(Texte adopté à la dernière conférence de Lutte Ouvrière par 96,5% des voix)
En Russie, malgré les multiples rebondissements de la crise de succession d'un Eltsine mal en point, les aléas de sombres intrigues de palais, ce ne sont pas les changements qui ont marqué l'année écoulée mais la permanence du chaos politique, militaire et économique.
Ce qui fut naguère l'URSS n'est toujours pas sorti du processus de décomposition de la réalité politique et sociale, née de la révolution prolétarienne de 1917, profondément altérée par la dégénérescence bureaucratique, que Trotsky a caractérisée par le terme d'Etat ouvrier dégénéré. Ce processus de décomposition avait été amorcé sous le règne de Brejnev bien avant sa mort en 1982. Mais ce décès et la crise de succession qui le suivit apparurent comme le point de départ public de cette décomposition bien que les crises précédentes eussent aussi été d'autres étapes du même processus. Cette crise de succession, prolongée comme telle par les intermèdes Andropov puis Tchernenko, ne fut pas réglée par l'arrivée au pouvoir de Gorbatchev en 1985. Ce dernier tenta d'asseoir son pouvoir en se ralliant certaines couches de la bureaucratie avec la "perestroïka" et la "glasnost" mais il fut débordé par plus démagogue encore que lui.
Les luttes politiques au sommet et la démagogie s'appuyant sur les aspirations et les envies de nombreuses couches de la bureaucratie ont libéré des forces politiques, jusque-là relativement contenues, émanant de la bureaucratie elle-même. Ce sont les affrontements publics ou les combinaisons occultes de telles forces, basées le plus souvent sur des fiefs locaux et qui ne se retrouvaient alliées que pour rejeter le pouvoir central, qui ont provoqué la dislocation de l'URSS et qui ont marqué son histoire politique depuis une dizaine d'années.
La dictature bureaucratique dans sa variante dure sous Staline comme dans ses différentes modifications ultérieures avait pour raison d'être fondamentale de préserver les privilèges de la bureaucratie contre la classe ouvrière et, en cas de nécessité, contre la bourgeoisie. Elle pesait cependant sur la bureaucratie elle-même. Cette bureaucratie, aussi bien sa composante participant au pouvoir étatique que sa composante chargée de la gestion de l'économie, n'était plus depuis longtemps constituée de ces "rudes arrivistes", certes "assagis, empâtés, installés", mais encore "enclins à penser que "la révolution, c'est nous", dont parlait Victor Serge dans les années trente. De par son mode de vie, sa mentalité et surtout ses aspirations, la bureaucratie du temps de Brejnev et même de ses prédécesseurs était proche de la petite bourgeoisie ou de la bourgeoisie occidentale. De temps à autre, des transfuges passaient à l'Ouest révélant une telle mentalité. La démagogie de Gorbatchev, brandissant les mots "liberté" et "démocratie" contre ses rivaux du sérail brejnevien, puis celle d'Eltsine, prônant l'autonomie des pouvoirs locaux et le rétablissement de la propriété privée et du capitalisme contre Gorbatchev, ont trouvé tout naturellement un large écho dans l'ensemble de la bureaucratie. Mais, tout aussi naturellement, chaque fraction de la bureaucratie a traduit ces notions à son propre usage. Si, dès le début du processus, une partie de la bureaucratie était mue par la volonté de rétablir le capitalisme c'est une très vieille aspiration, même si elle a peu eu la possibilité de jouer ce rôle sous la chape de plomb de la dictature stalinienne la caste bureaucratique avait surtout en commun la volonté d'accaparer aussi librement que possible le maximum de surproduit social. Il y a cependant de multiples façons de le faire et l'idée que chacun se faisait de cet accaparement dépendait de sa position, de ses relations, de ses possibilités.
Depuis ces dix ans, le jeu des forces politiques issues de la bureaucratie, dont au début la quasi totalité se revendiquait de la démocratie, n'a cependant pas abouti à une forme nouvelle, démocratique, du pouvoir de la bureaucratie, mais à l'éclatement du pouvoir et à la paralysie de l'Etat. Le morcellement du pouvoir d'Etat en féodalités bureaucratiques a eu des conséquences catastrophiques sur l'économie, d'autant plus que celle-ci était étatisée et hyper-centralisée.
