Le score élevé de l’extrême droite aux élections européennes, 31,5 % pour le Rassemblement national (RN) et même 40 % en ajoutant le résultat de Reconquête et autres listes réactionnaires, n’a rien d’une surprise. La montée du RN et son implantation électorale dans un nombre de plus en plus important de territoires, en particulier dans les régions frappées par le chômage et la disparition des services publics, se confirme élection après élection. Le 9 juin, la liste du RN était en tête dans 93 % des communes, dans 457 des 577 circonscriptions, et une liste de gauche ne l’était que dans 78 circonscriptions.
Une crise politique en germe depuis deux ans
Si Macron a déclenché la crise politique en dissolvant l’Assemblée, elle couvait depuis des mois. Depuis juin 2022, son parti n’a pas de majorité absolue à l’Assemblée et, malgré les nombreux moyens mis à disposition du chef de l’État par la Constitution bourgeoise, il a dû sans cesse soit négocier avec les députés pour faire passer ses lois soit, user de l’article 49-3 de la Constitution. En dissolvant par surprise, Macron visait à prendre de court les autres partis, à achever l’éclatement du parti de droite Les Républicains (LR), à obliger ses partisans déjà en lice pour lui succéder en 2027 à serrer les rangs derrière lui, et pariait sur la division des partis de gauche qui s’invectivaient publiquement depuis des mois, en particulier sur la question de Gaza. On connaîtra bientôt le résultat de son pari.
Si le RN accédait au pouvoir après le 7 juillet, en envoyant à Matignon un Premier ministre issu de ses rangs, tout en cohabitant avec Macron installé à l’Élysée, cela permettrait au RN de prouver qu’il est un parti de gouvernement, responsable vis-à-vis de la grande bourgeoisie. La bourgeoisie n’est pas forcément opposée à une arrivée du RN aux affaires, mais seule une minorité de capitalistes le soutiennent. Si, dans les classes populaires, l’absence d’expérience gouvernementale (« On ne l’a jamais essayé ») est un argument en faveur du RN, il n’en va pas de même parmi les capitalistes. Certains bourgeois peuvent redouter une péripétie comparable au Brexit, ou des mesures contre les travailleurs étrangers qui les priveraient d’une main-d’œuvre dont ils ont besoin. Or la bourgeoisie n’aime pas l’incertitude, comme en a témoigné la fébrilité à la Bourse de Paris au lendemain de l’annonce de la dissolution. C’est pour répondre à ces appréhensions que les dirigeants du RN, Marine Le Pen et Jordan Bardella, multiplient les gages de bonne volonté, en répétant qu’ils géreront le capitalisme, sans aventurisme aucun. Une cohabitation permettrait au RN de prouver que son accès au pouvoir n’engendre pas de chaos économique sous forme d’une envolée des taux d’intérêt, d’un krach boursier ou d’une crise européenne.
Macron garde certes la préférence de la grande bourgeoisie. Son équipe est liée par de multiples relations aux grandes familles bourgeoises et aux dirigeants des grands groupes. Mais au fur et à mesure qu’il s’approche du pouvoir, le RN donne tous les gages de respectabilité. Sur sa liste des européennes, il a placé des hauts-fonctionnaires, des commissaires de police et un ex-ministre de Sarkozy. Avant même d’être élu, malgré des annonces contradictoires sur les questions sociales, Bardella a prévenu qu’il ne pourra pas satisfaire ses promesses sur la baisse de la TVA sur l’énergie ou l’annulation de la réforme des retraites : « Nous ne pourrons pas tout, tout de suite… » (RMC, le 11 juin).
Le RN, un parti bourgeois réactionnaire
Issu du Front national, fondé en 1972 par des anciens de l’Algérie française et de la collaboration, le RN est devenu un parti bourgeois classique, réactionnaire et xénophobe, mais qui se déploie sur le terrain électoral et aspire à gouverner en s’appuyant sur l’appareil d’État en place. Marine Le Pen n’est pas fondamentalement différente d’une Meloni en Italie ou d’un Trump aux États-Unis. Le RN n’est pas un parti fasciste qui disposerait de milices armées parallèles à la police et qui, du point de vue de la bourgeoisie, représenterait une source d’instabilité même sans que la situation politique n’exige de recourir à lui. Le RN a déjà trouvé le soutien du milliardaire Vincent Bolloré. Celui-ci a orchestré le ralliement au RN du président de LR, Éric Ciotti. Bolloré milite pour une alliance RN-LR et a mobilisé son empire médiatique (C-News, Europe 1, Journal du dimanche…) pour en faire la promotion. En même temps, si, à l’image de Meloni en Italie, le RN s’est intégré au jeu institutionnel, la situation politique peut changer rapidement, par exemple à la faveur de la crise économique, et la petite bourgeoisie peut se radicaliser, fournissant ainsi une base sociale à un mouvement de type fasciste.
