La lutte apparemment ouverte pour l'éventuelle succession d'Eltsine montre un climat de complots où ne manquent ni les intrigues de l'ex-KGB ni même une noria de voyantes, de guérisseurs et de cartomanciennes. L'instabilité au sommet et l'imprévisibilité de ce qui pourrait s'y passer ne provient cependant pas du seul état de santé d'Eltsine ou de la proximité d'élections législatives. Elle est liée à la décomposition de l'appareil d'État.
Le haut fait d'armes du pouvoir central a été cette année l'intervention militaire en Tchétchénie. L'objectif politique de cette intervention, si elle en avait un consciemment choisi, était de faire revenir la bureaucratie locale sur la déclaration d'indépendance de cette république autonome, pour tenter aussi de donner un coup d'arrêt aux tendances centrifuges des autres entités territoriales.
Mais si cette intervention a montré que, sur le plan du mépris des peuples et de la brutalité dans la répression, la bureaucratie décadente n'a rien à envier à la bureaucratie au faîte de son pouvoir, elle a fourni une nouvelle illustration de la profondeur de la crise persistante du pouvoir central.
Non seulement nul ne sait qui au juste a décidé l'intervention mais, dans la conduite zigzagante de la guerre, il est difficile de faire la part des luttes d'influence à l'intérieur même de la camarilla présidentielle, des conflits d'intérêts à la direction de l'armée ou entre celle-ci et le pouvoir civil, ou plus simplement de l'incapacité du président.
L'affaiblissement de l'appareil d'État se manifeste encore de bien d'autres façons. Les généraux refusant d'exécuter les ordres du pouvoir central ne représentent que la partie visible de l'iceberg.
Le reste est caché mais, pour ce qu'on en sait, décomposé. Pendant que l'état-major faisait bombarder des populations civiles et que des officiers imbéciles - quoique cela, il y en ait dans toutes les armées ! - jouaient avec la peau de leurs propres soldats, d'autres, ou les mêmes, s'enrichissaient en vendant des armes aux troupes de Doudaev.
Les puissances impérialistes n'ont pas cherché à gêner Eltsine dans la répression malgré quelques protestations hypocrites. Elles reconnaissent toutes à Moscou le droit de maintenir l'ordre sur l'ensemble de la Fédération russe. Malgré plusieurs dizaines de milliers de morts et la destruction de la capitale Grozny - et rappelons que c'est une ville habitée majoritairement par des Russes - l'armée russe a mis plusieurs mois pour rétablir son contrôle nominal sur la Tchétchénie. Mais la "pacification" se poursuit, au sens que donnent à ce mot toutes les armées d'occupation, et avec autant d'efficacité, car la guérilla indépendantiste continue et nargue, à l'occasion, l'armée russe, contraignant Eltsine à des négociations interminables, car liées à des rapports de forces changeants sur le terrain.
Nous ne reconnaissons évidemment pas plus au pouvoir central de la bureaucratie russe en décomposition le droit d'imposer sa loi, que nous ne l'avons reconnu à la bureaucratie lorsqu'elle était unie derrière ou par un dictateur.
Le principal résultat politique de l'intervention de l'armée russe a été de pousser la population tchétchène dans les bras d'un ex-haut bureaucrate aventurier.
Nous n'avons pas pour autant la moindre sympathie politique pour les chefs de la bureaucratie locale dont la tentative sécessionniste n'avait pas pour but de faire respecter le droit du peuple tchétchène à disposer de lui-même mais celui de s'assurer le monopole du pillage de ce pays. Les intérêts du peuple tchétchène ne pourraient être défendus que par le prolétariat de l'ex-URSS mais pas par quelque clan que ce soit de la bureaucratie.
La guerre en Tchétchénie a peut-être permis au pouvoir central de fixer les limites que les pouvoirs locaux de la bureaucratie n'ont pas le droit de dépasser (notamment la prétention à l'indépendance étatique). Il n'est pas dit que, même sur ce terrain, l'avertissement atteigne pleinement son but. Le pouvoir central n'est pas à même, en tout cas, de faire reculer les différentes baronnies bureaucratiques sur l'autonomie de fait qu'elles ont conquise par rapport à lui.
