Italie - Un olivier aux fruits amers

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Janvier-Février 1998

Il y a plus d'un an et demi qu'un gouvernement de gauche, ou plutôt se disant tel, est en place en Italie sous la présidence de Romano Prodi. Si Prodi est un démocrate-chrétien, le principal appui de son gouvernement est constitué par le PDS, le Parti Démocratique de la Gauche (Partito Democratico della Sinistra), c'est-à-dire la fraction majoritaire de l'ancien parti communiste italien qui a choisi il y a quelques années d'abandonner cette étiquette. Après bien des années passées dans l'antichambre du pouvoir, après bien des offres de service repoussées, le PC devenu PDS a ainsi enfin eu l'occasion de faire les preuves de ses capacités de parti de gouvernement. De ce point de vue, en un an et demi, il a mis les bouchées doubles et la bourgeoisie italienne ne peut tirer de son passage au pouvoir que des motifs de satisfaction.

"L'Olivier", construction politique du PDS

Il faut d'abord rappeler que, si les élections législatives d'avril 1996 ont donné la victoire à "l'Olivier", la coalition constituée autour du PDS, cela n'était nullement dû à une poussée à gauche de l'électorat. Après bien des pressions, à travers bien des difficultés, des crises, des résistances de son propre personnel politique, la bourgeoisie italienne était parvenue à instaurer une loi électorale majoritaire (sauf pour un quart des députés, qui restent élus à la proportionnelle). Celle-ci répondait à ses aspirations à disposer d'un système politique plus stable, permettant l'alternance d'équipes gouvernementales dévouées à ses intérêts, à l'image de ce qui se produit dans bien d'autres pays occidentaux, des Etats-Unis à la Grande-Bretagne, l'Allemagne ou la France.

L'instauration de cette loi majoritaire n'aurait elle-même pas été possible sans l'assentiment du PDS. Mais c'est aussi finalement le PDS qui a su le mieux en tirer parti. Prodi, homme du sérail démocrate-chrétien, ex-dirigeant de l'IRI institution qui coiffe le secteur à participations d'Etat fut choisi pour être la figure de proue de l'Olivier. Coalition constituée autour du PDS, comportant également les Verts, des restes du Parti Socialiste et le Parti Populaire nouvelle appellation de la fraction démocrate-chrétienne ayant choisi l'alliance à gauche , l'Olivier était une machine électorale visant à agréger, à la forte réserve constituée par l'électorat du PDS, le plus possible de voix au centre. Sur sa gauche, grâce à un accord de désistement, l'Olivier s'assurait aussi les voix du PRC, le Parti de la Refondation communiste (Partito della Rifondazione Comunista) constitué par la fraction de l'ancien PC ayant maintenu l'étiquette communiste .

C'est cet accord qui a permis la victoire électorale d'une gauche pourtant largement minoritaire en voix dans l'électorat. A droite en effet, la coalition constituée autour de Silvio Berlusconi en 1994 et victorieuse dans les élections de cette année-là s'était rapidement désagrégée, essentiellement du fait de la Ligue du Nord d'Umberto Bossi qui avait rapidement choisi de jouer son propre jeu. Mais il faut ajouter que cette victoire correspondait aux souhaits d'une large partie de la bourgeoisie, convaincue qu'un gouvernement de l'Olivier serait mieux à même de résoudre ses problèmes que la fragile et instable coalition constituée autour de Silvio Berlusconi.

Austérité et paix sociale

De fait, les vingt mois de gouvernement de l'Olivier n'ont pas déçu la bourgeoisie puisque le gouvernement Prodi a droit aujourd'hui aux félicitations de ses pairs pour avoir réduit le déficit budgétaire du pays à moins de 3 % et l'inflation annuelle autour de 2 %, faisant ainsi entrer l'Italie dans le cadre des critères imposés par le traité de Maastricht pour participer à la monnaie unique alors qu'elle en était très éloignée il y a encore deux ans. La recette n'a rien de mystérieux : mesures d'austérité, coupes dans les dépenses publiques, prélèvements sur les revenus à travers un impôt "spécial Europe", réforme du système des retraites, toutes ces mesures dont certaines, il est vrai, avaient déjà été largement entamées par les gouvernements précédents ont contribué à faire payer à la population, et en particulier aux travailleurs, les frais d'une rigueur que bien entendu personne ne parlait de faire supporter au grand capital.

