On a reparlé en mars dernier d'attentats nationalistes en Irlande du Nord, après onze ans d'un « processus de paix » qui était censé avoir réglé la question irlandaise une fois pour toutes. Mais, comme l'expliquent nos camarades britanniques de Workers' Fight dans l'article dont nous présentons la traduction ici (publié dans leur revue Class Struggle n°83 - avril 2009), ces attentats n'ont pas éclaté dans un ciel serein et la question irlandaise n'est en fait pas près d'être résolue.
Les assassinats d'un policier et de deux soldats britanniques, début mars, revendiqués respectivement par l'IRA « Continuité » et par la « Véritable » IRA, deux groupes républicains dissidents se revendiquant de la tradition nationaliste de l'IRA (Armée républicaine irlandaise), ont été des actes aussi sanglants qu'inutiles. En visant des fantassins de l'État britannique, qui plus est des soldats en instance de départ pour l'Afghanistan, avec la perspective d'être gravement blessés, voire tués, pour le compte du capital britannique, sur les pistes meurtrières de la province d'Helmand, le but proclamé des dissidents Républicains de s'attaquer à l'État britannique a tourné à la farce sinistre. Ces attentats ne peuvent en aucun cas servir les intérêts d'une quelconque partie de la population d'Irlande du Nord, sans même parler de faire avancer la cause dont se revendiquent ceux qui les ont perpétrés - celle d'une Irlande unie. Pas plus qu'ils ne pouvaient contribuer à relâcher la mainmise de l'État britannique sur la province.
En fait, c'est tout le contraire qui s'est passé, car la conséquence immédiate de ces attentats a été de faire réapparaître la machine répressive des « Troubles » (1). Les hélicoptères se sont remis à vrombir avec un bruit assourdissant jour et nuit au-dessus des ghettos catholiques. Des barrages de police ont ressurgi dans Belfast et ses alentours, sous prétexte de faire face à la « nouvelle menace terroriste » des dissidents. Des perquisitions systématiques ont été organisées dans certains secteurs, avec une brutalité qui rappelait un passé pas si lointain, tandis que des « suspects » étaient dûment placés en détention. Et cette fois-ci, les autorités britanniques n'ont même pas eu besoin de recourir à une quelconque législation d'exception, comme elles avaient dû le faire à l'époque des « Troubles » avec la vieille loi de Prévention du terrorisme. Car aujourd'hui, grâce à la loi anti-terroriste « normale » promulguée par les Travaillistes, la police peut détenir sans inculpation, et pratiquement aussi longtemps qu'elle le souhaite, ceux qu'elle choisit de traiter en « suspects de terrorisme ».
En d'autres termes, c'est justement la partie de la population d'Irlande du Nord au nom de laquelle les dissidents républicains ont commis ces attentats qui se retrouve une fois de plus à subir de plein fouet les mesures de rétorsion de l'État britannique, ramenant ainsi dans les ghettos catholiques le goût amer des mauvais jours d'antan.
Mais surtout, ces attentats et la riposte de Londres viennent rappeler brutalement que, quelle que soit l'auto-satisfaction des leaders travaillistes se glorifiant d'avoir mis fin aux « Troubles », le « processus de paix » n'a fait que cacher d'une mince couche de plâtre les causes du conflit, sans jamais tenter d'en résoudre aucune. Pendant ce temps, derrière la scène, le vieil appareil répressif de l'État britannique est demeuré intact, prêt à passer à l'offensive en grand uniforme de combat contre les mêmes populations qu'il avait prises pour cible pendant les trois décennies des « Troubles ».
Des divisions institutionnalisées
Le déroulement chaotique du processus de règlement politique connu sous le nom de « processus de paix », est depuis longtemps un sujet de défiance et de mécontentement pour une large part de la population d'Irlande du Nord, et cela pour des raisons qui étaient prévisibles dès le départ. Néanmoins, après onze années de ce processus, ces raisons peuvent apparaître plus floues avec le temps. Aussi est-il utile de rappeler brièvement sur quelles bases ce règlement politique a été lancé et comment il s'est déroulé.
Le « processus de paix » a été, en fait, le dernier épisode d'une série de tentatives en vue d'arriver à un règlement politique qui débutèrent dans les années quatre-vingt, sous Thatcher. Le but de ces tentatives était de mettre un terme à la guerre civile en Irlande du Nord, en intégrant la direction du mouvement républicain dans le giron de l'État britannique, dans le cadre d'institutions régionales, qui assumeraient pour le compte de Londres une partie des tâches de gestion de la province. On estimait qu'on pourrait faire ainsi d'une pierre deux coups : en échange d'un rôle garanti dans les institutions politiques d'Irlande du Nord, avec les avantages matériels que cela implique, non seulement les Républicains abandonneraient leurs armes et oublieraient leur objectif de réunifier l'Irlande, mais ils apporteraient leur caution à l'occupation britannique du Nord et aideraient à la faire accepter à la population. Ce faisant, les Républicains perdraient le soutien populaire important dont ils jouissaient et se trouveraient pris en otages par l'État britannique.