L'expression la plus caractéristique de cette autonomie de fait se manifeste dans l'incapacité du pouvoir central à faire rentrer les impôts. Une incapacité officiellement consacrée parfois par des traités en bonne et due forme avec certaines régions qui conservent alors légalement les impôts qu'elles arrivent péniblement à faire rentrer.
Le pouvoir central ne disposait pas d'un appareil spécifique à cet effet : les collectivités locales et les banques étaient chargées de recouvrer les recettes fiscales. Même dans la mesure où elles y arrivent, leur propension à les reverser au pouvoir central, la durée de leur rétention, comme le volume de ce qu'elles reversent, dépendent du rapport de forces. En outre, les grandes sociétés, exportatrices notamment, conservent la majeure partie de ce qu'elles doivent au fisc en partageant probablement avec les échelons locaux ou centraux de la bureaucratie qui les couvrent.
C'est par la planche à billets que le pouvoir central compense ce manque à gagner. L'inflation s'établirait, ces derniers temps, à quelque 150 % annuels, après avoir connu des pics de plus de 2 000 % (les sources statistiques gouvernementales ne sont évidemment pas très fiables, d'autant plus qu'elles sont variables).
La signification économique de tout cela est un gigantesque transfert de revenu social vers les bureaucrates et les alliés de la bourgeoisie vagissante et au détriment de l'écrasante majorité de la population dont les ressources ne peuvent suivre l'inflation qu'après coup et de très loin (retraités, salariés, dont une grande partie de l'intelligentsia).
Déchiré par des rivalités entre l'Assemblée et la présidence, sans même parler des rivalités à l'intérieur même de chacun des ces pouvoirs, le pouvoir central a du mal à légiférer et à prendre des décisions, quand les lois votées ou les décisions prises ne se contredisent pas et ne sont pas oubliées six mois plus tard.
Mais, surtout, l'application et l'exécution des décisions se heurtent à l'autonomie et aux rivalités des pouvoirs de différents niveaux.
La dernière en date d'une succession de lois sur la question, étend les lois sur la privatisation aux terrains construits et aux bâtiments. Présentée par bien des commentateurs comme le parachèvement du rétablissement de la propriété privée, cette loi est ouvertement défiée par Loujkov, maire de Moscou, qui a proclamé qu'aucun terrain ne sera jamais vendu chez lui.
Ce n'est certes pas par opposition à la propriété privée. La mairie ayant réussi à "municipaliser" les terrains à bâtir qui étaient propriété d'État auparavant, le maire n'a absolument pas l'intention, loi ou pas, d'abandonner une forme de propriété qui assure à lui-même et à sa coterie politico-mafieuse un pouvoir considérable en même temps qu'une source tout aussi considérable de revenus. Et il ne s'agit pas d'une ville de Tchétchénie ou d'une entité territoriale éloignée, mais de la capitale elle-même où se font les lois à défaut d'autre chose.
Autre expression de la décomposition de l'appareil d'État, la corruption généralisée, des ministres aux plus obscurs policiers, qui rend l'appareil d'État incapable de faire appliquer une mesure générale susceptible de gêner des lobbies, des groupes d'intérêts ou simplement des individus assez puissants ou assez riches pour qu'on fasse une exception en leur faveur.
Bien malin d'ailleurs celui qui peut faire passer une frontière entre cette corruption généralisée de l'État et l'évolution mafieuse. La mafia criminelle a largement débordé à partir de ses activités "traditionnelles" dans la drogue, la contrebande, la prostitution ou le racket (selon le ministère de l'Intérieur, dans les grandes villes, les trois quarts des entreprises privées et des banques y sacrifieraient de 10 % à 20 % de leur chiffre d'affaires). Elle est devenue une composante importante de l'économie. Les appréciations statistiques n'ont évidemment en la matière qu'une valeur toute relative. Selon le ministère de l'Intérieur, la mafia contrôlerait cependant plusieurs milliers d'entreprises, 400 banques et une quarantaine de Bourses !
