Afrique du Sud - L'apartheid disparaît, l'oppression sociale demeure : les étapes d'une transition politique

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Janvier 1994

Cela fait maintenant plusieurs années que l'Afrique du Sud se dirige vers l'abandon définitif de l'apartheid.

Pendant plus de quarante ans, ce système monstrueux institutionnalisa la ségrégation raciale. Instrument de la bourgeoisie, sud-africaine comme internationale, contre les classes exploitées, l'État sud-africain était en même temps l'instrument de défense des privilèges de la minorité blanche contre la majorité de couleur, noire pour l'essentiel, privée non seulement de droits politiques, mais aussi d'un grand nombre de libertés, y compris aussi élémentaires que celle de se déplacer ou de vivre où elle l'entendait.

Pendant ces quarante ans, alors que pourtant l'impérialisme était amené à substituer un peu partout ses formes de domination devenues anachroniques, comme le colonialisme par exemple, pour mieux préserver le système impérialiste, le grand capital s'accommodait fort bien du régime de l'apartheid. Il y avait à cela bien des raisons, notamment politiques liées à la position stratégique de l'Afrique du Sud dans un contexte de rivalités entre les USA et l'URSS. Mais le régime de l'apartheid avait aussi l'avantage de faire des millions de "petits blancs", environ 15 % de la population, une base sociale intéressée à la défense du statu quo politique mais aussi social, en contrepartie de privilèges qui, pour beaucoup d'entre eux, étaient en réalité dérisoires, même s'ils étaient importants eu égard au sort réservé aux masses noires.

Pays de la ségrégation raciale, l'Afrique du Sud est, aussi, le pays, de loin, le plus industrialisé d'Afrique, avec le prolétariat le plus nombreux. Le système ségrégationniste permettait aux Blancs d'échapper plus facilement à la condition de prolétaires, même s'ils sont loin d'y avoir tous échappé. Quant à la bourgeoisie noire, de toute façon moins riche que la bourgeoisie blanche, si son argent lui donnait une position sociale au-dessus des masses noires, il ne lui permettait pas d'échapper complètement à cette infériorité à laquelle la condamnait la couleur de sa peau sous le régime d'apartheid.

Le prolétariat d'Afrique du Sud est composé dans son écrasante majorité de Noirs que leur condition de prolétaires aurait de toute façon condamnés aux taudis et aux faubourgs lépreux. Mais la ségrégation raciale a donné à la ségrégation sociale une base légale, interdisant aux masses noires la cohabitation avec les Blancs et les parquant dans des sortes de gigantesques camps, ces townships aujourd'hui agglutinés autour des grandes villes dans les régions industrielles du pays. Les gestionnaires de l'apartheid ont complété le système, en créant, sous le prétexte cynique de respecter les droits ancestraux de la population noire, ces espèces de réserves prétendument autonomes voire indépendantes que sont les homelands, généralement dans les régions sans industrie, si pauvres que leur survie dépend aujourd'hui entièrement des subsides de l'État. Là furent parqués tous ceux dont le système n'avait pas un besoin immédiat pour faire tourner ses chantiers, ses mines, ses usines, etc.

Cela permettait à une poignée de grandes familles capitalistes et de multinationales de disposer d'une main-d'œuvre inépuisable, totalement flexible et si bon marché qu'elle permit à la bourgeoisie sud-africaine d'accéder à une puissance économique comparable, en proportion de sa taille, à celle de certaines vieilles puissances coloniales. Et l'existence des homelands avait l'avantage supplémentaire d'y abandonner aux "élites noires" - c'est-à-dire aux notables tribaux, à une fraction de la petite bourgeoisie, à une petite caste politique - une parcelle de pouvoir sur leurs peuples, et de lier de la sorte leurs intérêts à la défense du système.

C'est tout ce système que le processus de transition en cours vise à démanteler. Après des années de discussions, de tentatives diverses, ponctuées de ruptures et d'affrontements limités, le processus de transition est aujourd'hui largement entamé. Depuis l'été 1991, l'essentiel des dispositions légales sur lesquelles reposait l'apartheid a été abrogé. Et aujourd'hui, pour la première fois dans l'histoire du pays, un organe gouvernemental, ce Conseil Exécutif Transitoire (ou TEC) qui a vu le jour le 7 décembre 1993 au Cap, réunit côte à côte des politiciens blancs et noirs.

Sans doute ce TEC n'est-il pas encore un gouvernement de plein droit puisque son rôle se limite à organiser les premières élections multiraciales du pays, prévues pour le 27 avril 1994, tandis que les appareils législatif et exécutif de l'apartheid, y compris le gouvernement du président De Klerk, restent en place. Sans doute le pouvoir du TEC est-il limité, même d'un point de vue formel, puisque, pour avoir force de loi, ses décisions doivent être adoptées par 75 % de ses participants. Quant à son autorité réelle, sur la population et surtout sur l'appareil d'État, elle reste encore à acquérir, si tant est que cela soit dans les possibilités du TEC.

Pourtant, ceux qui n'étaient encore hier que des "terroristes" - accusation qui a valu de longues années de prison à la plupart des dirigeants actuels du Congrès National Africain (ANC) - siègent aujourd'hui au sein du TEC, au plus haut niveau de l'État, aux côtés de leurs anciens bourreaux, les politiciens du Parti National de De Klerk, celui-là même qui institua l'apartheid en 1948. Et ensemble, ils comptent présider à l'application d'une politique décidée en commun visant à garantir la transition du régime de l'apartheid à celui de la "Nouvelle Afrique du Sud" multiraciale - pour utiliser leur langage.