À partir du milieu des années quatre-vingt, les dirigeants Républicains se mirent à faire des pas destinés à leur permettre de remplir les conditions voulues pour un tel règlement politique. Parmi ces pas, il y eut leur tournant vers une stratégie électorale, dans le Nord comme en République d'Irlande. Un autre pas, plus spectaculaire, fut le cessez-le-feu unilatéral proclamé par l'IRA en 1994. Cela faisait alors déjà bien longtemps que son aile politique, Sinn Fein, avait des contacts réguliers avec les autorités britanniques. De sorte que lorsque les travaillistes revinrent au pouvoir, en 1997, le terrain était déjà prêt pour que commencent des négociations officielles - qui devaient conduire à un « accord de paix » l'année suivante.
Mais loin de marquer la fin de la politique britannique du « diviser pour régner » - qui avait été la principale cause des profondes divisions sectaires(2) qui entraînèrent le bain de sang des « Troubles » - cet « accord de paix » grava ces divisions dans la structure même des futures institutions régionales d'Irlande du Nord. C'est ainsi, par exemple, que les règles de fonctionnement de la future assemblée régionale furent conçues pour mettre ces divisions au premier plan - en faisant en sorte de ne laisser aucune voix au chapitre aux formations qui refusaient d'adopter l'une des étiquettes « nationaliste » (catholique) ou « unioniste » (protestant).
Tout l'édifice était censé être conçu pour faciliter la coexistence des deux « communautés » - catholique et protestante. Seulement, sur le terrain, les véritables divisions n'avaient pas grand-chose à voir avec la religion. Elles étaient dues aux haines et aux craintes alimentées par les conditions lamentables dans lesquelles vivait une grande partie de la population et attisées par les méthodes retorses de l'État britannique et la démagogie de ses alliés politiques locaux, les partis unionistes.
Malgré la longue tradition de démagogie communautariste des partis unionistes, le gouvernement travailliste s'efforça toujours, conformément à la pratique de tous les gouvernements britanniques, de leur complaire dans l'espoir que cela les inciterait à coopter volontairement leurs adversaires Républicains de toujours, dans le cadre d'institutions régionales de « partage du pouvoir ». Les institutions régionales furent donc conçues pour offrir aux politiciens unionistes les moyens d'un clientélisme qui leur permette de conserver, à long terme, leur emprise sur leur électorat traditionnel. En fait, bien avant que ces institutions soient en place, un flot de subventions commença à couler de Londres, sous prétexte de cicatriser les plaies laissées par les « Troubles ». Ces subventions furent allouées de façon à permettre aux politiciens unionistes qui avaient la charge de les distribuer, de resserrer leur emprise sur leur électorat par l'intermédiaire de groupes et de leaders « communautaires » désignés par leurs soins.
Il faut dire, néanmoins, que si les politiciens unionistes et leurs alliés loyalistes (3) furent les principaux bénéficiaires de cette manne, elle bénéficia aussi à Sinn Fein et à la galaxie de ses organisations satellites - et ce d'autant plus facilement qu'en-dehors de petits groupes de dissidents que les Républicains n'eurent aucun mal à marginaliser, il n'y avait personne pour contester leur prétention d'être les seuls représentants de la minorité « catholique ».
Avec le temps, les documents officiels du « processus de paix » en vinrent à changer de vocabulaire, parlant de « nationalistes » au lieu de « catholiques » et d'« unionistes » au lieu de « protestants ». Cela ne changea rien au caractère du processus basé sur la division de la population. Néanmoins cela souligna de la façon la plus crue le fait que l'affiliation politique globale de ces « communautés » était considérée comme un fait acquis dont les bénéficiaires étaient les principaux protagonistes dans le « processus de paix ».
D'emblée, le paysage politique qui émergeait du « processus de paix » se trouva fortement marqué par le clientélisme, pour ne pas dire par la corruption pure et simple, et par la volonté de tous les protagonistes de s'assurer que les divisions entre « communautés » restent profondes de façon à garantir l'avenir de chacun face à ses rivaux.