Au-delà des aspects concrets des liens, souvent noués entre bureaucrates et mafieux dès la période brejnevienne, il y a un phénomène social profond. Un accord tacite lie la bureaucratie étatique en décomposition, les affairistes millionnaires, issus de la bureaucratie ou pas, et la mafia, pour maintenir une situation où le pillage des biens de l'État peut se poursuivre.
Ce pillage généralisé, le désordre qui va avec, la loi de la jungle qui règne dans les affaires de l'État comme dans les affaires économiques ou les affaires tout court, ne vont pas à l'encontre de l'enrichissement privé, mais retardent et paralysent sa consolidation en tant que propriété privée bourgeoise au plein sens du terme, c'est-à-dire en capital productif, dans un cadre juridiquement établi et protégé par l'État.
Ce n'est pas pour rien que, dans les milieux responsables de la bourgeoisie mondiale ou parmi les nouveaux ou anciens riches autochtones, le principal sujet de récrimination concerne la lenteur et les difficultés avec lesquelles se réalisent les changements des rapports de propriété. Le droit qui est censé fonder le retour à la propriété privée est sans cesse contesté. Il l'est légalement par les différents niveaux de pouvoir qui se posent tous en source de droit mais souvent les uns contre les autres. Il l'est aussi illégalement par la mafia à laquelle le pouvoir d'État est incapable d'imposer quoi que ce soit.
La contre-révolution sociale en cours est en train de détruire les rapports de production et les rapports de propriété bouleversés par la révolution prolétarienne. Mais cette contre-révolution qui dure depuis plusieurs années s'effectue lentement, plus lentement que ne se décompose l'appareil d'État, et son achèvement peut seul transformer complètement les rapports de propriété qui émergent de ce processus et les consolider.
Les appréciations des différents organismes de la bourgeoisie, du FMI à la Banque mondiale en passant par l'OCDE ou la BERD, si dithyrambiques au début, sont nettement plus réservées aujourd'hui sur le rythme des transformations économiques et sociales. Ils sont sensibles à ce qui a été accompli et l'applaudissent. Ils insistent cependant sur l'importance de ce qui reste encore à accomplir, en particulier le fonctionnement de toutes ces entreprises suivant les critères de la rentabilité capitaliste et la libre pénétration des capitaux extérieurs dans toutes les entreprises où celle-ci est entravée par la mainmise des bureaucrates directeurs d'entreprise.
Cela signifierait la continuation de la réduction massive des effectifs et la fermeture d'un grand nombre d'entreprises, et ils savent que cette aggravation de l'abaissement du niveau de vie des masses liée au retour au capitalisme, risque de déclencher des réactions sociales, bien que le prolétariat ait jusqu'ici tout accepté de façon globalement passive.
Mais, plus que les déclarations des dirigeants de ces organismes, qui peuvent obéir à des considérations politiques, sont significatifs l'attitude réservée du grand capital international et son peu d'inclination à s'investir en Russie. Le flux d'investissements du grand capital occidental, qui reste insignifiant par rapport au poids de l'économie, stagne depuis plusieurs années, quand il n'est pas en régression (1 milliard de dollars en 1994, c'est-à-dire 5 milliards de francs, contre 1,5 milliard de dollars en 1993).
Les grands groupes capitalistes - et pas seulement ceux dont l'activité concerne le pétrole ou plus généralement les matières premières - continuent à affirmer que la Russie peut devenir un Eldorado. Les plus puissants d'entre eux prennent des options pour l'avenir. Ils ne se dépêchent cependant pas pour des contrats fermes. Pour reprendre l'expression prêtée par Le Monde à un capitaliste pourtant intéressé par cet avenir : "La Russie n'est pas encore un marché émergent, c'est un marché en déliquescence".
