Alors qu'une pression existe en France pour faire accepter aux salariés que le niveau de leur retraite dépende de fonds de pension (cf. l'article précédent), la catastrophe que ces fonds de pension représentent aux USA pour les salariés illustre les dangers d'un tel système.
C'est le sujet d'un article publié par l'organisation trotskyste SPARK aux Etats-Unis dans le numéro de sa revue Class Struggle d'août dernier, article que nous reproduisons ci-dessous.
Depuis un an, plusieurs grandes entreprises américaines comme Enron (énergie), Global Crossings (télécommunications), Lucent Technologies (équipements de télécommunications), Bethlehem Steel (sidérurgie), K-Mart (grande distribution), Adelphia (télécommunications) et WorldCom (télécommunications) ont connu de graves difficultés ou ont carrément fait faillite. Non seulement il y a eu un nombre incalculable de licenciements, mais les employés de ces entreprises ont vu leur épargne retraite se volatiliser.
L'exemple le plus frappant est celui d'Enron, dont les dirigeants avaient " encouragé " les employés à alimenter leur plan d'épargne retraite, dit plan 401(k), en achetant des actions de la société qui étaient " abondées " par d'autres actions Enron, versées par l'entreprise. Puis, au moment précis où le cours de l'action a commencé à chuter, les gros bonnets de la direction ont trouvé le moyen d'empêcher les employés de vendre leurs actions, pendant qu'eux-mêmes empochaient des bénéfices faramineux en se débarrassant de leurs actions et de leurs stock options. Résultat : les 20 000 salariés d'Enron ont perdu plus d'un milliard de dollars d'épargne destinés à leur retraite. Dans les autres entreprises, les employés ont été victimes à peu de choses près du même scénario. Ceux de WorldCom, par exemple, ont perdu plus de 1,1 milliard de dollars.
Si la spectaculaire déroute de ces entreprises a bien sûr retenu l'attention, il ne faut pas perdre de vue que c'est tout le système des retraites qui est aujourd'hui menacé d'effondrement.
La chute des marchés financiers a mis en lumière l'insuffisance des plans 401(k) et des plans similaires qui ne garantissent pas le montant des pensions versées. Mais des plans de retraites traditionnels, dont le montant des pensions est en principe garanti, sont aussi remis en cause. Le fait que Bethlehem Steel ait reconnu récemment qu'un trou de 5 milliards de dollars s'était creusé dans le plan de retraite traditionnel de ses salariés, et le fait que celui de General Motors (GM) ait un trou de 9 milliards de dollars, prouvent que le problème des retraites a une tout autre ampleur. Par ailleurs, un nombre croissant d'entreprises ne couvrent plus le risque maladie de leurs retraités et abandonnent même carrément tout leur plan de retraite.
Aujourd'hui, plus de 70 millions de travailleurs n'ont pas de système de retraite complémentaire. Et leur nombre est en rapide augmentation. La plupart d'entre eux, mais pas tous, bénéficient du régime général de base des retraites. Mais les sommes qui leur seront versées par le service des pensions quand ils prendront leur retraite seront bien maigres : de 26 à 42 % du salaire de leurs meilleures années. Quant aux travailleurs qui compteront moins de 35 années de travail ou n'auront pas touché un plein salaire pendant les 35 années, leurs pensions peuvent être extrêmement faibles.
Les systèmes privés de retraite complémentaire, tous types confondus, ne touchent que 45 % des salariés. Et ce chiffre est trompeur puisque seule une petite minorité, moins de 20 % des salariés, continue à bénéficier des systèmes de retraite complémentaire à l'ancienne qui, en principe, garantissent à vie un certain nombre de prestations définies à l'avance pour le retraité et, bien souvent, pour le conjoint survivant. Depuis une vingtaine d'années, le nombre de salariés couverts par ces plans de retraite à prestations définies a rapidement décliné et continue à diminuer.
Les autres salariés sont tributaires des fameux plans 401(k) et autres plans similaires, fondés sur l'intéressement ou les plans d'épargne en actions. Ces plans, dits " à contribution définie ", n'existent que depuis une vingtaine d'années, mais remplacent très vite le système traditionnel. En général, la contribution, c'est-à-dire le total des sommes versées, y est moindre que dans le système traditionnel, sous prétexte que la hausse de la valeur des actions compensera la différence. En fait les marchés financiers ne comblent jamais la différence, même dans les très bonnes années, mais ils peuvent faire disparaître la quasi-totalité de l'argent épargné dans les plans 401 (k), comme on vient de le voir. La seule chose qui y est définie, c'est donc la contribution que le salarié décide d'y verser. Le montant des pensions, lui, n'est pas garanti du tout. Ne sont pas définies non plus les sommes que l'employeur versera...
"Trop vieux pour travailler, trop jeunes pour mourir"
La classe ouvrière américaine se bat depuis longtemps pour tenter d'obtenir une retraite décente. Au 19e siècle, le salaire de la plupart des travailleurs était si bas qu'ils ne pouvaient épargner de quoi vivre quand ils étaient malades, handicapés ou vieux. Aussi la plupart continuaient-ils à travailler jusqu'à la mort, même vieux ou malades ; d'autres vivaient chez leurs enfants, ou vivaient de la charité des églises, ou se retrouvaient dans des asiles pour indigents. Une chanson du mouvement ouvrier allait plus tard dire d'eux : " Trop vieux pour travailler, trop jeunes pour mourir ".