Le bilan de la décennie écoulée depuis les débuts de la perestroïka est désastreux pour ce qui fut l'URSS. L'Union soviétique a été officiellement dissoute en tant qu entité étatique unique en décembre 1991. La quinzaine d'Etats qui en sont issus continuent pour la plupart à se décomposer. L'URSS sous la dictature bureaucratique avait été une vaste prison pour les peuples. Sa décomposition n'a cependant nullement apporté la liberté mais seulement le règne des mafias, des roitelets locaux et, dans certaines régions, des guerres civiles aussi sanglantes que stériles sans parler de la guerre de répression menée en Tchétchénie. Les élections dont les dirigeants de certains des Etats successeurs se passent d'ailleurs, si ce n'est sous la forme pratiquée sous le stalinisme ne servent qu à consacrer, sous des étiquettes politiques variées, les mêmes notables politiques que sous l'ère dite soviétique.
Le bilan est particulièrement désastreux sur le plan économique.
Aussi peu fiables que puissent être les statistiques publiées sur la situation économique de la Russie, elles indiquent depuis 1989 une régression incessante. Le produit intérieur brut de 1995 n'était plus qu à l'indice 60 par rapport à celui de 1989. Mais la régression est en réalité bien plus grave. La production de beaucoup de biens manufacturés ou de produits agricoles (viande, par exemple) a été divisée par deux ou plus. Chute "compensée" dans les statistiques exprimées en valeur par l'accroissement du tertiaire, qui comprend les chiffres d'affaires des officines financières ou des sociétés de protection et les dépenses permises par l'enrichissement d'une petite couche d'affairistes et "l activité" de sa domesticité à tout faire.
Significatifs sont encore les chiffres évoqués dans certaines publications économiques comparant le produit intérieur brut par habitant aux Etats-Unis et dans ce qui fut l'URSS.
En 1975, le produit intérieur par habitant de cette dernière aurait culminé à 42% de celui des Etats-Unis. Il serait à moins de 20% aujourd hui, c'est-à-dire à un niveau proche de celui de 1928. Ces chiffres valent ce qu ils valent. Ils donnent cependant une idée de l'immensité des dégâts causés par les pilleurs de la bureaucratie qui, en quelques années, ont annihilé les progrès accomplis en un demi-siècle d'économie planifiée, permise par les apports de la révolution prolétarienne de 1917, même si cette planification était paralysée, détournée, stérilisée par une gestion qui devait masquer les détournements de la bureaucratie à son profit.
Dans la toute première période de la décennie écoulée, les dirigeants du pouvoir central de la bureaucratie affirmaient vouloir "réformer l'économie socialiste" éventuellement par une plus grande place à des entreprises privées. Après la victoire d'Eltsine, ils changèrent encore plus de langage pour se proclamer totalement en faveur du rétablissement de la propriété privée et du capitalisme. Ces déclarations déclenchèrent alors l'enthousiasme de l'Occident (outre leur usage démagogique interne, elles étaient d'ailleurs surtout destinées à cela). Eltsine, cet apparatchik de haut rang de la dictature bureaucratique, n'a jamais cessé depuis lors d'être soutenu en Occident. Considéré comme le principal garant de l'évolution vers le capitalisme, il fut présenté pour cela, aussi, comme le pilier de la "transition démocratique", même lorsqu il a mis à genoux le parlement à coups de canons ni plus, ni moins légitimement élu que lui-même ou lorsque ses bombardiers transformèrent la capitale de la Tchétchénie en amas de ruines.
Les commentateurs annoncèrent alors une marche rapide sinon joyeuse vers l'économie capitaliste. Mais, entre les intentions proclamées et les actes, il y avait un pouvoir central de plus en plus en déconfiture, incapable non seulement de faire appliquer ses décisions, mais même d'en prendre de cohérentes.