Ce pillage effréné est peut-être une phase transitoire pour une forme d'accumulation primitive en Russie. Ce ne serait pas la première fois que des affairistes véreux et des mafiosi caractérisés deviendraient de respectables bourgeois (parfois, il n'y a même pas besoin d'attendre une génération). Mais si le pillage fut souvent le point de départ de l'accumulation capitaliste, le pillage n'est pas encore une économie capitaliste en fonctionnement. Surtout dans un monde déjà dominé par l'impérialisme. Et la bourgeoisie, celle bien établie en Occident comme celle qui essaie de naître en Russie, fait la différence entre l'avenir capitaliste, même supposé inéluctable, et le présent.
Le fruit du pillage systématique des biens de l'État s'accumule entre des mains privées. La société ex-soviétique, qui n'était plus égalitaire depuis très longtemps que dans les mensonges officiels, fait surgir aujourd'hui des milliardaires à partir d'une économie précipitée vers la ruine. Dix pour cent de la population concentreraient trente pour cent des revenus. Tout comme le grand capital occidental, ces milliardaires russes n'investissent guère en Russie, si ce n'est dans la finance, l'immobilier et le luxe tapageur, voire les voyages et, dans une certaine mesure, dans le grand commerce surtout d'import-export, mais infiniment plus rarement dans la production.
Quand ils accumulent en Russie même, c'est sous la forme d'or, de bijoux, de datchas luxueuses et de voitures de grosse cylindrée. Mais c'est surtout l'étranger, de Chypre aux Bahamas, en passant par la Côte d'Azur, qui attire les capitaux des "businessmen russes".
Ce que ses maîtres d'œuvre (Gaïdar, etc.) avaient présenté comme la première phase de la privatisation, entre 1992 et 1994, s'est déroulé apparemment sans accroc, avec le consentement, voire l'appui de cette couche de la bureaucratie qui était la mieux placée pour s'y opposer : la bureaucratie de l'économie, les directeurs d'entreprises et leurs proches, etc. Cette première phase, entamée par la loi sur les privatisations de 1992, visait, en substance, à utiliser une certaine procédure, celle des bons de privatisation, pour transformer les entreprises, d'entreprises étatiques en sociétés par actions de droit privé.
Cela est fait aujourd'hui pour 50-60 % des entreprises industrielles ex-soviétiques. Dans les campagnes également, les kolkhozes et parfois les sovkhozes ont été juridiquement transformés en sociétés par actions. Ces changements juridiques représentent un pas important dans la contre-révolution sociale.
Les pas suivants devront être que les capitaux puissent circuler, que les entreprises comme leurs personnels deviennent des marchandises et que se constitue un marché des capitaux permettant à ceux-ci de se transformer de capitaux financiers en capitaux productifs, et vice versa.
C'est précisément cette étape suivante qui révèle le caractère ambigu de l'apparente unanimité de la bureaucratie derrière la "loi sur la privatisation" qui avait ouvert la première phase de celle-ci.
Dans l'immense majorité des cas - plus de 80 % des privatisées - les entreprises ont choisi de conserver la majorité de leurs actions entre les mains de "collectifs de travailleurs", c'est-à-dire de les répartir entre dirigeants et salariés.
La formule utilisée de "propriété d'un collectif des travailleurs" n'a évidemment pas plus de valeur que naguère celle qui suggérait que la propriété d'État était celle, collective, de toute la population laborieuse. Ce n'est certes pas d'aujourd'hui que les bureaucrates dissimulent leur propre pouvoir derrière des formules évoquant le pouvoir des travailleurs. Derrière les "collectifs des travailleurs", il y a la consolidation du pouvoir des directeurs d'entreprises et de leurs proches sur des entreprises qu'ils considèrent depuis longtemps comme leurs. La loi sur la privatisation les décharge légalement de l'obligation de rendre des comptes à l'État central, mais n'en fait pas encore les propriétaires des entreprises.