Celui-ci est pourtant le grand bénéficiaire des subventions de l'Etat et donc du déficit budgétaire et de l'inflation qui en est la conséquence. Il est aussi le grand bénéficiaire de la participation à l'Union Européenne, et le sera encore si celle-ci débouche sur la participation à la monnaie commune. Mais, comme dans tous les pays de l'Union Européenne du reste, il n'a pas été question une seule minute de lui faire payer les frais de l'opération. Les profits des grandes entreprises ont continué d'exploser au moment où, à l'adresse de la majorité de la population, le mot d'ordre du gouvernement Prodi était de faire des sacrifices, sous le prétexte de faciliter l'entrée de l'Italie dans la monnaie commune.

Naturellement, le principal atout de Prodi est l'appui du PDS, en tant que principal parti de la majorité gouvernementale. Mais si l'appui de ses députés compte, celui des organisations syndicales compte au moins tout autant, et d'abord celui de la principale confédération italienne, la CGIL. Contrôlée majoritairement par le PDS, celle-ci a prêté son soutien complaisant à toutes les mesures du gouvernement Prodi, toutes décidées d'ailleurs en pleine concertation avec le trio des confédérations syndicales CGIL-CISL-UIL.

Normalisation politique

Mais le gouvernement de centre-gauche est également à l'oeuvre sur le plan politique et institutionnel. Après une longue marche vers le pouvoir, le PDS et son secrétaire général Massimo D'Alema veulent non seulement faire leurs preuves en tant que parti de gouvernement : ils veulent aussi l'inscrire dans les institutions, en tentant de transformer durablement le système politique italien dans le sens d'un bipartisme apportant à la bourgeoisie cette stabilité politique dont elle rêve depuis longtemps.

Déjà, l'adoption il y a quelques années du système électoral majoritaire, grâce à l'appui actif du PDS, constituait une forte pression, à gauche comme à droite, pour la constitution d'alliances électorales et de majorités parlementaires stables. A gauche, elle fournissait au PDS majoritaire un moyen de chantage pour contraindre le PRC à un pacte de partage des circonscriptions électorales. A droite, au moment où la démocratie chrétienne s'écroulait sous le coup des enquêtes sur la corruption des juges du pool "mani pulite" ("mains propres"), elle poussait également à la constitution d'un "pôle".

Silvio Berlusconi fut le maître d'oeuvre de ce "pôle" de droite en lançant son parti Forza Italia par les mêmes méthodes que les clubs de supporters du club de football Milan AC dont il est le patron. L'opération fut complétée par l'intégration au système politique du MSI, le vieux parti néo-fasciste jusqu'alors tenu à l'écart des majorités gouvernementales. Il suffit à son leader Gianfranco Fini de quelques déclarations selon lesquelles on était désormais dans une ère "post-fasciste", de quelques saluts ambigus à la mémoire des victimes du fascisme, et de changer le nom de son parti pour celui d'Alliance Nationale, pour voir la quasi-totalité des politiciens déclarer qu'il avait désormais toute sa place dans le jeu parlementaire d'une république italienne qui se réclame toujours, en théorie, de "l'antifascisme". On vit même là aussi le PDS, héritier de l'ex-parti communiste, jouer le premier rôle dans cette opération en décernant des félicitations à Fini pour sa décisive évolution démocratique ; comme si la mutation de l'ex-parti communiste et son intégration définitive au système politique devaient avoir pour pendant, à droite, la mutation de l'ex-parti fasciste en un désormais honorable parti "démocratique".

C'est sans doute grâce à tous ces efforts que le secrétaire du PDS Massimo D'Alema a été intronisé, après la victoire électorale de l'Olivier, président de la commission bicamérale, commission formée de représentants des deux chambres avec l'objectif de parvenir à une réforme définitive du système politique permettant de faire de l'Italie, selon les mots de D'Alema "un pays normal". Cela signifie, dans sa bouche, un pays de majorités parlementaires stables et d'alternance régulière, au gouvernement, de deux partis ou regroupements de partis à la politique semblable, dont l'un qu'il dirigerait. Pour nombre de dirigeants du PDS, le modèle invoqué est tout simplement les Etats-Unis, comble de la démocratie comme on sait avec cette belle alternance au pouvoir d'un Parti Démocrate et d'un Parti Républicain menant avec une égale servilité la politique de la bourgeoisie.

