La privatisation de services publics comme les postes et télécommunications est un phénomène qui est devenu international à partir des années quatre-vingt, bien qu'à des rythmes divers suivant les pays. C'est aujourd'hui un phénomène si général que, par exemple, les institutions européennes parviennent sans difficulté à se mettre d'accord pour pousser dans le sens de son extension. Et si cela révèle quelque chose, ce n'est pas, contrairement à ce que prétendent les chantres d'un "étatisme à la française", la "dictature" qu'imposeraient ces institutions aux pays membres, mais au contraire l'existence d'un consensus parmi les bourgeoisies de ces pays, et par conséquent parmi leurs classes politiques.
Sur ce terrain, la France a déjà connu un certain nombre de changements, ne serait-ce que la séparation de la poste et du téléphone et la privatisation de ce dernier. Mais pour l'instant La Poste reste encore une institution étatique, malgré les nombreux satellites de droit plus ou moins privé qu'elle a développés autour d'elle.
Si nous choisissons de parler dans cet article du cas de la poste britannique, c'est que, dans bien des domaines relevant de l'étatisme, comme ceux des services publics ou de la protection sociale, par exemple, les changements intervenus en Grande-Bretagne n'ont souvent fait qu'anticiper de quelques années des développements similaires en France, ce qui leur donne une valeur d'avertissement. D'autant que, dans le cas de la poste, la bureaucratie syndicale a prêté la main de bout en bout au processus de privatisation en usant de justifications bien connues aussi en France, justifications qui se sont révélées constituer un piège pour les travailleurs.
Le développement d'un monopole d'Etat
La poste britannique, en tant que service public d'Etat, est née en 1635, sous la monarchie absolue, huit ans après la poste française. Le roi donna au marchand londonien Thomas Witherings la tâche d'organiser un service de courriers réguliers qui fonctionnerait le long des grandes routes, de jour comme de nuit. Une fois la monarchie absolue transformée en monarchie constitutionnelle par la révolution bourgeoise anglaise, ce service se développa et devint si profitable que le parlement en fit un monopole d'Etat, c'est-à-dire dans le langage d'alors, un "monopole royal". Il y eut bien des tentatives pour défier ce monopole, mais toutes échouèrent en partie du fait de l'opposition du parlement mais aussi faute d'opérer sur une échelle suffisante. Puis vinrent l'ère des services réguliers de diligences et celle des chemins de fer, et la poste royale se transforma peu à peu en un système de collecte et de distribution du courrier sur tout le territoire national, à la fois rapide et fiable.
Mais c'est en 1840, sous l'impulsion de Rowland Hill, un réformateur grand pourfendeur des privilèges fiscaux exorbitants dont jouissait encore la grande propriété foncière, que fut introduit un tarif d'affranchissement universel indépendant de la distance, au moyen de timbres adhésifs. Cela permit une augmentation considérable du volume de courrier traité, grâce à la simplification de sa manutention. Et la poste devint un véritable service public au sens moderne du terme, parce que désormais bon marché et donc accessible à tous.
Au début du vingtième siècle on ne comptait pas moins de 21 940 bureaux de poste, dont 6 130 étaient administrés directement par la poste royale et 15 810 étaient sous-traités à des petits-commerçants ruraux et localisés dans leurs boutiques. Après l'introduction des premières formes de couverture sociale d'Etat, à partir de 1907, ce réseau de bureaux de poste devint de surcroît le principal système de distribution des allocations sociales, lui offrant ainsi une source de revenus suffisante pour assurer son existence pendant les décennies à venir.
Jusque dans les années soixante, il n'y eut guère de changement dans le fonctionnement de la poste. Outre les services postaux proprement dits, elle incluait le téléphone et son statut était celui d'un département ministériel. Ses employés étaient couverts par le réseau d'accords et de structures de négociation paritaires qui couvrait l'ensemble des employés de l'Etat. En l'absence de code du travail, cela impliquait une certaine protection du pouvoir d'achat, des conditions de travail et du système de retraite de ses salariés. En même temps, ce système procurait des avantages appréciables aux appareils syndicaux.