A la base de l'évolution engagée, il y a le fait que le grand capital, sud-africain comme international, considère depuis plusieurs années le système d'apartheid désormais plus néfaste qu'avantageux du point de vue de la défense de l'ordre social. La provocation permanente que constitue la ségrégation institutionnalisée entraîne des soubresauts et des révoltes périodiques. Le régime ségrégationniste constitue une cible clairement identifiable pour les masses noires. Mais derrière le régime, il y a l'État et la domination de la bourgeoisie. Le changement consiste à sacrifier la forme du régime pour préserver l'État et l'ordre social.

Ce changement d'attitude de la grande bourgeoisie a trouvé du répondant du côté des forces politiques qui représentent les intérêts de la bourgeoisie noire. Pour des raisons compréhensibles, celle-ci est depuis toujours intéressée à un changement qui, sur le plan légal, substituerait aux privilèges liés à la couleur de la peau, ceux liés à l'importance des capitaux. Les luttes passées des masses noires, comme la menace potentielle qu'elles représentent, ont créé les conditions susceptibles de satisfaire les vœux de la bourgeoisie noire. Mais pas plus que la bourgeoisie blanche, elle ne veut que ces masses noires, en combattant l'inégalité raciale, parviennent à la conscience qu'elle est liée à l'inégalité sociale et en tirent toutes les conséquences. Telle est la base sociale fondamentale de l'entente entre les deux composantes de la bourgeoisie sud-africaine pour liquider l'apartheid. Alors, changement de régime, oui. Mais contrôlé et canalisé, de façon à préserver la permanence de l'appareil d'État. C'est cette préoccupation qui préside, du côté des dirigeants politiques du régime de l'apartheid, comme du côté des dirigeants de l'ANC, aux méandres du processus de transition.

A moins que des événements majeurs viennent perturber les projets élaborés au cours des négociations, la mise en place du Conseil Exécutif Transitoire pourrait marquer le début de l'ultime étape du processus de transition. Néanmoins, ce processus n'a pas fait table rase du passé. Au-delà des raisons qui poussent aujourd'hui les dirigeants de la bourgeoisie blanche et ses politiciens à prendre cette voie, le terrain sur lequel ils avancent est miné par les bombes à retardement qu'ils y ont eux-mêmes disséminées au temps de l'apartheid.

C'est ainsi que l'on voit aujourd'hui les politiciens de la droite suprématiste blanche chercher à attiser la peur de la population blanche de perdre les quelques privilèges, bien maigres pour ses couches les plus modestes, par lesquels avait été achetée son adhésion à l'ignominie de l'apartheid. En même temps on voit des politiciens noirs, promus hier au rang de dictateurs et de chefs ethniques dans les homelands, grâce aux subsides et aux armes fournis par l'apartheid, tenter aujourd'hui de conserver ou de renforcer leur position en se servant des prétextes ethniques d'hier. Le cas de loin le plus sérieux est celui de Buthelezi, cet ancien dirigeant de l'ANC devenu dictateur du homeland kwaZulu par la grâce du régime de l'apartheid, puis leader autoproclamé de la nation zouloue. Pour appuyer ses ambitions politiques, Buthelezi, à la tête de son parti Inkatha, se sert aujourd'hui, en les attisant, des divisions créées et entretenues jadis par l'apartheid entre les ouvriers migrants (dont beaucoup sont zoulous) et les résidents noirs des townships et répand une véritable guerre civile dans les townships de l'ensemble du pays.

Il ne s'agit cependant pas seulement de séquelles du passé. Les agissements de l'Inkatha ou l'activisme de l'extrême droite afrikaner ne font pas que gêner le processus de transition. Ils constituent en même temps des instruments de chantage. De Klerk peut brandir, lorsque cela lui est nécessaire, la menace de l'Inkatha pour convaincre l'ANC que sa position de représentant du peuple noir d'Afrique du Sud dans les négociations en cours peut être remise en cause. L'ANC peut, de son côté, brandir la menace de l'extrême droite afrikaner devant les masses noires, pour justifier ses concessions à De Klerk.

De Robben Island à la légalisation

Quand De Klerk prononça son fameux discours du 2 février 1990, annonçant l'intention de son gouvernement d'en finir avec l'apartheid et de légaliser l'ANC et le Parti Communiste Sud-Africain (SACP), il ne s'agissait ni d'une volte-face, ni d'une surprise, mais au contraire de la suite logique d'une politique amorcée plusieurs années auparavant.

La puissante vague ouvrière du début des années quatre-vingt et l'explosion dans les townships noirs qui la suivit, avaient montré la faillite totale de la politique de répression sanglante appliquée après le soulèvement de Soweto en 1976. Les assassinats, les emprisonnements semblaient impuissants à endiguer la révolte des Noirs pauvres - du moins tant que l'apartheid resterait en place.

Telle était l'opinion exprimée par des cercles de plus en plus larges de la bourgeoisie blanche d'Afrique du Sud. Ainsi, ce fut Anglo-American, le plus puissant groupe minier du pays, qui le premier prit l'initiative, en 1985, d'une rencontre publique avec l'ANC illégale. Quelques mois plus tard, ce fut encore Anglo-American qui fit la une de l'actualité en protestant, comme d'autres grandes compagnies, contre les procès intentés à des dirigeants syndicaux noirs, et en défendant l'idée d'un changement dans la politique du régime.