C'est donc le dirigeant de l'ex-PC italien D'Alema, qu'il y a encore quelques années d'aucuns présentaient comme un élément de gauche au sein du PDS, qui a pendant plusieurs mois présidé aux travaux de cette "bicamérale" en rêvant visiblement de rester, pour l'histoire, l'homme grâce auquel l'Italie serait devenue un pays à la stabilité politique assurée pour le plus grand bien de la bourgeoisie. Il n'est pas sûr cependant qu'il en soit ainsi. La tâche du président de la bicamérale n'a pas été de tout repos : comment mettre d'accord, en effet, les représentants des différents partis sur une réforme qui ne pouvait que léser certains d'entre eux ? Les travaux de la bicamérale, pendant des mois, n'ont été qu'une suite de polémiques sur le système électoral à adopter, dans lesquelles les partis qui semblaient d'accord un jour sur une formule ne l'étaient déjà plus le lendemain. Au début de l'été, elle a clos ses travaux, sur un projet de réforme constitutionnelle qui est un laborieux compromis, dont il n'est même pas sûr qu'il soit appliqué un jour.

Mais même si la portée politique de la bicamérale n'est pas finalement celle escomptée, le PDS, en tout cas, se sera montré jusqu'au bout le conséquent défenseur des changements institutionnels propres à assurer des gouvernements stables à la bourgeoisie italienne.

Rifondazione Comunista forcée à s'aligner

Surtout, le PDS et D'Alema apparaissent aujourd'hui grands vainqueurs de l'épreuve de force qui les a opposés fin septembre au PRC et qui a sans doute réduit pour un certain temps la marge de manoeuvre de ce parti. Depuis le début de la législature, le jeu du PRC sous la direction de son secrétaire Fausto Bertinotti avait été, tout en accordant son soutien au gouvernement Prodi, de pratiquer une fausse opposition, critiquant les mesures envisagées par le gouvernement, menaçant de ne pas les voter pour finalement se rallier au dernier moment. Il s'agissait, vis-à-vis de sa base ouvrière en particulier, de donner le change en paraissant ne donner ses voix au gouvernement qu'après les avoir chèrement négociées. Aux yeux de bien des travailleurs, Bertinotti au fond réussissait à donner l'illusion qu'il se servait de sa force au parlement et du fait que ses voix sont nécessaires au gouvernement, pour défendre au mieux leurs intérêts et se montrer finalement le meilleur avocat parlementaire de la classe ouvrière.

Au printemps 1997, les députés du PRC ont même refusé d'appuyer la décision d'envoyer un contingent italien en Albanie pour rétablir l'ordre dans ce pays secoué par la révolte. Cela n'a pas eu de conséquence il est vrai, car cette fois la droite a opportunément voté avec le gouvernement, mais, vis-à-vis de sa base, Rifondazione a pu sauver en partie les apparences et ne pas s'associer ouvertement à cette intervention militaire de l'impérialisme italien sur une terre qu'il considère depuis longtemps comme sa zone protégée.

Mais ce jeu mené par le PRC a touché ses limites lorsque, cet automne, Prodi et le PDS ont refusé de s'y prêter plus longtemps. Lorsque Bertinotti a déclaré refuser le vote de la loi de Finances tant qu'elle ne serait pas renégociée avec lui, Prodi s'est montré prêt à la crise gouvernementale tandis que D'Alema se déclarait prêt pour des élections anticipées. Lorsque Prodi déclara donner sa démission en raison de l'attitude des dirigeants de Rifondazione, ceux-ci se trouvèrent critiqués par une partie de leur propre base, en désaccord avec cette rupture d'une unité de la gauche dont Bertinotti lui-même avait toujours chanté les louanges.