Une décennie de simagrées politiciennes
Comme on pouvait s'y attendre, les deux principaux partis unionistes se montrèrent de plus en plus gourmands et se mirent à surenchérir l'un contre l'autre. Cela n'empêcha pas Blair d'entrer dans leur jeu. Plus les partis unionistes obtenaient de concessions, plus ils en redemandaient et plus le gouvernement travailliste leur cédait du terrain, accréditant ainsi l'idée que la démagogie des partis unionistes payait. À force de chercher à plaire aux politiciens unionistes, le gouvernement travailliste finit par propulser le plus réactionnaire des deux, le DUP (Parti démocratique unioniste) sur le devant de la scène politique : pour la première fois de son histoire, le DUP passa devant son rival de toujours, l'UUP (Parti unioniste d'Ulster). Moyennant quoi, Ian Paisley, le pape de la bigoterie protestante, se trouva promu au rang de porte-parole officiel de fait de l'unionisme dans les négociations avec Sinn Fein.
Ayant ainsi pris la tête du camp unioniste, le DUP entreprit de faire monter les enchères. Non que Paisley ait été opposé au partage du pouvoir avec les Républicains, mais s'il devait se faire ce devait être à ses conditions, avec un Sinn Fein domestiqué et prêt à observer les règles fixées par Paisley. Le DUP soumit donc Londres à un chantage constant pour que le gouvernement anglais impose une longue course d'obstacles aux Républicains. Et le gouvernement travailliste se montra d'autant plus disposé à céder à ce chantage que sa seule stratégie reposait sur l'existence d'une coalition incluant à la fois le DUP et Sinn Fein pour prendre la direction des institutions régionales.
En 2002, Londres suspendit donc l'exécutif régional auquel le DUP refusait de toute façon de participer. Et les choses restèrent en l'état pendant cinq ans, tandis que les autres institutions régionales continuaient à fonctionner, fournissant aux partis régionaux les moyens d'entretenir leur clientèle et de mener une existence quelque peu parasitaire. Ce fut durant cette période que l'on assista à une interminable saga où politiciens et gouvernements exigeaient de l'IRA un démantèlement « vérifiable » de son arsenal et de ses structures de commandement, exigence par définition à géométrie variable qui permettait des variations infinies dans la surenchère. Finalement, après que les Républicains eurent franchi tous les obstacles que l'on avait mis devant eux, s'ouvrit une nouvelle période de marchandage pour satisfaire aux exigences toujours renouvelées du DUP quant au fonctionnement des institutions régionales.
Cette phase culmina enfin, à la fin 2006, avec l'accord de St Andrews (4). Cet accord laissa bien des questions en suspens, ce qui devait conduire à bien d'autres marchandages par la suite. Mais l'accord de St Andrews réussit à extorquer aux Républicains un certain nombre de nouvelles concessions. Par exemple, Sinn Fein renonça au droit de veto théorique des minorités contenu dans l'« accord de paix » de 1998, en acceptant une nouvelle disposition permettant à l'exécutif régional (dominé inévitablement par les partis unionistes) de ne pas soumettre certaines décisions qu'il jugerait « délicates » à un vote de l'assemblée régionale. Une autre concession importante des Républicains fut de s'engager à participer à tous les niveaux aux multiples comités de supervision des services de police - des structures prétendument destinées à soumettre la police au contrôle de la population, mais dont le but est en réalité d'apporter à l'appareil de répression britannique la caution des partis politiques régionaux, et plus particulièrement des Républicains.
Lors des élections de mars 2007 à l'assemblée régionale, le DUP renforça encore sa position, remportant 36 sièges contre les 18 sièges de l'UUP, tandis que Sinn Fein arrivait bon second avec 28 sièges. Il s'ensuivit la formation d'un exécutif régional avec, comme premier ministre, Ian Paisley, le symbole historique de l'unionisme bigot, et comme vice-premier ministre, Martin McGuinness, l'ancien commandant de la brigade de Derry de l'IRA.
À ce stade, il n'y avait pratiquement plus rien que les politiciens unionistes et le gouvernement britannique auraient pu extorquer à Sinn Fein - sauf à expulser purement et simplement les Républicains des institutions régionales, ce qui aurait vidé le « processus de paix » de tout contenu. Mais toutes les renonciations de Sinn Fein ne suffisaient pas encore au DUP. Non content d'exiger que Sinn Fein remplisse à la lettre les dispositions de l'accord de St Andrews, le DUP se mit à traîner des pieds, puis à revenir sur les quelques concessions symboliques faites à Sinn Fein dans le même accord - sur des questions telles que la sélection à l'école, le statut de la langue irlandaise ou encore la reconversion de l'ancienne prison de Maze en quelque chose de plus utile. À force, Sinn Fein finit par en avoir assez et se mit à boycotter l'exécutif, jusqu'à ce qu'une nouvelle session de marchandages sous l'égide de Londres se traduise par un nouvel accord et une nouvelle période de fonctionnement « normal » des institutions régionales, à partir de novembre 2008, période qui dure encore, pour le moment...
