Les médias qui, par recherche du sensationnel à propos de ce qui se passe en Tchétchénie brodent sur "l'opposition séculaire" entre "un petit peuple courageux" et le pouvoir russe et qui s'émerveillent sur les "traditions guerrières" du Caucase ou qui exhibent le nom de l'imam Chamil, chef guerrier qui résista aux troupes du tsar au siècle dernier, obscurcissent la question plutôt qu'ils ne l'éclairent. Mais ils ne l'éclairent pas véritablement non plus quand ils rappellent le régime d'oppression imposé par le tsarisme à ce peuple, comme à tous les peuples conquis au cours de l'expansion de plusieurs siècles à travers laquelle s'est constituée la Russie (oppression tout aussi féroce au demeurant pour le peuple russe lui-même).
Même l'évocation de cette abjection qu'a été, bien plus récemment, pendant la Deuxième Guerre mondiale, la déportation de tout le peuple tchétchène par Staline - qui fit également déporter les peuples ingouche, tatar et quelques autres pour le "crime collectif" mais surtout imaginaire de collaboration avec les troupes de Hitler - n'explique pas grand chose. Elle rappelle cependant la façon dont le pouvoir bureaucratique réglait les "problèmes nationaux" au temps où ce pouvoir s'exerçait sous la forme d'une dictature personnelle sanglante. Aujourd'hui que son pouvoir se morcelle, la bureaucratie n'est certainement pas plus respectueuse des peuples : le bombardement de la population civile de Grozny, Tchétchènes et Russes confondus, en témoigne.
L'intervention de l'armée russe en Tchétchénie doit être évidemment dénoncée. Mais, ce qui s'y passe n'est pas un problème spécifique, le énième rebondissement de la longue lutte d'un petit peuple contre le pouvoir central de Moscou, quel qu'il soit. Au contraire, ce qui s'y passe est l'expression, extrême parce qu'armée, d'une crise générale à l'ensemble de la Fédération russe.
La décomposition continue de la fédération russe
Rappelons que ce n'est pas seulement l'ancienne Union soviétique qui a été une fédération de républiques avant sa dissolution : la Russie elle-même est une fédération regroupant aujourd'hui 89 entités territoriales, appelées "sujets de la fédération". Sur ces 89 entités territoriales, 21 sont des républiques censées regrouper et représenter une ou plusieurs de la bonne centaine de minorités nationales que compte la Russie.
Le même processus de décomposition du pouvoir étatique qui a conduit à l'éclatement de l'Union soviétique en décembre 1991 n'a pas tardé à affecter les différentes républiques autonomes, et pour les mêmes raisons. Les responsables locaux de la bureaucratie ont été partout tentés de saisir leur chance à l'occasion de la crise de succession et de la lutte pour le pouvoir aux sommets de la bureaucratie, dans et autour de sa direction politique centrale, pour conquérir un maximum d'autonomie pour leurs territoires, c'est-à-dire en réalité pour eux-mêmes.
Avant même que l'Union soviétique éclate, les dirigeants des républiques autonomes faisant partie de la fédération de Russie revendiquèrent les uns après les autres les mêmes droits que les anciennes républiques fédérées de l'Union soviétique. Dès 1990, les bureaucraties locales déclenchèrent une guerre institutionnelle, se concrétisant, courant 1991, par la proclamation de souveraineté des républiques autonomes de Russie. Ce que signifiait concrètement cette souveraineté resta dans le vague.
Les unes, comme le Tatarstan ou la Tchétchénie, commencèrent à parler d'indépendance. Les autres, qui se gardaient de prononcer le mot et ne tenaient pas particulièrement à la chose, se mirent cependant à faire rédiger fébrilement de nouvelles constitutions, des lois locales et à réclamer que ces constitutions et ces lois aient la prééminence sur les lois fédérales.
Certaines de ces républiques, comme celle de Touva, en sont venues à s'arroger la responsabilité de la défense de leurs territoires, alors que d'autres, comme le Tatarstan ou la Bachkirie, se donnèrent une politique extérieure propre, différente le cas échéant de celle de la Russie.