En deux jours, la direction de Rifondazione fit donc volte-face, se déclarant prête à un accord avec le gouvernement sur le vote de la loi de Finances. La seule concession de Prodi fut l'engagement, à l'exemple du gouvernement français, d'introduire une loi sur les trente cinq heures d'ici l'année 2001, écran de fumée qui fera difficilement oublier tout ce que le gouvernement Prodi fait payer à la classe ouvrière par sa politique d'austérité. Et le PRC a beau présenter cette promesse comme la preuve de l'efficacité de sa politique, il est évident pour tous qu'en fait il a été contraint de s'aligner. Les élections municipales dans une série de grandes villes, en novembre dernier, ont d'ailleurs rapidement confirmé l'incompréhension et même le désaveu d'une partie de la base de Rifondazione. Le PRC a en effet perdu entre la moitié et le tiers de ses voix dans ces élections, qui se sont soldées par des victoires écrasantes pour les maires PDS de nombre de ces villes.

Quand la gauche devient... le centre-droit

Ces derniers résultats électoraux ont largement contribué à faire apparaître aujourd'hui D'Alema comme le maître du jeu, d'autant plus que, dans ce qu'il voudrait être une suprême habileté, il élargit sa majorité de centre-gauche en tentant de la prolonger jusqu'au centre-droit.

Tel est en effet le but de l'opération par laquelle le PDS a présenté, dans la circonscription du Mugello proche de Florence, un candidat sénateur qui n'était autre que l'ex-juge Antonio Di Pietro, ancienne figure de proue du pool "mani pulite" et connu pour ses opinions de droite. Cherchant depuis longtemps comment prendre le départ d'une carrière politique, l'homme de droite Di Pietro se vit proposer par D'Alema d'être le candidat du PDS dans cette circonscription largement acquise à la gauche, et accepta sans état d'âme. Il fut élu haut la main, les électeurs du PDS ayant été convaincus par D'Alema de lui apporter leurs voix.

Il est vrai qu'entre les idées de droite de Di Pietro et les idées de la gauche représentée par D'Alema, bien malin qui verrait aujourd'hui la différence. L'opération Di Pietro n'est au fond, de la part de D'Alema, qu'une suite logique de sa politique. Après avoir jugé que, pour aller au gouvernement et y rester, la gauche doit faire le travail et la politique de la droite, il juge maintenant qu'après tout une partie de la gauche pourrait très bien être... la droite par simple adjonction de politiciens du centre-droit.

Il reste à savoir bien sûr si Di Pietro, qui entend bien jouer son propre jeu, ne sera pas plus gênant pour D'Alema, sur sa droite, que Rifondazione sur sa gauche. Mais pour l'instant, l'opération Di Pietro apparaît comme un succès de plus, d'autant qu'aux revers de Rifondazione à gauche s'ajoute maintenant la déroute d'une partie de la droite. Silvio Berlusconi et son parti Forza Italia, rejoints par les différentes enquêtes pour corruption en cours, se voient contester de toutes parts leurs prétentions à être les leaders de l'opposition, et le pôle de droite semble entré dans une crise durable.

Politique pro-patronale

Pour le moment, les succès politiques du PDS renforcent donc le gouvernement Prodi qui peut affirmer, avec quelque raison d'être cru, que son gouvernement ira jusqu'à la fin de la législature chose jamais vue dans l'Italie de l'après-guerre.

Quant au patronat italien, même s'il proteste aujourd'hui pour la forme contre la promesse d'une loi sur les trente cinq heures, il ne peut que souhaiter la prolongation de cette situation. A la stabilité politique s'ajoute une ambiance de concertation qui est pour lui l'occasion de faire passer, avec la collaboration syndicale, toute une série de mesures de déréglementation auxquelles il aspirait depuis longtemps.

Un "pacte sur le travail" a été signé à l'automne 1996 entre organisations syndicales et patronales, puis approuvé par le gouvernement et le parlement qui ont donné force de loi à nombre de ses dispositions. Sous prétexte d'aider l'emploi dans les régions défavorisées, notamment le Sud, il a ainsi prévu que l'on pourrait y embaucher à des conditions inférieures à celles des conventions collectives nationales. Et, tandis que, sous le même prétexte, le patronat obtenait la promesse de nombreuses aides et subventions, les syndicats donnaient leur accord à l'introduction du travail intérimaire, jusqu'alors inexistant en Italie et qui n'attend plus aujourd'hui que les décrets d'application.

