanctions imposées par les États-Unis ont entraîné l’utilisation d’autres devises que le dollar pour les échanges internationaux, la devise américaine garde sa prépondérance.
Le Figaro du 6 septembre souligne, certes, que les BRICS, passant de quatre au départ (Brésil, Russie, Inde, Chine puis élargi à l’Afrique du Sud) pour arriver à onze cette année, « pèsent 45 % de la population mondiale et 30 % du PIB de la planète ». Le titre de son article affirme néanmoins : « Le roi dollar ne sera pas détrôné de sitôt. » Et si le quotidien constate : « Un chiffre semble accréditer la dédollarisation : le billet vert ne pèse plus que 58 % des réserves des banques centrales du monde, contre 70 % au début du siècle », il constate, aussi : « Si le billet vert a perdu du terrain comme monnaie de réserve, aucune autre monnaie ne peut revendiquer l’avoir conquis » car sa domination « est fondée sur la profondeur du marché monétaire et obligataire américain, refuge inégalable pour l’épargne mondiale. » « Il représente encore 40 % des émissions de dettes et du commerce dans le monde. »
Ce n’est pas demain la veille que le dollar sera détrôné au profit d’une autre devise internationale. Pour la bonne raison déjà qu’une question se pose : qui pourrait arbitrer entre la douzaine d’États plus ou moins développés, aux intérêts différents et souvent contradictoires ? Et surtout, parce que, au royaume des aveugles, les borgnes sont rois. Le dollar est logé certes à la même enseigne que toutes les autres monnaies papier depuis que, ce 15 août 1971, le président des États-Unis a annoncé la fin de la convertibilité du dollar en or, mettant fin au système monétaire international de Bretton Wood. À ceci près qu’il est basé sur le poids économique, la puissance militaire et politique du plus puissant impérialisme, qui inspire la confiance nécessaire pour attirer les capitaux dans les périodes les plus instables du capitalisme.
La seule promesse des devises susceptibles de concurrencer le dollar, c’est la multiplication et l’amplification des spéculations sur les changes.
Les relations contradictoires entre l’impérialisme américain et la Chine
C’est dans les relations entre l’impérialisme américain et la Chine que les aspects économiques et militaires sont manifestement les plus contradictoires.
L’impérialisme américain a la Chine dans le collimateur depuis l’arrivée au pouvoir de Mao Zedong en 1948-1949. Malgré les multiples liens tissés depuis plusieurs années entre les économies des deux pays, la tension à la fois militaire et diplomatique notamment autour de Taïwan va crescendo. Au point qu’il est difficile de prédire si les menaces d’une généralisation de la guerre opposeront les États-Unis principalement à la Russie ou à la Chine.
Mais, en même temps, sur le plan économique, l’économie américaine et l’économie chinoise sont interpénétrées, et un découplage serait catastrophique.
Un article de la publication américaine Foreign Affairs a titré au mois de mai : « Les relations économiques entre les États-Unis et la Chine évoluent mais ne disparaissent pas. » Cet article a pour objet de faire part de l’inquiétude de la grande bourgeoisie américaine et de décrire les efforts de l’administration Biden pour apaiser cette inquiétude. Il cite un conseiller à la sécurité nationale américaine pour affirmer que les États-Unis sont « en faveur de la réduction des risques, mais pas du découplage », et d’insister : « Les contrôles américains à l’exportation resteraient étroitement concentrés sur les technologies susceptibles de faire pencher la balance militaire. »
La même revue cite la secrétaire américaine au Trésor, Janet Yellen qui, une semaine plus tôt, affirmait que les États-Unis ne cherchent pas à se dissocier de la Chine, une issue qui, selon elle, serait « désastreuse » et « déstabilisatrice pour le monde ».
La revue affirme, preuves à l’appui : « Aucun découplage n’a eu lieu jusqu’à présent. Ainsi, bien que les investissements directs dans les deux sens aient diminué, le commerce de marchandises entre les États-Unis et la Chine a atteint l’année dernière un niveau record de 690 milliards de dollars. » [...] « La Chine reste le troisième partenaire commercial des États-Unis, après le Canada et le Mexique. » « La réalité est que, pour de nombreuses entreprises, le marché chinois est trop vaste et trop précieux pour être abandonné, malgré les risques géopolitiques. La Chine représente un cinquième du PIB mondial et compte 900 millions de consommateurs. Sa combinaison unique d’investissement dans les infrastructures, de capital humain et d’écosystème de fournisseurs en a fait une puissance manufacturière. »
Alors, il est surtout question de mesures ponctuelles concernant un certain nombre de produits stratégiques (certains types de puces électroniques, par exemple). Mais la revue américaine d’ajouter : « De nombreux analystes doutent qu’une approche ciblée de réduction des risques puisse réussir », pour en donner une raison prévisible : « Le lieu de production des puces à l’avenir dépendra davantage des demandes des grands acheteurs privés que de la politique gouvernementale. »
C’est bien cette raison, c’est-à-dire que ce sont les capitalistes privés qui décident, qui a abouti à la situation aberrante d’aujourd’hui, à savoir que c’est une entreprise de Taïwan qui fabrique près des deux tiers des puces haut de gamme au monde.
Mener la lutte de classe du prolétariat jusqu’à sa victoire
Dans le temps présent, alors que la menace d’une généralisation de la guerre devient tangible au-delà des rangs des communistes révolutionnaires, tous les partis de la bourgeoisie ont en commun de défendre, implicitement ou explicitement, l’idée que la guerre suspend ou arrête la lutte de classe.
Nous avons à mener notre propagande en opposition à cette idée. C’est le même principe qui nous animera au cas où la guerre devrait se généraliser au point de concerner directement les pays où milite notre courant.
Nous laisserons aux anarchistes le soin de théoriser les réactions individuelles ou de prôner la désertion.
Si notre classe, ayant été dans l’incapacité d’empêcher la guerre, est mobilisée, nos militants y participeront, comme toute notre classe. Même sous l’uniforme, non seulement nous continuerons à défendre nos idées, les idées de lutte de classe, mais nous aurons à y gagner d’autres militaires, nos compagnons ; individuellement et clandestinement tant que cela ne sera pas possible autrement ; par contingents entiers lorsque cela deviendra possible par la montée révolutionnaire. Nous aurons à refuser de fuir la guerre et de déserter. Nous ne nous contenterons pas de revendiquer la paix, mais nous devrons porter la lutte de classe à l’intérieur de l’armée. « Transformer la guerre de la bourgeoisie en guerre civile », c’est ce programme de Lénine et du Parti bolchevique qui a conduit la classe ouvrière à la conquête du pouvoir.
13 octobre 2023