(Traduction d'un article paru dans la revue Class Struggle éditée par le bi-mensuel américain Spark).
Dans le pays le plus riche et le plus puissant de la planète, la reprise économique battrait son plein. C'est ce qu'affirme en tout cas, Alan Greenspan, le président du directoire de la Réserve fédérale, autrement dit le banquier des banquiers, dans son rapport du 21 janvier dernier devant la commission du budget du congrès : "Le présent cycle d'orientation à la hausse dure maintenant depuis près de six ans, et notre économie reste remarquablement vigoureuse, avec peu de signes indicatifs des déséquilibres ou des tensions inflationnistes qui avaient marqué les précédentes périodes d'expansion." Greenspan en donnait pour preuve le fait qu'au cours de l'année écoulée le produit intérieur brut (PIB) avait maintenu son rythme de croisière de près de 3 % l'an, avec une inflation et un chômage réduits.
Pourtant Greenspan lui-même a dû admettre que l'inquiétude ne cessait de grandir dans la population laborieuse : "Des sondages effectués auprès des travailleurs font ressortir cette situation extraordinaire. En 1991, au plus bas de la récession, un sondage effectué auprès des travailleurs des grandes entreprises révélait que 25 % d'entre eux craignaient de perdre leur emploi. En 1996, malgré un chômage en forte diminution et un marché du travail plus favorable, un sondage identique indiquait que 46 % des travailleurs craignaient d'être licenciés."
Alors, quelle est cette reprise économique qui, comme le dit Greenspan, rend les travailleurs plus inquiets qu'ils ne l'étaient il y a six ans, à une époque où l'économie américaine était "au plus bas de la récession" ?
Quelle est l'importance de la reprise ?
Greenspan affirme que la reprise économique est "remarquablement vigoureuse". Clinton lui emboîte le pas. Dans son récent discours sur "l'état de l'Union", il déclarait : "Nous avons de nombreux motifs de satisfaction. Grâce aux quatre dernières années de croissance, notre économie a retrouvé toute sa puissance."
Les observateurs de l'OCDE font des commentaires semblables dans leur dernier rapport annuel, daté de novembre 1996, qui affirme dans son préambule : "Les Etats-Unis ont bénéficié encore cette année d'une bonne croissance économique." Quelques pages plus loin, le même rapport ajoute que l'économie américaine "fonctionne presque à plein rendement, à la fois en termes de production et de croissance."
Ce ne sont évidemment que des mots. Selon des chiffres parus dans le même rapport de l'OCDE, la croissance du PIB des Etats-Unis n'aurait été que de 1,9 % par an entre 1990 et 1995, alors que de 1960 à 1973, la croissance annuelle moyenne du PIB était de 4,3 %, soit plus du double ; que de 1973 à 1979, elle était encore de 3,1 % ; et que de 1979 à 1990, elle était tombée à 2,9 % ce qui représente encore 1 % de mieux que les chiffres de l'actuelle "reprise".
Pour vague que soit la notion de PIB, son évolution indique une tendance. En fait, le taux de croissance de l'économie n'a cessé de diminuer d'un cycle à l'autre et la première moitié de la présente décennie a été, de ce point de vue, bien inférieure aux périodes précédentes. Il n'est évidemment pas exclu que le taux de croissance du PIB se relève quelque peu dans les années qui viennent (selon les toutes premières estimations du gouvernement, la croissance du PIB aurait été de 2,5 % en 1996). Mais la plupart des prévisions économiques font état de l'extrême fragilité de cette croissance et de la forte probabilité d'une nouvelle récession avant la fin de la décennie.
De toute évidence, la politique suivie par les capitalistes eux-mêmes reflète cette tendance générale à la stagnation. Leur manque de confiance dans la croissance économique est visible dans la diminution des investissements en biens d'équipement. De 1965 à 1969, en pleine guerre du Vietnam, ces investissements atteignaient 4 % du PIB. A la fin des années 80, ce chiffre était tombé à 2,5 %. Et de 1990 à 1993, il s'abaissa encore à un peu plus de 1 %.