Au début du 20e siècle, certains grands monopoles (dans les chemins de fer, l'acier, la banque, l'alimentation) commencèrent à verser de petites pensions à leurs employés, s'ils acceptaient de partir à un âge fixé à l'avance. C'était le moyen trouvé par les employeurs pour se débarrasser des travailleurs âgés, souvent considérés comme peu productifs, et les remplacer par des jeunes, moins bien payés. A la même époque, dans certains secteurs (notamment le bâtiment, l'imprimerie et les chemins de fer), les travailleurs commençaient à créer, le plus souvent par le canal syndical, des mutuelles auxquelles ils contribuaient directement et par l'intermédiaire de leurs cotisations syndicales. Au début, ces mutuelles servaient à payer les frais d'obsèques, à garantir un revenu aux veuves des travailleurs décédés ou à assurer une pension aux travailleurs invalides. Plus tard, elle garantirent le versement d'une petite retraite. En 1930, 20 % des syndiqués bénéficiaient de ce système, mais il y avait peu de syndiqués essentiellement des travailleurs qualifiés.
Le formidable développement du mouvement ouvrier au cours de la crise des années trente transforma les données du problème. Les travailleurs non qualifiés de la grande industrie, à qui les patrons avaient toujours refusé le droit d'adhérer à un syndicat, se mobilisèrent pour imposer la reconnaissance de leurs organisations. En 1934, la classe ouvrière se lança dans plusieurs grèves générales importantes à Toledo, Minneapolis et San Francisco, ainsi que dans une grève générale nationale du textile. Ces grèves s'étendirent largement, grâce aux efforts des militants qui les dirigeaient pour entraîner un maximum de travailleurs. Et à la suite des premières victoires, la mobilisation ouvrière s'élargit de plus en plus. C'est au cours de ce mouvement que toutes sortes de revendications furent mises en avant pour lutter contre la pauvreté et la misère de la population laborieuse.
En 1935, inquiet de la force grandissante du mouvement, Roosevelt s'empressa de faire voter une loi instituant un régime général de protection sociale, le Social Security Act. Avec cette loi, le gouvernement promettait aux travailleurs d'atténuer quelques-uns des pires maux de la société capitaliste. Pour la jeune génération, elle signifiait la fin d'un fléau : le travail des enfants. Pour les plus âgés, cette loi instituait un régime général de retraite ; pour les chômeurs, une assurance chômage ; et pour les plus démunis, une assistance sociale destinée à remplacer tout un fatras inefficace d'organisations charitables et d'organismes d'aide subventionnés par les municipalités ou les Etats y compris les asiles pour les pauvres.
Certes, au départ, les pensions de retraite et les autres prestations étaient très faibles et elles ne comprenaient pas de couverture médicale. Mais cette loi instituait des prestations à l'échelle du pays, destinées à tous, indistinctement, et non plus fondées sur l'arbitraire comme c'était le cas auparavant. C'était un pas en avant dont la classe ouvrière aurait pu se prévaloir pour aller plus loin, car elle était encore fortement mobilisée et désireuse de défendre ses revendications de façon collective.
Sans la classe ouvrière mobilisée, pas de prestations à l'échelle de la société
Grâce aux grèves de masse, aux grèves sur le tas et aux occupations d'usine, le mouvement ouvrier réussit à imposer à la bourgeoisie la reconnaissance des syndicats de la grande industrie. Mais un nouvel appareil bureaucratique apparut alors, que le gouvernement aida à s'imposer dans les syndicats. Au lieu de s'orienter vers la création d'un seul grand syndicat (le CIO revendiqué par de nombreux travailleurs en lutte), la bureaucratie choisit de diviser la classe ouvrière, créant des syndicats de métier et des syndicats d'entreprise. Avec le temps, les négociations collectives, avec tous leurs pièges (signature de contrats avec l'employeur, procédures à suivre pour le dépôt de réclamations, etc.), se substituèrent à l'action des travailleurs eux-mêmes, à leurs luttes, à leur mobilisation.
Mais il a d'abord fallu imposer à la classe ouvrière ces relations institutionnalisées entre appareils bureaucratiques et bourgeoisie. Pendant la Seconde Guerre mondiale, elles furent imposées par l'intermédiaire du " no strike pledge " (engagement à renoncer à la grève) signé par tous les dirigeants syndicaux. Après la guerre, elles prirent la forme d'une chasse aux sorcières contre les militants les plus radicaux et les militants communistes qui avaient dirigé les grandes luttes des années trente. Le gouvernement vota aussi toute une série de lois répressives (en particulier la loi Taft-Hartley de 1947), interdisant à des communistes d'être élus à la tête des syndicats même si les travailleurs le voulaient et restreignant considérablement le droit de grève. Si les travailleurs s'en tenaient à la loi, ils se privaient du type d'actions au cours desquelles le mouvement ouvrier s'était construit et renforcé.
Au début, cela n'empêcha pas les travailleurs de lutter. En 1946 et 1949, il y eut dans le pays plus de grèves et plus de jours perdus pour fait de grève que dans les années trente. Mais ces luttes avaient un caractère très différent. Elles étaient plus isolées, plus corporatistes et, en conséquence, plus facilement contrôlées par la classe dominante que celles des années trente. Dans certains cas, les grèves étaient longues, ce qui montrait le degré de combativité et la détermination des travailleurs, mais aussi la conviction de la bourgeoisie qu'elle pouvait faire traîner les choses en longueur sans risquer une explosion sociale. En réalité, la classe ouvrière battait déjà en retraite.
C'est dans ce contexte que les premiers systèmes de retraite complémentaire privés furent établis.
