Article traduit de Class Struggle de Septembre-Octobre 1997 N°17.
Le 30 juin dernier, les négociateurs d'UPS (NdT : UPS est la principale entreprise d'acheminement de livraison de colis. Les négociations concernaient le renouvellement du "contrat", l'accord d'entreprise qui avait été signé en 1993 entre le syndicat des teamsters et la direction et qui arrivait à expiration) déclaraient que l'offre qu'ils venaient de faire était la "meilleure offre possible" et qu'elle était "à prendre ou à laisser". Aussitôt, Ron Carey, le président du syndicat des teamsters (camionneurs), appelait tous les syndiqués d'UPS à se mettre en grève. Et le 4 août, la grève était générale (à quelques rares exceptions près) parmi les teamsters d'UPS qui avaient précédemment voté le principe de la grève à 95 %. Le conflit entre UPS et le syndicat des teamsters (IBT International Brotherhood of Teamsters) concernait au départ quelque 185 000 travailleurs. A ces grévistes sont vite venus s'ajouter quelques milliers d'autres employés de l'un des deux établissements UPS de Chicago couverts par un autre contrat. L'Association des pilotes indépendants déclara que ses 2 000 membres respecteraient les piquets de grève de l'IBT.
Au cours des deux premières semaines de la grève, les grévistes ont, bien sûr, organisé les traditionnels piquets de grève, dont la taille pouvait varier considérablement. Il y a eu aussi, un peu partout dans le pays, des manifestations devant les établissements UPS, y compris devant le siège d'UPS à Atlanta. Le dimanche 10 août, les teamsters étaient présents aux portes de nombreux stades de base-ball à travers le pays pour populariser leur grève. Et le 16 août, Carey annonça que le syndicat invitait tous les travailleurs à se joindre à une journée nationale d'action, programmée le jeudi 21 août, avec des manifestations dans plus de 30 villes pour réclamer "de bons emplois". Les deux premiers vendredis de la grève, les teamsters ont invité leurs familles à participer aux piquets de grève, qui prirent ainsi un air de fête. Le moral des grévistes était au beau fixe. Le dimanche 17 août, de grands rassemblements furent organisés dans plusieurs grandes villes.
Et quand UPS durcit le ton au cours de la deuxième semaine de grève, John Sweeney, président de l'AFL-CIO, annonça que la confédération verserait 10 millions de dollars par semaine à l'IBT, au titre des indemnités de grève, jusqu'à la fin du conflit. Cette somme ne représentait que 55 dollars par semaine et par gréviste (environ 330 francs), mais le geste de l'AFL-CIO montrait surtout que d'autres syndicats étaient prêts dès le début à soutenir la grève des teamsters.
Du travail à temps partiel mais des besoins à plein temps
La principale raison de la grève (l'augmentation du nombre de travailleurs sous-payés, à temps partiel) ne concerne pas seulement les teamsters d'UPS, mais les travailleurs de presque tous les secteurs d'activité à travers le pays.
Au total, il y avait près de 26 millions de travailleurs à temps partiel en 1996, c'est- à-dire près de 19 % des salariés. Il y a trente ans, ce chiffre était inférieur à 14 %.
Mais l'augmentation du travail à temps partiel est en réalité supérieure à ce que ces chiffres indiquent, à cause d'un phénomène relativement récent : de plus en plus de salariés ont deux ou trois emplois à temps partiel. Et s'ils travaillent, en tout, plus de 30 heures par semaine, ils ne sont pas comptabilisés comme travailleurs à temps partiel par les statistiques gouvernementales. Pourtant, s'ils deviennent des salariés à plein temps dans les statistiques officielles, leurs salaires et leurs avantages sociaux sont loin d'être ceux de salariés à plein temps.
En effet, leurs taux horaires sont, en moyenne, inférieurs de plus du tiers à ceux des employés à plein temps. Mais la différence en termes d'avantages sociaux est plus grande encore : seuls 19 % des travailleurs à temps partiel bénéficient d'une assurance- santé, alors que c'est le cas de 74 % des salariés à plein temps.