Avec le lancement en 1992 de ce qui fut alors présenté par ses promoteurs (Gaïdar, Tchoubaïs, etc.) comme la première phase de la privatisation totale de l'industrie, les décisions souhaitées par les représentants de la bourgeoisie internationale semblaient avoir été enfin prises. Cette première phase visait en substance à transformer les entreprises d'Etat en sociétés par actions de droit privé. Elle devait être suivie d'une deuxième phase, destinée à assurer le fonctionnement de l'économie sur des bases capitalistes. Mais la contre-révolution sociale et son objectif, la transformation à rebours de l'économie, se révèlent bien plus difficiles et bien plus lentes dans ce pays immense, dont l'industrie s'est développée sur la base de la planification étatique, que ce qu espéraient leurs promoteurs les plus acharnés en Russie ou en Occident. Si la première phase a en effet transformé le statut juridique de la majorité des grandes entreprises du pays mais pas de toutes, loin de là la deuxième phase n'avance pratiquement pas. La planification a été détruite, mais sans que le marché s'y substitue pour autant. Des formes d'organisation économique hybrides sont apparues et, au lieu de constituer des étapes d'une transition, semblent se figer. Au cours des deux années qui viennent de s'écouler, l'économie s'englue plus qu elle ne se transforme.
Les études les plus récentes en la matière indiqueraient la répartition suivante des actions des entreprises privatisées : 43% en possession des salariés, 17% appartenant à la direction des entreprises, 11% à l'Etat et 29% à des propriétaires extérieurs à l'entreprise (y compris à des fonds d'investissement dont la plus grande partie appartient à des banques publiques ou des organismes parapublics). Bien qu "actionnaires majoritaires", les travailleurs n'ont évidemment pas plus de prise sur "leur" entreprise désormais privatisée qu ils n'en avaient naguère sur l'Etat qui, dans la phraséologie stalinienne, leur appartenait tout entier. Leurs parts servent seulement à consolider le pouvoir des bureaucrates qui dirigent les entreprises. Et dans bien des régions, la participation de l'Etat s'est transformée en participation des autorités locales (régionales ou municipales), elles-mêmes liées aux dirigeants des entreprises.
La première phase de la privatisation a donc surtout donné aux coteries bureaucratiques locales les moyens juridiques de se débarrasser légalement de tout contrôle du pouvoir central. Mais elle leur sert aussi, et de plus en plus, à verrouiller le contrôle de "leur" entreprise contre la pénétration de capitaux autres que minoritaires et donc cantonnés au rôle de fournisseurs d'argent frais qui pourraient leur disputer leur mainmise. La majorité des entreprises, la fraction décisive de l'économie, est dépendante des féodalités bureaucratiques.
Les capitaux russes sont trop faibles pour s'investir de façon prépondérante et les nouveaux riches préfèrent exporter l'argent de leurs exactions. Quant aux capitaux étrangers, ils ne se bousculent pas pour s'investir. Paradis peut-être pour des affairistes à la recherche de coups qui rapportent vite et gros, la Russie n'est toujours pas un champ d'investissement pour des capitaux industriels ou même commerciaux. Le volume des investissements demeure très inférieur à ceux réalisés dans certaines ex-Démocraties populaires, de taille et de richesses nettement inférieures.
Le fait que les capitaux occidentaux ne s'investissent pas massivement est d'abord dû à la situation financière internationale. De toute façon, le capital mondial s'investit peu à l'heure actuelle dans la production. L'époque est aux achats et à la concentration dans les bastions impérialistes. Mais en ce qui concerne les investissements en Russie, la particulière prudence du capital est due aux conditions générales, à l'insécurité, à l'emprise de la mafia sur des pans entiers de l'économie, au flou de la notion de propriété elle- même tous ces aspects liés à la faiblesse de l'Etat central. Quant aux faibles capitaux de la classe riche caractérisation plus exacte que bourgeoisie autochtone car elle est si peu liée aux moyens de production , ils se portent de préférence vers les secteurs marginaux mais rentables du commerce ou des services pour autant qu ils ne prennent pas le chemin des banques occidentales.