Le premier syndicat à obtenir la création d'une retraite complémentaire fut l'United Mine Workers (UMW, Syndicat des mineurs) en 1946, juste après la guerre. L'UMW joua un rôle important pendant la guerre et dans l'immédiat après-guerre. Son influence était due en partie au fait qu'il contrôlait la production d'une industrie-clé dont beaucoup de secteurs dépendaient ; mais il disposait surtout d'une base combative, forte d'une longue histoire de luttes contre les propriétaires des mines de charbon et même contre le gouvernement. Pendant la guerre, les mineurs avaient organisé de grandes grèves, bravant l'interdiction de faire grève, les injonctions des tribunaux et les menaces du gouvernement d'appeler les grévistes sous les drapeaux.
En 1946, les compagnies minières rejetèrent la proposition de l'UMW de créer un système de couverture médicale et de retraite. Les mineurs se mirent en grève et bientôt toutes les industries furent affectées. Le président Harry S. Truman invoqua alors le War Powers Labor Disputes Act (loi octroyant au gouvernement des pouvoirs spéciaux pour mettre fin aux conflits du travail en temps de guerre), saisit les mines de charbon et ordonna aux mineurs de reprendre le travail. Mais il ne réussit pas à briser la détermination des grévistes. Une semaine plus tard, le gouvernement cédait. Agissant au nom des compagnies minières, le secrétaire d'Etat à l'Intérieur, J. A. Krug, signait avec l'UMW un contrat lui octroyant une redevance de cinq cents par tonne de charbon, destinée à alimenter la caisse de retraite et de prestations sociales du syndicat.
Cette caisse existait déjà, mais n'était jusque là alimentée que par les cotisations syndicales des mineurs. Outre la pension de retraite, elle assurait diverses prestations (catastrophe minière, soins médicaux, décès, invalidité et versement d'une pension au conjoint survivant). Grâce à la redevance payée par les compagnies minières, la caisse de l'UMW put se permettre de verser une pension mensuelle de 100 dollars aux mineurs retraités ce qui, ajouté aux 50 dollars versés par le régime général de la Sécurité sociale, constituait à l'époque une retraite décente.
Pour la toucher dans son intégralité, les mineurs devaient avoir 20 ans d'ancienneté et être âgés de 62 ans ou plus. En fait, il fallut encore quatre années de négociations et de grèves avant que les détails concernant les versements de la redevance et les prestations soient complètement réglés.
Le nouveau mode de financement de toutes ces prestations permettait certainement une amélioration. Mais les mineurs, leurs familles et toute la population des régions minières payèrent cette victoire au prix fort. En échange du système de retraite et de prestations dont devaient bénéficier les mineurs, les bureaucrates syndicaux de l'UMW, avec à leur tête John L. Lewis, permirent aux compagnies minières de réduire petit à petit le nombre de mineurs. Ceux qui partaient en retraite n'étaient souvent pas remplacés, ce qui aggravait le chômage de longue durée, la pauvreté et les difficultés des habitants des régions minières. Cette situation eut aussi comme conséquence l'affaiblissement progressif du puissant syndicat des mineurs.
Mais surtout, la décision de ne lutter que pour le financement d'une caisse réservée aux mineurs était un pas en arrière par rapport au principe d'une Sécurité sociale garantissant une retraite décente à l'ensemble des travailleurs. Non seulement la caisse de retraite des mineurs ne fut pas une exception, mais elle établit plutôt ce qui allait devenir la règle même si, dans de nombreuses entreprises, les nouvelles caisses de retraite, appelées aussi fonds de pension, allaient être alimentées d'une autre façon.
La lutte pour une retraite complémentaire mais seulement pour des secteurs de la classe ouvrière
Au lieu de lutter pour étendre et améliorer la Sécurité sociale, afin que les travailleurs aient vraiment les moyens de prendre leur retraite, le mouvement syndical, encouragé par certains patrons, s'orienta vers une lutte entreprise par entreprise. Il s'agissait dorénavant d'obtenir une " seconde " retraite, une retraite complémentaire, venant s'ajouter à celle de la Sécurité sociale. En 1946, quand la direction de Ford entreprit de discuter de la création d'un fonds de pension avec l'United Auto Workers (UAW, Syndicat des travailleurs de l'automobile), elle s'adressa à lui en ces termes : " Avant d'envisager la création d'un fonds de pension pour nos employés, il nous a fallu répondre à deux questions. La première est celle de notre sécurité. Si la capacité de l'entreprise de se développer comme entité rentable et tournée vers le progrès pouvait se trouver menacée, il est évident qu'une telle idée devrait être abandonnée. " La même année, Walter Reuther, président nouvellement élu de l'UAW, accepta que figure dans un contrat négocié avec Ford la déclaration commune suivante : " Dans cet accord, l'objectif premier de l'entreprise est d'établir avec ses employés des relations fondées sur la paix et l'ordre et d'obtenir un fonctionnement efficace et ininterrompu de ses installations ". Il accepta par la suite que cette clause dite " pour la sécurité de l'entreprise " figure dans les contrats suivants, le syndicat reconnaissant ainsi ouvertement à la direction le droit de sanctionner des travailleurs qui participeraient à des grèves sauvages.