Les chefs des bureaucraties locales qui savaient que leurs territoires, enclavés souvent à l'intérieur de la Russie et totalement intégrés économiquement à elle, n'étaient pas viables, n'étaient pas poussés par un nationalisme romantique, du genre "mieux vaut vivre pauvre mais libre", ni par le souci d'assurer à leurs peuples le droit à un État indépendant. D'abord, parce que leurs peuples ne demandaient en général rien de tel. Le mouvement n'est pas parti des peuples, mais des coteries bureaucratiques, constituées en général par le secrétaire du parti, convenablement rebaptisé quand le moment en est venu, président ou chef du gouvernement local ; par les responsables des soviets qui survécurent sous les diverses désignations de l'exécutif local ; par cette "nomenklatura" politique locale, qui était désignée dans le passé par les étages supérieurs de la hiérarchie, et qui a assez rapidement pris l'habitude de se faire élire ou de faire semblant lorsque les élections sont devenues à la mode ; par la bureaucratie économique des directeurs d'entreprises industrielles, minières ou des chefs de kolkhoze et, le cas échéant, par les chefs des forces policières ou militaires."Leurs" peuples étaient composés de mélanges nationaux et ethniques pour ainsi dire dans toutes les républiques ou territoires nationaux. Les Russes d'origine y étaient nombreux - 45 % de la population totale dans les 21 républiques nationales - et constituaient même la majorité absolue comme dans la république de Sakha-Yakoutie, une des plus vindicatives pourtant vis-à-vis du pouvoir central. Inversement d'ailleurs, nombre de peuples non russes vivent majoritairement hors de leurs "républiques nationales", en particulier à Moscou ou dans les grandes villes industrielles, à commencer d'ailleurs par les Tchétchènes ou les Tatars, et n'avaient généralement nulle envie d'être transformés en étrangers.
Le "nationalisme romantique" aurait été d'autant moins de mise pour quelques-uns des chefs de ces républiques que la coterie bureaucratique locale, affichant bruyamment sa souveraineté, pouvait être elle-même composée d'une majorité de Russes.
Les sentiments nationaux n'avaient en réalité pas grand chose à voir dans l'affaire, même si dans bien des endroits ils ont été utilisés, voire suscités pour être utilisés. Mais, derrière les batailles juridiques, institutionnelles ou constitutionnelles, il y avait surtout l'aspiration de la bureaucratie locale à disposer des ressources du territoire sous son contrôle, en d'autres termes, au droit de piller son propre peuple en paix.
Au-delà de la revendication d'autonomie politique, assortie ou pas de quelques phrases sur des droits nationaux, toutes les bureaucraties locales avaient formulé un certain nombre d'exigences économiques et financières précises à l'égard du pouvoir central. Elles revendiquaient partout un allégement voire la suppression de leur contribution au budget fédéral. Elles revendiquaient le droit d'accorder des licences d'exportation - sources de pots-de-vin intéressants dans les républiques disposant de richesses naturelles - sans en passer par l'autorisation du centre. Elles revendiquaient plus généralement le contrôle de tout ou partie des entreprises se trouvant sur leur sol.
La menace de l'indépendance politique elle-même, lorsqu'elle était brandie, était surtout un chantage de la bureaucratie locale pour se faire reconnaître par Moscou le droit de faire ce qu'elle voulait chez elle, et surtout le droit de s'approprier les richesses locales. Le Tatarstan est un exemple éloquent. Cette république qui fut la seule avec la Tchétchénie à ne pas se contenter de brandir la menace de l'indépendance, mais qui proclama son indépendance, est revenue sur cette décision dès lors que le pouvoir central, déjà représenté par Eltsine, a accepté un compromis en signant un traité par lequel les autorités russes reconnaissaient à celles du Tatarstan le droit d'avoir leur propre commerce extérieur, leur constitution et leurs lois, de former leur budget et de lever des impôts, d'organiser leur système judiciaire, de disposer d'une banque centrale et de gérer leurs ressources ainsi que les entreprises implantées sur leur territoire - à l'exception de certaines entreprises faisant encore l'objet d'un marchandage entre les deux autorités.
Ailleurs, le pouvoir central n'est pas allé aussi loin dans les concessions officielles. Mais dans nombre de républiques où les dirigeants n'ont pas obtenu la reconnaissance officielle de leur mainmise sur "leur" république, ils s'en sont passé. De façon générale d'ailleurs, du moment que la bureaucratie locale ne met pas un point d'honneur à narguer ostensiblement le pouvoir central, ce dernier accepte, parce qu'il n'a pas les moyens de faire autrement, que l'impôt levé soit conservé localement sans que rien ou presque en revienne au pouvoir central, ou que ceux qui, de par leur position géographique et de par l'intérêt qui leur est porté par des commanditaires occidentaux, ont la possibilité de commercialiser leurs richesses, le fassent, sans en demander l'autorisation à Moscou, contre des devises sonnantes et trébuchantes - et les déposent par la suite dans les banques occidentales.