Sur le plan syndical, la poste était d'ailleurs l'un des secteurs les mieux organisés de la fonction publique. Les syndicats y avaient été reconnus dès 1906 et, depuis 1921, ils avaient fusionné pour ne former qu'un seul syndicat national de la poste. Seuls les opérateurs et techniciens du téléphone avaient leur propre organisation. Sur le plan local, en particulier dans les gros centres de tri urbains, les postiers avaient des traditions militantes, souvent grâce à l'activité des militants du Parti Communiste. En revanche, l'appareil syndical avait une longue tradition de collaboration de classe au sein des organismes de négociation paritaires où les bureaucrates passaient l'essentiel de leur temps.
S'il y avait une chose à laquelle les bureaucrates syndicaux tenaient par-dessus tout, c'était bien leur appartenance à ces comités. Et lorsqu'à la fin des années cinquante, les gouvernements conservateurs cherchèrent à sortir la poste de la fonction publique, pour en faire une entreprise publique autonome, afin de pouvoir s'en prendre plus librement aux salaires et aux conditions de travail des postiers au nom de critères de rentabilité, ils préférèrent reculer devant la virulence de la réaction des bureaucrates syndicaux.
Lorsqu'il arriva au pouvoir en 1964, le premier ministre travailliste Harold Wilson, lui, ne s'embarrassa pas de telles craintes. Il est vrai que, grâce au soutien de l'ensemble de la bureaucratie syndicale, il disposait de moyens de pression sur les dirigeants du syndicat des postiers que les conservateurs n'avaient pas eus. Finalement, le syndicat se contenta de protestations de pure forme lors de ses congrès syndicaux et, en 1969, la poste sortit de la fonction publique pour devenir une entreprise publique aux termes d'un accord que les bureaucrates syndicaux avaient paraphé en bonne et due forme.
Après avoir boudé quelque temps, les leaders syndicaux des postiers retrouvèrent vite la voie des salles de réunions directoriales. Dès le retour des travaillistes au pouvoir, en 1974, après une courte période de gouvernement conservateur, les dirigeants syndicaux des postiers se lancèrent dans une grande campagne en faveur de ce qu'ils appelaient le "contrôle ouvrier" c'est-à-dire, en fait, la possibilité pour eux de nommer des administrateurs permanents aux principaux organes de direction de la poste.
Avec la montée des luttes sociales, à partir de la fin 1977, les postiers se firent remarquer par une longue série de grèves sauvages de solidarité envers d'autres catégories de travailleurs en lutte. Non seulement ils se heurtèrent à l'opposition virulente de leurs propres dirigeants, mais lorsque le gouvernement travailliste de Callaghan menaça de les priver du droit de grève, le syndicat des postiers se borna à dénoncer les "semeurs de troubles" qui donnaient une mauvaise image de la profession. Callaghan renonça à ses menaces concernant le droit de grève. Mais il tint à récompenser les leaders syndicaux en leur offrant les postes dont ils avaient tant rêvé au conseil d'administration de la poste. Une étude réalisée par des chercheurs de l'université de Warwick montra néanmoins qu'à partir de ce moment les décisions importantes cessèrent d'être prises en réunion du conseil d'administration et que, dans la plupart des cas, les "administrateurs ouvriers" ne furent même pas consultés.
Offensive contre les salaires et conditions de travail
Une fois arrivé au pouvoir, en 1979, le gouvernement conservateur de Margaret Thatcher poursuivit la rentabilisation de la poste entamée par les travaillistes. Mais d'emblée, bien qu'ils ne mirent pas moins de treize ans avant d'en parler ouvertement dans le cas de la poste, l'objectif des conservateurs était la privatisation, dans ce secteur comme dans tant d'autres services publics.
Contrairement aux gouvernements travaillistes, Thatcher ne chercha pas à s'attirer les bonnes grâces de l'appareil syndical. Elle expulsa sans cérémonie ses représentants du conseil d'administration de la poste. Mais loin de couper les ponts, elle le maintint constamment en haleine, lui imposant des concessions humiliantes pour bénéficier du "privilège" de se faire admonester par la direction de la poste dans des réunions que les bureaucrates syndicaux présentaient pompeusement comme des "séances de négociation".
Contrairement à ce qui se passa dans d'autres branches, comme la sidérurgie, la santé ou les mines, les leaders syndicaux ne manifestèrent pas la moindre résistance. Toute leur politique consista à faire valoir leur utilité auprès du gouvernement dans l'accomplissement de ses plans.