Cette clause provoqua un débat houleux et une forte opposition lors de plusieurs congrès de l'UAW qui exigèrent sa suppression de tous les contrats. Une opposition se manifesta également contre l'idée de fonds de pension mis en place par les patrons, bon nombre de délégués réclamant que le syndicat lutte pour l'amélioration de la Sécurité sociale plutôt que pour introduire des retraites complémentaires dans les contrats. En 1947, Ford proposa à l'UAW d'introduire dans le contrat un plan de retraite qui exigeait des cotisations de la part des travailleurs. Ceux-ci votèrent à 75 % contre le contrat proposé par la direction et pour un contrat qui prévoyait des augmentations de salaires mais pas de plan de retraite.
En ce qui concerne l'amélioration de la Sécurité sociale, le CIO ne fit rien. Il n'y eut pas grand progrès non plus en ce qui concerne les retraites complémentaires, même si les syndicats continuèrent à aborder le sujet lors de la négociation des contrats. En 1949, la question des retraites fut mise en avant dans les négociations d'une série d'entreprises et d'industries. Les patrons dénonçaient régulièrement les retraites comme une idée inspirée par la " doctrine révolutionnaire ", une idée " socialiste ". Les syndicats, eux, se préparèrent à la grève sur le sujet. Truman intervint alors pour éviter une grève dans l'acier, en nommant un " comité des industries sidérurgiques " chargé d'examiner la question. Le rapport du comité recommandait la création d'une pension de retraite financée par les entreprises en affirmant que " les machines humaines, comme les machines inanimées, subissent avec le temps une certaine dépréciation " et proposait que " la création d'assurances et de pensions de retraite destinées aux travailleurs doivent faire partie des coûts normalement assumés par l'entreprise ". Un bel exemple de la logique capitaliste mais qui n'impressionna pas les patrons de la sidérurgie puisque ça leur demandait de mettre la main à la poche. Ils affirmaient qu'un plan de retraite devait être facultatif de façon que les travailleurs qui ne veulent pas épargner pour leur retraite ne soient pas " forcés " de le faire et ils ajoutaient : " Celui qui n'est pas prêt à épargner afin d'assurer ses vieux jours n'a aucun droit moral à réclamer que d'autres le fassent à sa place ". N'est-il pas extraordinaire que ceux qui exploitent à mort les travailleurs soient ceux qui aiment donner des leçons de morale !
Finalement, c'est le secteur de l'automobile, et plus précisément Ford, qui conclut l'accord. En effet, Ford offrit à l'UAW le plan de pension proposé par le comité des industries sidérurgiques ; en échange, Ford demandait au syndicat un contrat à plus long terme, un contrat de deux ans et demi au lieu d'un an, le gel des salaires pendant deux ans et un gel des pensions de retraite pendant cinq ans et demi. Pour être éligibles à une retraite pleine et entière, les travailleurs de l'automobile devaient compter 30 ans d'ancienneté et avoir au moins 65 ans. Ils ne touchaient alors qu'un total de 100 dollars par mois y compris la pension de la Sécurité sociale. L'entreprise acceptait d'être entièrement responsable du financement de ce plan. Et en ce qui concerne la clause dite de " la sécurité de l'entreprise ", le terme lui-même fut enlevé du contrat mais pas son contenu. Reuther accepta volontiers y compris ce qui était impliqué dans la clause de sécurité de l'entreprise : la responsabilité du syndicat d'empêcher ses membres de faire grève.
Il y eut une forte opposition à ce contrat bien que Reuther fût alors bien mieux installé à la tête du syndicat et en train d'expulser la plupart des militants qui avaient dirigé les grèves des années trente. Après avoir mené contre ses opposants une virulente campagne anticommuniste, Reuther réussit à faire accepter son accord mais avec une faible majorité.
C'est le système mis en place chez Ford qui servit de modèle pour tous les travailleurs syndiqués de la grande industrie. Les uns après les autres, les patrons s'empressèrent de signer des accords semblables y compris dans les entreprises de la sidérurgie. De nombreuses entreprises où il n'y avait pas de syndicat emboîtèrent bientôt le pas. Dans les années cinquante, les travailleurs qualifiés des petites entreprises représentés par l'AFL obtinrent eux aussi peu à peu une retraite complémentaire. La proportion de travailleurs couverts par des retraites complémentaires augmenta rapidement, passant de 19 % en 1945 à 40 % en 1960.
Du point de vue des employeurs et des bureaucraties syndicales, il s'agissait de ce que les défenseurs actuels du partenariat syndicat-entreprise appellent une situation " win-win " (tous gagnants). Les patrons avaient obtenu ce qu'ils souhaitaient : un système de type paternaliste qui liait les travailleurs à l'entreprise au fil des années, renforcé par la bonne volonté de syndicats prêts à imposer le respect des clauses limitant le droit de grève contenues dans tous ces accords. Quant aux bureaucrates syndicaux, ils avaient non seulement consolidé leur position en tant qu'intermédiaires obligés entre la direction et les travailleurs, mais ils ont pu, pendant un temps, justifier leur efficacité auprès des travailleurs en se vantant d'avoir fait avancer les choses grâce à ces accords.
Quant aux travailleurs, tout ce qu'ils avaient pu obtenir comme avantages ne pesait pas lourd face aux limites imposées à leurs luttes. Par l'augmentation des cadences, Ford a largement plus que récupéré l'argent qu'il a mis dans le fonds de pension. Plus grave encore : le fait que ces retraites ne bénéficiaient pas à tous les travailleurs, que plus de la moitié d'entre eux n'ont jamais eu de retraite complémentaire, a créé dans la classe ouvrière une division que les capitalistes ont exploitée par la suite, y compris pour s'en prendre aux retraites des travailleurs de l'automobile.