Quant aux entreprises se trouvant sur leurs territoires mais qui, étant propriétés d'État, ressortissaient en principe du pouvoir central, les clans bureaucratiques locaux ont assez vite compris qu'ils pouvaient mettre la main dessus officiellement sans avoir besoin de l'autorisation du Kremlin. Ils n'avaient qu'à se servir de la succession de lois et de décrets sur la privatisation. Une bonne partie des entreprises dites privatisées en Russie ont en fait seulement officialisé, par cette procédure, la mainmise en quelque sorte collective de la bureaucratie locale sur des entreprises naguère propriété d'État, au grand dam d'ailleurs du FMI qui, au nom de la bourgeoisie internationale, a une tout autre idée du retour à la propriété privée des moyens de production...
Des républiques nationales aux entités territoriales : un mouvement général
Le cadre des républiques ou territoires nationaux était juridiquement favorable à ce mouvement de refus du contrôle central par les coteries bureaucratiques locales. En outre, le caractère national de ce cadre permettait d'en appeler aux sentiments nationaux, là où les autorités locales éprouvaient le besoin de spéculer là-dessus.
Mais le gros des bureaucraties locales, y compris dans les régions purement russes, n'ont pas tardé à suivre. Les prétextes étaient multiples, mais cela n'avait pas grande importance. Ici, on brandissait le nationalisme russe en soulignant qu'il n'y avait pas de raisons pour que les "allogènes" aient plus de droits que les Russes eux-mêmes dans leur propre État. Là, plus subtilement encore, et de façon plus œcuménique, on évoquait le fait que les Tatars ou les Tchétchènes hors de leur "territoire national" étaient, comme les Russes, plus défavorisés sur le plan fiscal par exemple que dans les républiques nationales, puisqu'une part plus importante de leurs impôts allait au pouvoir central, au lieu d'être gardée localement. D'autres encore disaient comme ce chef de l'administration de la région de Sverdlovsk, cité par le journal Troud de juin 1993, qui invoquait les "sovnarkhozes" - ces super-régions économiques - du temps de Khrouchtchev qui à son avis auraient joui "d'une autonomie économique importante par rapport aux critères de l'époque". D'autres enfin, ou les mêmes, sans autre justification que celle que donne le fait de disposer de richesses sur son sol, se mirent à proclamer leur autonomie ou leur indépendance. Les Izvestia du 23 juin 1993 relataient ainsi comment "les responsables des pouvoirs représentatifs et exécutifs de la région d'Irkoutsk ont proposé aux autorités du territoire de Krasnoïarsk de réfléchir à leur réunion et à la constitution d'une république... Plusieurs dénominations ont même été proposées pour cette future formation étatique : République de Sibérie orientale, République de l'Angara et de l'Enisseï..". Et les Izvestia d'écrire, horrifiées : "Cette nouvelle épreuve infligée au pouvoir central est d'autant plus redoutable [...] qu'elle implique une modification des frontières de deux sujets de la fédération et la constitution d'une 'république russe'". En effet, l'existence et la "souveraineté" des républiques autonomes reposaient encore sur la fiction de droit d'une minorité nationale. Mais il faut croire que les bureaucrates russes de cette région de la Sibérie n'avaient nul besoin d'un prétexte national pour exiger la même chose que les autres.
Dès juin 1991, Eltsine, en tant que président d'une Russie qui faisait encore partie de l'URSS, a accordé l'autonomie économique à huit régions de Sibérie - elles seraient aujourd'hui dix-huit, la quasi-totalité de la Sibérie ayant bénéficié du même statut - ce que la presse de l'époque interpréta comme un pas vers la création d'un gouvernement sibérien. Puis, il fut question d'une république de l'Oural, entre Sibérie et Russie d'Europe.
La prise en main du pouvoir par la bureaucratie locale n'avait d'ailleurs pas besoin de vastes territoires pour s'exécuter. Le journal russe Rossiïskie Vesti du 29 octobre 1993 publiait un texte de Smirniaguine, membre du Conseil présidentiel, sous le titre déjà éloquent de "Non pas une mosaïque de régions, mais un État unitaire", dans lequel l'auteur expliquait sur le ton docte du conseiller : "Il conviendrait aussi d'interdire la transformation des frontières administratives en frontières d'État. Toutes les opérations de troc, les interdictions d'importer sont absolument contraires à la constitution. La région d'Oulianovsk n'a aucun droit d'instaurer des droits de douane sur des frontières qui sont administratives...". Il y a probablement peu de chances pour que la clique qui dirige Oulianovsk et qui donc se livre à un racket semi-légal sur les biens qui entrent, sortent ou transitent par sa région, ait obtempéré à cette supplique.