Ce déclin des investissements semble en contradiction avec l'affirmation que les progrès scientifiques et technologiques rapides réalisés au cours des dernières années, particulièrement dans le domaine des ordinateurs et des microprocesseurs, ont ouvert un champ nouveau aux investissements dans les industries du savoir, de l'informatique et de la communication. Mais l'informatique requiert en réalité beaucoup moins d'investissements que d'autres grandes innovations du passé, comme les machines à vapeur, le chemin de fer ou l'automobile. D'autre part, le plus souvent, les ordinateurs ne remplacent que de vieux équipements, usés, qu'il aurait fallu remplacer de toute façon, et bien que le produit soit nouveau, il ne s'agit pas nécessairement d'investissements nouveaux supplémentaires, mais de simples amortissements. Cette diminution relative des investissements productifs contribue, à son tour, au ralentissement général de la croissance, car le secteur des biens d'équipement joue évidemment un rôle majeur dans l'économie.
Quant à la création de nouveaux emplois, elle est, elle aussi, en diminution. Greenspan et Clinton affirment que la reprise aurait créé quelque 12,5 millions d'emplois nouveaux depuis 1991. Et dans son rapport, l'OCDE affirme que l'emploi s'est "fortement" accru.
Ces chiffres peuvent bien sûr faire illusion. Mais si on les ramène aux chiffres de la population active et si on les compare aux chiffres du passé, c'est une autre histoire. En réalité, le taux de croissance des emplois nouveaux s'est considérablement ralenti au cours des dernières années (tout comme le taux de croissance du PIB et le taux des investissements productifs ramené au PIB). De 1967 à 1979, l'emploi s'est accru au rythme annuel de 2,6 %. Il n'y avait plus que 1,9 % d'emplois nouveaux créés chaque année entre 1979 et 1989, et 1,3 % de 1989 à 1995.
Ce ralentissement s'accompagne d'une évolution du marché de l'emploi, caractérisée par une proportion de plus en plus grande d'emplois précaires (temps partiel, contrats à durée déterminée et travail indépendant) qui remplacent peu à peu les emplois stables à temps complet. Les emplois précaires ne représentaient autrefois qu'une part relativement faible du total des emplois disponibles. Ils se sont accrus si rapidement ces dernières années que le bureau des statistiques du travail a dû faire, en février 1995, une première étude générale du travail précaire. Une nouvelle étude, bien incomplète, a été faite en octobre 1996 pour tenter d'évaluer le nombre de travailleurs réembauchés comme travailleurs temporaires ou personnel de sous-traitance par des entreprises qui les avaient préalablement licenciés.
Ce ralentissement dans l'emploi du capital "humain" correspond évidemment au ralentissement des investissements en capital fixe et contribue, à son tour, à la diminution de la croissance du PIB.
La reprise de l'économie américaine n'apparaît forte que si on la compare à ce qui se passe dans le reste du monde. Les principaux concurrents des Etats-Unis, en Europe de l'Ouest et le Japon, ne parviennent pas à se sortir des récessions ou de la stagnation où ils sont embourbés, et leur taux de chômage ne cesse d'augmenter. Même la Corée du Sud, le plus puissant des "tigres" asiatiques, qui est présentée comme l'exemple-type du prétendu miracle économique, se débat dans la récession. L'économie américaine domine peut-être le monde, mais la faiblesse de l'économie mondiale n'est pas sans conséquence sur son rythme de croissance, car elle restreint le marché potentiel des exportations américaines alors que les exportations représentent précisément une part croissante de la production aux Etats-Unis.
La reprise... des profits
En réalité, la reprise qui a marqué la présente décennie est avant tout celle des profits, qui battent tous les records. En 1996, les profits ont atteint un total estimé à 635 milliards de dollars avant impôt et de 402 milliards après impôt. Surtout, le taux de profit a dépassé maintenant le niveau atteint en 1959, au beau milieu du boom économique qui a suivi la Deuxième Guerre mondiale. Cette année-là, le taux de profit avant impôt était de 10,4 %. Dans les années soixante- dix, il était tombé à 7,6 % et il est resté du même ordre au cours des années quatre-vingt. Mais depuis, il n'a pas cessé de remonter pour atteindre 10,8 % l'année dernière. L'accroissement du taux de profit après impôt est encore plus important. Il est passé de 5,6 % en 1959 à 7 % en 1995. C'est là une performance tout à fait remarquable, étant donné le ralentissement de la croissance, à la fois en investissements productifs et en force de travail.
Quand Greenspan, Clinton ou l'OCDE parlent de forte reprise ou du moins d'une économie qui fonctionne "à plein rendement", c'est évidemment aux profits qu'ils pensent.