La réaction au sommet des institutions...
À quoi ressemble donc le régime d'Irlande du Nord après toutes ces années de manœuvres politiciennes ? Sur les quatorze portefeuilles de l'exécutif, six sont détenus par le DUP, cinq par Sinn Fein, deux par l'UUP et un par le SDLP (5), ce qui donne aux unionistes la majorité absolue s'ils ont besoin de se mettre d'accord aux dépens de Sinn Fein.
Malgré le départ d'Ian Paisley, en mars 2008, et son remplacement par Peter Robinson, à la fois comme leader du DUP et comme premier ministre de l'exécutif, le DUP n'a rien perdu de son caractère réactionnaire et bigot - ce qui était sans doute prévisible, car, bien qu'un peu moins provocateur que Paisley, Robinson n'en a pas moins un passé très marqué, ne serait-ce que par son rôle de premier plan dans la milice loyaliste Ulster Resistance, dans les années quatre-vingt.
Les ministres du DUP et ses élus tant à l'assemblée régionale qu'au parlement de Londres, ont acquis une solide réputation pour leurs prises de positions aussi bruyantes que réactionnaires, telles les diatribes hystériques contre les homosexuels d'Iris Robinson, femme de Peter et députée au parlement de Londres. Le ministre DUP de l'Environnement, au sein de l'exécutif d'Irlande du Nord, est probablement le seul ministre de l'Environnement au monde à nier que l'activité humaine puisse avoir le moindre rôle dans la dégradation de l'environnement ou le changement climatique - ce qui amène à se demander ce que cet individu peut bien faire dans le cadre de son ministère ! En fait, les positions politiques du DUP sont tellement peu présentables que les Conservateurs britanniques eux-mêmes les trouvent trop réactionnaires à leur goût, à telle enseigne qu'ils ont ignoré les appels du pied que leur faisait le DUP, préférant lier leur parti à l'UUP, malgré sa faiblesse électorale.
Quant aux Républicains, ils se comportent en partenaires responsables au sein des institutions régionales, des partenaires à qui il ne viendrait même pas à l'idée de dénoncer les mauvais coups visant les classes populaires, même dans les rangs de la partie de la population qu'ils prétendent représenter. Dans la composition actuelle de l'exécutif, ils détiennent les deux portefeuilles qui comportent le plus de liens avec la République d'Irlande - l'Agriculture et le Développement régional. Mais c'est un autre portefeuille qui leur pose le plus de problèmes : celui de l'Éducation. Non sans une certaine ironie, c'est de ce qu'ils considèrent comme leur propre camp que viennent ces problèmes, plus précisément de l'Église catholique, qui s'oppose avec véhémence à un projet de réforme visant à réorganiser le système décrépit des écoles confessionnelles, car elle a peur de perdre le contrôle direct qu'elle exerce encore sur bon nombre d'écoles et, par là même, une partie de son poids social.
Dans l'ensemble, néanmoins, il serait difficile de déceler des différences significatives entre la politique de l'exécutif régional et celle de Brown - ce qui est après tout assez logique, puisque l'exécutif n'a aucun pouvoir d'organiser l'utilisation de ses propres finances en-dehors du cadre étroit défini par les consignes de Londres, et seulement dans les limites de l'enveloppe allouée par les Finances à l'Irlande du Nord, actuellement de l'ordre de 9,5 milliards d'euros par an.
Aujourd'hui, la longue période pendant laquelle on épargna à l'Irlande du Nord nombre de politiques gouvernementales devenues normales en Grande-Bretagne (privatisation, partenariat privé-public, réduction de la couverture sociale, etc.) de peur que cela provoque des réactions brutales dans les quartiers pauvres, a pris fin il y a plusieurs années déjà. Tous ces mécanismes destinés à détourner les fonds publics vers les coffres des capitalistes sont maintenant plus ou moins mis en œuvre, avec le coût social qu'ils impliquent. Les services publics ont subi des coupes claires, tandis que « l'endettement fantôme » (6)de la province a explosé du fait que les investissements d'infrastructures publiques sont tous effectués dans le cadre de partenariats avec le secteur privé. De la même façon, toute la gamme de méthodes utilisées en Grande-Bretagne pour forcer les chômeurs à prendre le premier petit boulot venu, sous peine de perdre toute allocation, a été introduite progressivement juste au moment où l'emploi commençait à fondre du fait de la crise.