Une démagogie qui se retourne aujourd'hui contre Eltsine
Lorsqu'il en était encore à lutter pour le pouvoir contre Gorbatchev, Eltsine encouragea le mouvement. Il n'est pas seulement le fossoyeur de l'Union soviétique (ce sont lui et ses conseillers politiques qui ont trouvé cette procédure originale pour évincer Gorbatchev : dissoudre l'État dont il était le président). Il a participé, aussi, au mouvement de désintégration de la Fédération russe, même si ce mouvement se retourne aujourd'hui contre lui.
Le rétablissement de la propriété privée, le retour à l'économie capitaliste, l'ouverture vers l'Occident n'ont pas été, rappelons-le, le seul cheval de bataille d'Eltsine contre Gorbatchev. Le discours dans ce sens-là était surtout destiné à l'Occident, même si tout cela allait dans le sens des aspirations de la bureaucratie, dont les éléments les plus conscients prenaient tout cela pour le programme d'une contre-révolution sociale qu'ils souhaitaient, d'autres y voyant surtout la perspective de s'enrichir librement et rapidement. Les plus larges sphères de la bureaucratie, tous ceux qui occupaient des fonctions de commandement dans la société, étaient sans doute au moins autant, sinon plus sensibles à cet autre aspect de la démagogie eltsinienne : celui qui leur promettait le droit à l'autonomie, le droit de s'approprier le morceau local de l'appareil d'État et de s'en servir. "Prenez autant d'autonomie que vous pouvez en avaler..." lança Eltsine aux dirigeants des républiques autonomes lors de son premier voyage officiel en Russie en tant que président du Soviet suprême fraîchement élu de cette république, partie encore intégrante de l'Union soviétique.
Ce n'était que de la démagogie : Eltsine savait - mieux que Gorbatchev qui avait déjà libéré les forces centrifuges de la bureaucratie mais que sa fonction tenait à un peu plus de sens des responsabilités - formuler tout haut des aspirations montant des rangs de la bureaucratie et de ses féodalités locales. Et ces féodalités l'ont fait, en effet, roi. Mais, elles ne tardèrent pas à le lui rappeler.
Une fois Eltsine au pouvoir, le pouvoir croissant des barons de la bureaucratie s'est retourné évidemment contre lui. Les bureaucrates des républiques ou des entités territoriales devenues autonomes n'ont pas plus envie sous Eltsine que sous Gorbatchev d'obéir à un centre et surtout de partager les fruits de ce qu'ils rapinent sur le dos de la population.
Lors de la crise qui, en septembre 1993, a opposé Eltsine au duo Routskoï-Khasboulatov, cet aspect des choses a été occulté par le caractère spectaculaire de l'affrontement, par la prise sanglante du bâtiment du Parlement, etc. Mais, au moment même de cet affrontement au sommet, qui s'est concrétisé par la dissolution du Parlement, les autorités des entités territoriales étaient en état de dissidence proclamée par rapport au pouvoir central (la dissolution ne fut approuvée que par 8 sujets de la Fédération sur 89).
Eltsine surmonta cette dissidence, en tout cas son expression publique. Mais pas en remportant une épreuve de force. Au contraire, un compromis implicite - et souvent explicite - s'est instauré entre Eltsine et les barons locaux. Ceux-ci laissent Eltsine assumer, surtout vers l'extérieur, la fonction de grand chef de toutes les Russies. Mais Eltsine laisse les barons locaux en paix.
Voilà le contexte général dont la Tchétchénie n'est, depuis longtemps, qu'un des éléments.
Le cas de la Tchétchénie
Le conflit entre Moscou et le pouvoir local en Tchétchénie n'a pas commencé en ce mois de décembre 1994 où Eltsine a décidé d'envoyer son armée contre Grozny. Il a commencé, il y a plus de trois ans, dans le cadre du même processus qui a plus ou moins affecté toutes les républiques de la fédération russe.
Celui qui incarna l'aspiration de la bureaucratie locale à se débarrasser du contrôle du pouvoir central était Djokhar Doudaev, seul général tchétchène de toute l'Armée rouge, qui avait fini dans cette carrière comme général-major de l'aviation, chargé de diriger la force aérienne stratégique (les bombardiers nucléaires) en Estonie.
