Le premier semestre 2014, jalonné par deux élections, marqué par l'effondrement électoral du Parti socialiste et la percée du Front national, s'est achevé sur la grève des cheminots.
Premier mouvement de cette ampleur depuis l'arrivée au pouvoir du PS, cette grève a exprimé le ras-le-bol des cheminots, un ras-le-bol alimenté par la pression croissante de la direction de la SNCF sur les conditions de travail, par la menace que recélait le projet de restructuration du secteur. Le mouvement a fait sien l'objectif fixé par les deux fédérations syndicales qui l'ont mené : le refus de la réforme proposée par le gouvernement et, pour ce qui est de la CGT, son remplacement par une autre réforme, meilleure (la CFDT et l'UNSA ont approuvé la réforme gouvernementale malgré toutes ses conséquences défavorables aux cheminots, malgré le pas qu'elle représente dans la voie de l'affaiblissement du service public au profit du privé).
Portée et limites du mouvement des cheminots
Le mouvement a été déclenché à l'initiative de deux fédérations de cheminots, la CGT et Sud Rail, qui l'ont assumé jusqu'au bout. Tout en gardant la direction du mouvement tout au long, les fédérations syndicales ont pris, en amont, toutes leurs précautions pour le situer dans le cadre unique de la réforme et en garder la maîtrise. Les objectifs affichés par les dirigeants syndicaux concernés étaient exprimés de telle façon que le reste de la classe ouvrière ne puisse pas se sentir concerné.
Nombre de travailleurs ont cependant spontanément réagi en tant que travailleurs justement solidaires de ceux qui étaient en train de lutter, et non pas en tant qu'usagers que la propagande gouvernementale s'efforçait de dresser contre les cheminots.
Il serait puéril de penser que, rien qu'en formulant leurs revendications sur les salaires, le pouvoir d'achat, les suppressions de postes, la flexibilité ou les conditions de travail, les cheminots auraient entraîné d'autres secteurs de la classe ouvrière. Mais le fait est que les dirigeants syndicaux se sont refusés d'emblée à proposer des objectifs que le reste du monde du travail aurait pu clairement comprendre et reconnaître comme les siens. À plus forte raison, ils n'ont pas mené une propagande en direction du reste du monde du travail, ne serait-ce que pour couper l'herbe sous le pied de la propagande du gouvernement et des médias dénonçant cette grève comme l'expression du corporatisme d'un secteur privilégié de la classe ouvrière.
Il ne faut pas s'étonner de cette complicité, contre les cheminots en grève, du personnel politique de la bourgeoisie, gouvernement et opposition confondus, et encore moins de l'engagement des médias au côté du pouvoir et de leur véritable campagne de propagande contre les cheminots. Mais il était nécessaire de prendre le contrepied de cette campagne et, de préférence, par avance.
Le gouvernement a réussi à faire passer sa loi. Plusieurs milliers de cheminots ont cependant relevé la tête, et une nouvelle génération de jeunes cheminots a pu mener son premier combat. Première expérience de la richesse de la lutte collective, première occasion de jauger les syndicats et les militants.
Manuel Valls a saisi l'occasion pour peaufiner l'image qu'il veut donner à la bourgeoisie : celle d'un chef de gouvernement droit dans ses bottes, qui ne cède pas sous la pression de la rue.
Tout en votant contre le projet de loi du gouvernement, les députés du Front de gauche ont apporté leur participation à une petite comédie parlementaire. En proposant des amendements que le gouvernement a repris à son compte, ils ont permis, comme l'ont souligné les médias, de sauver la mise aussi bien au gouvernement, qui a pu afficher sa fermeté, qu'aux dirigeants syndicaux et aux parlementaires de gauche, qui peuvent ainsi affirmer qu'ils ont obtenu quelque chose pour les cheminots !
Le gouvernement n'en a pas fini avec la contestation venue du monde du travail
Le jeu de fermeté vis-à-vis des uns et de quelques concessions envers les autres suffit pour désamorcer le mécontentement tant que les contingents de travailleurs entrés en lutte sont limités.
