Il a fallu presque trente ans, à partir de la signature du traité de Rome, en 1957, instituant le Marché commun, pour que la libre circulation des marchandises, des services et des capitaux entre dans les faits au début des années 1990. Il a fallu dix ans de plus pour que la monnaie unique voie le jour en 2002. Dix ans seulement après son lancement, son existence, et au-delà celle de la construction européenne elle-même, est menacée par la crise. La crise, en fait, agit comme un révélateur des limites, des faiblesses et de la fragilité de la construction européenne.
En 1957, le traité de Rome, signé selon les témoignages de l'époque « après d'âpres négociations », donnait naissance à la Communauté économique européenne (CEE) avec pour objectif d'instaurer entre les six États signataires (France, Allemagne, Italie, Belgique, Luxembourg, Pays-Bas) une zone de libre circulation des marchandises, le Marché commun. Il s'agissait d'éliminer toutes les barrières - réglementations, quotas d'importation, droits de douane, etc. - qui entravaient le commerce entre ces six États européens.
Il fallut des années de négociations, de marchandages, voire de parties de bras de fer pour aboutir enfin, au bout de dix ans, en 1968, à la suppression des droits de douane entre les six pays membres de la CEE d'alors, et à l'instauration de tarifs douaniers communs vis-à-vis des pays extérieurs.
Mais si l'objectif des signataires du traité de Rome - la libre circulation des marchandises entre eux - était acquis sur le papier, il était alors encore bien loin d'être entré dans les faits. Dans tous les domaines, en même temps que s'abaissaient les frontières, chaque État mettait en place d'autres types de barrières - normes techniques, contrôles sanitaires, etc. - dans le but de protéger son économie et ses capitalistes.
Car s'ils poursuivaient le même objectif - la constitution en Europe d'un grand marché intérieur susceptible de leur permettre de tenir tête, sinon de rivaliser avec leurs concurrents, surtout américains - les impérialismes européens n'en restaient pas moins rivaux, et concurrents entre eux. C'est cette contradiction qui explique, jusqu'à aujourd'hui, les difficultés de la « construction européenne », marquée par une alternance de périodes d'avancée, de stagnation, de crises, sa lenteur et finalement sa fragilité.
En janvier 1973, la CEE s'élargissait à trois nouveaux membres : le Royaume-Uni, l'Irlande et le Danemark.
Mais avec la crise de l'économie capitaliste qui commençait au début des années 1970, le marché commun entra dans une période de stagnation et même de recul. Les vieux réflexes protectionnistes reprirent le dessus. Les États se repliaient sur eux-mêmes et multipliaient les obstacles aux échanges pour protéger leurs économies et leurs capitalistes dans un contexte de concurrence exacerbée.
Et il faudra attendre les années 1980 - en fait la négociation du traité dit de l'Acte unique européen, signé en février 1986 - pour que la construction européenne soit relancée.
En 1983, avec l'appui du vice-président de la Commission de l'époque, Étienne Davignon, les patrons de grandes entreprises européennes - Volvo, Fiat, Renault, Philips, Bayer... - créaient la Table ronde des industriels européens avec pour objectif d'influer sur les décisions de la construction européenne. En janvier 1985 à Bruxelles, Wisse Dekker, PDG de Philips, qui en assurait la présidence, publiait une sorte de manifeste, intitulé «Europe 90 : un agenda pour l'action », où il réclamait l'achèvement du Marché commun, la réalisation du vaste marché intérieur sans frontières promis.
L'Acte unique européen, signé en février 1986, répondit aux souhaits de ces grands patrons de multinationales européennes : il se donnait pour objectif d'établir progressivement entre les neufs États de la CEE « un espace sans frontières intérieures », ouvert à la libre circulation des marchandises, des personnes et, réclamée depuis longtemps par les banques et les sociétés d'assurance, à celle des services et des capitaux.
La liberté complète de circulation des capitaux à l'intérieur de la communauté et la fin de tout ce qui subsistait du contrôle des changes furent effectives à partir du 1er juillet 1990 (avec des dérogations temporaires pour l'Espagne, le Portugal, la Grèce et l'Irlande). En 1993, avec l'instauration de la « libre prestation » des services des banques, des Bourses et des assurances, le marché financier de l'Union européenne était complètement libéralisé.