L'impérialisme lui-même ne cachait plus son irritation devant l'incapacité du régime de l'apartheid à maintenir l'ordre - incapacité qui entretenait du même coup une certaine instabilité politique dans tout le sud du continent africain. Le système bancaire mondial, avec les banques américaines en tête, se mit à exiger du président sud-africain Botha qu'il fasse le ménage chez lui, sous peine de banqueroute financière. Ce fut semble-t-il à la fin de 1985, au cours des discussions sur le rééchelonnement de la dette que Botha fit pour la première fois allusion à un éventuel assouplissement de l'apartheid et à la possible libération de Nelson Mandela. Moins d'un an plus tard, comme on l'apprit longtemps après, des négociateurs mandatés par le gouvernement entamaient une longue série de discussions secrètes avec Nelson Mandela, alors prisonnier au bagne de Robben Island.

L'influence de l'alliance du Congrès National Africain et du Parti Communiste était alors à son apogée. Bien que marginalisée après le soulèvement de Soweto, puis restée sur la touche pendant la vague ouvrière du début des années quatre-vingt, l'alliance ANC/SACP avait réussi à reprendre le contrôle d'un mouvement à qui il manquait une direction politique cohérente. Dès 1986, grâce à la foule d'organisations satellites sous son contrôle ainsi qu'à sa prépondérance dans une fraction importante des appareils syndicaux nouvellement créés, l'ANC/SACP était, sans conteste, la seule direction politique reconnue dans les townships d'Afrique du Sud. Elle était, du même coup, le seul interlocuteur possible pour la bourgeoisie blanche à la recherche d'un règlement politique susceptible de ramener la stabilité à l'intérieur du pays.

Cela signifie-t-il que dès le début, en 1986, Botha et la direction du Parti National avaient choisi le type de solution vers lequel le processus se dirige aujourd'hui ? qu'ils avaient dès cette époque fait leur deuil du système de l'apartheid dans son intégralité ? Probablement pas. Ils étaient à la recherche d'un compromis et acceptaient de jouer le jeu avec l'ANC. Mais toute négociation au sommet est avant tout une affaire de marchandage et Botha avait sûrement la ferme intention de céder le moins de choses possible. Après tout, rien ne garantissait aux politiciens blancs qu'ils pourraient survivre à un changement radical du système de l'apartheid. Rien ne garantissait non plus que la direction de l'ANC respecterait les règles du jeu et se montrerait responsable vis-à-vis de l'ordre social existant, en particulier en tenant les masses à l'écart des négociations. Toutes choses qui devaient être vérifiées avant que les négociations s'engagent vraiment.

La période qui s'écoula entre les premières discussions secrètes avec le prisonnier Mandela et la déclaration de février 1990 par De Klerk, a probablement servi à cela : mettre à l'épreuve l'ANC. A l'extérieur du pays, un grand nombre de réunions et de conférences étaient organisées pour multiplier les liens entre la direction de l'ANC et des représentants du régime à tous les niveaux : émissaires du gouvernement, politiciens, hommes d'affaires, etc.

Entre temps, l'impérialisme maintenait sa pression. Les diplomates américains, en particulier, intervenaient à plusieurs reprises pour désamorcer des situations explosives en Afrique australe. En 1988, il était mis fin à toute intervention militaire étrangère en Angola et, l'année d'après, l'indépendance de la Namibie était chose faite. En mars 1989, on apprenait que Thatcher, jusque-là supporter indéfectible du régime sud-africain, avait suggéré à Botha de libérer Mandela. Et en juin, cinq leaders du Front Démocratique Uni, la principale organisation légale contrôlée par l'ANC en Afrique du Sud, rencontraient le président Bush à Washington.

Cela ne signifiait pas pour autant un allégement de la répression. L'état d'urgence décrété en 1986 fut renouvelé chaque année jusqu'en 1989 inclus. Des dizaines de milliers de militants, pour la plupart proches de l'ANC, furent soit emprisonnés, soit interdits d'activité politique. Sans parler de tous ceux qui furent victimes des balles de l'armée, de la torture ou des escadrons de la mort de la police. Mais cette répression avait son rôle dans la recherche d'un compromis : si la force ne pouvait suffire à contraindre la population noire à la soumission, au moins pouvait-elle la démoraliser suffisamment pour réduire la pression venue des townships.

En juillet 1989, le processus était assez avancé pour que le gouvernement sud-africain en fasse état publiquement. Les journaux révélaient qu'une première rencontre officielle avait eu lieu entre Mandela et Botha. En août, le président Botha cédait la place à De Klerk, jusqu'alors porte-parole de l'aile libérale du Parti National. En octobre, les doyens des leaders de l'ANC et du SACP, emprisonnés pour la plupart depuis 1964, étaient libérés de Robben Island. Puis, en février 1990, moins d'une semaine après le discours de De Klerk, Nelson Mandela était à son tour libéré.

L'ère des négociations

La première partie des négociations, encore informelles à cette étape, tourna autour de la libération des prisonniers politiques, la suspension des actions militaires de l'ANC, et l'organisation de la police dans les townships. Mais en fait, cette étape consista avant tout en discussions sur les discussions. Pendant que les organisations hier interdites se reconstruisaient sur des bases légales, les deux principaux partenaires se jaugeaient, tout en recherchant des alliés pour les véritables discussions à venir.