L'avenir dira si les cheminots sont les premières pousses d'un regain de combativité dans la classe ouvrière.
Ce qui est certain en tout cas, l'épreuve de force autour des revendications des cheminots en est l'illustration, c'est que, dans tous les combats que les travailleurs auront à mener, ils auront le gouvernement face à eux, un gouvernement dont le chef actuel se vante d'avoir pour modèle Clemenceau, homme de gauche certes à une certaine époque de sa vie mais à qui le mouvement ouvrier avait donné le sobriquet de « briseur de grève » !
Le Parti socialiste déterminé à aller jusqu'au bout de sa politique antiouvrière
L'éventualité que Hollande n'aille pas jusqu'au bout de son mandat a été évoquée à plusieurs reprises par les commentateurs. Cette éventualité reste toujours ouverte, mais sans doute pas à brève échéance. Car une des données de la situation politique est que la chute vertigineuse du PS ne s'accompagne pas d'une montée de la droite parlementaire. L'alternance UMP-PS a du plomb dans l'aile.
Pour le moment, la bourgeoisie n'est pas disposée à laisser le FN accéder au pouvoir gouvernemental. Ce n'est pas qu'elle craigne évidemment quoi que ce soit du FN sur le fond. Mais certains aspects de la démagogie du Front national gênent le grand patronat.
La stratégie de Marine Le Pen, sa course à la respectabilité, ne vise pas seulement une fraction supplémentaire de l'électorat qu'elle espère conquérir, mais aussi et surtout la bourgeoisie elle-même.
L'offre politique du Front national à la bourgeoisie est de prendre la place de l'UMP, c'est-à-dire fournir à la bourgeoisie un personnel politique de droite qui ne soit pas usé et qui pourrait prendre le relais lorsque le PS sera contraint de dégager.
Les prises de position protectionnistes du Front national cependant, le projet de se retirer de la zone euro, voire de l'Union européenne, ne correspondent pas à la politique souhaitée par la bourgeoisie. Bien sûr, si le FN était associé au pouvoir, le grand patronat a les moyens de l'obliger à mettre de l'eau dans son vin et à mener vis-à-vis de l'Europe et de l'euro la politique que la bourgeoisie lui demanderait de mener.
Et puis, malgré tous les scandales qui secouent l'UMP, celle-ci n'est pas morte, loin de là. Et la bourgeoisie n'a pas envie de se « payer » une crise politique par les temps qui courent, pas plus qu'elle n'a envie que ses représentants politiques jouent les francs-tireurs « eurosceptiques » dans les institutions de l'Union européenne.
Elle a intérêt, sur le plan politique, à ce que la politique d'austérité soit menée par un gouvernement de gauche et que le PS assume toutes les mesures antiouvrières, en démoralisant toujours plus la fraction populaire de son électorat. À moins de se heurter à des mouvements sociaux ou à des contestations politiques importantes, le Parti socialiste se cramponnera au pouvoir le temps qu'une solution de rechange un peu plus stable se dessine, si tant est qu'il pourra s'en dessiner une un jour. Est-ce sous la forme d'une recomposition de la droite et de l'extrême droite ? Est-ce sous la forme d'un « tripartisme » officialisé ? L'avenir le dira.
La démocratie bourgeoise est bien ficelée et, en l'occurrence, la Constitution de la Ve République. Le parti au pouvoir peut être discrédité, rien ne l'oblige, dans le jeu institutionnel, à tirer conclusion de l'évolution de l'opinion publique et à se démettre, même si l'écrasante majorité de l'électorat se détourne de lui.
La dissolution de l'Assemblée aboutirait à priver Hollande de sa majorité parlementaire. Il serait cantonné au rôle de potiche, gardée pour que la continuité de l'État ne soit pas affectée. Mais quelle majorité pourrait sortir des urnes ? Et quel gouvernement ?