Vers la création de l'euro
Une fois les marchés de capitaux ouverts sur l'ensemble de l'Union européenne, restait un obstacle : les frontières monétaires. Les coûts de change générés par la présence d'une monnaie par État handicapaient lourdement les entreprises européennes. Les variations de taux de change constituaient un obstacle majeur au développement des échanges intracommunautaires.
Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, les États européens géraient leurs monnaies et les relations entre leurs monnaies dans le cadre du système monétaire international mis en place en 1944 à Bretton Woods, sous l'égide et le contrôle des États-Unis. Reposant sur des parités fixes entre les monnaies et sur des mesures de contrôle des changes et des mouvements de capitaux par les États, il avait jusque-là assuré aux États européens une relative stabilité de leurs relations monétaires.
Suite à la décision des autorités américaines de supprimer la convertibilité du dollar en or, en 1971, le système des changes fixes vola en éclats, et le flottement des monnaies se généralisa.
Désormais, les taux auxquels les différentes monnaies s'échangeaient entre elles étaient susceptibles de varier au jour le jour, au gré des mouvements de capitaux. Le flottement des monnaies faisait peser une incertitude sur tous les échanges intracommunautaires européens, et risquait de restreindre les bénéfices que les entreprises tiraient de la suppression des barrières douanières.
En 1970, face au dérèglement du système monétaire international, un rapport sur un projet d'union économique et monétaire, commandé par les chefs d'État et de gouvernement, proposait l'unification des monnaies de la CEE. La crise monétaire internationale et la crise économique qui suivit au début des années 1970, qui entraînèrent un repliement des États sur eux-mêmes, eurent raison de ce projet.
Il y eut cependant deux tentatives, moins ambitieuses, pour établir un système de changes, sinon fixes, du moins relativement stables entre les monnaies des États européens, ces derniers s'engageant à maintenir entre eux la fluctuation de leurs monnaies dans des marges faibles.
Il y eut d'abord, en 1972, le serpent monétaire européen, et après l'échec de celui-ci, en 1979, le système monétaire européen. Ce dernier fonctionna jusqu'au début des années quatre-vingt-dix. Dans les deux cas, c'est la spéculation qui les fit éclater, en contraignant les monnaies réputées les plus faibles à sortir du système. Les monnaies étaient en effet devenues, depuis la fin du système de Bretton Woods, l'un des principaux terrains de spéculation des capitaux en quête de profits.
L'échec de ces tentatives contribua à convaincre les gouvernements européens de la nécessité d'une monnaie unique, mieux armée que les différentes monnaies nationales contre la spéculation.
Ce sont les banquiers et les dirigeants des trusts européens qui étaient les principaux intéressés. Avec un double objectif : supprimer l'obstacle que constituait la multiplication des monnaies européennes à la circulation de leurs marchandises et de leurs capitaux sur le marché européen, et concurrencer le dollar dans son rôle de monnaie de réserve des banques centrales et de monnaie des transactions internationales.
La décision de créer une monnaie européenne unique remonte à la signature du traité de Maastricht, en février 1992. À cette date, la CEE comptait douze membres, après l'adhésion de la Grèce (1981) de l'Espagne et du Portugal (1986).
C'était l'aboutissement d'un long processus, marqué, comme toutes les étapes de la « construction européenne » elle-même, par une alternance de périodes d'avancée et de stagnation, voire de reculs, de crises, dus aux divergences, voire aux conflits entre les gouvernements des trois principaux impérialismes européens, allemand, britannique et français, qui, en fait, menaient le jeu. Les négociations qui ont précédé la signature du traité de Maastricht et qui l'ont suivie, et qui ont abouti à la création d'une monnaie commune, n'y ont pas échappé.
En faisant le choix de la monnaie unique, et donc en renonçant au contrôle de l'émission de sa monnaie, chaque État de l'Union européenne se privait de la possibilité de faire fonctionner la planche à billets pour financer le déficit de son budget. Il se privait en même temps de la possibilité de protéger son marché intérieur, grâce aux « dévaluations compétitives », et de favoriser ainsi ses exportations par rapport à ses concurrents.
