Article extrait du n° 261 (septembre 1998) du Pouvoir aux Travailleurs, publication de nos camarades de l'Union Africaine des Travailleurs Communistes Internationalistes
"Personne ne sait encore quelles seront les modalités de la nouvelle législation sur la propriété foncière, pas même le gouvernement qui a pris l'initiative de réformer la propriété foncière dans le sens de l'élimination de la propriété coutumière au profit de la propriété privée. Seize délégations de députés ont été envoyées dans les régions pour prendre le vent. C'est que le sujet est politiquement sensible, surtout à l'approche des élections où le parti au pouvoir ne veut évidemment pas dresser contre lui une partie trop importante de l'électorat du monde rural.
Loin de nous donc la prétention d'expliquer ce que seront ces lois, d'autant que d'un bout à l'autre du pays les coutumes concernant la terre sont très variées. Comme sont variées les conditions de production et, en conséquence, l'intérêt pour le pouvoir d'imposer une forme juridique nouvelle.
Il importe cependant de comprendre dans quel sens va l'évolution que le pouvoir en place veut consacrer sur le plan juridique, avec semble-t-il l'accord de l'opposition. Il importe aussi de prévoir les conséquences que le changement de la propriété foncière aura pour la paysannerie mais aussi, directement ou par contrecoup, pour la classe ouvrière des villes.
Le problème soulevé par le gouvernement est celui de la coexistence dans le pays de droits coutumiers, plus ou moins différents selon les ethnies, avec ce que les hommes politiques et les juristes appellent le "droit moderne", c'est-à-dire la propriété privée capitaliste.
Au-delà de sa diversité, le droit coutumier ne reconnaît pas la propriété privée de la terre et encore moins son aliénabilité, c'est-à-dire le droit pour un individu de la vendre, d'en acheter et de la posséder à titre privé à l'exclusion des autres. Il est donc en contradiction avec la propriété privée sur laquelle est basée toute l'économie capitaliste actuelle.
Le sens général de la démarche gouvernementale a été résumé de la façon suivante dans une tribune récente de Fraternité-Matin : "faire de toute parcelle du domaine foncier une propriété délimitée, bornée et identifiée", et par là même créer "une véritable législation qui prend en compte les droits acquis, formalise les locations à l'image du foncier urbain". La même tribune ajoutait que ce serait "un pas immense dans le sens de la modernisation".
Si on entend par là une adaptation au corps de lois capitalistes actuel, il s'agit assurément d'une modernisation. Mais quant à affirmer que le nouveau code foncier sera "avant tout la loi que les paysans se seront donnée pour assurer leurs intérêts, leur quiétude et leur avenir", c'est une autre paire de manches. Sous cet angle, les "pas immenses" seront ceux d'une marche funèbre pour la grande majorité des paysans. Quelles qu'en soient les modalités, les nouvelles lois accéléreront l'élimination progressive ou brutale de la majorité pauvre des paysans.
Cette marche funèbre est en réalité entamée depuis longtemps. On sait que, derrière l'égalitarisme apparent de la propriété foncière, le monde des campagnes est de plus en plus divisé entre riches et pauvres.
Laissons même de côté pour le moment les grandes plantations modernes de bananes, d'ananas et d'hévéas exploitées déjà de façon capitaliste et souvent entre les mains de grandes sociétés européennes. Mais quoi de commun entre ces chefs coutumiers chamarrés des fêtes officielles, liés aux préfets ou aux députés quand ils ne le sont pas eux-mêmes, roulant en Mercédès et dont les progénitures font des études en France par exemple, et cette masse de paysans travaillant du matin au soir et qui produisent à peine de quoi survivre eux-mêmes ? Et dans les régions produisant pour le marché en particulier les régions du café et du cacao , quoi de commun entre les paysans pauvres pour qui la vente de ces matières premières procure tout juste un revenu monétaire minimal pour acheter l'indispensable, et les grands planteurs, paysans d'origine ou non, qui emploient un grand nombre d'ouvriers agricoles ?
Même si les chefs coutumiers ne possèdent pas la terre, ils ont un pouvoir social qui, avec la société capitaliste moderne, a tout naturellement tendance à se monnayer. Et l'introduction des relations monétaires dans les relations villageoises, leur généralisation accélérée, se font inévitablement au détriment des paysans pauvres.
La propriété coutumière d'autrefois avait l'avantage pour les paysans pauvres de faciliter au moins l'accès à la terre. L'accès automatique lorsqu'on était enfant du village. L'accès même pour ceux qui venaient d'ailleurs, car les chefs de terres leur attribuaient facilement des terres en friche.