La crise des impôts que l'Etat est incapable de recouvrer (il annonçait en avoir perçu 60 % cette année, mais il semble qu il n'en recueillera finalement que 45 %) est révélatrice de la faiblesse du pouvoir central face aux féodalités bureaucratiques, et elle contribue à entretenir cette faiblesse en privant le Kremlin des moyens de s'imposer face aux féodalités locales.
Les autorités financières du monde impérialiste le savent qui, si elles se sont abstenues de tout geste durant la campagne pour la réélection d'Eltsine qui aurait pu encore plus fragiliser le régime, font aujourd hui état de leur inquiétude devant l'instabilité croissante du pays. C'est en invoquant l'incapacité du régime à réunir les moyens financiers de sa politique affichée, que le FMI vient de refuser de débloquer la tranche mensuelle de ce que l'on avait, en mars dernier, appelé son "prêt historique" de 50 milliards de francs. Les instituts de cotation des risques à l'usage des financiers internationaux et des Etats occidentaux ont enregistré cette situation. Après plusieurs autres, le britannique MIG a placé récemment la Russie en tête des pays à risques, alors que l'URSS, jusqu en 1991, avait la cote de sécurité maximum auprès de tels organismes.
La première phase de la privatisation, loin d'impulser une marche rapide vers une économie de marché capitaliste, avec libre circulation des marchandises et des capitaux, semble pour le moment engendrer des évolutions qui s'adaptent aux conditions politiques, aux morcellements régionaux et les consolident en retour. Ces évolutions mélangent les anciens modes de fonctionnement, sous l'économie bureaucratiquement planifiée, saupoudrés d'un peu d'économie de marché, complétés par une bonne dose de détournements.
Etant donné la faiblesse, voire l'absence, d'un véritable marché et la politique fantaisiste de crédit de l'Etat, les grandes entreprises qui n'ont pas les moyens d'accéder au marché international sont de plus en plus poussées vers le troc. Le troc représenterait plus d'un tiers des échanges entre entreprises. De surcroît, bien des transactions comptabilisées en argent ou en crédit seraient adossées à du troc. Pour s'y livrer, les entreprises retrouvent tout naturellement les réseaux établis au temps de la planification pour compenser sa lourdeur bureaucratique. La nature même de ce type d'échange nécessitant des relations de confiance et des convergences d'intérêts, il favorise l'apparition d'associations régionales. Suivant la richesse de la région, en industries ou en matières premières, suivant aussi sa position géographique proximité d'une frontière ou d'un port facilitant les ventes contre devises ces associations entraînent des développements différents, voire divergents. Elles ont pour raison d'être principale la mainmise de la bureaucratie locale sur l'économie de la région et, par là même, de faciliter les détournements à son profit. Mais elles poussent par la force des choses à l'autarcie par rapport aux autres régions et, aussi, au renforcement de pouvoirs locaux capables de s'opposer au pouvoir central. L'insuffisance des rentrées d'impôts, par exemple, n'est pas seulement une situation de fait. Les autorités de certaines régions refusent officiellement de verser des impôts, arguant à juste raison que l'Etat central ne remplit pas les obligations qui lui incombent (comme par exemple le payement de ses fonctionnaires, voire le règlement de ses factures).
Cette évolution renforce en tout cas les forces centrifuges qui n'ont nul besoin pour exister du support d'un problème ethnique ou national, réel ou fabriqué.
Si elle s'est morcelée et a changé ses méthodes, c'est encore la bureaucratie, cette catégorie sociale originale, issue de la dégénérescence de l'Etat ouvrier, qui continue à garder la haute main sur des morceaux de l'appareil d'Etat décomposé et sur une économie en déroute. Ses mues successives sont peut-être des phases de sa transformation en bourgeoisie mais cette transformation est loin d'être accomplie.