Si les États européens - et derrière eux les bourgeoisies - en arrivèrent ainsi à accepter de se priver de cet attribut de souveraineté qu'est le contrôle de la monnaie, c'est qu'ils l'avaient déjà perdu dans les faits depuis longtemps : depuis que c'étaient les marchés financiers, et donc les spéculateurs, qui, en matière monétaire, faisaient la pluie et le beau temps.
Si, avec la monnaie unique, les États perdaient la maîtrise de leur politique monétaire, confiée à une institution communautaire, la future Banque centrale européenne (BCE), ils restaient maîtres de leur politique budgétaire, libres de leurs décisions en matière d'impôts et de dépenses publiques.
Faute d'accord entre les gouvernements français et allemand sur les procédures de coordination des futures politiques économiques des différents États, sur le type de gouvernance économique à mettre en place, ils se contentèrent d'encadrer les politiques budgétaires nationales d'un certain nombre de garde-fous.
Pour adhérer à la monnaie unique, les États durent donc d'abord satisfaire à un certain nombre de conditions, de « critères de convergence » : un taux d'inflation réduit, un déficit public inférieur à 3 % du PIB, une dette publique inférieure à 60 % du PIB. Ils durent ensuite s'engager à respecter le pacte de stabilité et de croissance intégré au traité d'Amsterdam, signé en juin 1997, qui prévoyait des sanctions à l'encontre des États qui ne respecteraient pas leurs engagements en matière de déficit et d'endettement.
À l'époque, le respect des critères qui conditionnaient l'adhésion à ce qui allait devenir la zone euro fut souvent apprécié avec une certaine indulgence. Et pas seulement en faveur de la Grèce. Il était à l'époque de notoriété publique que la France et l'Italie, par exemple, avaient - un peu - sollicité les chiffres pour parvenir à satisfaire aux conditions requises en matière de déficit.
Ultime garde-fou, la Banque centrale européenne, à qui étaient confiées la gestion de la monnaie unique et la conduite de la politique monétaire commune, vit le jour en juin 1998. Les banques centrales des différents États étaient placées sous son autorité, dans le cadre du Système européen de banques centrales. Indépendante des États, son rôle se limitait à la lutte contre l'inflation, c'est-à-dire à assurer la stabilité des prix.
Le traité excluait toute solidarité financière entre les États membres : les statuts de le BCE lui interdisaient de prêter aux États et une clause de « non renflouement » du traité précisait que ni l'Union européenne, ni les autres États membres ne pourraient venir au secours d'un État en difficulté financière.
Le 2 mai 1998, sur les quinze États qui constituaient alors l'Union européenne (après les adhésions de l'Autriche, de la Finlande et de la Suède en 1995), onze adhéraient à l'euro : l'Allemagne, la France, l'Espagne, le Portugal, l'Italie, la Belgique, les Pays-Bas, le Luxembourg, la Finlande, l'Irlande et l'Autriche. Restaient en dehors la Suède, le Danemark, le Royaume-Uni et la Grèce, qui fut admise en 2001.
Le lancement de la nouvelle monnaie s'est fait en deux temps. Elle eut cours d'abord sur les marchés financiers : à partir du 1er janvier 1999 les transactions entre banques, les émissions d'obligations d'État, les achats et ventes sur les marchés boursiers s'effectuèrent en euros. Il fallut attendre trois ans, le 1er janvier 2002, pour que les billets et les pièces en euros commencent à circuler et à remplacer les monnaies nationales dans douze États européens. Depuis le lancement de l'euro, cinq pays européens supplémentaires l'ont adopté : la Slovénie, Chypre, Malte, la Slovaquie et l'Estonie, qui a adhéré à la monnaie unique au début de l'année 2011, devenant le 17e pays de la zone euro.