Diverses structures permanentes furent mises en place, où se retrouvèrent représentants de l'État et de l'ANC. Il y avait, par exemple, un comité militaire au plus haut niveau, regroupant des officiers appartenant aux états-majors de l'aile militaire de l'ANC et de l'armée sud-africaine.

Il y avait surtout les structures créées dans le cadre de l'"Accord National de Paix" signé en septembre 1991 par toutes les parties concernées, à l'exception du Congrès Pan-Africain et des racistes de l'extrême droite blanche. Cet accord comportait une série de codes de conduite ayant force de loi qui s'imposaient aux partis politiques comme aux forces de l'ordre. Leur but était de contrôler la situation dans les townships. Pour veiller à la bonne application de ces codes de conduite, toute une hiérarchie de comités paritaires fut mise en place, aux niveaux local, régional et national, regroupant les divers partis et les forces de sécurité.

Les comités issus de l'Accord National de Paix n'empêchèrent pas les affrontements entre partisans de l'Inkatha et de l'ANC, affrontements qui avaient déjà fait des milliers de morts depuis 1986. Ils n'empêchèrent pas non plus la multiplication des gangs dans les townships. Mais la collaboration de l'ANC avec la police encouragea probablement un certain nombre de militants de l'ANC à adopter une attitude plus "responsable", c'est-à-dire à considérer qu'ils avaient moins de comptes à rendre à la population. C'était, de toute évidence, l'un des buts de l'opération.

Finalement, le 20 décembre 1991 la Conférence pour une Afrique du Sud Démocratique (CODESA) tint sa première séance près de Johannesburg. Dix-neuf organisations y assistaient, représentant presque toutes les nuances politiques du pays. Mais les procédures mises au point avant l'ouverture de la conférence empêchaient les groupes minoritaires de bloquer le mécanisme de décision. La CODESA visait à associer toutes les forces politiques aux négociations, de manière à éviter qu'une opposition forte se constitue à l'extérieur du cadre fixé. En même temps, elle était conçue pour que les deux principaux partenaires, l'ANC et le gouvernement, conservent un contrôle total sur l'ensemble du processus tandis que la participation des autres organisations aux négociations resterait, au bout du compte, plus formelle que réelle.

Les décisions de la CODESA auraient dû, en théorie, s'imposer au gouvernement. Dans la pratique ce fut rarement le cas et il y eut souvent des tensions et des blocages au cours des discussions. Par exemple, les demandes faites au gouvernement de mettre au pas une police qui s'en prenait systématiquement, et parfois très violemment, aux habitants des townships furent systématiquement ignorées.

L'attitude du gouvernement sur ce sujet fut à l'origine de la seule crise grave que connut la CODESA. En juin 1992, quarante personnes furent tuées par balles dans le township de Boipatong. Comme à son habitude, la police accusa les bandes zouloues. Mais cette fois de nombreux témoins affirmèrent avoir reconnu des policiers parmi les attaquants. L'ANC se retira de la CODESA, bloquant ainsi les négociations. Sous la pression, le gouvernement prit ses distances vis-à-vis de l'Inkatha et, en septembre, l'ANC reprit sa place dans la CODESA, après avoir obtenu l'assurance que les foyers d'ouvriers migrants (souvent bastions de l'Inkatha) situés dans les townships seraient clôturés et placés sous la surveillance conjointe de la police et de l'ANC. A l'occasion de cette affaire, l'ANC accrut sa responsabilité et sa participation dans les opérations de maintien de l'ordre dans les townships. La direction de l'ANC faisait en même temps la preuve de sa volonté de résister aux appels aux armes et à l'autodéfense venus de ses propres rangs.

A partir de décembre 1992, les négociations abordèrent leur véritable objet : l'esquisse du futur État multiracial et des modalités de la période transitoire. Le premier point de l'accord, portant sur la création d'un "gouvernement de reconstruction et d'unité nationale" pour les cinq années à venir, avec des représentants de tous les partis ayant un nombre suffisant d'élus dans le futur parlement multiracial, ne posa pas de problème. Mais on aborda ensuite le problème beaucoup plus épineux des subdivisions régionales. Les organisations blanches d'extrême droite et l'Inkatha multiplièrent les pressions sur De Klerk pour se faire octroyer, sous couvert d'autonomie régionale, la place politique qu'ils recherchaient. Tandis qu'au sein même de l'ANC, de nombreuses voix s'élevèrent dans le même sens, exprimant la même aspiration de certains leaders locaux de l'ANC à consolider et donner une forme institutionnelle au clientélisme sur lequel reposait déjà leur influence politique. Tout comme De Klerk, les dirigeants de l'ANC refusèrent de céder trop de terrain à ces pressions.

Une autre crise mit en péril les négociations quand, en avril 1993, Chris Hani, le secrétaire du Parti Communiste, fut assassiné par un tueur d'extrême droite. On craignit, à l'époque, que les townships s'embrasent de nouveau. Dans tout le pays des manifestants en colère envahirent les rues par dizaines de milliers, y compris dans les quartiers d'affaires des grandes villes, et des barricades furent érigées. Certains manifestants exprimaient même leur mécontentement face à l'attitude des dirigeants de l'ANC. Avec l'aide d'un service d'ordre de 14 000 membres encadré par des anciens de son organisation militaire, l'ANC put contenir les manifestants et même reprendre l'initiative en organisant l'un des plus grands stay away (mouvement de grève au cours duquel la population noire est appelée à rester dans les townships) jamais vu. A posteriori, on peut dire que la colère dans les townships n'était pas telle qu'elle en devienne incontrôlable. La crise fut évitée et l'ANC put démontrer à la fois sa volonté de contenir la colère des pauvres des townships et sa capacité à le faire - un exemple supplémentaire de "responsabilité" à l'adresse de la bourgeoisie sud-africaine.