Il y a néanmoins quelques éléments de la législation britannique qui n'ont pas encore franchi la mer d'Irlande. Il est particulièrement significatif que tel soit le cas de la législation sur l'avortement. La loi de 1967 qui libéralisa l'avortement n'a jamais été appliquée en Irlande du Nord du fait de l'opposition véhémente des Églises comme des politiciens. Au lieu de cela, l'Irlande du Nord tombe toujours sous le coup de la loi de 1945 qui fait de l'avortement un acte criminel, sauf dans un nombre très limité de cas, déterminés par des décisions de justice spécifiques. De sorte que chaque année, moins d'une centaine de femmes bénéficient d'un avortement légal en Irlande du Nord, tandis qu'au moins vingt fois autant se rendent en Grande-Bretagne pour y subir une interruption de grossesse. Quant à celles qui n'en ont pas les moyens, elles ont recours aux « faiseuses d'ange », avec les conséquences catastrophiques que cela comporte souvent.
Suite à une décision de justice, le ministère de la Santé d'Irlande du Nord a publié récemment un Guide de l'interruption de grossesse destiné aux médecins de famille. Mais il se borne à détailler les rares cas dans lesquels la jurisprudence a légalisé l'avortement. Cela n'a pas empêché les ministres du DUP de voter contre la distribution de ce texte, sans doute parce qu'ils s'opposeraient à tout document suggérant qu'il puisse y avoir des cas dans lesquels l'avortement ne serait pas un crime !
Dans tous les cas, rien ne suggère que cette situation puisse changer dans un avenir prévisible, car aucune des parties siégeant dans les institutions régionales ne veut prendre le risque d'affronter les bigots sur un tel sujet. Dans la mesure où le statut des femmes dans une société donnée est une mesure fiable du degré d'émancipation de cette société, cela en dit long sur la société issue du « processus de paix » en Irlande du Nord.
... tandis que les tensions inter-communautaires demeurent...
Cela fait déjà un certain temps que le « tourisme des Troubles » s'est installé à Belfast, avec ses bus à impériale qui sillonnent les lieux d'affrontements des « Troubles » pour satisfaire la curiosité étonnée des visiteurs. Cette industrie fait partie de ce que les politiciens appellent le « dividende de la paix » et elle a créé un petit nombre d'emplois. Mais la vue de ces bus ne fait pas plaisir à tout le monde. Car, outre le fait que les morts des « Troubles » méritent quand même mieux que ce voyeurisme commercial, nombre des « points de vue » visités à ces occasions ne sont pas seulement des lieux à valeur historique.
C'est le cas, en particulier, des « murs de la paix » ou (« murs de la honte », suivant le point de vue adopté) qui divisent les quartiers ouvriers de Belfast, séparant des zones « catholiques » de zones « protestantes ». Ces murs peuvent être longs de plusieurs centaines de mètres, faits de dalles de ciment armé disposées verticalement, surmontées de barbelés, sur une hauteur totale de 6 à 9 mètres. Aujourd'hui, ces murs sont quelques fois recouverts de peintures murales aux couleurs vives, qui sont parfois purement décoratives, mais qui souvent servent à marquer les limites du territoire du groupe paramilitaire qui revendique la propriété de la zone, en particulier dans les zones loyalistes.
Ces murs sont loin d'être seulement des vestiges des « Troubles » et la plupart sont toujours « en activité ». Certains d'entre eux ont été récemment rehaussés, tandis que d'autres sont flambant neufs. Il y a quelque temps un bureaucrate a eu l'idée de les rebaptiser « barrières environnementales » - un euphémisme hypocrite car, par moments, l'« environnement » qui entoure ces murs se remplit de projectiles de tous ordres envoyés à l'aveuglette de part et d'autre sur les passants qui ont la malchance de se trouver là. Ces murs sont si peu « innocents » qu'à Belfast, nombre des points de passage fortifiés qui permettent de les traverser sont bardés de caméras et actionnés électroniquement à distance par la police. À Derry, où ces points de passage sont encore manœuvrés manuellement, la situation est devenue si mauvaise que la police vient d'obtenir du conseil municipal de transférer leur manutention à des entreprises privées spécialisées dans la sécurité en zone dangereuse.
Les groupes paramilitaires n'ont pas non plus disparu. Sans doute leurs activités se sont-elles « diversifiées » aujourd'hui, grâce à la manne du « processus de paix ». Mais ce qui ne s'est pas arrêté, c'est le mélange de racket et de trafics qui a toujours constitué une partie non négligeable de leur activité, d'abord sous prétexte de financer les achats d'armes et de pourvoir aux besoins des prisonniers, et aujourd'hui simplement pour fournir une source de revenus à un petit nombre de « chefs ».