Si l'unification monétaire des États de la zone euro a favorisé le développement de leurs relations commerciales, l'interpénétration - parfois, pour les plus pauvres, la pénétration - de leurs économies, elle ne les a pas pour autant fait converger, elle n'a pas pour autant atténué leurs divergences. Non seulement il n'y a pas eu d'armistice dans la concurrence entre les industriels et les banquiers des différents États impérialistes, et entre les États nationaux qui défendaient leurs intérêts, pour la conquête des parts de marché - intérieur mais aussi extérieur - mais cette concurrence s'est exacerbée, et les écarts de performance économique, loin de se réduire, se sont au contraire creusés, et pas seulement entre les États impérialistes riches et les États pauvres, mais même entre États impérialistes. De ce point de vue, après plus de cinquante ans de construction européenne, parler d'une économie européenne, comme on peut parler d'une économie des États-Unis ou d'une économie de la Chine, n'a toujours pas de sens.
Le rebondissement de la crise financière et ses conséquences sur la zone euro
Quand a éclaté la crise en 2008-2009, faute d'une réponse commune de l'Union européenne, chaque État est venu au secours de ses banques et de ses industriels. « Les pays tentent de colmater les brèches en ordre dispersé », commentait, à l'époque, le magazine Alternatives économiques. « Chacun bricole son petit plan dans son coin et s'inquiète de voir ses dépenses doper les exportations des autres. Et les mesures finalement adoptées, comme le plan français de soutien à l'automobile annoncé mi-février, suscitent la colère des voisins, qui crient au protectionnisme. »
Et quand la crise de la dette de l'État grec éclata, en octobre 2009, il fallut attendre huit mois pour que la BCE commence à racheter des obligations grecques, et pour que les États de la zone euro s'accordent sur un plan destiné à permettre au pays de rembourser ses créanciers, les grandes banques européennes, et de créer, dans le même objectif, le Fonds européen de stabilité financière, structure destinée à financer des prêts aux États membres de la zone euro en difficultés financières.
Le problème est qu'en raison des oppositions, des conflits d'intérêts, des divergences entre les États de la zone euro sur les moyens à mettre en œuvre face à cette crise de la dette, ils ont mis à chaque fois beaucoup de temps à trouver un compromis.
Au point que, quand les mesures étaient annoncées, elles étaient déjà dépassées : les spéculateurs, qui jouent de ces désaccords entre États européens, étaient allés plus vite et avaient fait monter les enchères. Ce n'était plus seulement la Grèce qui devait payer le prix fort - et de plus en plus fort - en taux d'intérêt pour sa dette, mais aussi l'Irlande, le Portugal, l'Espagne et l'Italie. Et compte tenu des enjeux financiers, ce n'est plus seulement l'appartenance de la Grèce à la zone euro qui était en jeu, mais l'existence de l'euro lui-même, voire de toute la construction européenne.
Le Conseil européen de Bruxelles des 8-9 décembre 2011, le onzième et dernier sommet de l'année, n'a pas dérogé à la règle. Les chefs d'État et de gouvernement se sont mis d'accord sur le principe d'un nouveau « pacte de discipline budgétaire », mais il fallut attendre une nouvelle réunion, début mars, pour que le nouveau pacte, revu et amendé après négociations - baptisé Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l'Union économique et monétaire - soit finalement signé par 25 des 27 États de l'Union européenne. Deux États, le Royaume-Uni et la République tchèque, ont refusé de le signer, tandis qu'un troisième, l'Irlande, soumet sa ratification à référendum.
Ce nouveau traité impose en principe aux États signataires d'inscrire leur engagement de limitation de déficit dans la loi, donnant à la Commission européenne un pouvoir de contrôle, a priori et a posteriori, sur leur politique budgétaire et à un juge le pouvoir de sanctionner ceux qui ne respecteraient pas leurs engagements. Des mesures présentées, cyniquement, comme l'amorce tant attendue d'une politique économique commune.
En fait, le nouveau plan de stabilité n'est qu'une version à peine modifiée du « plan de stabilité et de croissance de 1997 » qui ne fut jamais appliqué ni applicable, pour cause de récession et d'explosion des déficits budgétaires au début des années 2000. Le nouveau plan risque de connaître le même sort, pour les mêmes raisons. À peine signé, l'Espagne et les Pays-Bas ont fait savoir qu'ils ne pourraient pas respecter l'engagement de limitation du déficit de leur budget qu'ils venaient de signer.
