Hugo Chávez Frias vient de remporter, le 7 octobre dernier et pour la quatrième fois, l'élection présidentielle du Venezuela par 54 % des voix contre 45 % à son principal adversaire, Henrique Capriles, fils d'un magnat de l'industrie agro-alimentaire, qui coalisait sur son nom l'opposition de droite, mais aussi des petits partis qui avaient soutenu Chávez dans le passé. Candidat naturel de l'oligarchie et des États-Unis, qui depuis treize ans vouent à Chávez la même haine qu'au cubain Castro, Capriles avait cependant atténué ses critiques pour mordre sur l'électorat de Chávez, en disant par exemple que, en cas de victoire, il maintiendrait les « missions sociales ».
Les grands médias du monde, et bien entendu également ceux de France, ont comme à leur habitude dénigré Chávez avec l'hostilité qu'ils manifestent pour Cuba ou la Corée du Nord. Le président du Venezuela ne serait qu'un dictateur usé, dont les « missions sociales » relèvent du clientélisme le plus plat. Les mêmes journalistes sont moins hargneux vis-à-vis d'autres chefs d'État d'Amérique latine - le Mexique par exemple - au clientélisme pourtant plus voyant. À l'opposé, on trouve les admirateurs de Chávez qui, chez les altermondialistes ou au Parti de Gauche, veulent voir dans sa formule du « socialisme du 21e siècle » un modèle pouvant remplacer le castrisme passé de mode, et qui portent sur son action un regard exempt de critique.
Le poids du passé colonial
Chávez est à la tête de l'État depuis treize ans. S'il n'est pas rattrapé par le cancer dont il affirme être guéri, il devrait y rester encore six ans. Son succès électoral de 1998 découlait de l'effondrement du système politique mis en place en 1958. Depuis, ses choix et son évolution se sont inscrits dans la continuité d'autres dirigeants du Venezuela du passé, pas toujours de gauche.
Comme la majorité des pays d'Amérique latine, le Venezuela fut une colonie de l'Espagne. Christophe Colomb y avait débarqué en août 1498. L'absence de gisements d'or et d'argent protégea un temps le pays de l'avidité de la couronne d'Espagne. Il fallut attendre le 17e siècle et l'exploitation du cacao pour que la prospérité atteigne Caracas, la capitale. Le pays joua un rôle pionnier, en 1810, quand la bourgeoisie créole des colonies espagnoles rompit avec Madrid. Pendant vingt ans, le vénézuélien Simon Bolivar imprima sa marque sur la région. Mais sa mort, en 1830, ouvrit une période d'instabilité. Jusqu'en 1903, il y eut 170 soulèvements de natures diverses et trente-quatre gouvernements à durée de vie souvent courte.
La férule du dictateur Juan Vincente Gómez, qui régna vingt-sept ans de 1908 à 1935, amena la stabilité. Il mit sur pied une armée de métier qui allait peser sur le pays et introduisit le culte de Bolivar, faisant bâtir des statues à son effigie dans toutes les villes. Afficher ce « bolivarisme », comme le fait aussi Chávez, fut dès lors une affirmation du nationalisme. Sous Gómez aussi, le pétrole détrôna le cacao. Entre 1945 et 1948, le Venezuela connut un court interrègne entre deux dictatures. La rente tirée du pétrole augmenta si fortement qu'elle permit au parti social-démocrate Action démocratique (AD), allié aux forces armées présentées comme « l'instrument du peuple », exactement comme Chávez le fait aujourd'hui, de mener une politique économique prenant en compte les besoins des classes populaires en supprimant les taxes sur l'essence et la farine de blé, baissant le tarif de l'électricité, les loyers et les transports. Mais, en 1948, un coup d'État ramena la dictature pour dix ans. En 1958, AD (lié à l'Internationale socialiste) et le Comité pour l'organisation politique électorale indépendante (COPEI, droite liée à l'Église) conclurent un pacte où ils s'engageaient à respecter le verdict des urnes et qui allait régir pendant quarante ans la vie politique, réduite à ces deux seuls partis puisque le pacte écartait le Parti communiste.