"Temps partiel" est en fait un synonyme de "bas salaire" ! Ce n'est qu'une des astuces utilisées par les grands groupes industriels pour masquer le fait qu'ils ont entrepris de diviser leur personnel en deux parties : d'une part, un noyau restreint de salariés relativement bien payés et, d'autre part, un nombre toujours croissant de salariés qui font le même travail, mais pour une paye et des garanties moindres. En 1994, le ministère du Travail estimait que plus du tiers des salariés avaient un travail "contingent" : à temps partiel, temporaire, en intérim, en free lance et autres formes de travail dit "indépendant".
Il y a longtemps que ces travailleurs "contingents" ne sont plus seulement, ni même en majorité, des gens qui ont choisi de travailler à temps partiel ou de façon intermittente. Aujourd'hui, une proportion non négligeable d'entre eux ont par exemple une famille à charge.
Ainsi, selon une récente étude de l'IBT, deux tiers des salariés à temps partiel d'UPS sont mariés, et plus de 35 % d'entre eux ont au moins une personne à charge.
S'ils ont un emploi à temps partiel, ils doivent payer un loyer à temps plein. Et si le travail varie en fonction des "contingences" patronales, le besoin de se nourrir, lui, se fait sentir en permanence.
Un système de rémunération à deux vitesses mis en place par les syndicats eux-mêmes
Le syndicat des teamsters a lui-même autorisé UPS à embaucher régulièrement des travailleurs à temps partiel pour certains types de travaux dès 1962, sous la présidence de Hoffa père. Pendant des années, cette pratique a pu sembler n'avoir que peu de conséquences pour les salariés à temps plein d'UPS. La société se développait et continuait à embaucher bien plus de travailleurs à plein temps. Les teamsters à temps partiel qui le souhaitaient pouvaient assez facilement passer à plein temps. Et la majorité des salariés à temps partiel était composée d'étudiants ou autres, qui voulaient un temps partiel.
La proportion de salariés à temps partiel dans les effectifs d'UPS a brutalement changé il y a une quinzaine d'années, quand l'IBT a accepté le gel des salaires à temps partiel, en échange d'une revalorisation des salaires à temps plein. Le taux horaire d'un nouvel embauché à temps partiel était alors de 8 dollars (48 F). Quant au salaire moyen des teamsters à temps partiel, il était inférieur à 10 dollars (60 F) de l'heure, c'est-à-dire inférieur de 3,50 dollars (21 F) au salaire moyen d'un employé à temps plein.
A chaque nouveau contrat signé entre l'IBT et UPS, le gel des salaires des employés à temps partiel était reconduit et le fossé continuait de s'élargir dans ce système à deux vitesses. Aujourd'hui, le taux horaire à temps partiel est en moyenne la moitié du taux horaire à temps plein.
Cette différence ne pouvait qu'inciter UPS à embaucher toujours plus de travailleurs à temps partiel. Ce qu'UPS s'empressa évidemment de faire. En 1986, la proportion de salariés à temps partiel avait atteint 42 %. En 1991, ils représentaient un peu plus de la moitié du personnel. Lors de la signature du contrat, en 1993, il y avait 54 % d'employés à temps partiel. Aujourd'hui, ils représentent 60 % de l'ensemble du personnel d'UPS et plus des deux tiers des teamsters. Dans certaines villes importantes, ces chiffres sont encore plus élevés : 70 % à Chicago, 72 % à Los Angeles et à Newark (dans le nord de l'Etat du New Jersey), et 94 % sur la principale plaque tournante aérienne d'UPS à Louisville (Kentucky).
UPS n'a pas cessé de recruter au cours des dernières années, au fur et à mesure que la société reprenait des services de livraison assurés jusque-là par la poste, par d'autres sociétés de messagerie, ou par des transporteurs aériens. Mais la grande majorité des emplois créés ont été des emplois à temps partiel. Depuis 1993, cela a été le cas de 83 % de toutes les nouvelles embauches.
Quant aux possibilités pour les travailleurs à temps partiel d'obtenir un travail à plein temps, elles sont aujourd'hui pratiquement nulles. Au cours des quatre années qui ont suivi la signature du contrat de 1993, seuls 13 000 travailleurs à temps partiel ont été embauchés à plein temps. Pendant la même période, le nombre d'emplois à temps partiel augmentait de 38 500 pour atteindre un total de 148 000 salariés à temps partiel.