Ce nouveau plan n'aboutira en fait qu'à justifier de nouveaux plans d'austérité, un nouvel appauvrissement des populations et une nouvelle envolée du chômage.
Quant aux mesures de surveillance et de sanction des politiques budgétaires des différents États qu'il annonce, elles ne concerneront en fait que les États les plus pauvres et les plus fragilisés par l'avidité des banques et par la spéculation. Pour que l'État grec soit mis sous tutelle et en quelque sorte sous séquestre par les grandes puissances impérialistes européennes - France, Allemagne, Italie - représentantes des banques créancières, l'Union européenne n'a pas eu besoin de traité. L'application de ces mesures de surveillance et de sanction, ou leur non application, sera en fait, une question de rapport de forces entre les grands et les petits États, les riches et les pauvres, les impérialistes et les autres.
En tout état de cause, ce énième plan ne réglera rien, et aggravera même la situation. Contrairement à ce que prétendait Sarkozy lors du sommet de décembre 2011, la page de la crise financière est loin d'être tournée.
Comme les multiples sommets européens qui l'ont précédé, le dernier en date, celui des 1er et 2 mars 2012, à base d'austérité supplémentaire pour les populations, était prétendument destiné à rassurer les marchés financiers. Une fois encore, il n'en a rien été. Et il n'a pas fallu attendre longtemps - moins de trois semaines - pour que la spéculation rebondisse, prenant cette fois l'Espagne et ses 735 milliards de dette pour cible, fasse monter les enchères, c'est-à-dire les taux d'intérêts des emprunts de l'État espagnol, et le menace à son tour de faillite.
Au-delà de la spéculation, les prêts aux États, et donc leurs dettes, sont devenus, dans un contexte où les détenteurs de capitaux ne veulent pas investir dans la production, une des principales sources de revenus des banques et autres fonds d'investissement, et une des plus sûres, parce que garantie par les États, garantie en fait par la mise en coupe réglée de leurs budgets, de tous les services publics, et par la ponction croissante prélevée sur les populations.
La question de la dette, ou le racket au profit des banquiers
La dette des États - démesurément gonflée par les milliards d'euros qu'ils ont déversés sur les banques au début de la crise financière en 2008-2009 pour les sauver de la faillite - est devenue le justificatif de la multiplication, partout, des plans d'austérité, et en fait une arme dont se servent les possédants pour voler aux classes laborieuses de quoi payer leur dîme aux banquiers.
Les plans d'austérité, qui s'ajoutent aux plans d'austérité, ne peuvent qu'aggraver encore le chômage - il a atteint 10 % en moyenne dans l'Union européenne, 20 % en Grèce et plus de 23 % en Espagne -, accroître la pauvreté, et par contrecoup les difficultés financières des États, et donc leur capacité à rembourser leur dette. Comme l'a montré l'exemple de la Grèce, au fil du temps, de prétendu plan d'aide en prétendu plan d'aide, et de vrai plan d'austérité en vrai plan d'austérité, loin de se réduire, la dette du pays n'a cessé de croître, pour le plus grand bénéfice des banquiers.
De ce point de vue, présenter les cent milliards de « remise de dette » comme un cadeau des banquiers à la Grèce est une escroquerie. Ils ne font que rendre une petite partie de ce qu'ils ont prélevé, et de ce qu'ils continueront à prélever en intérêts - pendant trente ans et garantis par les États européens ! - sur ce qui subsiste de la dette, et en fait sur une population réduite à la misère. Et présenter cela comme une sortie de crise est un mensonge.
En fait, la crise née des dettes des États de la zone euro, entretenue par la voracité de l'oligarchie financière et mise à profit par les spéculateurs, et qui menace l'existence même de l'euro et de la construction européenne, est donc loin d'être terminée.
Pour les partisans de la monnaie unique, à l'époque de sa création, l'euro devait constituer une protection contre l'instabilité monétaire et un rempart contre la spéculation. L'existence de l'euro n'a pas mis fin à la spéculation, ne serait-ce que par rapport aux autres grandes monnaies internationales, comme le dollar ou le yen.