C'est ainsi que, dès 1980, alors que les grèves sauvages se multipliaient dans la poste pour protester contre la dégradation rapide des salaires, les dirigeants du syndicat des postiers signèrent sur l'agglomération de Londres un accord entérinant l'introduction d'un système de rémunération basé sur la productivité. L'année suivante, cet accord était étendu à l'ensemble du pays, sous le nom évocateur de "Pour une amélioration des méthodes de travail" sans que les travailleurs soient jamais consultés. Ce devait être le premier d'une longue série d'accords similaires visant à obtenir le maximum de travail dans le minimum de temps, tout en réduisant les majorations horaires des heures supplémentaires, de nuit ou de week-end, pourtant indispensables aux postiers pour boucler les fins de mois.
Après 1981, ces accords furent imposés toujours plus ou moins suivant la même mise en scène : la direction annonçait ses plans ; les postiers du rang ripostaient par des grèves sauvages, qui parfois prirent le tour de grèves nationales de plusieurs semaines, sous les invectives de leurs dirigeants syndicaux, tandis que ceux-ci engageaient d'interminables "discussions" avec le patron ; et pour finir la direction du syndicat revenait voir les travailleurs en recommandant les mêmes mesures sous une autre présentation et avec un autre langage. Il arrivait que les bureaucrates aient à s'y reprendre à plusieurs fois, mais au bout du compte, ils (et le gouvernement) finissaient toujours par avoir les travailleurs à l'usure et à la démoralisation. Mais, à en croire les leaders syndicaux, les travailleurs devaient quand même s'estimer heureux. Car, disaient-ils, sans ces concessions qui préservaient les canaux de négociations avec la direction, celle-ci se serait tout simplement débarrassée du syndicat. Il est vrai que le patron n'avait aucune raison de se priver d'un syndicat qui se montrait aussi serviable !
C'est ainsi que, tout au long des années quatre-vingt les salaires et les conditions de travail des postiers connurent une détérioration encore plus rapide que dans le reste du secteur public. D'autant plus que ce fut aussi à cette époque que le recours aux travailleurs temporaires, contraints de travailler plus pour un salaire moindre, devint systématique. Or, là aussi, la politique de l'appareil syndical qui consistait à ignorer les temporaires, voire à pousser les postiers à les traiter comme des ennemis, contribua à affaiblir l'ensemble des travailleurs de la poste.
La privatisation manquée
Quant à la réorganisation de la poste, elle commença dès 1981 par la séparation de British Telecom, qui devint une entreprise publique avant d'être privatisée en 1986. En même temps, le monopole de la poste sur le courrier fut en partie suspendu, dans le domaine du transport des valeurs ou encore du courrier urgent par exemple. On vit se multiplier les petites entreprises rivales luttant pour une part de ces marchés, avec leurs coursiers à mobylette ou à moto arborant des logos rutilants, mais dont le salaire horaire était bien souvent à peine la moitié de celui d'un facteur.
En 1986, la poste fut scindée en trois filiales de statut public différentes qui durent dorénavant entretenir des rapports commerciaux entre elles afin, comme le déclara hypocritement le gouvernement de l'époque, d'assurer la "transparence" de l'usage des fonds publics. C'est ainsi que virent le jour Royal Mail pour le courrier proprement dit, ParcelForce pour les paquets et Post Office Counters pour les bureaux de poste. Les rangs des postiers s'en trouvèrent divisés puisque salaires et conditions de travail furent désormais fixés dans le cadre de ces filiales, et il s'ensuivit la première vague importante de suppressions d'emplois.
Mais cette restructuration facilita également la tâche d'isoler les morceaux de la poste susceptibles d'être privatisés ou passés en sous-traitance. Ce fut à cette époque que commença progressivement la vente en franchise de 40 % des bureaux de postes principaux à des supermarchés et des chaînes de magasins de presse comme Rymans et WH Smith, entraînant la disparition de 5 000 emplois aux guichets. Puis, en 1990, Girobank, équivalent britannique des Chèques postaux, fut vendu à la société de crédit immobilier Alliance and Leicester.