De retour en Tchétchénie, il a profité du fait que les dirigeants locaux se cherchaient (comme partout) un représentant emblématique pour, en octobre 1991, se faire élire président de ce qui était encore la république autonome de Tchétchéno-Ingouchie, alors peuplée de 1,3 millions d'habitants (53 % de Tchétchènes, 29 % de Russes, 12 % d'Ingouches). Lui, encore récemment général "communiste" de l'Armée rouge, prêta serment... sur le Coran. Dans la foulée il proclama (novembre 1991) l'indépendance de la république. Mais celle-ci éclata aussitôt, les Ingouches faisant sécession.
En effet, si Doudaev était élu avec 85 % des suffrages, la participation avait été très faible : 15 %. Les Ingouches, notamment, avaient refusé de prendre part au vote, les Russes aussi, les uns et les autres craignant de passer sous la coupe des clans tchétchènes, structure de base du clientélisme local, sans même pouvoir espérer que Moscou tempérerait la chose si l'indépendance se réalisait.
En Tchétchénie même, Doudaev se vit tout de suite contesté par le Soviet suprême tchétchène, qui invalida son élection. C'est sur la base de cette décision, et formellement en appui au Soviet suprême tchétchène (qui venait pourtant, trois mois plus tôt, de soutenir les putschistes de Moscou) qu'Eltsine décréta l'état d'urgence. Il envoya 2 000 hommes des "spetznaz" (des troupes d'élite) qui furent encerclés par les hommes de Doudaev, plus ou moins soutenus par la population, et ridiculisés car dans l'incapacité de déposer Doudaev.
Doudaev, en position de force, dissout alors le Soviet suprême tchétchène. Les bagarres entre chefs politiques tchétchènes ne cessèrent pas pour autant. Des ministres furent assassinés sans que l'on sût trop par qui. Doudaev, qui ne doit pas faire confiance à grand monde, s'arrogea en 1992-93, en plus du poste de président, celui de Premier ministre et de ministre de la Défense, le dernier en date ayant fait sécession et jouant la carte de Moscou. En 1991, Doudaev avait promis qu'il ferait de la Tchétchénie "le Koweït du Caucase", rivalisant de démagogie avec son homologue de la république voisine de Kalmoukie (elle, c'est une exception, est bouddhiste), qui refusa avec grandiloquence toute subvention de Moscou, affirmant pouvoir s'en tirer seul. Le président kalmouk, un aventurier-gangster célèbre de la période de la perestroïka, Ilioumjinov, devenu milliardaire, prétendait alimenter le budget de sa république avec ses seuls milliards, promettant d'abolir les impôts et instaurant comme loi du pays, le "Code de la steppe".
Doudaev qui n'est pas bouddhiste mais s'est découvert musulman, et qui ne préside pas une république de steppe mais de montagne islamisée au XVIIIe siècle, préfère invoquer la "charia" islamique et on a construit des mosquées dans le moindre village. Mais, les affaires étant les affaires, on n'a pas interdit l'alcool, ni le tabac... qui, autant que le pétrole, constituent un moyen, avec la drogue et les armes, d'enrichissement par le biais des trafics en tout genre.
On a beaucoup parlé du pétrole tchétchène comme base physique de l'indépendance de la république. C'est vrai et faux. Vrai, parce que les "élites" locales pensaient avoir désormais la mainmise sur l'un des plus gros gisements pétroliers de Russie et pouvoir en monnayer l'exploitation aux "majors" occidentales. Mais étant donné l'instabilité régionale et le fait que les raffineries se trouvent sur le territoire d'autres régions ou républiques, les contrats mirobolants annoncés n'ont jamais eu le moindre début de concrétisation (la France y a pourtant cru un temps qui, en 1993, avait invité Doudaev sur la base militaire d'Orange dans l'espoir de lui placer des armes en échange de promesses de contrat). En revanche, l'oléoduc écoulant le pétrole d'Azerbaïdjan vers le Caucase Nord et la Russie du Sud et qui transite par la Tchétchénie offrait à Doudaev et aux siens un moyen immédiat de pression sur Moscou et toute la région. Et une source de ressources par le biais du chantage à la coupure de l'oléoduc.