Même chose dans l'agriculture où la transformation des kolkhozes en sociétés par actions a renforcé les pouvoirs de l'aristocratie kolkhozienne, mais sans modifier la physionomie des campagnes. En principe, les kolkhozes étaient des coopératives et pas des propriétés d'État. La principale conséquence du changement juridique est le droit de quitter le kolkhoze pour créer et cultiver sa propriété individuelle ou éventuellement pour vendre celle-ci. Cela ne se fait que très peu, soit parce que les paysans ne le veulent pas, soit parce que c'est l'aristocratie kolkhozienne précisément qui s'y oppose.
La consolidation du pouvoir des directeurs est, selon toute vraisemblance, la toute dernière phase avant que le directeur et son entourage rachètent à bas prix les actions de leurs salariés, et que la fiction du "collectif de travailleurs" cède la place à la propriété privée capitaliste. Mais il n'en va pas nécessairement ainsi dans toutes les entreprises, en particulier celles qui ne sont pas assez rentables pour subsister sur la base d'un fonctionnement capitaliste (et celles-ci sont probablement les plus nombreuses).
Voilà pourquoi, dans un grand nombre d'entreprises, le pouvoir des "managers", accru à la première phase de la privatisation, constitue plutôt un obstacle au passage à la deuxième phase, c'est-à-dire à l'ouverture de ces entreprises aux capitaux extérieurs. C'est d'ailleurs précisément cela que les spécialistes du FMI, de la Banque mondiale ou de l'OCDE déplorent, lorsqu'ils regrettent le maintien à la tête d'entreprises théoriquement privatisées de trop d'anciens "directeurs rouges" ou encore lorsqu'ils dénoncent un fonctionnement qui ne tient pas assez compte des bénéfices.
Mais lesdits "directeurs rouges" ne peuvent continuer à faire fonctionner leurs entreprises en faisant abstraction des bénéfices que parce que l'État continue à intervenir assez largement dans l'économie, notamment en continuant à être le principal client-donneur d'ordres et à subventionner les entreprises non rentables. Le gouvernement dit vouloir diminuer ces subventions, mais pas assez au gré du FMI pour que d'éventuels investisseurs capitalistes puissent même seulement juger de la "vérité des prix" et savoir quelles sont les entreprises susceptibles de rapporter du profit capitaliste et quelles sont celles qui ne le sont pas.
La deuxième phase des privatisations, engagée depuis 1994, est censée dépasser ce stade. L'idée de ceux qui l'ont mise en route, était que les "collectifs de travailleurs" préparent le passage aux transactions libres sur les actions et que, grâce à la concentration de celles-ci entre quelques mains, les entreprises d'État (il y a peu) se transforment en entreprises privées, donnant à la classe riche russe l'assise sociale qui lui permette d'être une bourgeoisie.
La spéculation sur cette évolution a d'ailleurs alimenté et alimente encore aujourd'hui de nombreuses institutions financières - les banques russes privées principalement - dont la raison d'être est de ramasser à bon prix ces actions et de les revendre à d'éventuels investisseurs intéressés par les entreprises elles-mêmes. La circulation des "bons" a été, sans doute, source d'enrichissement pour quelques-uns, mais aussi la cause de quelques faillites retentissantes, comme celle de la société financière MMM.
Mais si les Bourses de valeurs poussent comme des champignons, leur capitalisation boursière totale pour toute la Russie ne représente encore qu'un vingtième de celle... de la Malaisie. Les échanges qui s'y font sont, infiniment plus que dans le reste du monde, exclusivement spéculatifs et complètement déconnectés de la réalité de la production.
Il se pourrait qu'une fois la situation consolidée, ces papiers de privatisation constituent l'instrument avec lequel des fonds privés, éventuellement russes et surtout occidentaux, mettront la main sur les entreprises. C'est ce pari sur l'avenir qui fonde la spéculation. Mais, force est de constater que cet avenir n'a pas, ou pas encore, pris forme.