Finalement, en 1992, un plan de privatisation de la poste fut rendu public par le gouvernement conservateur de John Major. Mais Major n'avait pas le soutien électoral qu'avait eu Thatcher. Et surtout son plan souleva un véritable tollé dans les rangs mêmes des députés conservateurs. Ceux-ci craignaient en effet, à juste titre, que la dégradation du service postal dans les zones rurales qui résulterait inévitablement de la privatisation (plus de la moitié des 20 000 bureaux de postes ruraux fonctionnant en franchise dépendaient entièrement des subsides de l'Etat) se traduise par un retour de bâton aux élections suivantes. Le plan fut donc remis à l'étude. Un nouveau tollé se produisit en 1996, lorsqu'à la suite d'une série de grèves nationales de 24 heures, le gouvernement menaça de supprimer le monopole d'Etat sur le courrier. Cette fois, ce fut la Fédération des petites et moyennes entreprises qui protesta vigoureusement, arguant de la désorganisation que cela entraînerait immanquablement dans le service postal. De nouveau, la menace fut mise "à l'étude".
Il faut noter en passant que durant ces 18 ans, la servilité des dirigeants du syndicat des postiers à l'égard du gouvernement ne se démentit jamais. S'ils se laissèrent aller à des "écarts" occasionnels, ce fut soit pour reprendre le contrôle de grèves sauvages qui devenaient dangereuses, avec l'assentiment tacite de la direction de la poste, soit en guise de protestation symbolique contre la façon dont le gouvernement conservateur avait parfois tendance à les humilier publiquement mais jamais pour permettre aux travailleurs de défendre leurs intérêts, ni de prendre la mesure de leur force.
Le seul changement notable dans la politique de l'appareil syndical fut qu'à partir du début des années quatre-vingt-dix, il justifia tous ses reculs face au gouvernement par la nécessité de ne pas lui donner un prétexte pour mettre fin au monopole d'Etat du courrier ni au statut public de la poste. Et pour cela, en gros, il fallait tout accepter !
Blair reprend en main la privatisation
Lorsque les travaillistes de Tony Blair arrivèrent au pouvoir en 1997, ce fut avec la promesse de donner à la poste la "liberté commerciale". Leur premier geste fut de remplacer le président en place, issu des hauts cadres de la fonction publique, par l'ancien PDG du trust textile Coats Viyella, Neville Bain. En revanche le directeur général de la poste que les conservateurs avaient nommé en 1993 pour préparer la privatisation, John Roberts, resta en place.
Pour faire bonne mesure, la responsabilité de la poste au sein du nouveau gouvernement fut attribuée à Alan Johnson, jusqu'alors secrétaire général adjoint du syndicat des postiers, pour qui fut créé le poste au nom très évocateur de "ministre de la compétitivité".... C'était déjà tout un programme, qui ne laissait aucun doute sur les intentions des travaillistes ni sur leur succès à obtenir la caution des leaders du syndicat des postiers.
Aussitôt, l'offensive commença. Cette fois, les trois grandes composantes de la poste furent parcellisées en un grand nombre de petits "centres de profit" entretenant des relations commerciales entre eux, suivant un modèle "éprouvé" puisqu'il s'agissait ni plus ni moins que celui utilisé en 1994 par les conservateurs dans les chemins de fer et on sait avec quelles conséquences catastrophiques ! Mais qu'importait à Blair. La poste avait un surplus d'exploitation important, de l'ordre de 840 millions d'euros (5,5 milliards de francs) et il fallait bien trouver un moyen d'en faire profiter le capital privé un jour ou l'autre.
Néanmoins, Blair savait que l'idée d'une privatisation de la poste était très impopulaire, non seulement dans l'électorat travailliste mais également dans celui qu'il venait de ravir aux conservateurs. Ayant mis en place les structures permettant une réactivation des préparatifs en vue de la privatisation, il entreprit de gagner du temps en lançant une "commission d'enquête" dont les travaux durèrent pas moins de deux ans.
Les propositions de cette commission, qui furent reprises à son compte par le gouvernement et publiées en juillet 1999, prévoyaient la transformation de la poste en une société par actions de droit privé, dont l'unique actionnaire serait (pour l'instant) l'Etat. Là encore c'était exactement le même cheminement que celui suivi pour Railtrack, la société propriétaire des voies de chemins de fer, transformée en société par actions contrôlée à 100 % par l'Etat et vendue en Bourse deux ans plus tard.
