Malgré l'ampleur des manifestations du 15 février qui ont témoigné dans de nombreux pays de l'opposition de l'opinion publique à la guerre contre l'Irak, Bush n'a évidemment pas l'intention de renoncer. Les dirigeants des puissances impérialistes n'ont pas l'habitude de définir leur politique en fonction des sentiments et des aspirations des peuples, sauf lorsque ces derniers les y contraignent. Le nombre et l'ampleur des manifestations aux Etats-Unis mêmes ont montré que, malgré la campagne d'intoxication menée par la caste politique et les médias, une bonne partie de l'opinion publique est opposée à la guerre. Bush estime cependant, à tort ou à raison, qu'il n'aura pas de problèmes majeurs avec son opinion publique.
Il en va quelque peu différemment pour Blair et pour Aznar, en porte à faux par rapport à l'écrasante majorité de leur opinion publique. Mais ce ne sont ni Blair ni Aznar qui décident. Et leur sort électoral futur est certainement un aspect mineur dans les préoccupations de Bush et de son état-major.
Complétant les discours va-t-en-guerre du président américain, son administration distille des confidences sur la proximité de l'échéance, indépendamment de la sauce diplomatique dont sera entourée l'agression.
Laisser entendre que les dés sont désormais jetés et qu'il ne s'agit plus que d'une dizaine de jours peut évidemment faire partie, là encore, d'une campagne d'intoxication. Cela peut viser à faire pression sur la diplomatie des pays pas assez engagés, au gré des Etats-Unis, dans l'agitation guerrière, ou qui marchandent encore pour ouvrir leurs terrains d'aviation ou leurs bases aux troupes américaines. Mais, de toute façon, les troupes et les matériels s'accumulent et rendent de plus en plus vraisemblable le déclenchement proche de la guerre.
On peut considérer que le rapport des inspecteurs de l'ONU, affirmant en gros qu'ils n'ont décidément rien trouvé qui puisse justifier une guerre contre l'Irak, est un échec diplomatique pour les dirigeants américains. C'est en tout cas la présentation des dirigeants français. Cela permet de valoriser le jeu diplomatique de la France et de grossir son rôle dans le fait que, lors de sa réunion du 14 février, le Conseil de sécurité n'a pas donné immédiatement son blanc-seing à Bush.
Mais, si échec de la diplomatie américaine il y a, il est tout relatif. Pas seulement parce qu'il ne peut être considéré comme tel que dans le cadre de l'attitude choisie par Washington de faire cautionner son action par l'ONU. Or, les Etats-Unis ne cessent de répéter depuis le début que, s'ils cherchent cette caution, ils peuvent tout aussi bien s'en passer et qu'ils s'en passeront si l'ONU n'est pas assez obéissante. Il faut se souvenir que les bombardements occidentaux sur la Serbie n'avaient pas eu l'aval de l'ONU, qu'au demeurant ni les Etats-Unis ni la France n'avaient éprouvé le besoin d'impliquer. Et les bombes tombées sur Belgrade et le Kosovo ne furent ni plus ni moins meurtrières que si elles avaient été estampillées par l'organisation internationale.
En outre, malgré les cocoricos lancés en particulier par la presse française, faisant front derrière Chirac, les réticences de l'ONU ne constituent certainement pas une victoire de la paix ni même un recul de la guerre. Pas même dans le temps : comme personne ne sait quelles sont les échéances que se sont fixées les Américains, il est difficile d'affirmer que la guerre a été retardée, même seulement de quelques jours. De plus, même ces réticences de l'ONU à justifier l'agression peuvent se transformer en victoire diplomatique des Américains si demain l'ONU, feignant de découvrir de nouveaux éléments dans les rapports de ses inspecteurs, donne finalement sa bénédiction à la guerre.
Cela indique par la même occasion l'étroitesse du jeu diplomatique de la France. Le coup a été sans doute bien joué par Chirac et de Villepin de transformer leur opposition mineure sur un point de détail donner un peu plus de temps aux inspecteurs de l'ONU pour en faire l'expression de la capacité de la France à résister aux pressions américaines, voire à se poser comme le chef de file de tous ceux qui refusent la guerre. Un coup bien joué car il permet à Chirac de paraître aller dans le sens de l'opinion publique en France et, en même temps, de récolter un succès diplomatique, en particulier auprès des pays arabes ou musulmans dans le monde. Et d'ici qu'il décroche, en plus, le prix Nobel de la paix...