Les milieux gangstéro-affairistes, eux-mêmes liés à la bureaucratie, ne peuvent constituer un creuset d'où émergera la classe capitaliste russe de demain. La comparaison avec le développement de la bourgeoisie occidentale entre le XVIe et le XVIIIe siècle n'a aucun sens. A l'époque, la bourgeoisie s'est enrichie en grande partie par le vol, le crime, les génocides au détriment du reste de la planète. Certes. Mais les trusts américains ne proviennent pas de la mafia même si certains mafiosi se sont reconvertis en capitalistes. L'évolution d'un capitalisme en Russie ne peut provenir d'un tel gangstérisme.
Cependant, l'évolution n'est pas achevée et il est impossible de prévoir quand et sous quelle forme elle s'achèvera. Pour le moment, la situation économique semble s'orienter vers la balkanisation du pays en mini-Etats livrés à des bureaucraties locales et aux rivalités entre puissances impérialistes, avec la régression et la misère que cela impliquerait.
La couche privilégiée, qui s'intitule volontiers celle des "nouveaux Russes", qui accumule des fortunes en pillant les ressources du pays ou en parasitant les entreprises, n'est pas une amorce de bourgeoisie à l'échelle de la puissance économique du pays, mais des vers grouillant sur son cadavre. Ils détruisent la production, ils ne sont même pas capables d'en transformer l'organisation dans le sens capitaliste.
Pour la population, et tout particulièrement pour la classe ouvrière, ce chaos économico- politique se traduit par la continuation de la chute du niveau de vie ; par l'accroissement de la partie de la population qui, selon les autorités russes elles-mêmes, ne dispose même pas du minimum vital ; par la résurgence de maladies infectieuses graves dont le pays s'était depuis longtemps libéré.
Cet été, le gouvernement russe s'est félicité d'avoir pratiquement ramené l'inflation à 0 %, ce qui lui a valu mais on était en période électorale les bruyantes félicitations du FMI pour avoir, en avance sur le calendrier fixé, rempli ses engagements à son égard. Mais ce "succès" a été obtenu par un remède qui a aggravé le mal, puisque l'Etat russe, en cessation de paiement virtuelle depuis 1993-94, assure de moins en moins le minimum de protection sociale antérieure et paye avec de plus en plus de retard, ou plus du tout, ce qu il doit, à commencer par les salaires et les pensions. De nombreux travailleurs, y compris les enseignants, les médecins, les chercheurs, les retraités qui ne reçoivent plus un sou depuis des mois, en sont réduits à rechercher plusieurs emplois, en espérant qu au moins un employeur, ce mois-ci, n'aura pas détourné la caisse ou qu elle ne se sera pas évanouie entre les mains des bureaucrates dirigeant la ville, la région ou la branche économique concernée.
Evalués à l'équivalent de 20 milliards de francs en février, les arriérés de salaire atteignaient, toujours selon le gouvernement russe, plus de 30 milliards cet été. Cette situation, due tout à la fois à la rapacité des bureaucrates et à l'incapacité relative dans laquelle se trouvent l'Etat et les entreprises de payer leurs employés, ne cesse de s'aggraver.
Face à cette situation, les travailleurs mènent des combats défensifs. Des vagues de grèves se succèdent à un rythme soutenu dans toute la Russie (aussi en Ukraine, au Kazakhstan, etc.) et, conjuguées au chaos généralisé, ont fait dire à des responsables du pays, notamment Lebed, mais aussi certains membres du gouvernement, qu à la fois une catastrophe économique et une explosion sociale approchaient à grand pas.
Les problèmes de la Russie exigent une réponse globale, politique et économique. Depuis le début du long processus de décomposition, la classe ouvrière ne s'est pas manifestée sur le plan politique. Au temps de la perestroïka, sa fraction politisée a été désorientée ou abusée par la phraséologie démocratique et pro-occidentale dont la petite bourgeoisie, l'intelligentsia, se sont abreuvées. Même une bonne partie de cette petite bourgeoisie qui rêvait de mode de vie à l'occidentale a dû déchanter depuis. A infiniment plus forte raison, la classe ouvrière. Les élections ne sont que des thermomètres, mais les progrès du PC, les résultats de son candidat Ziouganov à l'élection présidentielle de cette année, ont reflété un rejet massif de la politique des dirigeants russes actuels et de ses conséquences.