Mais cette explosion de colère a peut-être finalement accéléré les choses. En tout cas, dès le lendemain de la première grande manifestation, les ministres de De Klerk annonçaient dans une conférence de presse que le gouvernement ne voyait plus aucun obstacle à la mise sur pied d'un Conseil Exécutif Transitoire, associant tous les partis engagés dans la négociation, qui serait destiné à superviser la transition vers le futur régime multiracial. L'échéance qui fut fixée à ce moment-là (juillet 1993), bien que non respectée, entraîna néanmoins une accélération des négociations.

Ainsi, après presque trois ans de discussions ininterrompues et apparemment infructueuses à l'intérieur de la CODESA, il fallut moins de quatre mois aux négociateurs pour accoucher d'un accord sur les pouvoirs du futur Conseil Exécutif Transitoire ainsi que sur une constitution "intérimaire". L'approbation de cette constitution par le parlement sud-africain, le 22 décembre dernier, a effectivement marqué la fin de l'ancien parlement ségrégationniste et du régime de l'apartheid.

Il y a tout lieu de croire que l'impérialisme approuve ces derniers développements, en particulier la performance d'homme d'État de la bourgeoisie qu'a offerte Mandela. Le bruit fait autour de sa tournée des capitales occidentales, l'invitation faite par Clinton aux milieux d'affaires américains à investir en Afrique du Sud et la récente attribution du prix Nobel de la paix à Mandela et De Klerk sont autant de signes visibles de la satisfaction des puissances occidentales.

Une constitution en forme de camisole de force pour la "nouvelle Afrique du sud"

La vieille revendication de l'ANC, réclamant que la nouvelle constitution soit rédigée par la première assemblée non raciale, est passée aux oubliettes. Pratiquement, la constitution dite "intérimaire" a toutes les apparences, malgré son nom, d'une constitution permanente.

D'un côté, elle reste suffisamment vague sur certains points pour permettre, à l'avenir, adaptations et interprétations, et pour répondre à l'occasion aux demandes de tel ou tel groupe de pression. Mais d'un autre côté, elle établit en termes on ne peut plus clairs un projet détaillé devant servir de base à la constitution "définitive". Qui plus est, les conditions requises pour l'adoption de cette version définitive sont si draconiennes qu'il faudra sans doute plusieurs années avant que la version "intérimaire" puisse être remplacée.

Cette constitution "intérimaire" est d'abord et avant tout un cadre devant permettre à l'ANC et au Parti National de continuer à jouer le rôle qu'ils jouent depuis quatre ans dans les négociations : veiller à ce que le compromis soit observé par leur camp respectif. Le système proportionnel mixte mis en place à l'échelon national et provincial assure au Parti National une représentation importante dans la future assemblée. D'autre part, chacun des partis ayant au moins vingt sièges (ou 5 % des élus) à l'Assemblée nationale aura droit à un nombre proportionnel de portefeuilles au gouvernement - les plus grands partis disposant en outre d'un poste de vice-président au moins. En d'autres termes, parmi les partis parlementaires blancs, le Parti National au moins est pratiquement assuré d'accéder au futur gouvernement.

Certaines des dispositions de la constitution "intérimaire" visent par ailleurs à préserver le rôle joué par la minorité blanche dans les institutions étatiques. Par exemple, les fonctionnaires sont assurés de conserver leurs postes, y compris dans les anciens homelands. Les piliers de l'État de l'apartheid, en particulier la police et l'armée, mais aussi les hauts fonctionnaires qui étaient les véritables gestionnaires de l'apartheid, peuvent être rassurés : non seulement ils garderont leurs postes, mais on ne les inquiètera pas pour leurs activités passées. De même, la mainmise des politiciens blancs sur la vie municipale sera en partie préservée. Les nouveaux conseils municipaux seront élus par tiers : 30 % des conseillers étant élus par la population blanche, 30 % par la population noire, et le reste sur une base multiraciale.

Un certain nombre de mesures ont aussi été prévues pour satisfaire les ambitions régionales des uns et des autres. La moitié des députés de la future Assemblée nationale seront élus à la proportionnelle sur une base provinciale. Ce qui signifie que même un parti implanté dans une seule région pourra avoir une représentation significative au parlement. De plus, la constitution prévoit la création de neuf provinces, chacune avec son parlement et son gouvernement. Ces institutions n'auront que des pouvoirs limités, mais elles représentent néanmoins un objectif et un enjeu pour les ambitions et les rivalités des politiciens régionaux.

En résumé, cette constitution vise à satisfaire tout un ensemble de forces politiques qui risqueraient, si elles en étaient écartées, de compromettre le processus de transition. Elle permettra au Parti National de compenser son désavantage électoral par des alliances avec des forces politiques secondaires ou régionales, de manière à peser sur les décisions du futur gouvernement dirigé par l'ANC. Enfin, elle devrait permettre aux forces qui ont jusqu'ici conduit la transition (une transition contrôlée conjointement par l'ANC et le Parti National et reposant sur leur capacité à maintenir l'ordre dans leurs camps respectifs) de rester aux commandes après le 27 avril.