Chávez récolte les fruits de la crise du système
Cet arrangement permit au Venezuela d'échapper à la vague de dictatures qui frappa l'Amérique latine de 1964 à 1985. Et les années 1960 et soixante-dix renouèrent avec la tradition de 1945-1948. La Constitution de 1960 imposa le droit à l'éducation pour tous, fit reculer l'illettrisme et augmenta le nombre d'étudiants. En 1966, une loi élargit de façon importante le nombre de bénéficiaires de la Sécurité sociale. Une partie des bidonvilles disparut. Mais dès 1983, les progrès furent remis en cause par la baisse du prix du baril de pétrole, qui entraîna une forte dévaluation du bolivar et une inflation de 100 %.
En 1988, Carlos Andrés Pérez, dirigeant d'AD, fut ramené à la présidence par des électeurs qui se souvenaient de la période où il avait pris des mesures sociales. Lui pensait utiliser ce crédit pour imposer des sacrifices, notamment la fin du contrôle des prix. Celui-ci déclencha, le 27 février 1989, un soulèvement des quartiers populaires durant cinq jours, auquel Pérez répondit par une répression armée qui fit deux ou trois milliers de morts. Ce soulèvement de Caracas, le caracazo, marqua une rupture. Il fut suivi d'une vague de privatisations sans précédent et d'une forte poussée du chômage qui fit exploser le taux de pauvreté entre 1990 et 1996. Les protestations de la population contre l'incurie des services publics, la mauvaise distribution d'eau potable ou le délabrement des écoles se multiplièrent. Le naufrage des deux partis AD et COPEI fut complet quand ils se retrouvèrent pour gouverner ensemble en 1993.
Le lieutenant-colonel parachutiste Chávez apparut en 1992, lors d'un putsch manqué. Sorti de prison deux ans après, il opta après des hésitations pour la voie électorale, lançant en 1997 un Mouvement pour la Ve République qui entendait liquider le bipartisme AD-COPEI. Il fédéra autour de lui tous les mécontentements, de l'armée aux groupes de gauche dissidents d'AD ou du Parti communiste, et sa victoire à l'élection présidentielle le propulsa à la tête du pays en 1999.
Une tradition nationaliste et militariste ancienne
En s'affichant comme partisan d'une « révolution bolivarienne », Chávez s'est inscrit dans une tradition nationaliste. Et s'il emploie une rhétorique de gauche qui le fit percevoir, à droite, comme un nouveau Castro, il a aussi renoué avec la tradition des caudillos, ces « hommes forts » disposant d'un appui populaire. Son style gouailleur et direct ne doit pas faire illusion. Ses études d'officier furent brillantes et il assuma assez de commandements pour assimiler le rôle de l'armée, épine dorsale de l'État des possédants.
Au départ, l'armée était d'ailleurs la seule force dont il disposait. Il renoua donc avec la vieille formule d'AD de l'« armée au service du peuple ». Le régime chaviste compte de nombreux militaires aux différents niveaux de l'État comme à la tête des entreprises publiques. Et le mouvement bolivarien est organisé en « unité de bataille électorale », « bataillons », « fronts » ou « réserves civiles-militaires ». Les structures mises sur pied pour associer la population à l'action de l'État reçoivent une formation militaire. Les membres des organismes de base associés au parti bolivarien, le Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV), sont incorporés dans la Milice nationale bolivarienne, composante de l'armée. Et cette dernière joue un rôle d'encadrement de missions sociales comme les boutiques d'alimentation Mercal ou les manifestations politiques du régime.