Mais c'est un système que l'évolution capitaliste a déjà perverti, en tout cas dans les régions où les terres sont bonnes et productives ou situées à proximité des villes, ou encore partout où, pour diverses raisons, les terres sont convoitées. Bien avant que la loi officialise la vente, l'achat et la location de la terre sont pratiques courantes dans bien des régions. Il faut donner de l'argent, en sous-main ou ouvertement, pour pouvoir s'installer. Le système foncier traditionnel se désagrège plus encore sous l'effet de la généralisation de l'emploi d'ouvriers agricoles par la couche la plus riche des paysans. La chose n'est pas nouvelle : le travail des ouvriers agricoles burkinabé, rejoints aujourd'hui par des Maliens, a largement contribué à faire de la Côte-d'Ivoire un pays exportateur en produits agricoles.
Le fonctionnement capitaliste a donc largement précédé dans les campagnes le vote des lois capitalistes.
Ce n'est pas que les tentatives actuelles soient les premières à vouloir introduire officiellement la propriété privée dans les campagnes. Depuis le décret foncier du 24 juillet 1906, le pouvoir colonial s'y était essayé à plusieurs reprises. C'est ce décret qui fonde notamment la procédure d'immatriculation, consacrant légalement l'appropriation privée d'une terre. Ce décret, complété par la suite par d'autres, suffisait à l'époque aux planteurs capitalistes européens pour s'assurer, avec l'appui du pouvoir colonial, la mainmise sur les terres qu'ils avaient intérêt à exploiter eux-mêmes. Le régime de propriété de la majorité des terres ne les intéressait cependant pas outre mesure. Ce n'est pas par le faire-valoir direct que les capitaux européens tiraient profit du café ou du cacao c'est-à-dire de l'exploitation des classes laborieuses des campagnes mais par le monopole de leur commercialisation. Et, à l'époque, bien peu de notables autochtones ont profité de la possibilité d'immatriculation pour devenir propriétaires privés de terres.
Mais la désagrégation du système coutumier, parallèlement au renforcement d'une couche de riches Ivoiriens, change la nature du problème. Un nombre croissant de notables, de hauts fonctionnaires, d'ex-ministres, ont déjà assuré leurs arrières en mettant la main sur des terres. Les couches riches des campagnes pour autant qu'elles ne se confondent pas avec les précédentes seront de plus en plus tentées de consolider leur mainmise par la propriété privée.
Le nouveau régime de propriété foncière ne reflète certainement pas les "aspirations des paysans". Il correspond encore moins à leurs intérêts objectifs. Il reflète les aspirations des notables, des plus riches des campagnes, des chefs traditionnels de la couche capitaliste de la paysannerie, ou même celles des bourgeois et des petits-bourgeois aisés des villes qui n'ont rien à voir avec l'agriculture mais qui aspirent à la propriété terrienne.
Ce sont leurs intérêts qui seront pris en compte par la nouvelle loi. C'est auprès d'eux que les délégations des députés ont entrepris leurs campagnes d'information et d'explication. Les députés en tournée ne sont évidemment pas allés dans les campements les plus pauvres pour s'interroger sur la façon de soulager la misère des paysans pauvres. Ils ont discuté avec des notables, des chefs traditionnels, avec des préfets, avec des maires, c'est-à-dire avec la bourgeoisie rurale et ses porte-parole.
Oh, par démagogie ils diront que les nouvelles lois sont destinées à défendre tous les paysans ivoiriens. Ils prétendront qu'elles seront faites pour assurer le droit des paysans ivoiriens contre les "étrangers" déjà installés sur des terres du village ou contre ceux qui voudront s'y installer dans le futur. L'annonce de la nouvelle loi est déjà accompagnée de propos xénophobes, voire de menaces d'expulsion. L'argumentation puise tout naturellement déjà dans la démagogie ethniste. Le manque de terres, réel ou imaginaire, servira de point d'appui pour priver certaines catégories de paysans du droit de cultiver des terres qu'ils cultivent depuis une ou plusieurs générations.
Mais les mêmes lois, au nom desquelles on privera les paysans d'origine burkinabé ou malienne, voire des paysans baoulé installés dans des régions bété ou yacouba, de la terre qu'ils cultivent, serviront demain à priver de leur terre les paysans pauvres au profit des notables locaux et des bourgeois citadins.
Quant à la démagogie anti-étrangers, elle ne vise que les pauvres, même pas forcément étrangers. La nouvelle loi ne vise évidemment pas à empêcher les riches français, canadiens, italiens, voire libanais, qui possèdent déjà des usines, des commerces, les banques, d'acheter aussi des terres, sans même qu'on les oblige à les cultiver.
Le nouveau régime foncier est dans l'air du temps, car il est la conséquence et la consécration juridique d'une évolution engagée depuis longtemps. Mais il sera, aussi, un facteur d'accélération pour l'avenir.