Ayant annoncé ses intentions, le gouvernement travailliste entreprit de laisser l'opinion publique s'habituer à l'idée, implicite dans son projet, d'une privatisation à terme. On continua à nier officiellement qu'il s'agissait d'une privatisation cachée. En revanche, on martela la nécessité pour les services publics d'être "compétitifs". Après tout, disaient les ministres de Blair avec une sacrée dose de culot, la libéralisation "venue de l'Union européenne" va forcer le secteur public à être compétitif face au privé, sous peine d'avoir à disparaître. Alors que cette libéralisation-là, cela faisait quand même vingt ans qu'elle pesait sur les services publics britanniques, après avoir commencé bien avant que les institutions de l'Union européenne existent pour en discuter ! Mais qu'importe, selon le gouvernement Blair, il fallait donc que la poste se comporte exactement comme une entreprise privée pour... rester dans le secteur public. Et ce fut exactement au nom de la même logique que l'appareil du syndicat des postiers se mit à enjoindre à ses adhérents de cesser de "mettre en danger la poste publique" avec leur refus obstiné de se monter compétitifs !
Car en effet, et c'était bien un problème pour Blair également, la poste continuait d'être pratiquement le seul secteur de la classe ouvrière où des grèves sauvages, parfois de grande ampleur, continuaient à se produire régulièrement. Et il y avait de bonnes raisons à cela. Au courrier, les effectifs avaient diminué de 10 % pour une augmentation de 50 % du volume à traiter. Les wagonnets poussés par les facteurs n'en finissaient pas de s'alourdir, les systèmes de "split shifts" (types d'horaires où la journée de travail est divisée en deux et coupée par une longue pause de 3 ou 4 heures non payées) de se multiplier et les cadences de travail dans les centres de tri de devenir insupportables. Et, en plus, la paie était maintenant parmi les plus basses du secteur public, d'autant plus basse qu'elle dépendait de tout un système d'objectifs de productivité qui étaient bien souvent impossibles à atteindre.
Malgré cela, la direction cherchait en plus à faire appliquer un nouvel accord signé en février 2000 par les leaders syndicaux, comportant encore plus de contraintes de productivité et encore plus de flexibilité dans les rotations. Et ce sont les tentatives des directions locales de mettre cet accord en application au cours des vingt-trois derniers mois qui ont déclenché le plus grand nombre de grèves sauvages. Au point d'ailleurs que, dans bien des centres, la direction a dû renoncer, au moins provisoirement, à appliquer l'accord en question.
La naissance de "Consignia" et ses conséquences
En avril 2001, le gouvernement Blair a néanmoins fini par appliquer son plan. La poste a changé de nom pour prendre celui de "Consignia", invention très cher payée à un cabinet de marketing en vogue.
Désormais, Consignia est une entreprise privée contrôlée à 100 % par l'Etat. Ses hauts cadres peuvent dire ouvertement que leur objectif est la recherche du profit maximum au lieu d'avoir à se cacher vertueusement derrière la nécessité de faire des économies pour le compte des contribuables. Et il n'est pas difficile d'imaginer leur impatience de pouvoir bénéficier enfin des mêmes émoluments, primes et autres share-options, que leurs homologues du secteur privé. En montrant tant d'enthousiasme à faire de Consignia une entreprise "compétitive", ils ne font qu'anticiper sur les avantages personnels qu'ils comptent bien tirer un jour prochain de la "liberté commerciale" dont jouit désormais la poste.
Selon les plans de Blair, la création de Consignia aurait dû s'accompagner de la fin de son monopole postal. En fait, il n'en est rien puisqu'elle conserve le monopole du courrier dont l'affranchissement est inférieur à 1,7 euro (11 F), c'est-à-dire environ 95 % de ses profits. De toute façon, pour le gros du courrier, quelle concurrence pourrait exister pour Consignia ? On voit mal un groupe financier créer de toutes pièces l'infrastructure nationale nécessaire pour en assurer la collecte, le tri et la distribution.
En revanche, ce qui a été pleinement mis en pratique, et même avec anticipation, c'est la possibilité pour Consignia d'emprunter sur les marchés financiers pour acquérir des parts d'entreprises dans d'autres pays. Ainsi Consignia a-t-elle d'ores et déjà des participations dans diverses sociétés de courrier d'entreprise et de messagerie de paquets en France, en Allemagne, au Danemark et en Hollande, pour une valeur totale d'un milliard d'euros (6,5 milliards de francs).