Depuis 2017 et l’arrivée de Macron à l’Élysée sur fond de discrédit du PS et de la droite, le système d’alternance qui a régi la vie politique française pendant des décennies est en panne. Cette alternance droite-gauche, avec un personnel politique que la grande bourgeoisie connaissait bien, a fonctionné tant que les richesses accumulées dans le pays impérialiste qu’est la France ont permis d’accorder quelques droits et protections à une fraction importante des classes populaires. Ce système s’est grippé au fur et à mesure de l’aggravation de la crise économique, quand la bourgeoisie, sous la pression de la concurrence de plus en plus dure, est devenue plus féroce avec les travailleurs et plus exigeante vis-à-vis de ses serviteurs politiques. Au pouvoir, les partis de gauche et de droite se sont usés de plus en plus rapidement auprès de l’électorat populaire, qui constitue quand même la grande majorité de leur électorat. Ainsi, ni Sarkozy ni Hollande n’ont pu se faire réélire à l’issue de leur mandat.
La crise politique actuelle peut être l’occasion pour la bourgeoisie d’intégrer le RN à la gestion de l’État et au jeu d’alternance, relançant ainsi pour un temps la machine à illusions. Pour autant, l’arrivée au pouvoir du RN serait bien sûr un recul supplémentaire pour les classes populaires et un choc en particulier pour les travailleurs issus de l’immigration. Elle ne pourra que renforcer, au sein de la police, des juges, des services de l’État, les éléments les plus xénophobes, réactionnaires, hostiles à l’existence des syndicats. Cela renforcera dans l’État et dans la société tous ceux qui ne tolèrent pas la contestation de l’ordre bourgeois. Elle renforcera les patrons qui licencient arbitrairement des délégués du personnel et trouveront un soutien chez des juges ou au ministère du Travail. Elle renforcera ceux, parmi les policiers, qui sont déjà prêts à éborgner des manifestants ou à abattre des jeunes de banlieue sous le moindre prétexte. Le RN sera contraint de piétiner toutes ses promesses sur le terrain social, et fera donc de la surenchère dans sa démagogie anti-immigrés.
C’est pour affirmer sa solidarité avec cette importante partie de la classe ouvrière qui s’inquiète à juste titre de l’arrivée au pouvoir du RN que Lutte ouvrière a appelé à participer aux manifestations contre l’extrême droite organisées les 15 et 16 juin, bien que l’intersyndicale organisatrice ait appelé à ces manifestations pour soutenir l’alliance électorale dite Nouveau Front populaire (NFP) scellée en quelques jours par les partis de gauche.
La responsabilité des partis de gauche
Une victoire électorale du NFP, composé de politiciens et de partis qui ont déjà gouverné, n’enrayerait ni la progression des idées réactionnaires ni la marche vers la catastrophe sociale que subissent déjà des fractions entières de la classe ouvrière. Si un gouvernement de gauche émerge de ces élections, il se retrouvera avec le même appareil d’État antiouvrier, confronté à la même police raciste, enragée par la défaite de l’extrême droite, et surtout soumis à la même classe capitaliste qui exigera de nouvelles attaques antiouvrière. Comment imaginer une seconde que ces politiciens – dont François Hollande, ex-président de la République ou Aurélien Rousseau, ex-ministre de la Santé de Macron – ne se soumettront pas à ces pressions ?
Si la conscience de classe des travailleurs a reculé au point que tant d’entre eux sont aujourd’hui prêts à voter pour un parti d’extrême droite dirigé par un jeune loup ambitieux et une millionnaire, un parti bourgeois et ouvertement haineux envers une partie des exploités, on le doit à ces mêmes partis de gauche. Eux, qui se sont construits, il y a plus d’un siècle, sur l’idée que « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes », ont transformé la classe ouvrière en une masse de manœuvre électorale pour laquelle seul compte le « vote utile » pour élire des députés et porter au gouvernement des ministres de gauche. Aujourd’hui, aux yeux de beaucoup, ce vote utile est devenu le vote pour Bardella et Le Pen ! Les partis de gauche ont remplacé le drapeau rouge par le drapeau bleu blanc rouge ; l’internationalisme par le nationalisme. Et aujourd’hui, celui qui représente le mieux ce nationalisme, aux yeux de beaucoup, c’est le RN.
Le plus grave dans la montée du RN est bien son succès dans les milieux populaires et dans les entreprises. À l’exception des banlieues populaires des grandes agglomérations comme Paris ou Lyon, le RN est majoritaire dans le monde ouvrier, que ce soit dans les campagnes (Aisne, Somme, Meuse, etc.), dans de nombreuses villes petites et moyennes, et dans les anciennes régions industrielles comme le Nord-Pas-de-Calais. Des adhérents de la CGT ont voté pour le RN, parfois dans des proportions importantes, par rejet de Macron et parce que leur syndicat a cessé depuis longtemps de transmettre une véritable tradition de lutte de classe. À l’inverse, les manifestations contre l’extrême droite n’ont attiré ni les ouvriers, ni les habitants des quartiers populaires. Pour enrayer cette évolution au sein même de la classe des travailleurs, pour convaincre ceux qui ont voté RN, aucune leçon de morale, aucun appel solennel à défendre les « valeurs démocratiques », ne pèseront. Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, a adressé une vidéo aux 600 000 adhérents de la confédération pour les inviter à voter pour le NFP. Selon elle, les syndicats ont obligé les partis de gauche à « s’unir derrière un programme de rupture avec le macronisme et avec le fascisme ». Ce sont des mots creux vidé de sens ! En son temps, François Mitterrand, passé de Vichy à la direction du Parti socialiste, n’avait pas hésité à défendre « un programme de rupture avec le capitalisme »… avant d’imposer l’austérité et la rigueur et de laisser les capitalistes supprimer des dizaines de milliers d’emplois dans le pays. Quant au fascisme, s’il menaçait réellement, il faudrait être suicidaire pour penser qu’un simple bulletin de vote pourrait l’arrêter.