La dissolution est régulièrement réclamée par le Front national, l'idée étant reprise de temps à autre par certains ténors de la droite parlementaire. Mais cela fait partie de la comédie parlementaire, la droite elle-même n'y croit pas et, pour le moment, ne le souhaite certainement pas, secouée qu'elle est par les scandales qui se succèdent et par les rivalités des chefs.
Pour le moment, le PS peut encore rendre bien des services à la bourgeoisie en portant donc tous les mauvais coups aux classes populaires.
Pour tenter de freiner son érosion électorale, il ne reste aux dirigeants socialistes qu'à agiter l'idée qu'il constitue un rempart contre le FN. Vieille ficelle ! Dans le temps, la gauche brandissait le slogan « Au secours, la droite revient ! » ; aujourd'hui, cela se transforme en : « Au secours, l'extrême droite vient ! »
Se poser en rempart contre le FN ne permettra pas au PS de regagner son électorat populaire, de plus en plus tourné vers l'abstention, voire attiré précisément par le FN. Il n'est pas dit cependant que le PS ne trouve pas un écho dans l'électorat petit-bourgeois de gauche, chez les « bobos » en tout genre qui, de toute façon, ne peuvent imaginer d'autre rempart contre l'extrême droite que l'« unité de la gauche » ou éventuellement le « front des partis républicains ».
L'alignement de toute la gauche, PCF compris, derrière le vote Chirac à l'élection présidentielle de 2002, a montré avec quelle facilité cela peut se faire.
Les tribulations de la gauche de la gauche
Le discrédit croissant du gouvernement socialiste nourrira évidemment les ambitions de tous ceux qui essaient de se poser en alternative à gauche. C'est le créneau sur lequel est positionné de longue date le Front de gauche. De ce point de vue, cependant, ses tentatives pour être crédible ont capoté dans toutes les élections des dernières années. Mais les mêmes raisons, qui ont poussé le Front de gauche à tenter de se positionner en alternative pour le cas où il faudrait prendre le relais sur la gauche du PS déconsidéré, continuent à agiter la gauche institutionnelle.
Il serait vain et inutile de suivre les manœuvres tortueuses engagées par le Front de gauche pour agglomérer autour de lui les écologistes et les « frondeurs » du Parti socialiste. Sur le fond politique, rien ne s'y oppose, tant ils se ressemblent les uns et les autres. Mais, aussi bruyants que soient les « frondeurs » pour prendre leurs distance à l'égard de la politique gouvernementale afin d'éviter d'être entraînés dans le discrédit, « un tiens vaut mieux que deux tu l'auras ». Et les tentatives de rafistolage de la gauche autour d'un autre axe que ceux qui sont installés à l'Élysée et à Matignon n'ont pas l'air d'être efficaces.
Ce que la « gauche de la gauche » réformiste appelle pompeusement une « vraie politique de gauche », consistant en quelques mesures favorables aux classes exploitées, n'est plus possible dans cette période de crise économique. Quelle que soit la composition de l'équipe au pouvoir, le grand patronat, les banquiers, exigeront d'elle une politique offensive contre les classes populaires.
Une partie de l'électorat populaire qui s'est détournée de la gauche ne s'est pas contentée de s'abstenir. Aux élections européennes, le FN est arrivé en tête, loin devant l'UMP et encore plus devant le PS. Le parti d'extrême droite a réussi à capter à son profit une fraction de l'électorat populaire qui votait traditionnellement à gauche.
Un des principaux arguments électoraux du FN a été, et reste encore, qu'il n'a jamais été au pouvoir, qu'il ne s'est jamais compromis, contrairement aux grands partis qui alternent au gouvernement.
Celles et ceux de l'électorat populaire qui ont cru à ce discours et ont choisi le vote FN pour exprimer leur rejet du gouvernement se sont dangereusement trompés. Le Front national est tout autant au service de la grande bourgeoisie que les partis de l'alternance.