Le terme même de "temps partiel" est inexact. Plus de 10 000 salariés "à temps partiel" travaillent 35 heures par semaine ; et certains d'entre eux dépassent les 45 heures hebdomadaires. Dans beaucoup de cas, le même travailleur occupe deux postes "à temps partiel" : il travaille par exemple quatre heures à un poste dans la matinée, et quatre heures à un autre poste (toujours à UPS) l'après-midi. Dans ce type d'emplois, évidemment, c'est surtout la paye et les avantages sociaux qui sont "partiels".
La société tire bien sûr de juteux bénéfices des bas salaires et de la diminution des avantages sociaux imposés à une partie toujours plus importante des effectifs. Mais elle tire aussi profit du travail accru qu'elle impose avec ce système. La direction d'UPS l'a admis officiellement quand elle a expliqué qu'il était impossible aux manutentionnaires et aux employés du tri de faire le travail qui leur était demandé pendant plus de quatre heures par jour ! Un des problèmes auxquels les travailleurs d'UPS sont confrontés, c'est le poids des colis qu'ils doivent soulever seuls. En 1994, c'est-à-dire dans la période qui a suivi la signature du précédent contrat, UPS a unilatéralement décidé de ne plus tenir compte de la limite de 70 livres (environ 32 kilos) admise jusque-là. Aujourd'hui, la seule limite officielle, c'est le poids maximum des colis qu'UPS accepte de transporter, soit 150 livres (plus de 68 kilos). UPS reconnaît que "les travailleurs n'ont pas tous les mêmes capacités physiques" et qu'un employé peut réclamer de l'aide s'il doit soulever des colis de plus de 32 kilos. Mais pour arracher cette petite concession à UPS, il aura quand même fallu une grève de protestation d'une journée en 1994.
Dans ces conditions, il n'est pas étonnant que le taux d'accidents du travail à UPS soit supérieur de 250 % à celui du reste de la branche ! Une fraction importante des victimes de ces accidents sont des travailleurs temporaires ayant moins d'un an d'ancienneté.
La direction continue cependant à affirmer qu'elle offre de "bons" emplois. Il est vrai que les emplois à temps partiel d'UPS sont mieux rémunérés que bien d'autres. Mais alors, si les emplois sont si "bons" qu'UPS le prétend, comment expliquer que la rotation du personnel y soit si élevée ? Pour la seule année 1996, UPS a embauché 196 000 travailleurs à temps partiel, mais à la fin de l'année, seuls 40 000 d'entre eux étaient toujours en poste.
Non, ces emplois ne sont pas de "bons" emplois. D'ailleurs, il n'y a plus guère aujourd'hui de "bons" emplois dans quelque secteur que ce soit.
UPS prétend offrir à ses employés une meilleure retraite, voyez-vous ça !
L'autre revendication que les teamsters ont mise en avant dans les premiers jours de la grève portait sur les retraites (Ndt : Les employés des grandes entreprises dépendent aux Etats-Unis d'un système privé de retraite, lié à l'entreprise). Il s'agissait de savoir qui aurait le contrôle des fonds versés par UPS au titre de la retraite de ses employés à plein temps. Jusque-là, la direction d'UPS versait ses contributions à 31 caisses de retraite "inter-entreprises" gérées conjointement par l'IBT et des représentants patronaux. En lieu et place de ce système, elle voulait mettre sur pied sa propre caisse de retraite qu'elle aurait été la seule à gérer.
Au cours de la première semaine de grève, la direction d'UPS affirmait que si elle gérait elle-même la caisse de retraite, elle pourrait, en moyenne, augmenter les prestations de 50 %. Au cours de la seconde semaine de grève, elle s'est montrée plus prudente, affirmant seulement qu'elle pourrait, par exemple, verser 3 000 dollars par mois (18 000 F) à un chauffeur retraité au lieu des 2 500 dollars (15 000 F) que lui verse aujourd'hui la caisse de retraite, à la condition expresse que toutes les contributions patronales soient versées dans un fonds géré par la seule UPS. Un représentant d'UPS déclarait alors : "UPS et d'autres entreprises en bonne santé payent pour des entreprises qui ont fait faillite, ont été rachetées, etc. Notre but c'est que l'argent versé par UPS bénéficie aux seuls employés d'UPS."