Chirac, pas plus que ses compères dirigeants du monde impérialiste, n'agit en fonction de l'opinion publique, mais en fonction des intérêts des grands groupes industriels et financiers. On peut penser que la prise de position de la diplomatie française n'a pas de conséquences néfastes pour les intérêts en question. Les dirigeants français peuvent avoir acquis la conviction que les Etats-Unis s'arrogeront la part du lion dans le dépeçage économique de l'Irak, une fois la victoire acquise, en laissant tout au plus quelques miettes à leur complice anglais. Il n'y a pas que le partage des réserves pétrolières de l'Irak, où les jeux sont sans doute faits de longue date. Il y a le partage des différents marchés, à commencer par celui de la reconstruction d'un pays déjà en ruines et qui le sera encore plus une fois la guerre finie. Le plan américain, désormais public, d'installer, après la défaite de Saddam Hussein, une administration américaine directe, a de quoi convaincre les grandes sociétés françaises du bâtiment et des travaux publics que, face à des rivales américaines, elles n'auront aucune chance d'obtenir même des miettes.
Mais si le grand capital français est de toute façon écarté du partage de la dépouille de l'Irak, l'attitude de franc-tireur de la France peut être payante ailleurs, auprès d'autres régimes.
Même si la diplomatie française continue à soigner ses divergences en opposant, par exemple, son veto à une nouvelle résolution de l'ONU donnant cette fois un blanc-seing à Bush ce qui n'est pas du tout certain , cela n'empêchera pas les Etats-Unis de déclencher l'agression. Et s'ils ont des motifs d'hésiter avant l'intervention, ce n'est certes pas en raison des minauderies diplomatiques de Chirac, mais en raison des conséquences que l'intervention américaine et surtout une occupation durable peuvent avoir dans la région (les prévisions officielles elles-mêmes évoquent la nécessité d'une occupation d'au moins deux ans par au moins 200 000 soldats).
En outre, rien ne dit que, une fois la démonstration faite qu'il n'obéit pas au doigt et à l'oeil aux Américains, Chirac ne se ralliera pas à la guerre. Et, s'il le fait, quel que soit le prétexte trouvé, la diplomatie américaine pourra même en faire un élément de légitimité supplémentaire pour son intervention : si même la France, tellement partisan de la paix, finit par soutenir ceux qui mènent la guerre, c'est que celle-ci est vraiment légitime. Et le soutien aura alors une tout autre valeur que les applaudissements serviles des petits Etats d'Europe orientale, la Pologne, la République tchèque, la Hongrie ou la Bulgarie. Les faux adversaires d'aujourd'hui peuvent facilement se transformer demain en vrais compères.
Les rebondissements multiples dans les relations entre les Etats de l'Union européenne et les Etats-Unis sont significatifs. L'Union européenne fait étalage de ses divergences, montrant en passant à quel point elle est un conglomérat hétérogène d'Etats, chacun agissant en fonction de ses intérêts propres, réels ou supposés, incapables d'avoir une politique commune.
Les Etats-Unis ont beau ne pas faire partie de l'Union européenne, leur influence y est plus importante que celle des deux piliers de l'Union, la France et l'Allemagne, même unies. Les remontrances de Chirac à l'égard des pays candidats à l'adhésion à l'Union européenne qui ont apporté un soutien spectaculaire à Bush et à sa guerre sont surtout l'expression d'une impuissance rageuse. Les quelques applaudissements récoltés à l'ONU par de Villepin ne font pas de l'impérialisme français une grande puissance.