Opposer aux dangereuses illusions sur le FN la réalité de la lutte consciente de la classe ouvrière
Le FN a appris à manier la démagogie à l'égard des classes populaires pour capter leurs voix, mais son orientation politique est un régime plus autoritaire, plus réactionnaire et plus antiouvrier. Il est dans la continuité de la vieille extrême droite de ce pays, avec ses nostalgiques des guerres coloniales, ses calotins, ses petits patrons antiouvriers, si bien représentés pendant longtemps par l'ex-parachutiste Le Pen père.
Rien que le renforcement électoral du Front national encourage dans le pays les forces les plus réactionnaires à relever la tête, à se faire entendre, à s'organiser et à agir à l'occasion. Et ceux qui agiront le feront contre le mouvement ouvrier organisé.
Quand Le Pen s'attaque verbalement aux travailleurs immigrés, ce ne sont pour l'instant que des mots, mais demain son parti ou d'autres de la même espèce passeront aux actes. Ils commenceront peut-être par s'en prendre aux travailleurs sans papiers. Mais ceux qui ont des papiers en règle suivront. Ce sera ensuite le tour de ceux qui, quelle que soit leur origine, auront le défaut d'être syndiqués ou de gauche.
La perspective politique de l'extrême droite est de s'attaquer au mouvement ouvrier, de limiter ou d'interdire les grèves, d'éliminer toute conscience de classe et, à plus forte raison, toutes les idées communistes. Le Pen fait des appels du pied à l'électorat populaire et même aux chômeurs, aux salariés, mais son programme, c'est de creuser la tombe des classes exploitées.
Aujourd'hui, on peut encore discuter avec les travailleurs influencés par le FN, il n'est pas dit que demain on le puisse encore. L'évolution dépend bien sûr de bien des facteurs liés à la crise, à la politique du PS, à ce que peut dire ou ne pas dire le FN, à sa force militante. Mais les choses ne peuvent pas évoluer, spontanément, dans le bon sens, dans la mesure où le FN n'est pas associé au pouvoir et n'en subit pas la déconsidération.
Il ne s'agit ni de hurler au fascisme, ni de considérer comme des ennemis ceux des classes populaires qui se sont laissé tenter par le vote FN. Il faut discuter avec eux, discuter avec les hésitants, opposer à l'illusion à l'égard du FN le langage de lutte de classe.
Bien des militants de la classe ouvrière, au-delà des rangs des communistes révolutionnaires, sont sincèrement inquiets devant la montée électorale du FN dans les classes populaires.
Certains d'entre eux, issus du PC ou de la CGT, s'interrogent sur la responsabilité des gouvernements de gauche dans la désorientation de l'électorat populaire qui a contribué à la montée de l'influence du Front national. Ils ne peuvent pas s'opposer efficacement à cette montée s'ils s'identifient à la politique des gouvernements de gauche du passé. Ils ne le pourront pas plus s'ils courent derrière la dernière en date des tentatives de rafistolage de la gauche. Ils ne peuvent s'opposer efficacement aux illusions propagées par le parti d'extrême droite dans le monde du travail qu'au nom des intérêts de la classe ouvrière et de la réalité de la lutte de classe.
Aux élections européennes, les listes Lutte Ouvrière ont recueilli 222 509 voix (1,17 %) [[Voir, en annexe, le détail des résultats du scrutin européen en France.]]. C'est un résultat modeste mais il témoigne de l'existence dans l'électorat populaire d'un courant qui se retrouve dans les idées du « camp des travailleurs ».
Les élections terminées, il faut que ce courant continue à s'exprimer. Il faut que tous ceux qui ont été entraînés dans l'action par les campagnes électorales et qui y ont reconnu leur camp continuent à le faire.
Reconstruire un parti communiste révolutionnaire sur le champ de ruines laissé par le réformisme social-démocrate puis stalinien n'est pas une tâche facile. Mais la crise de l'économie capitaliste et la faillite des partis réformistes en rendent brûlante la nécessité.
27 juin 2014