Et si la deuxième phase de la privatisation, celle qui doit être définitive et consolider l'économie sur une base capitaliste, avance infiniment plus lentement que la première, c'est tout à la fois en raison de la mainmise administrative sur les entreprises de la part des gestionnaires, en raison du fait que l'argent local et encore moins le capital international ne s'engouffrent pas dans la brèche ouverte et en raison, enfin, de la structure même de l'économie et de l'industrie ex-soviétiques.
Les dirigeants de l'État se veulent tous aujourd'hui les représentants de l'avenir capitaliste. Mais l'État lui-même n'est pas capable de contrôler et d'orienter le processus vers l'établissement d'un cadre dans lequel les rapports de production voulus par la bourgeoisie internationale comme par la classe riche russe puissent se stabiliser et l'économie puisse fonctionner sur une base capitaliste. Il est à constater à ce propos, rétrospectivement, que dans les Démocraties populaires de niveau économique comparable à celui de la Russie - Pologne, Tchéquie ou Hongrie - et malgré les différences de méthodes choisies pour la privatisation, l'État est parvenu partout à contrôler, voire à diriger le processus, d'en haut et sans rupture de continuité. Ce n'est manifestement pas le cas en Russie. L'appareil de l'État ouvrier dégénéré se révèle moins adapté pour conduire la contre-révolution sociale et son économie moins malléable.
Les organismes de planification ont déjà sombré, plus en raison de la décomposition de l'État qu'en raison d'une volonté consciente de ses sommets, et moins encore sous la pression d'une classe de parvenus souhaitant devenir une réelle bourgeoisie mais ayant d'énormes difficultés à y parvenir.
La propriété d'État est aussi en train de sombrer sans cependant que la propriété privée soit consolidée, ne serait-ce qu'en raison de la lutte menée entre différentes cliques de la bureaucratie, mais aussi sans doute parce qu'une large fraction de la bureaucratie, tout en manifestant son inclination pour le capitalisme, n'a pas intérêt à ce que le processus s'achève trop vite. Les uns accumulent de l'argent au détriment de la propriété d'État parce que c'est précisément la situation anarchique actuelle, ce no man's land, qui leur permet de voler beaucoup et d'accumuler vite. Les autres parce que leur position sociale est accrochée au fonctionnement d'entreprises non rentables sur des bases capitalistes.
Nous sommes encore dans une économie et une société intermédiaires, le prolétariat ne s'étant pratiquement pas défendu.
Une faible bourgeoisie émerge à côté ou plutôt à partir de la bureaucratie, mais elle est encore loin d'avoir "de puissantes racines dans les rapports de production" ou même les moindres racines. Les affairistes en train d'accumuler des milliards en cash constitueront peut-être la classe capitaliste russe demain. Mais toute l'interrogation de cette dernière période réside dans ce que signifie demain, c'est-à-dire dans les délais qui pourraient être nécessaires à la contre-révolution sociale pour se consolider. Si tant est qu'elle se consolide dans un avenir proche et que la situation d'aujourd'hui ne se prolonge pas par une longue période de morcellement et d'anarchie entraînant une destruction de l'économie bien plus importante qu'elle ne l'est déjà.
Nous n'avons pas l'intention, dans ce texte consacré à la Russie, de faire le tour, une à une, des différentes républiques nées de la décomposition de l'ex-Union soviétique. Disons seulement que, mis à part les pays baltes, tardivement intégrés dans le cadre de l'Union soviétique, le processus de privatisation est bien moins entamé encore dans les autres républiques (Ukraine, Biélorussie... ). Ce sont souvent les équipes d'avant la péréstroïka qui continuent à dominer ces républiques. Simplement, leurs dirigeants, même quand il s'agit d'ex-dirigeants du parti local, ne jurent désormais que par le capitalisme, quand ce n'est pas sur le Coran. Certaines d'entre ces républiques prétendent être démocratiques tout en étant des régimes autoritaires. D'autres sont de franches dictatures. D'autres encore - ou les mêmes - sont engagées dans des guerres internes sporadiques (Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan...) ou dans des guerres internes entre clans rivaux pour le pouvoir (Tadjikistan).