Domingo Rangel, un journaliste vénézuélien à l'esprit critique, a écrit à ce sujet : « Entre « bolivarien » et « socialiste » il y a une contradiction aussi gênante qu'entre « « socialiste » et « patriote » ; elle subsiste parce que le régime est à la fois militaire et militariste. [...] Ceux qui ont le monopole des décisions dans ce régime sont tous des militaires. Le socialisme, lui, est internationaliste, il se bat pour dépasser les frontières et le stade historique de l'État-nation dans lequel l'humanité est entrée il y a quatre siècles et plus. Un socialiste patriote est comme un glaçon bouillant ou un solide liquide, c'est une contradiction dans les termes. »
L'opposition de droite écartée du jeu politique
Dès le départ, Chávez ménagea les capitalistes locaux en nommant ministre de l'Économie et des Finances un représentant du patronat, ex-ministre du précédent président. Cela n'empêcha pas que se dresse contre lui un front unissant le patronat, la hiérarchie de l'Église catholique, les médias et les États-Unis, qui dénoncèrent publiquement le nouveau gouvernement.
Chávez consacra sa première année à la mise en place d'une Assemblée destinée à doter le pays d'une nouvelle Constitution, qui reconnut, par exemple, les droits des minorités indigènes, mais renforça aussi le poids politique de l'armée. Craignant que le Parlement ne fasse capoter cette réforme constitutionnelle comme il l'avait fait sept ans plus tôt pour une tentative identique du président Caldera, Chávez le contourna en imposant sa ratification par référendum. La nouvelle Constitution imposant à Chávez une nouvelle élection présidentielle en 2000, il fut réélu avec 60 % des voix.
Pour motiver ses partisans, Chávez augmenta le budget de l'État pour les programmes sociaux que l'armée mit en œuvre. En novembre 2001, Chávez passa à nouveau outre aux débats parlementaires en imposant 49 décrets-lois, dont l'un faisait de l'État l'actionnaire majoritaire de toutes les sociétés d'extraction et d'exploration pétrolière. Pour contrecarrer l'évasion fiscale pratiquée antérieurement par la compagnie pétrolière nationale Petroleos de Venezuela SA (PDV SA), qui privait auparavant le pays d'une partie de ses revenus, la loi modifia le mode de taxation.
Cette décision déclencha un conflit avec les dirigeants de PDV SA, liés à l'opposition. Ce fut l'origine du coup d'État d'avril 2002 conduit par l'opposition et l'oligarchie, et soutenu par les États-Unis, mais qui échoua lamentablement, comme la grève générale lancée à nouveau par les dirigeants de PDV SA en décembre 2002 et qui se prolongea en 2003. Dans les deux cas, avec l'appui réel de la population des quartiers, d'une partie de l'armée et des ouvriers du pétrole, Chávez sortit vainqueur et l'État acheva de prendre le contrôle de la compagnie pétrolière nationale impliquée, dès lors, dans le financement direct des programmes sociaux.
En août 2004, Chávez se plia à une exigence de la droite et affronta un référendum proposant sa révocation. Sa victoire paracheva la déroute de l'opposition, qui s'enferra en boycottant les élections législatives de 2005, lui laissant alors le champ libre au Parlement. Dans une large mesure, la politique de l'opposition, qui l'a conduite elle-même dans une impasse, a aussi conduit Chávez et son équipe à radicaliser leurs positions. Ainsi, le blocus économique imposé par la grève générale de 2002-2003 fit naître Mercal, un réseau encadré par l'armée qui propose des aliments à prix subventionnés.
Paroles socialistes et actes respectueux des possédants
L'opposition de droite hors jeu, les dirigeants chavistes cessèrent de désigner le patronat, les médias ou la hiérarchie catholique comme leurs ennemis. Le patronat et l'Église en prirent acte en mettant en sourdine leurs critiques. Chávez s'afficha dès lors plus volontiers comme un « anti-impérialiste » et commença à parler du « socialisme du 21e siècle », mais ce radicalisme a ses limites. Il peut en effet aussi bien déclarer que « la propriété privée n'est pas un droit absolu dépourvu de responsabilités sociales » et ajouter qu'« en temps normal, [il] respecte les droits des propriétaires ». Pendant la période conflictuelle de 1999 à 2003, l'ambassadeur des États-Unis au Venezuela, John Maisto, avait déclaré à plusieurs reprises : « Ne regardez pas ce que Chávez dit, regardez ce qu'il fait. » C'est un conseil précieux pour comprendre ce qu'il y a derrière les déclarations parfois tonitruantes de Chávez.