Les retraites à la sauce patronale
Ces retraites que le secteur privé avait accepté de verser à ses salariés, et qui s'accompagnaient, soit dit en passant, de subventions gouvernementales sous forme de déductions fiscales, sont précisément les retraites dont nous avons parlé plus haut, les retraites dont les prestations étaient définies à l'avance. Elles différaient d'une entreprise ou d'une industrie à l'autre. Mais elles avaient toutes deux choses en commun : les montants des pensions étaient définis à l'avance par contrat entre le syndicat et l'employeur (ou par un engagement de l'employeur dans les entreprises où il n'y avait pas de syndicat), et les cotisations et la gestion du fonds étaient entièrement à la charge de l'employeur.
Certains syndicats (ceux des mineurs, des routiers et de quelques métiers qualifiés) continuèrent cependant à gérer eux-mêmes leurs caisses de retraite auxquelles les entreprises concernées apportaient leur contribution. Mais le plus souvent, les fonds étaient gérés directement par les employeurs.
La gestion patronale de ces fonds posait un problème : seuls les salariés qui comptaient 30 ans (ou 35 ans ou même 40 ans) d'ancienneté dans la même entreprise pouvaient prétendre à une retraite pleine et entière s'ils avaient atteint l'âge requis pour l'ouverture des droits à la retraite (qui était souvent le même que celui fixé par la Sécurité sociale, soit 65 ans). Les droits à la retraite n'étaient que rarement " transférables " d'une entreprise à l'autre ce qui était plus souvent le cas avec les caisses de retraite gérées par les syndicats. Les salariés ayant travaillé dans plusieurs entreprises au cours de leur vie active ce qui est le cas le plus fréquent voyaient leur retraite considérablement réduite. Ils devaient travailler suffisamment longtemps dans chaque entreprise, cinq ans voire plus, pour commencer à bénéficier de droits leur permettant de toucher une toute petite pension de chacune de ces entreprises à l'âge de 65 ans. Un salarié ayant travaillé dix années d'affilée dans quatre entreprises différentes était encore loin de toucher une retraite du même montant que s'il avait travaillé toute sa vie dans la même entreprise.
Les pensions de retraite sont aujourd'hui considérées comme une des formes les plus rétrogrades de compensation versée aux salariés. Le système mis en place est particulièrement injuste pour l'ensemble de la classe ouvrière en général et pour sa fraction la plus exploitée en particulier. Ceux qui vont d'un travail à l'autre ne touchent qu'une pension minime, ou pas de pension du tout, même s'ils ont travaillé toute leur vie. Il en va de même pour ceux qui travaillent dans les petites entreprises. Les femmes, dont beaucoup s'arrêtent de travailler à la naissance d'un enfant, n'ont souvent pas l'ancienneté requise pour toucher une retraite pleine et entière. Il en va de même pour ceux qui sont malades, etc. Si l'on tient compte de tous ces facteurs, le système instituant une " seconde " retraite, privée, avait beau concerner la moitié des salariés, il était loin de permettre à la moitié des salariés de toucher une pension complète à leur retraite.
En outre, l'histoire de ce système montre bien que les prestations qui étaient apparemment " définies ", c'est-à-dire garanties, ne l'étaient souvent pas du tout. En effet, des patrons ont tout bonnement déclaré, à l'occasion d'une renégociation de contrat, qu'ils supprimaient le fonds de pension, abandonnant ainsi leurs salariés à leur sort, ou qu'ils réduisaient les prestations. Des patrons n'ont pas versé les sommes qu'ils devaient aux fonds de pension, ou ont fait main basse sur ces fonds en les utilisant à autre chose. Nombre de travailleurs ont découvert en arrivant à l'âge de la retraite, après avoir accumulé le nombre requis d'années de service, qu'il n'y avait plus d'argent dans les caisses ou que leurs retraites ne représentaient qu'une fraction de ce qu'elles auraient dû être. Cela arrive couramment dans les petites entreprises plus éphémères, plus sensibles aux aléas du marché.
Certaines des grandes entreprises ont également pillé leurs fonds de pension. En 1964, Studebaker, un fabricant d'automobiles, faisait faillite, laissant en plan les salariés et leur fonds de pension (négocié par l'UAW). Quelques salariés, les plus anciens dans l'entreprise, purent toucher leur retraite ; certains eurent droit à une retraite amputée ; mais la majorité ne toucha rien du tout.
Au début des années soixante, le processus qui avait vu des groupes de travailleurs isolés obtenir, sous la houlette de leur syndicat, la création de fonds de pension entreprise par entreprise s'essoufflait. Il se heurtait à la fois aux limites imposées par la façon dont étaient structurés les différents secteurs d'activité, et à l'incapacité des syndicats à attirer de nouveaux membres ou à étendre leur organisation. C'est la raison pour laquelle la proportion de travailleurs couverts par un fonds de pension privé a stagné un peu en dessous de 50 %.
Le mouvement noir impose de nouveaux avantages sociaux
A la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, un grand pas en avant fut accompli dans le domaine des avantages sociaux et des retraites, grâce non pas au système de négociations collectives mis en place par le patronat et les syndicats, mais à la mobilisation de la population noire qui s'étendit des années cinquante jusqu'au début des années soixante-dix. L'absence de pension de retraite était un problème crucial pour les travailleurs noirs, qui constituaient la fraction la plus opprimée du monde du travail. Ils étaient souvent exclus des grandes entreprises, confinés aux emplois les plus mal payés et n'avaient que peu, ou pas du tout, d'avantages sociaux. Même quand ils réussissaient à se faire embaucher dans les grandes entreprises, ils étaient " les derniers embauchés, les premiers virés " comme on dit, et n'y travaillaient pas assez longtemps pour avoir droit à une pension de retraite.
