Depuis qu’elle a annoncé des élections anticipées pour le 8 juin, avançant ainsi de trois ans celles initialement prévues pour mai 2020, la Première ministre conservatrice Theresa May est sur le sentier de la guerre. Et, derrière elle, l’essentiel de la grande presse britannique s’est mise en ordre de bataille, avec au premier rang le groupe de presse tout-puissant du milliardaire américano-australien Rupert Murdoch, par ailleurs propriétaire de la chaîne américaine Fox News, l’organe plus ou moins officieux de l’aile droite du parti de Donald Trump.
La stratégie de May, soutenue à grand bruit par les médias, consiste à proclamer que la Grande-Bretagne est en état de siège. Selon elle, le pays serait victime d’une conspiration des 27 autres États membres de l’Union européenne (UE), dont le seul objectif serait de soumettre son retrait de l’UE à des conditions si draconiennes qu’elles mettraient en danger son rôle de « leader dans l’économie mondiale » (rien que ça !) May appelle donc les électeurs à oublier leur allégeance politique et à voter massivement le 8 juin de façon à lui donner une large majorité parlementaire et, par là même, les atouts dont elle dit avoir besoin pour imposer à l’UE un accord, commercial en particulier, qui soit « bon pour la Grande-Bretagne ».
Une manœuvre politicienne
C’est donc au nom de l’ union nationale contre l’UE que May a lancé sa campagne électorale. Comme si l’issue du processus du Brexit (le retrait de la Grande-Bretagne de l’UE), que May a déclenché en mars, dépendait du soutien électoral ou parlementaire dont elle dispose ! En réalité, tout se jouera dans les coulisses, au travers de marchandages interminables entre les gouvernements concernés et les représentants des quelques dizaines de multinationales britanniques, mais surtout européennes, voire américaines, japonaises ou indiennes, qui dominent le commerce transmanche.
En fait, toute cette esbroufe nationaliste, par laquelle May prétend se placer au-dessus des rivalités de partis pour incarner ce qu’elle appelle la « nation » britannique, cache mal des objectifs qui, à court terme au moins, sont tout ce qu’il y a de plus politiciens.
Car s’il y a bien une chose que May et son parti ont toutes les raisons de craindre, c’est bien le mécontentement que le chaos engendré par le Brexit risque de susciter, tant parmi ses partisans que parmi ses adversaires.
En effet les dirigeants européens ont exclu de discuter de leurs futures relations commerciales avec la Grande-Bretagne avant que soit conclu un accord sur les modalités de son retrait. Cela concerne en particulier les compensations financières à son désengagement des différents budgets, agences et projets d’infrastructure communs de l’UE, ainsi que la question du statut futur des citoyens de l’UE résidant en Grande-Bretagne et des résidents britanniques sur le continent. Comme ces négociations dureront probablement deux ans, si les élections de 2020 avaient été maintenues à cette date, elles se seraient déroulées en plein milieu des négociations commerciales avec l’UE, et auraient risqué de se transformer de fait en un nouveau référendum, cette fois sur les conséquences du Brexit, que le Parti conservateur risquait de payer chèrement.
Donc le premier objectif de cette élection anticipée est ni plus ni moins de permettre au Parti conservateur de rester au pouvoir deux années de plus, et de gagner assez de temps pour éviter un désastre électoral.
Le second objectif est, lui, purement opportuniste : May compte bien tirer un avantage maximum du fait que le Parti travailliste est au plus bas dans les sondages. Car, entre la virulente campagne médiatique qui continue à viser le leader travailliste, Jeremy Corbyn, les attaques publiques dont il est l’objet de la part des ténors de son propre parti, et son refus de s’opposer de front à la politique du Brexit, nombre d’électeurs travaillistes se détournent d’un parti qu’ils jugent dysfonctionnel.
Du coup, May ne prend même pas la peine de cacher qu’elle compte bien sur un « raz-de-marée bleu » (la couleur de son parti) au soir du 8 juin.
Pour la classe ouvrière, un scrutin truqué de plus
L’avenir dira si les calculs de May sont confirmés par les faits. Tout ce que l’on peut dire pour le moment, c’est que le raz-de-marée que May se vante de pouvoir obtenir pourrait être finalement moins important qu’elle l’espère, ou en tout cas qu’elle le dit.