Quant aux salariés de la poste, ils n'ont pas eu bien longtemps à attendre pour mesurer la signification de cette "liberté commerciale" pour eux. C'est au détour d'une phrase, le 5 décembre, que John Roberts, directeur général de Consignia, a annoncé la suppression de 30 000 emplois dans les douze mois, de façon à réaliser une diminution des coûts de 20 milliards d'euros (132 milliards de francs) à compter de 2003. A cette occasion, Roberts laissa entendre que ces suppressions d'emplois pourraient résulter, en partie au moins, de licenciements et non pas seulement de départs "volontaires" ou dus au jeu des départs en retraite.
Face à une annonce qui signifiait la suppression de près d'un emploi sur cinq dans le traitement et la distribution du courrier, les dirigeants du syndicat des postes ne pouvaient décemment pas se taire. Ils menacèrent d'appeler à une grève nationale tout en entamant dans le même temps des négociations avec la direction. Quelques jours plus tard, ils annonçaient qu'ils avaient "contraint" Consignia à reculer en signant un accord par lequel elle s'engageait à "ne prendre aucune mesure allant dans le sens d'imposer des départs non volontaires". Nul ne sait ce que les leaders syndicaux ont signé en contrepartie de cette concession qui n'engage pas la direction à grand-chose car le contenu de cet accord n'a pas été rendu public. Ce que l'on sait, en revanche, c'est qu'entre temps et la coïncidence ne pouvait être fortuite les bureaucrates syndicaux avaient annulé sans la moindre explication un référendum sur l'organisation d'une grève sur les salaires que le congrès du syndicat avait fixé pour le 10 décembre.
Quoi qu'il en soit, les 30 000 suppressions d'emplois annoncées restent toujours valables. Le fait qu'elles soient censées résulter de départs "volontaires" ne change rien à l'affaire. On sait ce que cache ce genre de "volontarisme" dans bien des cas, tout simplement le chantage au transfert forcé dans un dépôt lointain. Et non seulement cela signifie 30 000 emplois en moins pour l'ensemble de la classe ouvrière, dans une période où même les chiffres officiels du chômage sont en train de remonter, mais également une aggravation importante des conditions de travail pour les postiers qui conserveront leur travail.
D'ailleurs, ce ne sont pas les seules mesures de ce type à être en préparation. Par exemple, Consignia vient de produire un plan (toujours censément basé sur le "volontariat") suivant lequel elle entend se débarrasser des 4000 chauffeurs qui conduisent ses poids lourds sur de longues distances. Ces chauffeurs deviendraient des artisans à leur compte. Ils continueraient à utiliser leurs poids lourds actuels en les remboursant à Consignia suivant une forme de location-vente. Consignia leur achèterait leurs services (mais évidemment ils seraient "en concurrence" avec tous les transporteurs du même type). Combien d'entre eux survivront à cette concurrence, sans risquer leur vie au volant de leur camion pour aller plus vite et rouler plus longtemps ?
D'après les leaders syndicaux, l'honneur et ce qu'ils appellent la "sécurité de l'emploi" sont saufs. Pour le reste, ils affirment leur détermination à aider la direction de Consignia à remporter le combat de la "compétitivité" pour "faire en sorte que la poste reste un service public". Mais qui veut que la poste reste un service public ? Blair, dont toute la politique est de la jeter en pâture aux parasites du capital ? Les patrons de la poste qui piaffent d'impatience à l'idée de pouvoir enfin être de véritables patrons à leur propre compte ?
En revanche, favoriser la recherche de la compétitivité c'est d'abord aider Consignia à aggraver les conditions de travail pour les postiers et à mettre en danger la vie des chauffeurs devenus artisans, bref c'est aider les aspirants profiteurs et les capitalistes qui les remplaceront demain à jouer avec la peau des travailleurs. Et puis c'est aussi aider Consignia à accélérer les préparatifs de la privatisation. Et si les bureaucrates syndicaux espèrent qu'alors la direction du groupe privatisé saura se montrer reconnaissante à leur égard, ils feraient bien de se rappeler le prix qu'ont payé, par exemple, les syndicats de cheminots pour avoir entretenu les mêmes illusions : le discrédit auprès de leurs membres et leur mise sur la touche par la plupart des patrons du réseau.
Heureusement, on peut penser que les travailleurs des postes ne sont pas dupes de cette politique. En tout cas c'est ce qu'ils ont montré jusqu'à présent par leur résistance opiniâtre, et finalement assez efficace, aux attaques passées. Ce qui est sûr, c'est qu'ils ne doivent compter que sur leur combativité et leur détermination pour mettre en échec les attaques présentes et à venir du gouvernement Blair.