Là encore, mis à part les pays baltes peut-être, et encore, pour ces pays la rupture des liens avec l'Union soviétique ne représente pas une ouverture et des possibilités plus grandes du côté de l'Occident. Le capital occidental, déjà réticent pour investir en Russie, l'est encore plus pour investir au Tadjikistan ou en Kirghizie, sans même parler des régions du Caucase en état de guerre. Ce qui fait que l'ancienne Union soviétique disparue n'a pas cessé de se survivre, pas seulement par l'existence de cette association vague qu'est la Communauté des États Indépendants, mais aussi dans un certain nombre de liens économiques, tout simplement par la nécessité de survivre économiquement.
Aucun élément nouveau, perceptible d'ici, n'est intervenu cette année pour donner à penser que la durée de la contre-révolution et les coups répétés contre la classe ouvrière - accroissement d'un chômage de moins en moins déguisé, baisse du pouvoir d'achat, liquidation des protections sociales - pousseront la classe ouvrière à intervenir pour s'opposer au cours des choses.
Bien qu'il y ait des grèves en nombre assez grand dans le pays (par lesquelles les travailleurs essaient de défendre leur pouvoir d'achat en baisse continue du simple fait de l'inflation ou parfois, simplement, pour toucher leurs salaires) rien n'indique l'approche de luttes politiques et sociales, susceptibles de porter un coup d'arrêt à la contre-révolution sociale. Et arrêter la contre-révolution sociale exige de toute façon une conscience et un programme qui ne pourraient pas venir de la seule combativité.
Nous pouvons évidemment supposer que la classe ouvrière russe a dû perdre, au cours des années écoulées, bien des illusions - mais rien ne nous permet d'en affirmer a priori l'étendue au départ. Nous continuons à tout ignorer de la classe ouvrière russe, même le peu qu'une organisation - disons de notre taille et militant réellement en son sein - pourrait nous faire connaître de son état d'esprit et de ses réactions.
Ce que nous savons en revanche c'est que, en particulier en raison de la prudence de la bureaucratie devant les mesures susceptibles d'aggraver brutalement et massivement le chômage, la classe ouvrière garde pour le moment l'essentiel de sa force numérique et que, face à cette classe ouvrière, il n'y a toujours pas une bourgeoisie d'un poids social correspondant à l'importance de l'économie. Cet acquis-là, cette réalité sociale qui est la conséquence lointaine de la révolution russe et de plusieurs décennies de développement économique sur la base de la planification, n'est toujours pas complètement liquidé.
Tant que cette situation se prolonge, tant que la bureaucratie, même disloquée, demeure encore la principale couche privilégiée de la société et la plus liée aux moyens de production, qu'ils soient étatisés ou propriété de "collectifs de travailleurs", nous continuerons à définir l'ex-URSS comme un État ouvrier dégénéré.
Aujourd'hui encore, peut-être pas pour longtemps, mais personne n'a le don de prévoir l'avenir, c'est l'analyse trotskyste qui éclaire le mieux la réalité ex-soviétique, par delà les aléas de la politique des dirigeants de la bureaucratie.
Cette fidélité à la démarche de Trotsky tant qu'il reste le moindre élément s'opposant à ce qu'on l'abandonne, n'est pas qu'une question de solidarité avec les générations qui ont gardé leur fidélité à la révolution russe de 1917 en combattant le stalinisme, mais aussi en caractérisant l'URSS comme un État ouvrier, même dégénéré. C'est encore une boussole pour aujourd'hui.
Ceux qui ont abandonné bien vite cette analyse, cette caractérisation, cette vision de la réalité, avant même que la contre-révolution sociale ait été ouvertement commencée, trop préoccupés par la justification de leur choix précipité, s'interdisent de comprendre la réalité concrète et de suivre pas à pas son évolution.
$$s4 novembre 1995