Pourtant, quelques jours seulement après sa séance inaugurale, le Conseil Exécutif Transitoire se heurtait à des problèmes majeurs qui donnent une idée de ce que peut réserver la constitution "intérimaire". Le 9 décembre, le Conseil décidait d'envoyer la police et l'armée au kwaZulu, le fief de Buthelezi, pour tenter de mettre un terme aux attaques des bandes armées de l'Inkatha contre les townships contrôlés par l'ANC. Deux semaines plus tard, rien ne s'était encore passé. Au-delà de la réticence évidente de De Klerk à passer à l'action, face à l'opposition de Buthelezi, la presse a fait état du refus des chefs de la police et de l'armée "d'intervenir dans un conflit politique", selon les termes employés par un porte-parole de la police. Une situation similaire s'est produite quand le Conseil a demandé une enquête sur les activités de la police anti-émeute, chargée de maintenir l'ordre dans les townships, et dont les membres ont notoirement la détente facile. Tout cela montre l'étendue du pouvoir qui restera aux mains de l'ancien appareil de l'apartheid, même après l'élection du 27 avril.

L'opposition au règlement politique

Jusqu'ici, il n'y a eu que peu d'opposition à cet accord du côté de l'ancien mouvement anti-apartheid. En dehors d'une extrême gauche peu nombreuse, la seule opposition est celle du Congrès Pan-Africain (PAC). Encore s'agit-il d'une opposition plus symbolique que réelle. Le PAC ne s'est jamais totalement engagé dans les négociations mais il ne s'y est jamais totalement opposé. Tantôt il y participe, tantôt il les boude. Son hésitation montre bien que ses tentatives, infructueuses jusqu'ici, de capitaliser le mécontentement qui pourrait exister vis-à-vis de l'ANC ne reposent pas tant sur des divergences politiques que sur son impuissance à faire le poids face à l'ANC dans les négociations.

Seuls deux courants importants restent pour l'heure à l'écart du processus de transition. Il y a d'une part l'extrême droite blanche, qui comprend principalement le Parti Conservateur, issu du Parti National ; le Mouvement de Résistance Afrikaner, qui cultive une image néo-fasciste ; et le syndicat des mineurs blancs. Tout en gardant leur liberté d'action, ces organisations et une foule d'autres, plus petites, se sont regroupées dans le Front du Peuple Afrikaner, formé en avril 1993 sous l'autorité du général Viljoen, ancien chef d'état-major de l'armée.

D'autre part, il y a l'opposition noire, essentiellement représentée par l'Inkatha du chef zoulou Buthelezi, qui a jusqu'ici bénéficié du soutien de Mangope, le dictateur du homeland "indépendant" du Bophutatswana. Gqozo, le dictateur du Ciskeï, jusqu'ici également allié de Buthelezi, vient pour sa part, début janvier, de rallier le Conseil Exécutif Transitoire dans lequel il devrait bientôt siéger. Mais il est vrai que ces derniers ne sont, de toute façon, que des joueurs de tout dernier plan dans la partie en cours.

Les violentes protestations émises par ces deux courants d'opposition au sujet des modalités d'organisation des prochaines élections masquent en réalité leur véritable problème. Il ne s'agit pas tant pour eux des élections elles-mêmes, mais de savoir quelles positions ils occuperont après celles-ci.

Pendant que Buthelezi menace, parlant de préparatifs militaires au kwaZulu, affirmant qu'il n'y aura pas d'élections au Natal et accusant Nelson Mandela de pousser l'Afrique du Sud vers la guerre civile, son parti prépare fiévreusement les élections sous un nouveau drapeau, celui du Congrès Fédéral Africain - sans doute parce que l'étiquette Inkatha n'est pas très porteuse dans la plupart des villes d'Afrique du Sud. La campagne électorale de l'Inkatha a été lancée lors d'une réunion publique à la mairie de Durban le 26 novembre. Buthelezi, qui y a pris la parole, a soigneusement évité de parler des élections. Mais plutôt que d'évoquer, comme à son habitude, le spectre de la guerre civile, il a parlé de "résistance passive et pacifique pouvant aller jusqu'à l'indiscipline". Il sait être modéré quand il le faut...

Les élections ne constituent évidemment que l'un des aspects des problèmes de Buthelezi. Au cours des huit dernières années, l'Inkatha a essayé de s'imposer face à l'ANC. D'abord au Natal, puis au Transvaal, l'Inkatha a jeté de l'huile sur le feu entre les travailleurs migrants zoulous et les résidents des townships. Et ce d'autant plus facilement que, de notoriété publique, l'ANC recourait à des méthodes de gangsters quand il s'agissait d'éliminer des rivaux potentiels. Sur la base du nationalisme zoulou, des syndicats inkatha furent créés pour faire pièce aux syndicats de la centrale COSATU (Confédération des Syndicats Sud-Africains), contrôlée par l'ANC. Pendant plusieurs années, l'Inkatha fut encouragée à poursuivre sa guerre larvée contre l'ANC, sinon par le gouvernement lui-même, du moins par une partie de l'appareil d'État et par certaines entreprises qui se servaient des syndicats inkatha pour essayer de briser la combativité des syndicats COSATU. Selon des estimations modérées, cette guerre aurait fait 13 000 morts dans les townships au cours des trois dernières années seulement.