Avec l'euro, l'Europe n'a effectivement connu rien de comparable aux vagues de spéculation qui s'étaient abattues sur les monnaies européennes au début des années 1990, bien avant l'existence de l'euro, et qui avaient menacé l'existence même de la construction européenne. Cela, jusqu'à la crise financière qui a éclaté en 2008 et mis à nu les faiblesses, les failles, de l'Union européenne : l'absence de solidarité entre les États, l'absence d'un chef d'orchestre qui aurait pu organiser une réponse commune. Les spéculateurs ont attaqué au point le plus sensible, la division de la zone euro en États concurrents. Et faute de pouvoir s'attaquer directement à la monnaie commune, à l'euro, ils ont ciblé, les uns après les autres, de la Grèce à l'Espagne, les États les plus vulnérables à leur point faible, leur dette, pariant, à terme, sur l'éclatement de la zone euro.
Face au risque que représente la spéculation pour l'existence de l'euro, lié pour l'essentiel à l'absence d'unité, voire aux dissensions entre les États de la zone euro, le débat sur la nécessité d'une meilleure coordination des politiques économiques, voire sur la création d'un gouvernement économique européen, a ressurgi dans la presse, parmi les politiciens de droite comme de gauche, et parmi les dirigeants européens.
L'idée n'est pas nouvelle. Elle a été longuement discutée au moment de la décision de créer l'euro et, sous une forme ou sous une autre, dans toutes les périodes de crise de la construction européenne.
La crise actuelle a montré à quel point ce sont les dirigeants des États impérialistes, et en premier lieu ceux de l'Allemagne et de la France, qui décident entre eux, imposent leurs quatre volontés aux États moins puissants, laissant aux institutions européennes, Commission et Parlement, et à leurs présidents un rôle de figuration.
Le Conseil européen, qui réunit les chefs d'État et de gouvernement des 27 États de l'Union et qui, selon les traités européens, est censé se réunir au moins deux fois par trimestre, s'est réuni onze fois en 2011 - ce sont les onze réunions de la dernière chance - sans compter les rencontres « informelles » Sarkozy-Merkel pour les préparer. Il a joué, de fait, pendant toute la durée de la crise le rôle, sinon d'une « gouvernance économique », du moins, en l'absence d'un État européen, la seule forme de gouvernance ou de gouvernement économique européen possible. Mais c'est là aussi où est la limite, et la faiblesse, de la construction européenne.
L'unification des marchés n'est pas celle des États
Depuis le traité de Rome, les idéologues et les propagandistes de la construction européenne n'ont cessé de s'affirmer partisans d'une unification non seulement économique, mais aussi politique, la première devant entraîner la seconde. Dans les faits, ce sont les marchés - de biens, de capitaux - européens qui se sont unifiés. Pas les États.
En dépit de toutes les déclarations d'intention ou projets d'union politique, il n'y a toujours pas aujourd'hui d'État européen, même à l'état embryonnaire.
Au fil du temps, la CEE puis l'Union européenne se sont dotées de tous les attributs d'un appareil d'État : Commission européenne pour l'exécutif, Parlement européen pour le législatif, Cour de justice des communautés européennes pour l'application du droit communautaire, enfin bureaucratie. Les institutions européennes emploient au total un peu plus de 35 000 fonctionnaires et agents. En novembre 2009, l'Union européenne s'est même dotée d'un président.
Lors du traité de Maastricht, les signataires se sont mis d'accord sur la nécessité de définir, à terme, une politique étrangère et une politique de sécurité, c'est-à-dire de défense, communes. Les États de l'Union européenne n'y sont jamais parvenus. Politique étrangère et politique de défense sont restées jusqu'à aujourd'hui, en dehors de quelques symboles comme la nomination en 2009 d'un haut-commissaire aux Affaires étrangères, l'apanage exclusif des États nationaux, de leurs diplomates et de leurs militaires.
La crise l'a montré, l'Union européenne n'a ni les moyens, ni les pouvoirs d'un État. En 2011, son budget était égal à 1,03 % des PIB cumulés des 27 États membres de l'Union, soit environ 145 milliards d'euros, pour une population de 460 millions d'habitants. C'est l'équivalent du budget de la Suède pour 9 millions d'habitants, ou du déficit du budget français en 2011. Le budget de l'Union européenne est alimenté très majoritairement (à 86 %) par des contributions provenant des États membres et est donc dans leur dépendance financière.