C'est cela qui a servi de vache à lait à l'équipe Doudaev. Et le fait que, très éloignée de Moscou, le Kremlin étant en outre empêtré dans bien d'autres problèmes, Grozny était devenue une plaque tournante de tous les trafics, un bazar géant à l'échelle du Caucase, protégé par le régime de Doudaev et où tout se vendait et s'achetait, des produits de troisième zone importés de Turquie, d'Iran ou des émirats arabes à la drogue et aux armes venues de partout.
Le blocus russe, plus ou moins effectif depuis 1992, ne pouvait pas gêner ces trafics et ceux qui en profitaient (Doudaev et ces nouveaux riches roulant en Mercedes). En revanche, ce blocus a frappé de plein fouet le gros de la population, désormais privée de produits de base (médicaments, alimentation, vêtements) provenant de régions industrialisées de Russie. Du coup, cette misère, à laquelle s'ajoutaient les conflits inter-ethniques régionaux, a provoqué un sauve-qui-peut général. Entre 1992 et maintenant, 200 000 personnes ont fui la Tchétchénie. Des Russes surtout, mais aussi des Tchétchènes (nombreux dans les grandes villes russes, et surtout Moscou, où ils vivent de petits boulots - commerce de quatre saisons, taxis - et parfois, comme tous les exilés n'ayant que leurs muscles et leur réputation de "combattants farouches" à vendre, de trafics, de criminalité).
En Tchétchénie même, au long de 1993-94, les gens attaquaient les trains pour se nourrir, pillaient les entrepôts, dévalisaient les voyageurs. Des milices d'autodéfense se créèrent dans le Nord du pays (où il y a des concentrations de Russes travaillés par les nationalistes qui ont fait renaître les organisations cosaques). Les villages se barricadèrent contre les "étrangers", les paysans saisirent les terres pour essayer de survivre. C'est d'ailleurs tout cela, avec en prime une guerre civile larvée, préexistante mais attisée en sous-main par Moscou, qui a servi à Eltsine pour "justifier" l'intervention russe censée "délivrer" la population et lui apporter une "aide humanitaire".
Eltsine tenta, dans un premier temps, de se débarrasser "légalement" de Doudaev, en soutenant le développement d'une opposition. Ce sont des anciens alliés de Doudaev, évincés à un moment ou à un autre, et généralement chefs de clan, qui formèrent l'ossature de cette opposition. En fait, il faudrait dire de "ces oppositions", car chacun des dix-sept districts de Tchétchénie correspond plus ou moins à un clan qui obéit plus ou moins à la capitale, Grozny, selon les alliances du jour.
En 1994, le président Doudaev ne gouvernait de fait que sa capitale. Le Nord de la république se trouvait plus ou moins sous influence russe. La seconde ville, Argoun (celle-là même, et c'est tout un symbole, qui fut le dernier bastion à tomber avant Grozny lors de l'intervention de décembre), était aux mains d'Avtourkhanov, chef du Conseil tchétchène provisoire, chaudement appuyé par les Russes. Tout comme Tolstoï Yourt, à quelques kilomètres de Grozny, est le fief de Khasboulatov, ancien président du Soviet suprême de Russie et ex-ennemi n° 1 d'Eltsine revenu sur place l'été dernier pour y tenter sa chance.
Ces derniers temps, la position de Doudaev apparaissait de plus en plus fragilisée. Il avait interdit tous les partis d'opposition. Ses anciens alliés l'avaient lâché : en décembre 1993, l'ancien chef de l'armée avait encerclé les bâtiments du gouvernement, sommant Doudaev de démissionner, l'affaire se réglant par un compromis. L'opulence choquante des nantis côtoyait la misère noire du plus grand nombre. Le pétrole, loin d'assurer l'indépendance, avait polarisé comme jamais la société tchétchène entre quelques super-riches et de nombreux super-pauvres.
En août 1994, quand des chars "venus de nulle part" (mais de toute évidence russes) appuyèrent l'offensive de l'opposition contre Doudaev, Moscou croyant ce dernier prêt à tomber, le Congrès des peuples tchétchènes ne vit que neuf des dix-sept districts du pays soutenir Doudaev dans son appel à la "mobilisation générale" contre "l'agression russe".
Mais l'opposition elle-même était divisée entre de multiples chefs de clan. Elle ne réussit pas en août à faire tomber Doudaev. Eltsine choisit alors d'intervenir directement - ou son état-major choisit pour lui.