Quand les révoltes urbaines éclatèrent, dans les années soixante, le gouvernement mit en place toute une série de programmes destinés à combattre la pauvreté et les injustices les plus flagrantes (bons d'alimentation, aide sociale, aide au logement, aide à l'emploi, allocations chômage de longue durée, etc.). Le gouvernement fédéral créa aussi de nouveaux programmes relatifs à la retraite et améliora ceux qui existaient déjà. Ce fut le cas, en particulier, des programmes Medicare (assurance maladie des personnes âgées de plus de 65 ans) et Medicaid (soins médicaux gratuits pour les personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté), que le gouvernement finit par mettre en place en 1965. La couverture sociale des invalides fut aussi grandement améliorée. En 1972, le gouvernement institua même une révision annuelle du montant des pensions de la Sécurité sociale pour tenir compte de l'évolution du coût de la vie, de façon à atténuer les conséquences les plus dramatiques de l'inflation.
Le gouvernement adopta aussi une réforme en profondeur du système de retraites privées. Adopté en 1974, l'Employment Retirement Income Security Act (ERISA, Loi relative à la garantie des revenus des salariés retraités) promettait de mettre fin à certaines des pratiques les plus scandaleuses des patrons dans le domaine des retraites. L'ERISA établissait les normes à respecter par les fonds de pension par exemple, le nombre d'années de travail nécessaires à l'ouverture de " droits acquis ". Cette loi fixait aussi des règles pour la gestion de ces fonds par les employeurs. D'autre part, le gouvernement créa un système d'assurance et un organisme chargé de le gérer, la Pension Benefit Guaranty Corporation (Société d'assurance des fonds de pension), gérée par le gouvernement afin de garantir le paiement des retraites en cas de faillite.
Ces mesures étaient évidemment limitées et incomplètes. Ainsi, quand le fonds de pension d'une entreprise faisait faillite, les travailleurs découvraient souvent que les retraites versées par la société d'assurance gérée par le gouvernement étaient bien inférieures à ce qui leur avait été promis au départ.
Il n'en reste pas moins qu'à cette époque, le gouvernement a considérablement étendu les avantages sociaux acquis par les travailleurs dans les années trente et institué une sorte de garantie des retraites. Comme dans les années trente, il avait fallu pour cela rien de moins qu'un immense mouvement social.
Les capitalistes mènent l'offensive contre une classe ouvrière divisée
Au milieu des années soixante-dix, dans la foulée des luttes du mouvement noir, l'UAW obtenait une ultime modification du système des fonds de pension : la règle " 30 and out " (la retraite après trente années de travail). Selon cette règle, favorable aux travailleurs de l'automobile et qui sera reprise par les syndicats d'autres secteurs, les travailleurs n'étaient plus contraints d'attendre l'âge officiel de la retraite (62 ou 65 ans) pour toucher une retraite pleine et entière. Il leur suffisait de compter trente années de présence dans la même entreprise. Cela permit à un certain nombre d'entre eux de partir à un âge plus raisonnable, mais ne changea pas réellement les choses, car peu de travailleurs pouvaient espérer remplir cette condition. Dans l'automobile, par exemple, seule une faible proportion d'ouvriers terminaient leur carrière dans l'entreprise qui les avait embauchés au départ. Mais surtout, cette avancée devait être la dernière et contrairement à celles qui lui avaient ouvert la voie, elle ne s'appliquait qu'à une fraction limitée de la classe ouvrière.
Quand le mouvement noir commença à refluer, les capitalistes repassèrent à l'offensive contre la classe ouvrière. L'occasion de cette nouvelle offensive leur fut fournie par la crise économique, marquée par la récession des années 1973-1974 et celles, plus graves encore, de la fin des années soixante-dix et du début des années quatre-vingt. Les capitalistes se servirent de la pression constituée par les nombreuses fermetures d'entreprises, par la montée du chômage, pour demander et obtenir des sacrifices des travailleurs syndiqués, ou pour imposer tout simplement aux travailleurs non syndiqués des réductions de salaires et de prestations sociales. Patrons et bureaucrates syndicaux proposaient aux travailleurs un choix qui n'en était pas un : accepter une réduction de leurs salaires et avantages sociaux ou se retrouver sans emploi et donc, entre autre choses, sans espoir de toucher un jour la retraite à laquelle ils avaient droit.
Les travailleurs découvrirent peu à peu que les sacrifices qui leur étaient demandés par les patrons pour prétendument " sauver l'emploi " avaient exactement l'effet inverse. En dépit des sacrifices consentis, les entreprises continuaient à licencier et à sous-traiter, faisant appel à des intérimaires ou des contrats précaires. Le nombre de travailleurs bénéficiant d'avantages sociaux diminua.
Au milieu des années quatre-vingt, avec le retour des profits des grandes entreprises, les travailleurs commencèrent à résister à l'offensive permanente des patrons en se mettant en grève. Mais ces luttes, parfois très longues et très dures, restèrent isolées et limitées dans leurs perspectives. Au mieux, il s'agissait de luttes défensives, qui ne réussirent qu'à ralentir un peu l'étendue et le rythme des sacrifices qui leur étaient demandés par les patrons. A de nombreuses occasions, les employeurs firent appel avec succès à des " jaunes", recrutés parmi les travailleurs que les syndicats n'avaient jamais tenté d'organiser.