Après avoir fait étalage de leurs divergences, les chefs d'Etat européens sont pourtant parvenus, en une seule nuit, à se mettre d'accord sur une position de compromis. Ce n'est certainement pas dû seulement à l'habileté de leur diplomatie. C'est dû surtout au fait que les divergences étaient mineures. Les rédacteurs du texte de compromis ont pu s'amuser avec un petit exercice consistant à coller ensemble des bouts, tirés de phrases destinées à se contredire. Pour faire plaisir à Chirac, on commence par affirmer qu'il faut donner aux inspecteurs de l'ONU " le temps et les ressources dont (...) ils ont besoin ". Pour faire plaisir à Blair, on y ajoute : " Toutefois, les inspections ne peuvent pas se poursuivre indéfiniment ". Et tout est à l'avenant ! Ce qui fait que Chirac, en rentrant, a pu se vanter d'avoir adouci les positions de Blair, pendant que la presse anglaise saluait ce dernier comme un " vrai leader " pour avoir " refusé tout compromis ". Les chefs d'Etat sont rentrés contents d'eux-mêmes : l'unité de l'Europe a été préservée.
Et, pendant ce temps, l'étau militaire s'est refermé un peu plus autour de l'Irak, et son peuple s'est rapproché d'un jour de la date où commenceront les bombardements massifs. Sans évidemment que ni l'Europe ni la France aient stoppé la menace. Comment le pourraient-elles d'ailleurs puisque telle n'est même pas l'intention annoncée ? Un quotidien résumait ainsi, dans son titre, le texte du compromis : " L'Europe somme l'Irak de désarmer ".
Et ce même texte qui, pour Chirac, est l'expression de l'influence temporisatrice de la France dans l'Union européenne rend pesamment hommage à " l'unité et la fermeté de la communauté internationale " et au " renforcement des capacités militaires ", c'est-à-dire, en fait, à la présence de l'armada américaine autour de l'Irak.
Quelle que soit l'originalité présente et à venir de la diplomatie française, la France fait partie du camp impérialiste. Et, au meilleur des cas, si elle décide de ne pas intervenir militairement, elle sera quand même au moins complice.
Voilà pourquoi l'approbation de tous les grands partis de l'opposition de gauche à la politique de Chirac est un ralliement honteux du même genre que leur ralliement entre le premier et le deuxième tour de l'élection présidentielle. Pas plus qu'en matière de politique intérieure, le Parti socialiste, même flanqué du Parti communiste, n'a de politique indépendante à proposer.
Bien sûr, cette entente sur la question de l'Irak trouve un large consensus dans la population elle-même. D'autant qu'opposition et pouvoir sont profondément complices dans la façon de présenter les choses. Chirac, Raffarin et de Villepin ont évidemment un intérêt politique à se présenter comme les champions de la paix et à recueillir l'approbation sur ce terrain. Quant à l'opposition, elle essaie de donner du crédit à l'idée que c'est sa pression, voire les mobilisations populaires dont elle se veut le principal artisan, qui pousse Chirac à mener la politique qu'il mène. C'est un petit jeu minable qui ne fera que renforcer le crédit de Chirac.
Et tout ce que la gauche réformiste trouve pour se démarquer, c'est de se lamenter, comme l'a fait un de ses leaders au lendemain de la manifestation du 15 février, sur l'absence des chefs de la droite. Une fois de plus, s'est-il plaint, la droite se montre incapable de se mobiliser et de mobiliser derrière Chirac et sa politique, et laisse à la gauche le soin de le faire !
Alors, s'il est utile que les manifestations se multiplient contre la guerre en Irak, ne serait-ce que pour montrer qu'elle ne se fera pas avec l'approbation des peuples, il faut en même temps dénoncer le jeu hypocrite des partis de la bourgeoisie.
Il n'y a pas un impérialisme belliqueux, celui des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne, et un impérialisme pacifiste, celui de la France et de l'Allemagne. C'est une question d'intérêts et de circonstances. " L'impérialisme porte en lui la guerre ", disait déjà Jaurès. La France en fournit en ce moment même une illustration en Côte-d'Ivoire, comme elle en a fourni bien d'autres dans le passé, lors de la multitude de guerres coloniales et d'oppression qu'elle a menées.
Rien ne justifie le moindre climat de consensus, le moindre alignement derrière Chirac et son jeu diplomatique du moment. Manifester contre la guerre impérialiste en Irak, oui, mais sans cautionner les retournements diplomatiques possibles de Chirac, sans cautionner surtout l'impérialisme français.