De la décomposition de l'État......au temps des seigneurs de guerre
Pourquoi, après avoir toléré la sécession tchétchène pendant si longtemps, Eltsine a-t-il décidé de lancer ses troupes en décembre 1994 ? Peut-être pour se refaire une popularité sur la base du nationalisme russe, pour se donner une image de défenseur de "l'intégrité territoriale" du pays, lui qui a une responsabilité écrasante dans sa dislocation ? Peut-être pour dissimuler une ignominie quelconque, notamment l'implication de hauts fonctionnaires, voire de ministres dans des trafics, notamment d'armes, impliquant la mafia tchétchène ? Peut-être tout simplement "pour l'exemple", en choisissant un des territoires les plus ouvertement dissidents, mais assez petit pour qu'une guerre rapide puisse en venir à bout ? En tout cas, son coup a manqué. Au lieu d'abattre Doudaev, Eltsine a ressoudé autour de celui-ci toute la caste politique locale, et s'il reste encore à prouver qu'il a cimenté toute la population autour de Doudaev, il l'a au moins dressée contre lui-même.
L'intervention des troupes russes à Grozny et la façon dont elle s'est déroulée sont une infamie. Une infamie dont le prix est payé non seulement par les Tchétchènes mais aussi par la population russe de Grozny, ville habitée par les deux communautés : les bombes qui tombent ne font pas la différence. C'est aussi une infamie vis-à-vis des soldats russes eux-mêmes qui meurent dans une guerre qui n'est pas la leur et qu'ils ne ressentent pas comme telle.
Mais cette infamie ne justifie nullement ni Doudaev ni ses semblables. La décomposition de la fédération russe en satrapies locales n'est certainement pas un progrès, mais une régression. Comme a été une régression l'éclatement de l'Union soviétique.
Les révolutionnaires communistes ne reconnaissent évidemment pas au pouvoir central de la bureaucratie le droit de régler ses problèmes par la violence contre les populations. Tout aussi évidemment, ils sont opposés à toute forme d'oppression nationale et considèrent que tout peuple a le droit de disposer de lui-même.
Mais, ils n'ont pas à oublier pour autant qu'ils sont communistes et qu'ils ont à affirmer, y compris dans ces circonstances, que l'avenir des peuples n'est pas dans cette décomposition en territoires minuscules, soumis à des dictateurs, pas plus respectueux d'ailleurs des droits de leurs peuples qu'ils ne le sont des droits des peuples transformés en minorités chez eux.
Il se peut qu'il y ait eu, avant même l'aventure de Doudaev, une aspiration nationale en Tchétchénie et des sentiments de répulsion contre Moscou. Il y a assurément dans le passé de quoi les alimenter, en particulier dans le passé récent sous Staline. Mais rien ne permet de dire que ce sentiment national a amené la majorité de la population locale à souhaiter l'indépendance, et encore moins sous la houlette d'un dictateur, d'opérette peut-être, mais dictateur quand même.
Et le coup de force d'Eltsine contre la Tchétchénie est doublement criminel : directement, parce qu'il fait payer par la population sa guerre contre Doudaev, indirectement, parce qu'il pousse la population de Tchétchénie dans les bras de Doudaev. L'intervention militaire russe a peut-être provoqué cette réaction nationale que la démagogie nationaliste de Doudaev n'avait pas provoquée auparavant.
L'actualité est aujourd'hui focalisée, et pour cause, sur le conflit armé déclenché par le pouvoir central de la bureaucratie contre un des chefs de guerre locaux issus de cette bureaucratie. Mais il faut se souvenir qu'au Caucase où vivent côte à côte, et dans bien des cas mélangés, une cinquantaine de peuples, une multitude de chefs de guerre mènent une multitude d'affrontements sanglants entre eux - Géorgiens contre Abkhazes, Azéris contre Arméniens et bien d'autres dont la presse ne parle jamais - qui ont déjà fait plusieurs centaines de milliers de morts et ruiné littéralement la région. Tous ces chefs de féodalités bureaucratiques et leurs bandes armées utilisent la démagogie nationaliste quand il s'agit de conflits, impliquant deux ou plusieurs peuples et quand il s'agit d'agrandir leur territoire - et s'ils ne le font pas toujours, c'est que beaucoup se battent pour le pouvoir à l'intérieur même de leur peuple, exhibant alors des affinités de religion ou de clan. Tous prétendent trouver dans le passé, réel ou inventé, des arguments pour convoiter le territoire d'à côté.
Et, si le pouvoir central de la bureaucratie est tellement décomposé qu'il est dans l'incapacité d'intervenir militairement dans la plupart de ces conflits, il spécule dessus, joue les uns contre les autres et contribue puissamment à ce que le Caucase s'enfonce dans une succession de guerres stériles.