Les patrons ont ainsi pu utiliser les divisions existant à l'intérieur du monde du travail. En ne proposant pas aux travailleurs de lutter pour les mêmes avantages pour tous et parfois en empêchant de fait ces luttes les appareils syndicaux ont depuis belle lurette fourni aux patrons les armes qui leur permettent maintenant de supprimer les emplois de ceux qui bénéficient d'avantages sociaux.
Et pour couronner le tout, le " Plan 401 (k) "
Dans les années quatre-vingt, est apparue une nouvelle forme de fonds de pension, le fameux plan 401(k), nommé ainsi en référence à l'article 401(k), introduit en 1978 dans le Code des impôts. Dans l'esprit de ses rédacteurs, cet article était destiné à accorder des déductions fiscales aux cadres dirigeants qui versaient une partie de leurs revenus (souvent complétée par l'entreprise) dans un compte-épargne géré par l'entreprise. Cet article permettait effectivement à une entreprise de doubler le traitement des membres de sa direction sans que cette augmentation soit soumise à l'impôt sur le revenu. C'était simplement un cadeau fiscal fait à ceux qui avaient déjà de très hauts revenus. En même temps, il offrait un crédit d'impôt aux entreprises qui alimentaient les comptes-épargne de leurs cadres en actions, comme s'il s'agissait d'une dépense alors que l'entreprise ne dépensait rien si ce n'est ses propres actions.
Ces plans d'épargne en actions ont ensuite été étendus aux autres échelons de l'encadrement et aux membres des professions libérales travaillant en société, avec le même but : leur permettre de faire échapper une partie de leurs revenus à l'impôt. Mais certains employeurs ont vite compris qu'ils pouvaient faire la même proposition à l'ensemble des travailleurs. Cela ne coûtait pas cher à l'entreprise, voire rien du tout, puisque les salariés contribuaient pour l'essentiel et que l'entreprise ne versait au mieux que ses propres actions, et c'était présenté comme un petit cadeau aux syndicats pour tous les sacrifices qu'ils avaient acceptés dans les années quatre-vingt. En 1982, un certain nombre de dirigeants d'entreprises créaient un organisme chargé d'aider les patrons à mettre sur pied ou à étendre les plans 401(k). En 1984, la législation et la jurisprudence autorisaient finalement l'ouverture de ces plans à toutes les catégories de travailleurs. A cette date, seuls 7,5 millions de salariés (dirigeants, cadres supérieurs, professions libérales, etc.) bénéficiaient d'un plan 401(k). Ce chiffre est passé à 19,5 millions en 1990 et à 30,8 millions en 1996, pour atteindre les 42,1 millions en 2000.
Les employeurs ont présenté ces plans de plusieurs manières différentes. Au début, ils étaient décrits comme des régimes supplémentaires venant s'ajouter aux systèmes à prestations définies déjà en place. Mais très vite, les employeurs ont mis l'accent sur les plans 401(k) et commencé à négliger les fonds de pension traditionnels ou à en réduire l'importance. Puis, ils ont introduit un double système : les anciens salariés conservaient leurs fonds de pension traditionnels, mais les nouveaux embauchés n'avaient droit qu'à un plan 401(k). Puis les patrons franchirent la dernière étape : fermer leurs fonds de pension traditionnels en ne laissant aux travailleurs que le choix d'adhérer au plan 401(k). En 1988, environ 50 % des travailleurs étaient rattachés à un fonds de pension aux prestations " définies " et moins de 30 % à un plan de type 401(k). En cinq, ans ces pourcentages se sont presque inversés. Aujourd'hui, les plans 401(k) dominent largement.
Comme les nouveaux plans touchaient d'autres couches que les couches dirigeantes des entreprises, le gouvernement a limité les sommes qu'un salarié pouvait verser sur son compte et donc l'abondement de l'entreprise. Ainsi, sous couvert de réglementer les déductions fiscales, le gouvernement protégeait des contributions des entreprises des revendications possibles des salariés.
L'introduction des plans 401(k) a correspondu au décollage de la Bourse après le mini-krach de 1987. Pendant plus d'une décennie, la valeur de ces comptes d'épargne retraite en actions, donc investis en Bourse, a suivi une courbe exponentielle. Mais l'effondrement du marché au cours des deux dernières années a révélé l'ampleur des risques inhérents à ce système. Quand la valeur des actions s'effondre, les travailleurs risquent de perdre non seulement leurs gains, mais leur mise elle-même. Les maisons de courtage qui géraient les comptes 401(k) demandaient des commissions et des honoraires très élevés, qui pouvaient faire disparaître 20 à 30 % du capital investi en une vingtaine d'années. Le fait que les entreprises versaient dans ces comptes leurs propres actions allait à l'encontre des intérêts des salariés. Par exemple, il était toujours spécifié que le travailleur ne pouvait pas vendre ces actions avant d'avoir atteint un certain âge (le plus souvent 50 ou 55 ans). Les plans 401(k) étaient en réalité des bombes à retardement qui n'attendaient que l'éclatement de la bulle financière pour exploser à leur tour.
Comment les entreprises "gèrent" les retraites
Les fonds de pensions sont généralement contrôlés et gérés par les entreprises elles-mêmes à leur très grand avantage. En 1960, environ 10 % de l'ensemble des actifs financiers étaient la propriété des fonds de pension ; à la fin des années quatre-vingt-dix, les fonds en possédaient 24 %.