En 2005, les lois foncières, qui ne concernaient depuis 2001 que les propriétés de l'État, épargnant ainsi les grands propriétaires, furent étendues aux propriétés privées dont plus de 20 % des terres ne sont pas cultivées. Cependant les paysans bénéficiaires de la réforme agraire ne peuvent ni revendre leur terre ni la laisser en friche, la non-exploitation entraînant la confiscation. La même année, Chávez annonça que l'État exproprierait les entreprises qui ferment, quelle qu'en soit la raison. Quatre entreprises qui avaient cessé de fonctionner après la grève générale de 2002-2003 tombèrent ainsi dans l'escarcelle de l'État. On mit alors en place une « cogestion ». Les employés des usines expropriées reçurent des parts sociales et des responsabilités dans la direction de la société, mais les anciens propriétaires furent indemnisés.
La vitrine des « missions sociales »...
Cette cogestion fut étendue aux « missions sociales », qui touchent à toutes les activités. Les plus connues sont l'éducation, la santé, l'alimentation, la redistribution de terres, la création de coopératives et la construction de logements. Mais elles concernent bien d'autres activités, y compris s'inscrire sur les listes d'état civil. Le fait que l'État garantisse des budgets de fonctionnement, et cherche à y associer la population, a amené un recul de la pauvreté et du chômage, sans pour autant que ces fléaux soient éradiqués. Ces mesures sont d'autant plus visibles que, partout dans le monde, on voit les États, y compris les plus riches et les plus développés, abandonner aux fil des années les programmes sociaux et réduire la protection sociale, tandis que le chômage explose. Si le régime de Chávez a semblé marcher à contre-courant, il a surtout renoué avec des mesures identiques dans le passé, quand la rente pétrolière était abondante. Il a ainsi répondu à l'attente des plus démunis, qui avaient besoin d'une aide immédiate. L'attachement populaire aux « missions sociales » découle aussi de leur fonctionnement décentralisé. Cela ne donne pas un véritable pouvoir aux acteurs locaux, mais ils en tirent le sentiment de jouer un rôle et d'avoir ainsi obtenu un peu de reconnaissance sociale.
Chávez n'était cependant pas sans arrière-pensées quand il a lancé ces missions. Il l'a lui-même expliqué dans un discours, le 12 novembre 2004 : « Un enquêteur international est venu (...) [nous dire] : " Monsieur le Président, si le référendum [celui demandant sa révocation] avait lieu aujourd'hui, vous le perdriez. "» Et Chávez poursuit : « Ça me fit l'effet d'une bombe (...) C'est à ce moment que nous avons commencé à travailler avec les missions, que nous avons conçu la première [la santé] et que nous avons demandé de l'aide à Fidel [Castro]. (...) Et [les Cubains] ont commencé à envoyer des docteurs par centaines. (...) Cette avalanche de gens qui sont venus vers nous n'est pas de la magie, c'est de la politique. »
... au bilan contrasté
Les meilleurs résultats ont été obtenus dans le secteur éducatif puisque l'Unesco a ajouté le Venezuela à sa liste des pays « sans analphabétisme ». En revanche, la mission sur le logement a été un échec cuisant. Selon le gouvernement lui-même, il manque près de trois millions de logements. Un premier tiers devait remplacer les bidonvilles, un second les constructions sur des zones en pente ou inondables et un troisième tiers loger les nouvelles familles. Or le régime n'en a construit que 350 000.