Et de fait, toutes les institutions européennes restent sous le contrôle des États nationaux. Ce sont les administrations nationales qui sont chargées d'interpréter et d'appliquer les directives européennes. Et comme les 27 membres de la Commission européenne sont tous désignés et donc dépendants de leurs 27 États d'origine, ils y sont nécessairement plus les représentants de leurs intérêts nationaux que de ceux de l'Europe communautaire.
Le Marché commun avait été institué il y a plus de cinquante ans en raison de la nécessité pour les principaux impérialismes du continent, handicapés par l'étroitesse de leurs marchés nationaux, de s'unir face à leurs principaux concurrents impérialistes communs, les États-Unis, d'abord, puis le Japon. Les impérialismes européens n'en sont pas moins restés, jusqu'à aujourd'hui, rivaux et concurrents.
L'Union européenne est restée une coalition d'États nationaux dominée par les États impérialistes les plus puissants, chacun ayant comme objectif principal la défense des intérêts de ses propres groupes capitalistes - industriels et financiers - nationaux.
Dans le cadre de la CEE d'abord, de l'Union européenne ensuite, depuis 1992, les États nationaux ont délégué aux institutions européennes un certain nombre de prérogatives ou - c'est le terme officiel - de compétences.
Les frontières intérieures ont été supprimées pour les marchandises et les capitaux, même si bien des obstacles, administratifs, fiscaux, juridiques, ont été maintenus. Et dans 17 des 27 États de l'Union européenne, les monnaies nationales ont été remplacées par une monnaie unique.
Cette unification relative de l'espace économique de l'Union européenne, la disparition ou l'atténuation des barrières protectionnistes les plus importantes, s'est traduite par un accroissement des échanges entre États européens de 30 % entre 1992 et 2008. Et aujourd'hui les échanges commerciaux entre États européens représentent 65 % du total de leurs échanges.
Les frontières intérieures ont aussi été supprimées pour les hommes par les accords de Schengen, chaque État gardant cependant la possibilité de rétablir les contrôles, à ses frontières de manière temporaire quand il le juge nécessaire, et sous réserve d'un renforcement des contrôles des frontières extérieures de la zone d'application des accords. Signé en 1985, mais entré en application en 1995, l'accord concernait à l'origine cinq États seulement de la CEE : France, Allemagne, Belgique, Luxembourg et Pays-Bas. Aujourd'hui, l'espace de Schengen concerne 26 États européens. Cela dit, une réforme réclamée par les gouvernements italien et français est en cours de négociation entre les États de l'Union, ayant pour objectif de revenir sur cette ouverture des frontières intérieures. Ce qu'un accord intergouvernemental a fait, un autre peut le défaire. Sans compter, comme l'a laissé entendre Sarkozy en pleine campagne électorale - et en pleine démagogie réactionnaire - que rien n'empêche n'importe lequel des signataires de l'accord de le dénoncer et de rétablir par exemple le contrôle à ses frontières sans rien demander à personne, s'il l'estime nécessaire
Cet épisode montre à quel point la construction européenne, après plus de cinquante ans, reste fragile et menacée de régression, à la merci de l'aggravation de la crise, et du premier démagogue réactionnaire venu.
Faute de s'appuyer sur un État, l'existence de l'euro, voire celle de toute l'Union européenne, sont entièrement dépendants de cette alliance de circonstance, basée sur les compromis entre les intérêts divergents voire opposés des bourgeoisies européennes et de leurs États, alliance qui peut être remise en cause, en tout ou en partie, du jour au lendemain par l'approfondissement de la crise.
Il en est de tous les « acquis » de la construction européenne, du marché unique à l'euro, comme des accords de Schengen : les traités, conventions, et autres accords négociés sur lesquels ils reposent peuvent être à tout moment dénoncés par tout ou partie des signataires, s'ils voient leur intérêt dans le repli sur leurs monnaies et sur leurs frontières nationales. Il est significatif que ce soit l'une des rares retombées un peu positives sur le plan humain de la construction européenne, la libre circulation des hommes à l'intérieur de l'espace de Schengen, qui soit la première à être remise en cause.