Dans les années quatre-vingt, quand le marché des actions a commencé à s'envoler, les fonds de pension se sont soudain enrichis ; les gérants de ces fonds ont alors prétendu qu'ils ne rapportaient plus simplement des bénéfices, mais un " excédent " de bénéfices. Bien sûr, les entreprises auraient pu décider d'utiliser ces excédents pour verser de meilleures retraites ou pour permettre à leurs salariés de partir plus tôt avec une retraite pleine et entière. Au lieu de quoi, elles les ont tout bonnement empochés. Entre 1980 et 1990, les entreprises ont ainsi récupéré plus de 20 milliards de dollars sur les fonds de pension, en utilisant divers subterfuges.
En 1993, le Congrès votait une loi rendant cette pratique illégale, au moins en apparence. Mais les entreprises ont néanmoins continué à puiser dans ce vaste réservoir de capital pour faciliter leurs fusions-acquisitions ou pour se défendre contre des prédateurs. Dans les années quatre-vingt-dix, Enron s'est servi de son fonds de pension pour financer ses désormais célèbres " partenariats hors bilan " qui servaient à dissimuler ses profits réels... et ses pertes.
Des entreprises ont même utilisé ces fonds pour truquer leur bilan, utilisant ce qu'on appelle la méthode de " la comptabilité agressive " pour faire croire que les excédents des fonds de pension faisaient partie de leurs profits. Au summum de cette pratique, en 2000, plus de 300 entreprises annonçaient 238 millions de dollars de profits provenant de l'excédent des fonds de pension. Ces bilans servaient à leur tour à justifier une nouvelle hausse des actions, et les cadeaux toujours plus généreux distribués aux hauts cadres sous forme de stock options.
En tout cas, de nombreuses entreprises ont tout simplement cessé de contribuer aux fonds de pension. L'augmentation de la valeur des actions faisait croire que les fonds étaient suffisamment alimentés pour payer les pensions.
Mais la chute du marché, amorcée il y a deux ans et demi, a fait entrer les fonds de pension dans une situation de crise potentielle. Au cours de cette période, les titres détenus par les fonds de pension gérés par les entreprises ont perdu près de 20 % de leur valeur, soit 1 000 milliards de dollars. GM a annoncé récemment un trou de 9 milliards de dollars dans son fonds de pension, déficit qui pourrait atteindre 20 milliards de dollars en 2004, lorsque GM aura à alimenter à nouveau le fonds selon la loi. Ford, dont le fonds de pension affichait un excédent de 600 millions de dollars à la fin de 2001, présentait six mois plus tard un déficit de 3,2 milliards de dollars. Les fonds de pension de nombreuses entreprises sont vraisemblablement en plus mauvais état encore.
Comment les entreprises vont-elles faire face à ces problèmes, surtout s'ils s'aggravent ?
Ce qui se passe aujourd'hui à Bethlehem Steel nous en fournit une indication. Cette entreprise demande aujourd'hui à l'United Steelworkers (USWA, Syndicat des sidérurgistes) de renégocier le contrat et d'accepter d'importants sacrifices sur les salaires, les prestations sociales et les conditions de travail. Elle menace, si elle n'obtient pas les sacrifices demandés, soit de supprimer l'assurance-maladie des retraités, soit de transformer le fonds de pension à l'ancienne en unplan 401(k) avec la bénédiction du gouvernement.
Les patrons rejouent la même scène qu'il y a vingt ans lorsque, sous prétexte de sauver les emplois et donc les retraites , ils réclamaient aux travailleurs des sacrifices sur tout le reste. C'était alors un chantage odieux et c'est pire aujourd'hui.
Bas les pattes devant nos retraites
En dépit de l'ampleur des problèmes rencontrés par les fonds de pension ces dernières années, les milieux financiers continuent à faire pression sur le gouvernement pour qu'il " privatise " la Sécurité sociale, autrement dit pour qu'elle soit transformée en un gigantesque plan 401(k). De toute évidence, les marchés financiers vont mal et sont à la recherche d'une nouvelle manne. La Sécurité sociale avec son surplus de 3 000 milliards de dollars est l'un des derniers terrains vierges que les marchés financiers ne contrôlent pas encore. Depuis plus d'une décennie, les hommes politiques parlent du déficit prévisible de la Sécurité sociale qui devrait se produire dans trente-cinq ans environ. Ils expliquent à qui veut les entendre que le système actuel doit donc être confié... à ceux-là mêmes qui ont mené les fonds de pension à un désastre sans précédent. Ils sont vraiment sans vergogne !
De toute évidence, il ne faut surtout pas confier le seul fonds de pension qui a réussi à se maintenir à flot, le seul fonds socialisé celui de la Sécurité sociale , aux escrocs qui ont saigné les fonds de pension privés.
Il faudrait au contraire étendre encore plus largement la couverture offerte par la Sécurité sociale, afin qu'elle permette aux travailleurs qui prennent leur retraite non seulement de survivre, mais de vivre décemment. C'est bien la moindre des choses après tout ce que ces travailleurs ont apporté à la société par leur travail. Mais pour en arriver là, il faudra un nouveau soulèvement social, comme celui qui a imposé la création de la Sécurité sociale dans les années trente ou celui qui a étendu les avantages sociaux à de nouvelles catégories de travailleurs dans les années soixante et soixante-dix. Il faudra aussi une nouvelle mobilisation de toutes les couches populaires de la société pour veiller à l'application de ce qui aura été obtenu.
Class-Struggle n° 36 août-octobre 2002