Et maintenant ? Le régime de l'apartheid a choisi de jouer la carte de l'ANC plutôt que celle de l'Inkatha. Buthelezi ne peut plus espérer prendre l'avantage sur l'ANC, même au Natal où se trouve le kwaZulu. Il utilise donc les bandes armées de l'Inkatha, et la menace de déstabilisation qu'elles représentent, comme monnaie d'échange pour assurer ses positions dans l'Afrique du Sud de demain. Les revendications fédéralistes de Buthelezi, qui voudrait que certaines provinces bénéficient d'une autonomie financière totale (y compris le droit de percevoir des impôts et de disposer des recettes), sont probablement plus proches de ses ambitions réelles que ses appels réitérés en faveur de l'indépendance zouloue. En résumé, la démagogie de Buthelezi n'est probablement rien d'autre qu'un moyen d'obtenir pour lui-même un statut particulier dans la future province du Natal, ou même seulement dans son fief actuel du kwaZulu, dans le cadre de la "Nouvelle Afrique du Sud". C'est précisément le genre de concessions que le Conseil Exécutif Transitoire pourrait être en mesure de faire, car parmi les problèmes laissés en suspens par la constitution "intérimaire", il y a, justement, celui du statut des futures provinces et de leurs frontières exactes. Voilà pourquoi Buthelezi peut continuer à faire retentir son cri de guerre (ne serait-ce d'ailleurs que pour entretenir la mobilisation de ses partisans), tout en se préparant à jouer le jeu parlementaire. Il a tout à gagner à jouer sur les deux tableaux : d'un côté des concessions supplémentaires pour lui-même et de l'autre une représentation non négligeable dans les futures institutions.

La situation de l'opposition blanche est évidemment tout autre. Certains groupes ont bien réclamé, avec plus ou moins de conviction, la création d'un État afrikaner - autrement dit, une sorte de homeland afrikaner. Mais ils ont bien du mal à le situer géographiquement. En effet, ils ne sont pas d'accord entre eux sur l'endroit qui conviendrait à un tel État, certains penchant pour la région du Cap, d'autres préférant l'État libre d'Orange ou même la région de Pretoria.

L'opposition blanche au projet d'accord relève pour l'essentiel du même chantage que celle de Buthelezi : elle ne veut pas être laissée pour compte dans le règlement politique. Les "petits blancs" qui constituent l'essentiel des troupes de l'extrême droite blanche tentent peut-être de sauvegarder les maigres privilèges qui leur permettaient d'échapper à la pauvreté sous le régime de l'apartheid. Certains d'entre eux sont sans doute prêts à mourir pour leurs fermes, leurs boutiques, leurs emplois, plutôt que d'affronter l'appauvrissement qui les guette, surtout dans cette période de crise économique. Mais les politiciens qui prétendent représenter leurs aspirations ont d'autres ambitions en tête. Ils menacent de mettre le pays à feu et à sang, d'en faire une nouvelle Yougoslavie, au nom de la préservation des privilèges des petits blancs mais leur seul but est de s'assurer un minimum de pouvoir pour eux-mêmes.

Paradoxalement, dans cette escalade de démagogie, ces mêmes organisations peuvent se payer le luxe de chercher à capter les sympathies de certains milieux libéraux blancs, en spéculant sur leurs inquiétudes face à l'ébauche du futur régime, qui commence à s'affirmer de plus en plus clairement autoritaire. C'est par exemple l'un des objectifs derrière le lancement de l'Alliance de la Liberté, en octobre dernier, dont la plate-forme politique proclame son "refus du racisme, de la discrimination et du sexisme"... le tout sous l'égide d'un comité directeur comprenant Viljoen et des représentants du Parti Conservateur !

Depuis le début d'octobre 1993, des représentants de l'ANC et du Front du Peuple Afrikaner du général Viljoen se rencontrent régulièrement pour chercher un terrain d'entente. A la mi-novembre, ces rencontres, qui jusque-là avaient été tenues secrètes, étaient révélées à la presse et immédiatement approuvées par toutes les organisations du Front, y compris par le Mouvement de Résistance Afrikaner. Le porte-parole de ce dernier, Van Rensburg, déclarait alors : "Nous ne nous considérons pas comme une sorte d'État indépendant. Nous voulons que les liens politiques soient les plus souples possible, mais pour le reste nous demeurerons dans le cadre d'une Afrique du Sud unie." On était déjà loin de l'État afrikaner. Depuis, les discussions se sont poursuivies entre Viljoen et Thabo Mbeki, le président de l'ANC. Finalement, à la dernière minute, les discussions se sont heurtées au refus du chef du Parti Conservateur d'approuver la déclaration de principe mise au point par Viljoen et l'ANC. Cette fois, cependant, l'irritation visible de Viljoen devant l'intransigeance de son allié pourrait annoncer une prochaine scission dans les rangs de l'extrême droite blanche.

De toute manière, même si l'ANC n'a pas pour cette fois réussi à associer pleinement l'opposition, blanche ou noire, au processus de transition, les relations ne sont pas rompues. Loin de là. Les divers groupes de l'opposition sont plus désireux d'obtenir des concessions que de se lancer dans un affrontement dont ils ne pourraient sortir vainqueurs, comme vient de le reconnaître Viljoen lui-même dans une interview récente à la BBC. Tant que les discussions continuent entre ces groupes et la coalition de l'ANC et du Parti National, le jeu de ces trouble-fête a peu de chance d'être dangereux pour le processus.

Et après le 27 avril ?