Il faudrait être bien bête pour croire à de telles sornettes, pour croire qu'une entreprise qui refuse d'augmenter les salaires de ses employés à temps partiel, bloqués depuis 15 ans, consente à augmenter les retraites lorsqu'elle sera seule à tenir les cordons de la bourse !
Il est possible qu'une part des sommes versées par UPS profite à d'autres travailleurs. Mais une chose est sûre : une bonne partie de l'argent versé ne profite pas aux employés d'UPS qui, parce qu'ils quittent l'entreprise ou sont licenciés, ne pourront jamais faire valoir leurs droits à cette retraite. Que deviendraient ces sommes si UPS prenait le contrôle de la caisse de retraite ? Le représentant d'UPS s'est bien gardé de le dire, mais selon le New York Times, "la direction d'UPS laisse entendre que, s'il s'avérait, après expertise, que les sommes versées sont trop importantes et dégagent un excédent par rapport aux versements à assurer, elle réduirait sa contribution à la caisse de retraite-maison qu'elle souhaite mettre sur pied."
La direction d'UPS espérait que l'image de corruption qui est associée dans la plupart des esprits à la gestion des caisses de retraite par l'IBT lui faciliterait les choses. Et il est vrai que les caisses de retraite des teamsters ont été pillées par les dirigeants de l'IBT et par leurs amis mafieux. Mais les permanents de l'IBT et les truands de la mafia n'ont pas été les seuls à en profiter. Les représentants patronaux à ces caisses de retraite ont eux aussi pris leur part du gâteau.
La direction d'UPS continue à lorgner sur la caisse de retraite. Mais le président actuel de l'IBT, Ron Carey, a été élu pour un premier mandat en 1991 en partie parce qu'il avait axé sa campagne sur la lutte contre la corruption. Et la plupart des observateurs s'accordent aujourd'hui pour dire que Carey et son équipe ont fait des efforts considérables pour tenter d'éradiquer cette corruption du syndicat.
Mais la véritable question qui se pose aux travailleurs, c'est de savoir s'ils auront une retraite ou pas. Dans le transport routier, l'emploi est très aléatoire. Le secteur comporte une myriade de petites sociétés dont beaucoup font banqueroute ou ne versent pas leurs contributions aux caisses de retraite. C'est pourquoi les caisses de retraite inter-entreprises, comme celle des teamsters, représentent une meilleure garantie. Même de grandes sociétés, de la taille d'UPS, peuvent faire faillite. D'autre part, les employés d'UPS sont très mobiles. Le fait que les versements soient effectués à une seule caisse de retraite, même si le salarié a travaillé dans trois, quatre ou dix entreprises différentes au cours de sa carrière, est important et détermine, par exemple, si un travailleur touchera une retraite pleine ou partielle. Il se trouve alors dans une situation quand même plus favorable que celle d'un grand nombre de salariés qui sont contraints de garder le même employeur pendant 30 ans pour avoir droit à une retraite pleine.
"La bonne santé financière d'UPS ne fait aucun doute"
C'est de toute évidence UPS qui a provoqué l'affrontement. Elle a proposé, plusieurs mois avant la date d'expiration du contrat en cours, de se retirer de la caisse de retraite gérée par l'IBT. Puis, lorsque les négociations s'engagèrent, la direction d'UPS refusa systématiquement toute modification de sa position sur le travail à temps partiel.
On ignore ce qui a poussé la direction d'UPS à provoquer cet affrontement, mais la cause ne peut en être la modeste revendication de l'IBT, qui demandait que 10 000 salariés à temps partiel, soit moins de 7 % des 148 000 salariés à temps partiel d'UPS, deviennent salariés à plein temps dans les quatre années à venir. Le syndicat demandait aussi une augmentation de salaire très modeste pour les salariés à temps partiel, dont les salaires étaient bloqués depuis 15 ans. Mais, dans une période où les patrons ont pris l'habitude d'engranger des profits en augmentation constante, même des revendications modestes leur paraissent exagérées.