Mais, sur le fond comme sur la forme, le PC ne s'est nullement différencié de ce que proposait Eltsine et ses électeurs ont moins voté "pour" Ziouganov qu ils ne se sont ainsi prononcés "contre" Eltsine. Ce score électoral a permis au PC d'obtenir que les clans du pouvoir lui fassent une place un peu plus grande dans les différentes instances de ce pouvoir (le président PC de la Douma vient ainsi, avec son homologue de la Chambre basse et le Premier ministre ainsi que le chef de l'administration présidentielle, de faire son entrée au "Conseil" restreint chargé par Eltsine de gérer le pays durant son opération). Déçue, une partie de l'électorat populaire et ouvrier de Ziouganov semble d'ailleurs reporter ses espoirs vers Lebed, le nouveau démagogue dont l'étoile monte dans les sondages. Même si cet aventurier parvenait à conquérir la succession d'Eltsine, rien pour le moment n'indique qu il pourrait, plus que son prédécesseur, ne serait-ce que s'opposer au processus de décomposition du pays. Pour cela, ni la détermination, ni même le titre d'ex- général bien vu par les troupes, ne suffisent, car l'armée elle-même est en état de décomposition avancée.
Pour complexe et multiforme que soit l'évolution d'une société décomposée par l'affaiblissement de l'Etat et le morcellement des pouvoirs, ce sont toujours l'analyse et la caractérisation léguées par Trotsky qui éclairent le mieux la réalité ex-soviétique.
Cette analyse et cette caractérisation, où la dégénérescence prend une part de plus en plus importante, demeurent non seulement l'expression d'une solidarité avec les générations qui ont défendu l'héritage de la révolution prolétarienne de 1917 en combattant le stalinisme, mais aussi une boussole pour aujourd hui.
Elle maintient l'idée que la bureaucratie, fossoyeur de la révolution, de sa politique, de ses perspectives depuis son accession au pouvoir en URSS, et pas une bourgeoisie autochtone par elle-même, est depuis plusieurs années non seulement le fossoyeur de tout ce qui, dans le pays, reste des transformations rendues possibles par la révolution, mais du pays lui-même. Le seul espoir pour l'avenir réside dans un retour de la classe ouvrière sur la scène politique et sociale, avec pour objectif affirmé de reprendre entre ses mains la destinée de l'ex-URSS.
Si la classe ouvrière reprenait l'initiative politique, elle devrait avoir pour programme, en premier lieu de socialiser et de planifier à nouveau l'économie. Pour cela, elle devra faire sien, en substance, le Programme de transition. Elle devra recréer des conseils ouvriers démocratiques, les soviets. Elle devra chasser les bureaucrates, quelles que soient les étiquettes qu ils arborent, pour remplacer leur pouvoir politique, localement comme au niveau central, par celui des soviets.
Elle devra chasser les bureaucrates dirigeant les entreprises, quelle que soit la forme juridique de leur mainmise sur celles-ci, pour instaurer un véritable contrôle des producteurs et des travailleurs. Elle devra évidemment exproprier et contrôler le commerce extérieur pour importer les biens et les produits les plus utiles aux classes populaires et à la production agricole et industrielle. Le contrôler aussi pour n'exporter que ce qui est le plus utile pour payer les achats indispensables.
Elle devra mettre fin au démembrement du pays par les féodalités bureaucratiques, et proposer la réunification de l'Union soviétique sur la base du respect démocratique du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes.
Nous ne savons évidemment pas s'il peut se constituer, dans les conditions actuelles de démoralisation et de désorientation en Russie, une force politique capable d'intervenir sur la base d'un tel programme. Mais tant que la classe ouvrière n'est pas complètement disloquée par le chômage, infectée par le poison des oppositions nationalistes, régionalistes, séparatistes, tant qu elle garde cette force numérique qui est encore la sienne et cette concentration dans de grandes entreprises, acquis de l'industrialisation planifiée de la période antérieure, ce programme-là est nécessaire et possible. Il revient aussi aux intellectuels de prendre la juste mesure de leurs responsabilités historiques et de choisir leur camp.