Bien que l'attention des médias soit braquée sur les groupes républicains dissidents du fait de leurs attentats récents, c'est probablement dans les milieux loyalistes qu'il y a le plus d'activité paramilitaire aujourd'hui, ne serait-ce que parce que, contrairement au camp républicain, il n'y a jamais eu dans le camp loyaliste un appareil suffisamment fort pour imposer sa discipline aux autres. Mais il y a également une autre raison à cela. Après que les groupes loyalistes eurent déclaré leur propre cessez-le-feu, peu après celui de l'IRA, ni les politiciens unionistes ni le gouvernement de Londres n'exigèrent d'eux qu'ils démantèlent leur arsenal comme cela fut le cas pour l'IRA. Leur cessez-le-feu fut estimé suffisant pour permettre aux principaux groupes loyalistes de s'asseoir à la table des négociations. Ils purent présenter des candidats aux élections régionales et avoir des élus dans le cas de l'UDP et du PUP, les ailes politiques respectives de l'UDA et de l'UVF (7). Mais en plus ils eurent accès à toutes sortes de subsides sous prétexte de préserver l'« identité culturelle de leur communauté ».
Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que le quotidien Belfast Telegraph note enfin dans son édition du 23 mars de cette année, en parlant de l'UDA et de l'UVF, que « les premiers indices de progrès dans le démantèlement de leur arsenal militaire sont en train d'apparaître dans l'univers paramilitaire ». Et encore ne s'agit-il que d'« indices » qu'un exercice de relations publiques dans ce sens pourrait avoir lieu. De là à ce que les paramilitaires loyalistes abandonnent réellement leurs armes, il y a encore une marge de taille.
La « paix » en Irlande du Nord est donc très relative. Si les objectifs nationalistes des Républicains sont maintenant fermement encadrés dans le cadre des institutions régionales, la province reste tout aussi divisée que par le passé, et les mêmes gangs d'hommes armés continuent à imposer leur loi dans bien des quartiers pauvres, sur les mêmes bases qu'hier, « catholiques » pour les uns, « protestants » pour les autres.
... et la pauvreté relève la tête
Il faut rappeler que les « Troubles » furent précédés par une explosion sociale, à la fin des années soixante, qui fut déclenchée par le chômage chronique, la misère et les conditions de logement lamentables dans lesquels vivait la classe ouvrière d'Irlande du Nord, en particulier celle des ghettos catholiques. Ce ne fut que plus tard que, profitant de la réaction défensive de la population catholique face à la brutale répression de ses manifestations de protestation par l'armée britannique et ses auxiliaires loyalistes, les Républicains réussirent à se placer à la tête de cette mobilisation - en la vidant de tout contenu social et en mettant les ghettos catholiques à la remorque de leur politique nationaliste.
Aujourd'hui, les facteurs qui causèrent l'explosion sociale des années soixante sont toujours là, même s'il y a eu une amélioration indéniable des conditions de vie. C'est ainsi qu'avant même que la crise actuelle commence à toucher l'économie locale au début de l'année 2008, le fait que le taux d'inactivité dans la population en âge de travailler soit supérieur de près de 30 % au niveau britannique reflétait un chômage réel déjà considérable, bien que n'apparaissant dans aucune statistique. Dans le même ordre d'idées, malgré un salaire moyen officiel comparable à celui de la Grande-Bretagne, la proportion de la population qui dépendait totalement ou partiellement des allocations sociales réservées aux plus démunis était supérieure de près de 50 % au niveau britannique.
La réalité est que la promesse de « prospérité économique » faite par tous les protagonistes du « processus de paix », ne s'est jamais réalisée.
Cette prospérité devait, selon les politiciens, résulter d'un afflux massif d'investissements étrangers, comparable à celui qui avait engendré le phénomène du « Tigre celtique » en République d'Irlande. Sauf qu'on n'en vit jamais la couleur. Seule une poignée de groupes, principalement américains, finirent par construire des usines en Irlande du Nord (comme le fabriquant de disques durs pour ordinateur Seagate) et cela ne changea pas grand-chose aux chiffres réels du chômage. En fait, des 73 groupes américains qui figurent sur le registre de l'agence régionale Invest Northern Ireland pour s'être engagés à effectuer des investissements dans la province, la grande majorité n'en a toujours pas versé le premier penny.
Les seuls secteurs dans lesquels des emplois ont été créés au cours de ces dernières années sont le bâtiment, le secteur public et, plus récemment, du fait de la chute de la livre par rapport à l'euro, la grande distribution, dont les supermarchés ont poussé comme des champignons le long de la frontière avec la République d'Irlande.