En tout cas, la direction d'UPS n'a pas été contrainte à l'affrontement à cause d'une situation financière difficile.
UPS est aujourd'hui la principale entreprise d'acheminement des colis. Sur ce créneau, UPS a pratiquement remplacé la poste et est beaucoup plus rentable que cette dernière. UPS contrôle 80 % de la messagerie par voie terrestre et s'est développée dans le secteur aérien. Au cours des dernières années, la société est aussi devenue une puissance à l'étranger. Depuis six ans, ses profits après impôt sont en augmentation constante et ont atteint 1,15 milliard de dollars (6,9 milliards de francs) l'année dernière, en dépit d'une perte de 201 millions de dollars (1,2 milliard de francs), liée aux efforts consentis pour s'implanter à l'étranger. Son taux de profit de 19 % a été bien supérieur au taux de profit de ses concurrents. Au total, depuis six ans, UPS a accumulé près de 5,5 milliards de dollars (33 milliards de francs) de profits. Il n'est donc pas étonnant que les experts de Standard and Poors aient affirmé : "La bonne santé financière d'UPS ne fait aucun doute". UPS dispose aujourd'hui de 500 millions de dollars (3 milliards de francs) en liquidités et de 4,5 milliards de dollars (27 milliards de francs) en lignes de crédit inutilisées.
Mais même s'il engrange déjà des profits élevés, un grand groupe comme UPS est insatiable.
Il est possible que la direction d'UPS ait cru pouvoir tirer avantage des conflits qui divisent ouvertement le syndicat des teamsters. Avec l'aide des réformateurs du groupe des "Teamsters pour un syndicat démocratique", qui existe depuis longtemps à l'intérieur du syndicat, Carey fut élu président du syndicat en 1991. C'était la première fois que la base votait directement pour l'élection du président. Mais il ne fut élu, avec 48 % des voix, que parce que la "vieille garde" n'était pas arrivée à s'entendre sur le nom de celui qui devait succéder à l'ancien président, William McCarthy, et avait maintenu ses deux candidats. En décembre 1996, Carey fut à nouveau élu, battant cette fois James Hoffa fils, le candidat unique de la "vieille garde" qui avait espèré que le nom célèbre de Hoffa jouerait en sa faveur. Cette fois, Carey l'emporta à la majorité absolue, avec 52 % des voix, contre 48 % à son adversaire. Mais le vote était encore une fois serré. Et la participation, si elle était un peu plus importante que d'habitude, restait encore faible avec seulement 35 % des inscrits.
Carey s'était déjà attaqué à la "vieille garde" au cours de son premier mandat. Il avait alors supprimé un grand nombre des avantages auxquels elle s'était habituée. Par exemple, les dirigeants syndicaux cumulaient depuis longtemps les fonctions ou plutôt les salaires attachés à différentes fonctions. Un dirigeant pouvait ainsi toucher un premier salaire d'un syndicat à l'échelon local, un autre dans une structure régionale, et un troisième dans la structure confédérale, en cumulant trois postes de permanents en même temps. Quand Carey se mit à supprimer certaines de ces structures, il réduisit du même coup la part de gâteau que certains dirigeants s'étaient traditionnellement réservée. D'où, évidemment, une certaine amertume de leur part, amertume qui s'est par exemple manifestée en 1996, à l'occasion de la campagne électorale et du congrès du syndicat.
UPS avait de bonnes raisons de penser qu'elle pourrait tirer profit de cette situation. En 1994, quand Carey avait appelé les teamsters à faire un jour de grève contre la suppression par UPS de la limitation du poids des colis à 70 livres, la plupart des syndicats contrôlés par la "vieille garde" avaient donné comme consigne à leurs adhérents de ne pas faire grève, leur expliquant que le syndicat ne pourrait rien faire pour eux s'ils passaient outre et étaient licenciés pour fait de grève.
A ce jour, il ne semble pas que les partisans de Hoffa s'opposent ouvertement à la grève. Mais certains d'entre eux traînent des pieds. C'est en particulier le cas à Chicago, où deux syndicats ont des contrats séparés avec la direction d'UPS. L'un de ces syndicats, dirigé par un partisan de Carey, a rejoint la grève. L'autre, avec à sa tête un partisan de Hoffa, vient de renouveler son contrat avec UPS. Jusqu'ici les membres de ce dernier syndicat semblent respecter les piquets de grève, quand il y en a. Mais lorsqu'il n'y a pas de piquets, ils continuent à travailler normalement.