Bien entendu, il ne faudrait pas oublier que ces subtiles manœuvres d'appareil ne sont pas sans conséquences et que c'est la population pauvre des townships qui en paie les frais.

Les chefs d'entreprise peuvent bien préférer Mandela à De Klerk comme président de la future Afrique du Sud, comme l'a montré un récent sondage. Mais dans le même temps, la situation politique et sociale ne s'en détériore pas moins rapidement dans les townships. Le bilan officiel de la "violence politique" se monte à plus de dix morts par jour. Mais ce n'est là que la partie visible de l'iceberg. De nombreux townships sont aujourd'hui divisés en camps ennemis, et la nuit, les tireurs isolés y font régner la terreur.

Dans ce climat de décadence sociale, où les groupes politiques règlent leurs comptes à la pointe du fusil, les gangsters se multiplient et forment leurs propres gangs qui rançonnent la population. Pendant ce temps la police anti-émeute peut réapparaître au grand jour, ses véhicules blindés peuvent de nouveau patrouiller jour et nuit dans les townships, et tout cela sans doute avec l'approbation d'une partie de la population qui aspire à un minimum de sécurité et d'ordre.

Après les élections du 27 avril, la haine, les blessures et les morts ne disparaîtront pas comme par enchantement. Pas plus que la dégradation générale ou le fléau du chômage, qui atteint les 60 %, ne disparaîtront du jour au lendemain. Mais pour Mandela et l'ANC, il s'agira alors de donner satisfaction à la bourgeoisie, c'est-à-dire de rétablir l'ordre parmi la population noire. En l'absence d'une croissance économique très importante, qui ouvrirait des perspectives nouvelles à la population pauvre, le rétablissement de l'ordre signifie inévitablement une répression brutale.

Le régime devra alors recourir à la force pour réduire à la soumission les jeunes qui ont pris l'habitude de répondre aux autorités légales en s'armant, ou les travailleurs qui ont pris l'habitude de s'organiser face aux employeurs et d'utiliser l'arme de la grève. Les anciens héros de la guérilla de l'ANC, qui servaient fièrement de service d'ordre dans les manifestations d'hier, seront appelés à jouer les gardes-chiourmes dans les townships. Au départ, il se peut que certains habitants approuvent une mise au pas de ce type et qu'ils la trouvent préférable au chaos sanglant de ces dernières années. Mais au bout du compte, malgré tous les droits civiques inscrits dans la constitution multiraciale, ils pourraient bien découvrir qu'ils sont revenus à la case départ. On verra alors à nouveau les prisons se remplir de "criminels" dont le crime aura été de résister à l'oppression ; les townships occupés jour et nuit par une police équipée d'armement lourd ; les droits syndicaux et politiques limités ; et un état d'urgence redevenu permanent.

La haine et la colère des masses noires d'Afrique du Sud contre le régime de l'apartheid venaient bien de l'oppression raciale. Mais la puissance explosive de cette colère, elle, venait de la façon dont cette population avait été concentrée et urbanisée pour les besoins de la production industrielle, reflétant une autre oppression, celle de l'exploitation capitaliste. C'est ce mélange d'oppression raciale et d'oppression sociale qui donna à la révolte des Noirs pauvres d'Afrique du Sud une telle puissance explosive, dans les années soixante-dix puis de nouveau dans les années quatre-vingt, au point même d'inquiéter l'impérialisme lointain.

L'énergie des masses noires a eu raison du système de l'apartheid. Le démantèlement de ce dernier est leur victoire.

Mais dans ce combat, la classe ouvrière noire n'a pas eu une direction représentant ses propres intérêts politiques. La direction politique qu'elle s'est donnée représente les intérêts de la bourgeoisie noire et, par là même, de la bourgeoisie tout court. Cette fraction noire des forces politiques de la bourgeoisie, que le système de l'apartheid écartait auparavant de la vie politique officielle, aura désormais la charge de faire tenir tranquille la classe ouvrière numériquement la plus importante du continent africain.

La direction de l'ANC, aspirant à devenir le représentant politique reconnu de la bourgeoisie en Afrique du Sud, a toujours veillé, même aux "temps héroïques", à ce que le combat contre l'oppression raciale ne puisse pas se transformer en combat contre l'oppression sociale et l'exploitation. C'est tout naturellement qu'elle a accepté de mener les négociations avec les dirigeants blancs de telle sorte que la portée politique de la liquidation de l'apartheid soit limitée, et qu'elle ne puisse pas passer pour un exemple et un encouragement pour les masses noires, ni en Afrique du Sud même, ni dans les autres pays du continent.

Au cours des négociations, les dirigeants de l'ANC ont fait de multiples concessions, y compris sur le terrain de l'apartheid même. Et il n'est pas exclu que de nouveaux soubresauts, dans le futur, provoqués par exemple par l'extrême droite blanche, l'amènent à en faire de nouvelles.

Alors, dans la "Nouvelle Afrique du Sud" que prépare Mandela, les Noirs pauvres auront le droit de vote. Une partie, voire la majorité des dirigeants du régime, des politiciens, des officiers de la police et de l'armée auront peut-être la peau noire (encore que tout cela semble prévu pour se faire très progressivement). Certains d'entre eux seront sans doute admis dans les clubs sélects du Cap et de Johannesburg, mais les mineurs noirs, eux, au moins ceux qui auront la chance d'avoir un travail, continueront à aller à la mine, et à extraire de l'or ou des diamants, dont ils ne verront jamais les profits.