* * *
L'unification de l'Europe, à l'échelle de l'ensemble du continent, et pas seulement dans une partie de celui-ci, est une nécessité objective depuis au moins le début du siècle dernier. Le morcellement de l'Europe en États séparés est, depuis, un anachronisme générateur de guerres et de crise. « Le besoin d'un vaste champ de développement pour les forces de production comprimées par les barrières douanières », comme l'écrivait Trotski, est à l'origine des deux tentatives d'unifier l'Europe par la force des armes, les deux guerres mondiales qui ont ensanglanté l'Europe au 20e siècle.
Après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la construction européenne a été une tentative des bourgeoisies européennes de résoudre pacifiquement cette question. La tentative a avorté, en raison de la contradiction à laquelle elles sont confrontées, entre la nécessité d'unifier l'Europe et l'impossibilité de le faire, du fait des liens étroits, nécessaires, qu'elles entretiennent avec leurs appareils d'État nationaux, et donc de leur incapacité à parvenir à la suppression des appareils d'États nationaux au profit d'un État européen supranational. Au fil du temps de la construction européenne, les liens entre les industriels et les banquiers et leurs États nationaux, loin de disparaître, ou même de s'atténuer, se sont au contraire renforcés.
Face à la menace que la crise financière et économique fait peser sur l'euro et même sur l'Union européenne, le monde politique bourgeois oscille entre, d'un côté la volonté de préserver voire de renforcer tout ce qui, dans la construction européenne, a servi les intérêts commerciaux et financiers de la bourgeoisie : marché commun et monnaie unique ; et, de l'autre, la remise en cause de tout ou partie de cette construction, le retour en arrière, les repliements nationalistes et protectionnistes.
Communistes révolutionnaires, nous combattons évidemment ceux qui, de Marine Le Pen à Jean-Claude Mélenchon, font de la monnaie unique et de l'Union européenne, voire de la seule Allemagne, les responsables de la crise et de l'aggravation des conditions de vie des populations et flattent démagogiquement les préjugés nationalistes et xénophobes. Le protectionnisme ne protégera pas les peuples, et non seulement n'apportera aucune amélioration à leur situation, mais ne pourra que l'aggraver.
Mais nous combattons aussi ceux qui, face à ces critiques, se font les défenseurs de l'Union européenne actuelle, de l'Europe impérialiste. Quelle pourrait être l'unité, dans une Europe bourgeoise, entre un État impérialiste comme l'Allemagne ou la France, et la Roumanie ou la Slovénie par exemple, sinon l'unité du prédateur et de sa proie ?
Enfin nous combattons l'idée, réformiste, et utopique, qu'un État européen unique pourrait se développer progressivement, petit pas après petit pas, dans le sens de l'intégration économique d'abord, politique ensuite. L'évolution récente de la construction européenne ne va d'ailleurs pas dans ce sens. Elle va dans la direction inverse : le poids des institutions dites communautaires, Commission, Parlement, dans les décisions concernant l'Union européenne ne cesse de se réduire au profit des institutions dites intergouvernementales, Conseil européen et Conseil des ministres. Et cette évolution s'est accentuée avec la crise.
Pour unifier l'Europe, la délivrer du carcan capitaliste, il faudra détruire les États nationaux, il faudra une révolution. Seuls les travailleurs d'Europe, en prenant le pouvoir, en expropriant la bourgeoisie, les banquiers et les industriels, en détruisant la base de leur pouvoir sur l'économie et sur la société, la propriété privée des moyens de production, pourront mener à bien cette tâche : construire le monde sans frontières intérieures et extérieures des États-Unis d'Europe. Des États-Unis d'Europe qui seront largement ouverts sur le monde. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les tendances à la socialisation de l'économie ont fait de l'économie mondiale un tout, et à l'heure de la « mondialisation » ce n'est plus seulement à l'échelle de l'Europe, mais à l'échelle du monde que le carcan du capitalisme, avec ses frontières, ses monnaies, ses « Bourses des valeurs », ses banquiers et ses spéculateurs, étouffe l'économie, et plonge les hommes dans les crises et dans les guerres.
27 mars 2012