Mais aujourd'hui, du fait de la crise financière, les emplois se sont mis à disparaître rapidement, tant dans le bâtiment que dans le secteur public. La bulle spéculative immobilière qui s'était follement gonflée en Irlande du Nord à partir de 2002, en grande partie en parallèle avec la colossale bulle immobilière en République d'Irlande, a depuis longtemps implosé, réduisant brutalement le nombre de chantiers nouveaux. Les grands chantiers de prestige, financés par des fonds européens, qui avaient créé bien des emplois il y a quelques années, ont pour ainsi dire disparu. Quant au secteur public, qui comptait auparavant pour environ un tiers des emplois en Irlande du Nord (et bien plus encore si l'on tient compte des entreprises dépendant des commandes d'État), il est la cible de milliers de suppressions d'emplois du fait des mesures d'austérité imposées par Londres.
Du coup, en février de cette année, les chiffres officiels du chômage indiquaient une augmentation de 77 % sur les douze mois écoulés, avec plus d'un tiers de chômeurs de longue durée (un an ou plus). Ces chiffres ne sont pas aussi élevés que dans les années soixante, mais ils s'en rapprochent de plus en plus et cela alors que la protection sociale dont bénéficient les chômeurs est bien inférieure à ce qu'elle était alors.
Le retour de la même impasse nationaliste
Cela fait longtemps que la base de soutien traditionnelle des Républicains est mécontente des concessions faites par Sinn Fein, en particulier s'agissant de la caution de fait que les Républicains apportent à la police et à l'appareil de répression britanniques en général.
Mais si le milieu républicain a continué de soutenir Sinn Fein à ce jour, c'est avant tout dans l'espoir qu'une amélioration des conditions de vie finirait par sortir, d'une façon ou d'une autre, du « processus de paix » et de la participation de Sinn Fein aux institutions régionales, malgré son partenariat avec les bigots du DUP.
Le fait qu'il n'en a rien été, malgré la liste interminable des concessions faites par Sinn Fein aux politiciens unionistes et au gouvernement de Londres, pourrait bien semer le doute sur la politique des dirigeants républicains, surtout maintenant que la crise économique devient plus brutale et sans issue à l'horizon. Il y a, par ailleurs, dans les ghettos catholiques une jeune génération qui, ayant grandi après le cessez-le-feu de l'IRA, ne sait pas grand-chose du coût réel des « Troubles » pour la population et a tendance à idéaliser la « lutte armée » d'antan.
C'est certainement à cette génération que les dissidents de l'IRA cherchent à s'adresser avec leurs attentats récents. Ce n'est d'ailleurs pas la première fois. Car ces attentats ne se sont pas produits dans un ciel sans nuage. Sans doute est-ce la première fois en dix ans que la police et l'armée britanniques comptent des victimes. Mais ces attentats viennent après une longue série d'actions similaires perpétrées par les dissidents républicains, qu'il s'agisse de coups de feu, de « bombe-tuyau » (8) ou autres engins explosifs. Le fait que les attentats précédents n'aient pas fait de victimes ne peut pas s'expliquer par l'« incompétence militaire » des dissidents, comme l'ont prétendu certains dignitaires de Sinn Fein. Après tout, les 29 morts de l'attentat d'Omagh, en 1998, qui fut l'œuvre de l'un de ces groupes dissidents, ont fait la preuve de leur « compétence ». Et la découverte récente d'une bombe de 150 kg à proximité d'une caserne britannique indiquerait, au contraire, que les membres des groupes dissidents ont conservé toute l'expertise militaire qu'ils avaient acquise dans les rangs de l'IRA. On peut donc penser qu'après une longue période dans laquelle ils avaient choisi de se limiter à des actions essentiellement symboliques, les groupes dissidents en sont venus aujourd'hui à considérer que le moment est arrivé pour eux de se rendre plus visibles, par des actions spectaculaires destinées à capitaliser le discrédit de Sinn Fein.
Mais ce serait une erreur terrible, pour ceux qui sont mécontents des concessions de Sinn Fein aux diktats de Londres et de son absence de politique face à la crise, de tomber dans le panneau du « radicalisme » de façade des dissidents républicains et de se laisser entraîner de nouveau dans l'impasse de la « lutte armée ».