Enfin, la direction d'UPS espérait peut- être tirer avantage de la position encore incertaine de Carey à la tête du syndicat. Carey a été réélu en décembre 1996. Mais le représentant désigné par le gouvernement pour suivre les affaires internes du syndicat, dans le cadre d'une enquête gouvernementale sur la corruption dans les syndicats, n'a pas encore ratifié son élection.
Car dans la foulée de l'élection de Carey, les partisans de Hoffa ont déposé une plainte contre le nouveau président, accusant l'un de ses agents d'avoir utilisé des fonds syndicaux pour financer sa campagne. Les partisans de Hoffa eux-mêmes avaient été accusés de telles pratiques au début de la campagne, mais le représentant du gouvernement avait très vite réglé l'affaire et Hoffa avait pu continuer à faire campagne sans problème.
Curieusement, le représentant du gouvernement n'a toujours pas statué sur la plainte déposée contre Carey. Cette plainte représente une sorte d'épée de Damoclès dont le gouvernement pourrait se servir contre Carey si la grève devait durer encore longtemps. (Il est évident que Clinton préfèrerait ne pas avoir recours à la loi Taft-Hartley [qui l'autorise à saisir les tribunaux pour imposer aux grévistes la reprise du travail] à cause des problèmes que cela risquerait de créer entre les Démocrates et les syndicats.)
"Vers une épreuve de force avec le syndicat"
Quelles qu'aient été les raisons de l'attitude d'UPS, sa direction s'est comportée, dans les premiers jours de la grève, comme si elle était déterminée à aller jusqu'au bout.
Chaque fois qu'un de ses porte-parole faisait une déclaration, c'était pour dire qu'UPS avait fait "la meilleure offre possible" et que c'était "à prendre ou à laisser" : une autre manière de dire aux grévistes qu'ils pouvaient faire grève aussi longtemps qu'ils le voulaient, ils n'obtiendraient rien de plus.
Les représentants d'UPS demandaient avec insistance à Clinton de recourir à la loi Taft-Hartley pour contraindre les grévistes à reprendre le travail.
Une semaine après le début de la grève, le président d'UPS, James Kelley, rompit les négociations en dénonçant "l'irréalisme" des teamsters. Et il les mit en garde : "Nous retournons à Atlanta prendre les difficiles décisions qui s'imposent." Il voulait indiquer par là que la direction d'UPS était prête à embaucher des briseurs de grève.
Alors que la grève entrait dans sa deuxième semaine, Kelley déclara que si elle durait plus de deux semaines, 15 000 emplois devraient être supprimés à cause de la baisse du chiffre d'affaires.
Et au moment de la réouverture des négociations, vers la fin de la deuxième semaine, Kelley menaça encore plus ouvertement d'avoir recours à des jaunes. Dans une interview télévisée, Kelley déclara : "Je ne tiens pas du tout à embaucher de la main-d'oeuvre pour remplacer les grévistes, mais quand les choses traînent en longueur, il faut bien envisager toutes les hypothèses."
Dans un article consacré à la grève, le Wall Street Journal écrivait que "selon des sources proches du président d'UPS, ses proches collaborateurs et lui-même se préparaient depuis des mois à cet affrontement." Et plus loin, il précisait que "la direction d'UPS avait de plus en plus le sentiment que la société se dirigeait vers une épreuve de force avec le syndicat... Et la direction générale était dans l'ensemble d'avis qu'il fallait adopter une attitude ferme."
S'agissait-il là seulement de rodomontades de la direction, destinées à peser sur le cours ultérieur des négociations ? Il est difficile aujourd'hui de répondre à cette question.
L'impact de la grève
De toute façon, quelle qu'en soit l'issue, cette grève a marqué les esprits. Les teamsters ont montré qu'ils étaient prêts à lutter contre un des plus grands groupes du pays et à organiser, pour ce faire, une grève nationale. C'est une chose qu'on n'a pas vue dans ce pays depuis plus de dix ans.