Ces taux de profit sont parmi les plus élevés des pays industrialisés. Comme l'explique l'OCDE : "Il est vrai que les compagnies américaines investissent relativement peu en capital fixe (par rapport à leur production globale) si on les compare aux entreprises des autres pays de l'OCDE. Mais la productivité de leurs investissements est plus élevée que celle des investissements faits par les compagnies japonaises ou allemandes. Selon certaines estimations, la différence serait de 50 %, ce qui signifie au bout du compte plus de richesses créées par habitant (McKinsey Global Institute, 1996). La productivité supérieure du capital américain signifie que les compagnies américaines sont plus rentables : le taux de profit attribué aux grandes entreprises américaines était en moyenne de 9,1 % pour la période allant de 1974 à 1993, alors que les taux de l'Allemagne et du Japon étaient respectivement de 7,4 et 7,1 % (McKinsey Global Institute, 1996). Ces chiffres traduisent le bon rendement des capitaux investis".
En d'autres termes, les compagnies américaines bénéficient de taux de profit supérieurs parce qu'elles ont réussi à faire produire plus aux travailleurs américains, comme le note l'OCDE elle-même par ailleurs. La productivité des ouvriers américains s'est régulièrement accrue au rythme annuel de 3 % ce qui signifie que les capitalistes n'ont cessé d'accroître l'exploitation brutale de la classe ouvrière.
Le revenu des familles américaines : travailler plus pour gagner moins
Non, la prospérité des années quatre-vingt-dix n'a pas été partagée équitablement. Au contraire, au cours des six dernières années les revenus des ménages ont diminué et les inégalités se sont accrues.
Selon une étude de l'Institut de politique économique (l'état de l'Amérique laborieuse 1996-1997), la famille dite "moyenne" n'a pas vu son sort s'améliorer au cours des années quatre- vingt-dix. Pour la première fois depuis la guerre, le revenu moyen des ménages a diminué quatre années de suite, entre 1989 et 1993. En d'autres termes, il a continué à diminuer même après le début de la "reprise", ce qui est un fait sans précédent depuis la fin de la guerre. Le revenu moyen des ménages s'est finalement redressé, mais de très peu, et sans que cela compense les pertes enregistrées précédemment. Fin 1995, le revenu moyen des ménages n'avait toujours pas retrouvé son niveau de 1989.
Quant aux années antérieures à 1989, elles n'avaient pas été très brillantes non plus. De manière générale, les années quatre-vingt ont été marquées par une stagnation des revenus, et le revenu moyen des ménages n'a augmenté que de 4 % en dix ans. Il faut d'autre part tenir compte du fait que les statistiques sur le revenu moyen des ménages masquent une partie de la réalité. Les salaires des travailleurs ouvriers ont en réalité chuté de 10,1 % entre 1979 et 1989, puis de 7,2 % entre 1989 et 1995. Dans les années quatre-vingt-dix, cette diminution des revenus s'est étendue à une partie de la petite bourgeoisie, cadres et professions libérales. D'autre part, il ne faut pas oublier de prendre en compte l'érosion de la participation patronale aux divers systèmes de couverture médicale ou de retraite, ainsi que la réforme de l'assiette fiscale ou les coupes budgétaires effectuées par le gouvernement. Enfin, si le revenu moyen des ménages n'a pas diminué, c'est uniquement dû à l'augmentation du nombre d'heures travaillées par les membres de la famille, et en particulier par les femmes qui ont continué à affluer sur le marché du travail, pendant que ceux et celles qui avaient déjà un emploi allongeaient leur semaine de travail. En réalité, pour garder les mêmes revenus qu'hier, les ménages ont dû travailler plus parce qu'ils étaient relativement moins bien payés qu'auparavant. Et le fait que le revenu moyen lui-même a diminué à partir de 1989 montre à quel point la situation s'est en réalité aggravée pour les travailleurs.
Evidemment, avec des salaires en baisse, l'écart s'est encore creusé entre les couches sociales. Dans les années quatre-vingt, les ménages de la tranche supérieure ont vu leurs revenus augmenter de façon spectaculaire. Ceux qui constituent le 1 % le plus riche du pays ont vu leurs revenus augmenter de 87,5 %, alors que les 20 % les moins riches perdaient 2,4 % des leurs. Dans les années quatre-vingt-dix, les 5 % les plus riches accroissaient encore leurs revenus de 7,1 %, alors que les 20 % les moins riches s'appauvrissaient encore plus rapidement et perdaient 8,9 % de leurs revenus.
Ces chiffres montrent clairement que l'enrichissement spectaculaire des ménages bourgeois s'est effectué par la chute brutale des revenus de la classe ouvrière et des couches défavorisées de la population.