Une question de plus en plus cruciale, qui menace l’avenir de toute la société, est celle de la marche à la guerre. Sur cette question, s’il parvient au pouvoir, chacun des trois blocs défendra une politique guerrière, conforme aux intérêts de l’impérialisme français. Macron prend des postures martiales depuis des mois. Le Nouveau Front populaire s’est engagé à poursuivre voire à intensifier le soutien militaire à l’Ukraine. Quant au RN, ses formules pacifistes et anti-atlantistes actuelles cachent mal son nationalisme profond.
Renouer avec la lutte de classe et construire un parti des travailleurs
Qu’ils soient de gauche, de droite ou d’extrême droite, les politiciens qui aspirent à diriger les affaires de la bourgeoisie ne peuvent représenter les travailleurs. La seule façon de défendre leurs intérêts et leurs conditions de vie est le faire eux-mêmes, de retrouver confiance dans leur force collective et de renouer avec les méthodes de la lutte de classe. S’ils ne veulent pas être trompés une fois de plus, ils doivent faire entendre eux-mêmes leurs revendications.
Les travailleurs doivent exiger que les richesses et les énormes profits qu’ils produisent soient consacrés à leurs salaires, à leurs retraites, à leurs conditions de vie plutôt qu’à augmenter les fortunes d’une poignée de privilégiés qui ne font rien de leurs dix doigts. Il faut que les travailleurs s’organisent pour formuler ensemble les exigences qui changeraient leur vie.
Les travailleurs doivent refuser de confier leur sort à des politiciens qui ne cessent de retourner leur veste et à des galonnés prêts à les envoyer mourir sur les champs de bataille pour défendre les intérêts des marchands d’armes, des capitalistes et des banquiers.
Ils doivent placer leur confiance dans des femmes et des hommes de leur monde. Ils doivent choisir leurs représentants parmi leurs camarades de travail qui vivent les mêmes problèmes qu’eux et dont ils ont pu vérifier le dévouement aux intérêts de la classe ouvrière. Les travailleurs doivent prendre l’habitude de se réunir sur leur lieu de travail ou de vie pour discuter de leurs affaires, examiner tous les événements, toutes les attaques subies, en se demandant à chaque fois, quels sont leurs intérêts dans telle guerre ou tel traité international en discussion. Il leur faut raisonner non pas en tant que « Français » ou en tant que « citoyens », mais en tant que travailleurs, en tant qu’exploités, qui ne seront jamais protégés par aucune frontière et qui n’ont pas d’autre patrie que la planète tout entière.
Il est urgent de construire, un parti communiste et révolutionnaire pour les travailleurs. Il ne s’agit pas d’un parti de politiciens qui disent « Votez pour moi et faites-moi confiance », mais d’un parti qui ait l’objectif de renverser le pouvoir de la grande bourgeoisie, d’exproprier les grandes entreprises pour mettre les richesses de la société à la disposition de ceux qui les ont créées et les créent tous les jours.
Quelle que soit l’issue des élections des 30 juin et 7 juillet, la crise économique et les menaces de guerre ne disparaîtront pas. L’instabilité politique est inscrite dans la situation. Immanquablement, la coalition ou le parti qui gouvernera sera contraint d’attaquer les conditions d’existence des travailleurs. D’une façon ou d’une autre, ces attaques provoqueront des réactions collectives, des grèves, peut-être une explosion sociale. Qu’ils aient voté RN ou NFP, il sera crucial que les travailleurs se battent ensemble sans se laisser diviser selon leur vote, leur statut ou leur origine. Quant aux révolutionnaires, ils doivent offrir une perspective politique aussi bien à ceux qui ont des illusions dans le NFP, dans le RN, qu’à ceux qui rejettent en bloc tous les politiciens. Préparer l’avenir, offrir une politique aux travailleurs quand ils se révolteront, planter le drapeau de la lutte de classe, d’une réponse communiste, révolutionnaire et internationaliste à la faillite du capitalisme, telle est la raison d’être de Lutte ouvrière. C’est cette perspective qu’elle défendra dans ces élections législatives anticipées et c’est celle qu’elle continuera de défendre ensuite, quelle que soit la situation politique qui sera créée.
19 juin 2024
Notre circulaire électorale est disponible sur la version PDF de cette lutte de classe