Il est vrai que le patronat n'a pas attendu pour procéder à une telle déréglementation. Sans même parler du travail "noir" qui est une vieille tradition et n'a jamais disparu, depuis plusieurs années on assiste à la multiplication des "coopératives", notamment dans les grandes entreprises du Nord, qui sous-traitent ainsi une partie de leurs activités à ces entreprises dans des conditions d'emploi particulièrement précaires. En principe, les travailleurs de ces "coopératives" sont considérés comme des travailleurs indépendants. Ils doivent même pour faire partie d'une coopérative verser une quote-part qui en fait des membres associés de celle-ci. Mais elle en fait surtout des travailleurs qui ne disposent d'aucune garantie et perdent leur emploi dès que la coopérative perd une commande, sans avoir droit à la moindre indemnité. Bien souvent, le transport, le déchargement ou le chargement, le nettoyage et un certain nombre d'activités annexes sont désormais confiés à de telles coopératives, livrant ainsi un nombre croissant de travailleurs à la précarité avec l'accord, actif ou passif, des syndicats.

De leur côté, le PDS et le PRC, partis de la majorité gouvernementale, non seulement ne font rien pour s'opposer à cette évolution, mais ils y collaborent activement là où ils ont des responsabilités, par exemple dans les municipalités et les entreprises publiques, où le recours à des coopératives se multiplie également. Il est vrai que c'est aussi le moyen pour ces partis de placer certains de leurs adhérents ou de leurs proches et ainsi, selon une vieille pratique, de se constituer une clientèle dans leur dépendance. Mais c'est aussi la démonstration que bien souvent, le cynisme des administrateurs du PDS, voire du PRC, ne le cède en rien à celui de n'importe quel patron.

Mais le consensus syndical facilite encore bien d'autres choses. On peut en donner un bel exemple avec la façon dont la direction de Fiat a agi dans ses usines de Turin. Les quelque 1 700 caristes des usines de Turin-Mirafiori et Rivalta travaillant au transport et à l'acheminement des pièces le long des chaînes doivent voir changer leur contrat de travail. Au lieu d'être des employés de Fiat, ils seront désormais employés d'une entreprise sous-traitante, la TNT-Traco, considérée comme faisant partie non plus du secteur de la métallurgie, mais du commerce. Ils seront donc soumis désormais, par ce tour de passe-passe, à une convention collective moins favorable. Ils ne seront plus concernés non plus de la même façon par les débrayages des autres travailleurs lors du renouvellement des contrats collectifs ou des contrats d'entreprise... Et le tout se fait bien entendu avec la signature des organisations syndicales, nécessaire à une telle modification de leur contrat de travail.

Bien sûr, cette évolution n'a pas commencé seulement avec le gouvernement PDS. Depuis 1992, Fiat a, par exemple, déjà ainsi "tertiarisé" quelque 7 000 ouvriers. Mais aujourd'hui ce processus de précarisation, d'émiettement de la classe ouvrière s'accentue encore avec la collaboration active du PDS, des organisations syndicales, et bien souvent aussi avec le consensus et en tout cas la passivité du PRC.

L'achèvement d'une transformation

On peut passer sur les justifications politiques que donnent les dirigeants du PDS, dont le langage ne se distingue pas des bavardages à la mode sur l'économie de marché, les vertus du profit et les nécessités du libéralisme, les méfaits de "l'étatisme", le dépassement de la lutte de classes par une société où primeraient désormais les valeurs individuelles, et l'on en passe. Le PDS, appareil issu d'un parti communiste qui fut le plus important d'Europe occidentale, n'a aujourd'hui pas d'autre rôle selon eux que de leur fournir un marchepied pour devenir des ministres bourgeois, dont ils ont copié toutes les attitudes. Celui qui le fait avec le moins de décence est sans doute Massimo D'Alema lui-même, que l'on a vu cet été faire le tour de la Sardaigne dans un yacht, allant d'une réception à l'autre chez les hauts personnages disposant de villas sur la côte.