Les plus puissants des villages auront intérêt à transformer en propriété privée à leur propre profit le maximum de terres, même là où ils n'ont nullement l'intention de les cultiver, car ils pourront toujours espérer vendre la terre ou la louer. Ils auront, aussi, intérêt à s'approprier des terres même dans les régions où la terre ne manque pas encore aujourd'hui, car ils peuvent miser sur le fait qu'elle manquera dans l'avenir.
Voilà pourquoi l'argument qui consiste à affirmer que la réforme foncière répond à la nouvelle situation créée par la densité humaine croissante des campagnes et par la diminution des terres disponibles, est un argument mensonger. Car avec l'appropriation privée des terres, il n'y aura pas plus de terres disponibles, mais moins.
Ceux qui ont de l'argent pourront s'acheter des terres, même s'ils ne les cultivent pas. Et ceux qui n'ont pas d'argent ne pourront plus être cultivateurs, sauf comme ouvriers agricoles.
Le changement du régime foncier n'est certes pas encore fait. Il ne sera peut-être pas facile. Les futures victimes peuvent réagir. En outre, le passage d'une forme de propriété à une autre peut déclencher des réactions de rejet même à l'intérieur de la couche dominante des campagnes. Non pas par attachement à la tradition, car face aux intérêts matériels bien compris les traditions ne pèsent pas lourd, même aux yeux de ceux qui s'enrichissent en les utilisant. Mais à qui précisément profitera la privatisation des terres dans telle région ou dans tel village ? Cela ne pourra se décider par des articles de lois, mais seulement par des rapports de force. Les plus puissants grugeront les moins puissants et tous ensemble ils écraseront les plus pauvres. Ceux qui voteront les lois, ceux qui seront chargés de leur application, ceux qui contrôleront tout cela, favoriseront leurs propres intérêts, ceux de leurs familles, ceux de leurs cliques. Le nouveau code foncier ne diminuera pas les litiges fonciers, au contraire il les exacerbera. Il n'est pas difficile de prévoir, en particulier, que la transformation du régime de propriété multipliera les conflits entre tous ceux qui estiment avoir un droit sur une terre, divisant les villages, voire les familles. Mais s'il reste encore à déterminer qui seront à titre individuel les bénéficiaires, il n'est pas difficile de deviner qui en seront les victimes sur le plan social.
La signification sociale du mouvement est parfaitement établie. Les aspects juridico-légaux compléteront la pression des faits matériels et de l'évolution économique, aggravée depuis quelques années par la baisse des prix du cacao et du café. Tout pousse dans le sens de l'aggravation des clivages sociaux dans les campagnes et de l'appauvrissement croissant des couches déjà pauvres de la paysannerie.
La Côte-d'Ivoire a la particularité en Afrique d'avoir pu maintenir une population rurale importante. Cette particularité est destinée à disparaître. Un nombre croissant de paysans appauvris n'aura pas d'autre choix que de se prolétariser une minorité en devenant ouvriers agricoles et la majorité en étant poussée à quitter la campagne pour gonfler la population pauvre d'Abobo et de Koumassi.
Le drame social, les multiples drames individuels au travers desquels cette évolution s'imposera, risquent d'être aggravés par des drames ethniques. Tant est grande la pourriture de la caste politique qu'elle pèsera de tout son poids pour transformer les clivages sociaux en clivages nationaux ou ethniques.
Pour ce qui est du fond de cette évolution, l'intérêt politique des travailleurs, des prolétaires, n'est pas de tenter vainement de s'opposer à l'évolution en cours au nom de l'ancien état de choses. Leur intérêt n'est pas de combattre la propriété privée au nom du droit coutumier, l'organisation capitaliste de la société au nom de la société tribale, le présent au nom du passé.
Le passé est mort bien avant que les dirigeants qui s'en revendiquent ne l'aient officiellement enterré. C'est le capitalisme qui a démoli le village et ses coutumes, dans ce qu'elles avaient de rétrograde mais aussi dans ce qu'elles avaient de plus humain, plus communautaire que les dures lois de l'économie capitaliste, l'exploitation et le chacun pour soi.
Oui, la propriété privée est mauvaise et catastrophique pour la société. Elle devra disparaître et elle disparaîtra. Mais non pas par un retour à des formes de communautarisme du passé, mais en marchant vers le communautarisme de l'avenir. L'avenir, c'est la disparition de la propriété privée au profit du communisme, c'est-à-dire de la mise à la disposition de la collectivité humaine non seulement de la terre mais de toutes les richesses et de tous les moyens de les produire. Alors disparaîtront non seulement les inégalités sociales, mais aussi la différence entre les villes et les campagnes. Non pas sur la base d'une commune misère mais sur la base d'un partage égalitaire de tous les biens que l'économie moderne est capable de produire, à la condition qu'elle soit rationnellement organisée et n'ait pas pour moteur la propriété privée et la recherche du profit individuel."