En août 2009, le très officiel Contrôleur de la République déclarait que l'État n'a pas su éviter « les actions inutiles, le gaspillage des ressources et la corruption », dénonçant le « non-respect d'appel d'offres et de mise en concurrence, parfois sous le prétexte de l'urgence décrétée par les autorités [les gouverneurs]. (...) Ces pratiques des responsables sont illégales et peuvent être sanctionnées. » Et elles ne garantissent pas « que des logements ne seront pas attribués à des gens qui n'en ont pas besoin ou à des gens qui auront illégalement bénéficié de décisions d'attribution ».
En 2008, on avait mesuré une progression de 16,5 % de la consommation alimentaire, mais le fonctionnement des marchés alimentaires subventionnés Mercal est loin d'être harmonieux. Il faut souvent faire la queue pendant des heures. De plus, le gouvernement a créé un réseau concurrent, PDVAL, lié à PDV SA, qui en a perturbé le fonctionnement. En 2009, des syndicalistes de Mercal ont protesté : « La mission alimentaire ne remplit pas les objectifs qui lui avaient été assignés (...). Au niveau national, le nombre d'habitants fréquentant les Mercal est tombé de 13 à 9 millions. [Certains] sont en train d'être fermés, d'autres suivent le même chemin, avec (...) des ruptures d'approvisionnement des produits de base. »
Quant à la mission qui amène les soins dans les quartiers, Provea, organisation de défense les droits de l'homme qui soutient depuis le début ce programme de santé publique, a constaté que le déploiement de cette mission a reculé et que des dispensaires ont fermé. D'autres ont manqué de fournitures médicales. En 2009, Chávez a dû admettre en public que cette mission « n'a plus l'efficacité qu'elle avait ». Provea a aussi constaté que les dirigeants du régime préfèrent les cliniques privées, de la même façon qu'ils mettent leur progéniture dans les cours privés.
De l'art de « semer le pétrole »
L'opposition, relayée par la presse mondiale, dénonce un « mauvais usage » fait de la rente pétrolière. Les possédants regrettent les périodes où ils en décidaient l'attribution. Mais les critiques viennent aussi de cadres chavistes. Victor Alvarez, ancien ministre des Industries de base et des Mines, qui reste solidaire de Chávez, a constaté que « la rente pétrolière produit des enchaînements néfastes auxquels il est difficile de mettre fin. L'un des plus graves est que nous importons parce que nous ne produisons pas et que nous ne produisons pas parce que nous importons ».
Le débat sur l'usage fait de la rente pétrolière est aussi vieux que l'industrie du pétrole, qui s'est imposée au Venezuela vers 1925, avec pour conséquence que les entreprises locales, qui tiraient leur profit de l'exploitation de produits agricoles, se sont tournées vers l'importation de produits que la rente pétrolière permettait d'acheter. Et c'est ce que continue de faire le régime actuel, qui importe 80 % des produits.
Jusqu'à sa nationalisation en 1975, l'industrie pétrolière a fait l'objet d'un débat au sein de la classe dirigeante. Les uns s'opposaient aux concessions faites aux entreprises étrangères, considérant les exigences des firmes multinationales comme « arbitraires, léonines et voraces ». Ceux-là plaidaient pour que le Venezuela soit présent sur le marché mondial sans intermédiaire et que l'État utilise la rente pour mettre en place son propre réseau de raffineries et de stations indépendantes. Ils souhaitaient une nationalisation.
Leurs adversaires pensaient au contraire que le pays devait s'ouvrir aux multinationales pour bénéficier de leurs technologies et de leurs compétences. Les protagonistes de ce débat, dont Juan Pablo Perez Alfonso, fondateur en 1960 de l'OPEP, l'Organisation des pays exportateurs de pétrole, entendaient, selon leur formule, « semer le pétrole ». La rente devait permettre de « construire des écoles, des magasins, des usines, des routes, des dispensaires », mais en pratique, si la rente l'a permis seulement par périodes, elle a surtout assuré les profits des multinationales et de la bourgeoisie nationale.