Appuyé sur une forte bureaucratie syndicale dont le poids a lui-même largement contribué à démobiliser et à démoraliser la classe ouvrière, ayant sans doute calmé pour quelque temps les oppositions de son allié Rifondazione Comunista, et cela d'autant plus facilement qu'elles n'étaient que simulacres, le PDS se sent aujourd'hui assuré de dominer le jeu politique en apportant à la bourgeoisie italienne la stabilité politique et la paix sociale. Peut-être un jour verra-t-on D'Alema réclamer le poste de président du Conseil pour lui-même plutôt que de servir de marchepied à un Prodi.

Mais en démoralisant la classe ouvrière, en enterrant en grande pompe les idées mêmes de lutte de classe, le PDS a depuis longtemps favorisé l'émergence et le renforcement des idées les plus réactionnaires, ce dont on a un certain nombre de signes. On peut citer le développement de la Ligue du Nord qui dénonce l'Etat unitaire au nom des intérêts des régions riches, de la plaine du Pô à la Vénétie ou la Ligurie ; le développement en contrepoint du nationalisme italien, sur lequel s'appuient notamment les progrès électoraux d'Alliance Nationale ; le développement du racisme envers tous les "extra-communautaires" quand ce n'est pas simplement envers les méridionaux italiens.

Ajoutons que pendant que l'on habitue l'opinion à voir l'armée italienne se livrer à des interventions militaires, comme aujourd'hui en Albanie, les réfugiés albanais sont renvoyés chez eux de force, après un accord avec le gouvernement de Tirana, pendant que l'ensemble de la presse mène campagne contre la présence de ces "extra-communautaires". Les réfugiés kurdes ne sont peut-être accueillis pour le moment avec un peu plus d'humanité que parce que les dirigeants italiens sont convaincus qu'ils ne font que passer et se dirigeront rapidement vers l'Allemagne ou d'autres pays d'Europe du Nord.

Et puis l'on peut citer encore d'autres faits, parfois mineurs mais qui sont tout de même bien indicatifs de ce climat de normalisation de la politique italienne sous le gouvernement Prodi ; ainsi, l'on prépare maintenant les esprits à une amnistie des condamnations prononcées contre des dirigeants politiques ou des dirigeants d'entreprise à la suite de l'opération "mains propres", en mêlant il est vrai la question à celle de l'amnistie des anciens dirigeants de l'organisation d'extrême gauche Lotta Continua condamnés récemment pour une prétendue responsabilité dans des faits remontant à plus de vingt ans. On assiste à la réhabilitation feutrée du fascisme au nom du dépassement des vieux conflits ; à la fin du bannissement de la famille du roi Victor-Emmanuel de Savoie, prononcé après la proclamation de la République en 1946 pour sa collusion avec Mussolini ; ou bien plus simplement à la célébration à tout propos de la famille Agnelli pour son grand mérite de propriétaire de Fiat, la récente mort du jeune héritier du clan ayant fait les titres de la presse et de la télévision à peu près comme la mort de la princesse Diana en Grande-Bretagne...

Et si ce développement d'idées réactionnaires ne se fait pas pour l'instant au détriment du PDS lui-même, c'est au fond tout simplement que celui-ci a choisi de précéder cette course vers la droite en en prenant le plus souvent l'initiative lui-même, qu'il s'agisse de la proposition de "fédéralisme" pour contrer la Ligue du Nord, de l'appui à la candidature de Di Pietro pour couper l'herbe sous le pied à la droite ou de la fin du bannissement de la dynastie de Savoie. Mais il ne pourra pas toujours mener ce jeu, ne serait-ce que parce que sa base sociale, qui reste malgré tout ouvrière et populaire, ne le suivra pas toujours, et il le paiera tout de même tôt ou tard : soit parce qu'il aura finalement favorisé le renforcement de la droite celle d'Alliance Nationale, de la Ligue du Nord ou d'un Berlusconi bis , soit parce que les travailleurs italiens, las d'être menés en bateau par de tels filous, sauront se tourner de nouveau vers la lutte de classe, avec d'autant plus de vigueur qu'on les en aura détournés longtemps.