La bureaucratie en décomposition est aussi nuisible pour la société ex-soviétique qu'elle le fut aux temps de la dictature.
Le Caucase, c'est déjà les Balkans en pire - en pire parce que la région est plus grande et plus peuplée, avec une diversité plus grande de nationalités. Et pas plus que dans les Balkans, ce n'est dans les nationalismes opposés qu'il peut y avoir un salut pour les peuples de la région.
Ce qui se passe en Tchétchénie, comme plus généralement dans le Caucase, est la continuation de cette rivalité entre clans bureaucratiques pour le pillage du pays qui se déroule dans l'ensemble de ce qui fut l'Union soviétique.
La démagogie nationale des chefs et l'existence de bandes armées donnent cependant à ce phénomène un caractère infiniment plus sanglant qu'ailleurs.
La question nationale est un problème, parmi d'autres, que la bureaucratie n'a jamais su résoudre. La trique à la Staline ou l'anarchie à la Gorbatchev ou Eltsine première version, voilà l'alternative à laquelle la bureaucratie réduit la question. La bureaucratie n'est pas plus capable de résoudre la question nationale que toutes les autres questions de la société.
La Russie, comme d'ailleurs d'autres grands pays du monde, a reçu en héritage une diversité dans la composition de ses peuples, ethnies et traditions. Ce n'est que dans l'esprit obtus des bureaucrates ou, d'ailleurs, des bourgeois, qu'il y a une contradiction entre cette diversité et l'unification de plus en plus impérieuse non seulement des territoires de la taille de la Russie, mais également du monde entier.
Avec ses moyens limités et au milieu pourtant d'une période de guerre et de barbarie, le pouvoir soviétique des débuts avait au moins tenté de concilier la liberté des peuples, y compris sur le plan national, et leur réunification dans des entités vastes. Cette tentative a échoué avant d'avoir été poussée à son terme. Et, d'ailleurs, elle ne pouvait être poussée à bout qu'avec l'extension de la révolution prolétarienne et, par la suite, avec ces bonds prodigieux, y compris dans le domaine de la culture et de la civilisation, que permettrait l'organisation rationnelle, planifiée de la production à l'échelle internationale.
Mais il n'en reste pas moins que dans la politique des bolchéviks vis-à-vis des nationalités, au temps de Lénine, il y avait infiniment plus d'indications sur ce que sera l'avenir des relations entre peuples dans une région aussi multiethnique et mélangée que l'est le Caucase, que dans l'attitude des bureaucrates et dans les commentaires sur ce sujet émanant de la bourgeoisie.
La crise tchétchène est donc une des conséquences du processus de décomposition de l'Union soviétique, puis de la Russie. Elle peut lui donner à son tour un coup d'accélérateur. Aux dernières nouvelles, l'opposition politique à Eltsine a été travaillée par ce qui se passe en Tchétchénie, et il semble qu'Eltsine ait dû sacrifier son protégé, en même temps son agent à la tête de l'armée, le général Gratchev (celui dont il affirmait il y a peu encore, peut-être dans un moment d'euphorie éthylique, qu'il "était le meilleur ministre de la Défense de tous les temps et de tous les peuples").
Mais Eltsine a beau faire de Gratchev un bouc émissaire, cette mise à l'écart ne ressoudera certainement pas les rangs d'une hiérarchie militaire qui, à l'occasion de cette crise, a révélé ses fissures.
Dans l'état de décomposition où se trouve la Russie, il y a peu de chances qu'Eltsine parvienne à reconstituer l'unité du dernier appareil dont les fissures avaient été jusqu'à présent soigneusement cachées. Mais il n'est pas dit que, profitant de la déconsidération de la direction centrale de l'armée, reconnue de fait par Eltsine lui-même, un certain nombre de généraux comme Lebed ou Gromov ne soient pas tentés, non pas de jouer leur propre jeu politique - ce qu'ils font déjà depuis longtemps - mais de poser à leur tour leur candidature au pouvoir central. Ce qui ne signifierait pas non plus qu'ils aient plus de moyens pour reconsolider l'appareil d'État morcelé que n'en avait Gorbatchev ou que n'en a Eltsine.
Le pillage de ce qui fut l'Union soviétique est en passe de prendre la forme du règne des seigneurs de guerre. Seul un réveil du prolétariat ex-soviétique pourrait arrêter cette hécatombe.