Dès le début, le syndicat des teamsters a expliqué aux grévistes que leur lutte était une lutte qui concernait l'ensemble des travailleurs de ce pays, d'une façon ou d'une autre. Carey, lors de son passage à l'émission télévisée "Meet the Press" ("Face à la presse") vers la fin de la deuxième semaine de grève, a insisté sur le fait que cette grève "est importante pour l'avenir. Et pas seulement l'avenir des teamsters. Car il faut de bons emplois, à plein temps, pour tous les travailleurs américains."
A en juger par l'accueil qu'elle a reçu, cette grève a la sympathie des autres travailleurs, à la consternation d'UPS, bien sûr, mais aussi des autres grands groupes et, sans doute, de Clinton.
Quelle que soit l'issue de la grève, celle-ci a posé un problème qui touche l'ensemble de la classe ouvrière. Et si les teamsters remportent la victoire, cela pourrait avoir des conséquences, et pas seulement pour les travailleurs à temps partiel d'UPS.
Face au soutien dont bénéficie la grève dans l'ensemble de la classe ouvrière, UPS pourrait faire quelques concessions assez rapidement. Mais si ce n'est pas le cas, si la direction d'UPS choisit de faire durer le conflit, il est clair que les grévistes ont de sérieux atouts dans leur jeu. Des secteurs entiers de la classe ouvrière regardent cette grève avec sympathie. Ils approuvent sans doute possible le soutien financier apporté aux grévistes par l'AFL- CIO. Mais ils pourraient aussi être tentés d'apporter à la grève un soutien plus actif, en ne se contentant plus de l'approuver, mais en se mettant eux-mêmes en grève.
Le problème du travail à temps partiel, c'est-à-dire du travail sous-payé, pourrait de toute évidence pousser d'autres travailleurs à se mobiliser et à affronter ouvertement la bourgeoisie.
A ce jour, les teamsters se sont contentés de demander son soutien au reste de la classe ouvrière. Mais ils pourraient ne pas s'en tenir là. Pourquoi pas ?
Et si les teamsters font reculer UPS sur leurs revendications, qui ne s'en prennent que timidement au problème posé, pourquoi d'autres travailleurs ne seraient-ils pas tentés de profiter de la situation créée par la victoire des grévistes d'UPS pour aller plus loin ?
Oui, pourquoi pas ?
La grève d'UPS s'est terminée deux jours après que cet article ait été écrit.
Il semble que les teamsters aient obtenu satisfaction à toutes leurs revendications, cédant en échange sur la durée du contrat qui passe de quatre à cinq ans. Pendant les deux premiers jours les succès de la grève furent beaucoup commentés aux Etats- Unis, en particulier par les militants syndicaux qui étaient très contents de voir, enfin, une grève importante obtenir quelque chose.
Mais trois jours plus tard, le représentant du gouvernement chargé de contrôler les teamsters a annoncé que l'élection de décembre 1996, que Carey avait gagnée, était annulée. (En fait la décision avait été prise par hasard ? le jour même où la grève commençait).
Par cette nouvelle, l'attention des travailleurs du pays fut détournée des acquis de la grève et se porta vers la personne de Carey : qu'avait-il fait ? Etait-ce un coup monté contre Carey ou était-il lui aussi impliqué dans les traditionnelles affaires de corruption des teamsters ? etc.
Pour les teamsters, l'annulation de l'élection détourne leur préoccupation de la préparation de la renégociation du prochain grand contrat, le contrat national de transport de fret qui est plus important encore pour les teamsters et pour l'économie que celui d'UPS. Manifestement, le fait d'avoir gagné à UPS, en ayant mis en évidence les problèmes devant l'ensemble de la classe ouvrière, avait placé les teamsters en bonne position pour faire davantage pression sur les entreprises de fret. Au lieu de cela les militants autour de Carey vont se préoccuper pendant les prochains mois de la nouvelle élection qui aura lieu.
Carey avait souhaité qu'elle se fasse le plus vite possible en décembre.
Mais le représentant du gouvernement vient d'annoncer que Carey ne sera probablement même pas autorisé à se porter candidat à la présidence des teamsters !