La "flexibilité" du travail
Les salaires et le niveau de vie ont reculé à cause des licenciements et des suppressions d'emploi, qui se sont encore accélérées ces dernières années. Un rapport récent du ministère du Travail indique un rythme accéléré des licenciements entre 1993 et 1995. Selon le New York Times du 29 décembre 1996, "le nombre de personnes licenciées en 1995, la dernière année pour laquelle nous disposons de chiffres officiels, n'était pas éloigné du chiffre record atteint en 1992, à la sortie de la dernière récession. En novembre 1996, après plus de cinq ans de reprise économique, le nombre de licenciements annoncés par les entreprises était de 14 % supérieur à celui du même mois de l'année dernière." La présente décennie totalisera vraisemblablement plus de licenciements que la décennie précédente. Entre 1993 et 1995, 10,1 millions d'emplois ont été supprimés contre 6,7 millions entre 1987 et 1989, lors de la précédente "reprise" économique.
D'un côté, le "dégraissage" accéléré et les licenciements créent une main-d'oeuvre plus "flexible", c'est-à-dire une main- d'oeuvre sans espoir, aux abois car les emplois supprimés sont le plus souvent remplacés par des emplois moins bien payés et moins stables.
De l'autre, la masse des sans-emploi grandit, ce que masque le taux officiel apparemment bas du chômage. Comme le faisait remarquer Lester Thurow, économiste du Massachussets Institute of Technology, dans un article intitulé Une croisade qui tue la prospérité : "Le plus important non-dit de l'économie américaine des années quatre-vingt-dix, c'est son taux élevé de chômage et l'impact direct de ce chômage camouflé sur un niveau de vie qui ne progresse plus." (American Prospect, mars-avril 1996).
Selon Thurow, si l'on ajoute aux 7,5 à 8 millions de chômeurs officiellement recensés, les 5 à 6 millions de sans-emploi qui ne remplissent pas les critères qui leur permettraient de retrouver du travail, et qui ne sont donc pas considérés comme "inemployés", et les 4,5 millions de travailleurs à temps partiel qui souhaiteraient travailler à plein temps, on arrive au chiffre de 17 à 18,5 millions de personnes à la recherche d'un emploi ce qui donne un taux réel de chômage de l'ordre de 14 %.
Il y a aussi, selon Thurow, un contingent énorme de travailleurs sous-employés. Il y a 8,1 millions de travailleurs temporaires, 2 millions qui travaillent "à la demande" et 8,3 millions de travailleurs "indépendants" (dont beaucoup sont des travailleurs licenciés ou des membres de professions libérales qui n'ont pas de travail régulier et qui n'ont pas d'autre choix que de travailler par intermittence). La plus grande partie de ces 18,4 millions de travailleurs sont aussi à la recherche d'un emploi stable et mieux rémunéré. Ils représentent aussi 14 % du monde du travail. Et comme ils sont sans grand pouvoir de négociation face aux employeurs, ils exercent, comme les chômeurs, une pression à la baisse sur les salaires.
Thurow affirme aussi qu'il manque quelque 5,8 millions d'hommes dans les statistiques officielles. Ils existent bel et bien dans les chiffres du recensement : ils ont entre 25 et 60 ans et représentent 4 % de la population active. Mais ils ne sont comptabilisés nulle part dans les chiffres du ministère du Travail. On ne sait rien de leurs ressources. On sait seulement qu'ils sont en âge de travailler, qu'ils ont travaillé dans le passé, qu'ils ne sont pas retournés à l'école et n'ont pas encore l'âge de la retraite. Ils ont été exclus ou se sont exclus de la vie économique normale. Certains sont recensés comme sans-abri, d'autres ont rejoint l'économie parallèle.
D'après Thurow, c'est donc au total près du tiers de la population active qui se trouve sans travail ou qui est sous-employé formant ainsi une armée industrielle de réserve considérable. Il ajoute : "Deux décennies de main-d'oeuvre surabondante ont rompu le lien traditionnel entre gains de productivité et hausse des salaires... Le meilleur exemple en est l'industrie informatique une industrie qui paye mal ses ouvriers de fabrication. La productivité y augmente rapidement, mais les gains de productivité ne servent qu'à baisser les prix ou à augmenter les profits des fabricants de logiciels ou de composants. Ils ne servent pas à augmenter les salaires, comme c'était traditionnellement le cas dans l'automobile ou la sidérurgie."