C’est ce que l’on peut penser au vu des résultats des élections municipales partielles qui se sont tenues le 4 mai (chaque année, les municipalités et autres collectivités locales sont partiellement renouvelées le premier jeudi de mai, suivant un système complexe qui étale le renouvellement de l’ensemble des sièges sur plusieurs années).
En effet, malgré les communiqués de victoire du Parti conservateur, ses résultats sont moins brillants que prévus. C’est ainsi qu’en Angleterre, où se trouvaient plus de la moitié des sièges à renouveler et où le parti de May obtient apparemment ses meilleurs résultats, les apparences se révèlent trompeuses si on y regarde de plus près. En réalité, il s’agissait de régions dominées par des bastions traditionnels conservateurs. Si ceux-ci augmentent leur nombre de sièges de 28 %, cela tient pour près de la moitié des sièges gagnés au fait que les conservateurs ont repris au parti souverainiste Ukip 143 des 144 sièges que celui-ci leur avait chipés lors de la dernière élection comparable, en 2013. Par comparaison, les travaillistes perdent sans doute 25 % de leurs sièges au profit des conservateurs, mais... ils gardent néanmoins la moitié des sièges qu’ils avaient pris à ces derniers en 2013.
Plutôt que d’un raz-de-marée, il s’agit donc d’un rééquilibrage du balancier du bipartisme, comme il s’en fait dans un sens ou dans l’autre plus ou moins lors de chaque élection. Or, ces élections municipales s’étaient déjà déroulées sous le signe de la campagne pour l’« union nationale » de May. Il faut donc croire que, pour l’instant en tout cas, elle n’a pas vraiment pris, et d’autant moins que le taux d’abstention moyen a atteint 70 %. Or, même si la participation électorale aux élections municipales oscille autour de 40 % depuis les années Blair, c’est quand même la première fois qu’elle tombe aussi bas depuis bien des décennies.
Quant au scrutin du 8 juin, quel choix offrira-t-il à l’électorat ouvrier ?
Voter pour les conservateurs, ce sera non seulement voter pour les réductions budgétaires qui continuent à peser de plus en plus lourd sur les foyers les plus modestes, et en particulier, s’agissant des mesures prises par May, sur les travailleurs handicapés et les familles nombreuses. Mais, en plus, ce sera s’aligner derrière l’union nationale de May, c’est-à-dire derrière les intérêts des capitalistes opérant en Grande-Bretagne face à leurs concurrents de l’UE. Et, en même temps, ce sera donner son accord à une politique anti-immigrés dont les premières victimes seront, d’une façon ou d’une autre, les 2,5 millions de travailleurs européens installés en Grande-Bretagne. Or, cautionner ainsi de telles attaques contre une fraction de la classe ouvrière, ce serait cautionner une politique qui ne peut que conduire à l’affaiblissement de l’ensemble de la classe ouvrière.
Quant à voter pour les travaillistes, ce serait voter pour ce que Jeremy Corbyn appelle « un Brexit au profit de tous, et non d’une minorité ». Mais donc, pour commencer, ce serait quand même voter pour un Brexit, avec tout ce que cela implique de complaisance envers les préjugés nationalistes, xénophobes et anti-ouvriers. Et c’est d’ailleurs bien pour cela que ce slogan de Corbyn n’est qu’une pirouette hypocrite : le fait de prétendre qu’il est possible de changer la forme du Brexit permet à Corbyn d’éviter d’en remettre en cause le fond, profondément réactionnaire et contraire aux intérêts de la classe ouvrière. Alors, quel que soit le son plus ou moins radical que rendent certaines des mesures qu’il promet, voter travailliste sera quand même une autre façon de voter pour le Brexit.
Au bout du compte, d’une certaine façon, le scrutin du 8 juin sera, lui aussi, un référendum sur le Brexit – ou plutôt sur l’union nationale derrière le Brexit. Simplement, il n’y aura même pas le choix frelaté entre le « oui au Brexit » et le « non au Brexit », comme lors du référendum. Cette fois, les bulletins de vote des deux principaux partis porteront, en gros caractères, le même message : « oui au Brexit » ! Et, quelle que soit la façon dont ils auront voté, c’est ce soutien au Brexit que l’on viendra rappeler aux travailleurs, le jour où il s’agira de leur présenter la note à payer pour ce colossal gâchis causé par l’irresponsabilité d’une classe politique pour qui ses intérêts politiciens passent avant tout !
8 mai 2017