Ce serait la même erreur terrible que firent leur parents, il y a près de quarante ans, lorsqu'ils laissèrent les Républicains enterrer les objectifs sociaux qui les avaient amenés dans la rue. Pour la première fois depuis le grand mouvement pour les allocations-chômage des années trente (9), ces objectifs sociaux avaient, à l'époque, la capacité d'unifier une grande partie de la classe ouvrière d'Irlande du Nord, par-delà les divisions inter-religieuses qui la paralysaient jusqu'alors - en fait le mouvement des droits civiques avait déjà commencé à réaliser cette unification. Ce furent les Républicains qui choisirent d'abord de limiter le mouvement aux seuls ghettos catholiques, puis d'enfermer la population de ces ghettos dans une sanglante guerre de représailles avec l'armée britannique, au coût exorbitant, et qui n'avait pas la moindre chance de réussite face à la puissance militaire de l'appareil d'État britannique.
Dans le contexte de l'Irlande du Nord, cette « lutte armée » ne peut être le fait que d'un appareil clandestin constitué d'un petit nombre de cadres déterminés, tandis que les masses en sont réduites à un rôle de spectateur passif. Une telle politique n'a d'autre but pour ceux qui la mènent que d'obtenir de la puissance dominante, l'État britannique, qu'elle les traite en partenaires dans l'administration de la province - au prix de certaines concessions sur le dos de la population, prix que Sinn Fein a payé - et encore, uniquement, dans les limites très réduites de ce qui est acceptable pour la bourgeoisie britannique.
Promouvoir des méthodes d'action « radicale » telles que la « lutte armée » est une chose, mais cela n'a rien à voir avec le fait de proposer une politique visant à amener un changement réel à la vie de la population des ghettos ouvriers, c'est-à-dire un changement social. Or c'est précisément ce que les Républicains, dissidents ou pas, n'ont jamais fait, choisissant au contraire d'enfermer leurs partisans dans une perspective nationaliste étriquée en prétendant, dans le meilleur des cas, qu'il fallait d'abord mettre fin à l'occupation britannique et que tout le reste viendrait après.
Et pourtant, s'il y a une urgence face à la crise actuelle, en Irlande du Nord comme ailleurs, c'est bien celle d'un changement social, par le renversement d'un système capitaliste dont la faillite et l'incapacité à pourvoir aux besoins de la population laborieuse n'ont jamais été aussi évidentes. En Irlande du Nord, cette urgence soulève la nécessité d'unifier toutes les forces susceptibles de participer à cette tâche, par-delà les divisions qui sévissent en Irlande du Nord, par-delà la frontière artificielle qui la sépare de la République d'Irlande et - pourquoi pas ? - par-delà celle, dépassée, que constitue la mer d'Irlande, entre l'Irlande et la Grande-Bretagne. Ce qui est à l'ordre du jour c'est la nécessité d'unifier toutes ces forces contre le parasitisme criminel du capital britannique et irlandais !
29 mars 2009
Notes :
(1) Les «Troubles» désignent la période de guerre civile en Irlande du Nord qui dura de la fin des années soixante jusqu'à l'«accord de paix» de 1998.
(2) Il s'agit des divisions entre protestants et catholiques héritées de quatre siècles d'occupation de l'Irlande par l'État anglais, divisions qui aujourd'hui survivent principalement dans les quartiers les plus pauvres.
(3) Historiquement, le loyalisme fait référence à l'allégeance à la couronne britannique. Aujourd'hui, ce terme désigne une extrême droite unioniste, en particulier celle formée par les groupes paramilitaires protestants, qui sont plus souvent caractérisés par un ultra-nationalisme régional que par leur allégeance envers la Grande-Bretagne.
(4) Accord passé entre les principaux partis d'Irlande du Nord et les gouvernements anglais et irlandais du sud, signé au château de St Andrews, en Angleterre.
(5) Le SDLP (Parti travailliste social-démocrate) est le parti traditionnel de la bourgeoisie catholique d'Irlande du Nord, très lié à l'Église catholique et, contrairement à ce que pourrait suggérer son nom, sans lien avec le mouvement ouvrier.
(6) En Grande-Bretagne, le financement d'une grande partie des investissements d'infrastructure publique (en particulier dans le domaine social) est assuré par le secteur privé en utilisant un mécanisme proche du leasing, entraînant un endettement réel de l'État sur plusieurs décennies (20 à 30 ans) qui, par un artifice comptable, n'est pas compté dans la dette publique.
(7) Il s'agit ici des deux principaux groupes paramilitaires loyalistes, l'Association de défense de l'Ulster (UDA) et la Force des volontaires de l'Ulster (UVF).
(8) Bombe artisanale faite d'un tuyau en plomb bourré d'explosif de chantier.
(9) En 1932, un vaste mouvement de grèves et de protestation vit les ouvriers catholiques et protestants de Belfast se battre au coude à coude face à l'armée britannique, contre la réduction de l'indemnisation du chômage en plein milieu de la Grande dépression.