C'est l'existence de ces millions de personnes à la recherche d'un travail qui explique pourquoi des milliers de personnes se présentent quand un hôtel ou un centre commercial propose quelques emplois payés légèrement au-dessus du salaire minimum. C'est aussi ce qui explique pourquoi des travailleurs en viennent, pour garder leur emploi, à accepter des diminutions de salaire de 20 à 40 %, ce qu'ils n'auraient jamais accepté dans le passé.
Il n'y a, on le voit, rien d'"extraordinaire" comme le laisse entendre Greenspan à ce que la reprise économique s'accompagne d'une remontée de l'inquiétude parmi les travailleurs.
La spéculation, la bourse et la politique du "chacun pour soi"
L'accroissement de l'exploitation produit des profits records, qui s'ajoutent les uns aux autres. Etant donné la faiblesse de l'économie, non seulement aux Etats-Unis mais aussi dans le reste du monde, la plupart de ces profits ne peuvent pas être investis dans la production. Ils prennent donc le chemin du secteur financier qui, au cours des dernières décennies, a complètement éclipsé l'économie réelle, créant une bulle financière qui n'en finit pas de gonfler.
Comme pendant les années vingt, les années folles, la Bourse s'est envolée. Mais l'emballement de la machine boursière dépasse aujourd'hui tout ce qu'on avait pu voir dans les années vingt. La valeur des cotations a triplé, voire quadruplé, depuis le début du marché haussier en 1982. Pour ne prendre qu'un exemple, de fin 1994 à octobre 1996, les fonds mutuels ont vu la valeur de leurs actifs passer de 216 000 à 330 000 milliards de dollars soit la moitié du PIB des Etats-Unis.
Selon Greenspan, cette frénésie spéculative est une bonne chose pour les ménages. "Dans l'ensemble, les ménages ont pu augmenter considérablement leurs avoirs en même temps que la Bourse poursuivait son ascension vertigineuse..."
"Dans l'ensemble", sans doute. Greenspan omet simplement de dire que 75 % des actions sont entre les mains de 10 % de la population, c'est-à-dire entre les mains de la bourgeoisie. L'envol de la Bourse a surtout profité à la bourgeoisie et aux couches supérieures de la petite bourgeoisie. Quant à la majorité des ménages, s'ils possèdent parfois quelques actions, c'est parce qu'ils se sont vu supprimer leurs anciens plans de retraite et qu'ils ont dû souscrire à des fonds d'épargne-retraite qui les obligent à acheter chaque mois un certain nombre d'actions cotées en Bourse.
Greenspan peut donc affirmer, "dans l'ensemble", que "les ménages... consacrent une plus grande partie de leurs revenus à des investissements financiers. Les Américains ont peut-être enfin compris qu'ils devaient accroître leurs actifs, non seulement pour pouvoir faire face à des périodes de chômage, mais pour s'assurer une longue et agréable retraite le moment venu."
Mais, si l'on parle de la situation concrète des personnes, y en aura-t-il beaucoup qui pourront bénéficier d'une longue et agréable retraite, "le moment venu" ? On peut en douter. Les grands investisseurs institutionnels ont les moyens de faire payer les pots cassés aux petits porteurs. Aux premiers craquements du système, les grands investisseurs retireront leurs billes, accentuant encore la débâcle. Ce sera "chacun pour soi". Et à ce jeu-là, les petits investisseurs et leurs pauvres plans d'épargne- retraite seront liquidés.
En fait, Greenspan lui-même a récemment lancé quelques avertissements et attiré l'attention sur les dangers inhérents à une hausse sans frein du cours des actions tout en faisant valoir les avantages qu'il y a à investir à la Bourse. Son premier avertissement date de novembre dernier et s'adressait à un public d'hommes d'affaires. Il y a eu des fuites, et la presse s'en est fait l'écho. Son second avertissement remonte à son intervention au Congrès en janvier dernier. Et sa troisième mise en garde a été connue quand on a publié les délibérations des gouverneurs de la Réserve fédérale, en février dernier. Mais jusqu'ici, tous ses avertissements sont restés sans effet sur la hausse insensée du cours des actions. D'ailleurs les spéculateurs ont-ils un autre choix que la fuite en avant ?
Telle est la société capitaliste à l'approche du troisième millénaire : une stagnation économique généralisée, une classe ouvrière qui voit son niveau de vie chuter pour que les profits atteignent des taux records, ce qui crée une spéculation qui transforme l'économie en un vaste casino. Ces profits énormes ne créent pas grand-chose, sinon des fortunes colossales entre les mains de quelques individus qui n'ont d'autre choix que de spéculer en attendant que tout l'édifice s'écroule.