En 1975, Pérez, le dirigeant d'Action démocratique, nationalisa le pétrole en indemnisant très largement les multinationales propriétaires des installations, donnant naissance à PDV SA, qui détenait le monopole de la vente, de la commercialisation et du transport de tous les produits pétroliers et de leurs dérivés. Mais il avait aussitôt précisé que les multinationales reviendraient. Elles conclurent, en effet, des accords d'assistance technique ou commerciaux pour certains produits. Et les partenariats, avec partage des bénéfices, se multiplièrent avec Halliburton, Dupont de Nemours, Amoco, BP, etc.
Chávez entend lui aussi « semer le pétrole » comme le faisaient ses prédécesseurs. Pour cela, il a multiplié les partenariats par le biais de sociétés mixtes entre l'État et Repsol-YPF, BP, Chevron ou Total. Le pétrole et le gaz lui permettent de nouer des alliances avec les pays voisins, l'Argentine, le Brésil, la Colombie et d'autres. Il se fait malmener dans les médias parce qu'il commerce avec la Russie, la Chine ou l'Iran, mais personne ne lui reproche d'avoir continué de fournir en pétrole les États-Unis comme le Venezuela l'a toujours fait. Et surtout il montre qu'il cherche des alliés plutôt parmi les autres chefs d'État qu'en essayant de semer les idées socialistes chez les peuples voisins.
En septembre 1999, il édicta une loi sur le gaz permettant à toute personne, vénézuélienne mais aussi étrangère, d'accéder à toutes les activités le concernant. La nouvelle Constitution disait que l'État devait rester propriétaire à 51 %. Cela sonnait comme une prise de contrôle par l'État et une sauvegarde de la ressource. Mais cela laissait 49 % du capital à offrir aux multinationales. Elle indiquait aussi que « les investissements étrangers sont soumis aux mêmes conditions que les investissements domestiques », une formule qui peut se lire dans les deux sens et qui, de fait, a laissé la porte ouverte aux multinationales et à un partage 50-50.
En 2006, l'État signait trente-deux partenariats avec des multinationales, déclenchant les critiques d'un ingénieur du pétrole rallié à Chávez. Pour lui, « la politique, au Venezuela, c'est la politique de l'énergie, c'est-à-dire qu'on trouve masquées, à l'intérieur de la politique énergétique, les relations avec le capital de l'énergie, qu'elles soient de soumission ou de souveraineté ». Il ironisa sur les partenariats : « Nous sommes passés de la servante à la concubine. La servante [les multinationales] qui nous apportait ses services, et que pendant des années nous avons accusée de nous escroquer, est devenue notre partenaire. Maintenant nous allons partager la propriété de ressources souterraines avec le capital pétrolier international, ainsi que les profits. »
Le dirigeant du groupe pétrolier américain Chevron a, en revanche, exprimé sa satisfaction : « Après la nationalisation [de 1975], l'exploitation du gaz n'a pas démarré. Le pays en est resté au pétrole. Le gouvernement du président Chávez est le premier à exploiter le gaz ; le gouvernement est sur le bon chemin », ajoutant que « Chávez a son programme. Des gens s'imaginent que nous sommes là pour l'aider. Nous sommes là pour faire des affaires (...) en nous conformant à la loi. »
Quand Chávez s'oppose à la classe ouvrière...
À leur arrivée au pouvoir, les chavistes s'étaient heurtés à la Centrale des travailleurs vénézuéliens (CTV), dont la bureaucratie était liée à l'opposition. Ses dirigeants furent au premier rang de la grève de 2002-2003 contre Chávez. En 2004, le régime s'était lancé dans la mise en place d'une centrale syndicale concurrente, l'Union nationale des travailleurs (UNT), qui mobilisait les partisans de Chávez mais aussi des militants ouvriers qui, dans le passé, s'opposaient aux bureaucrates de la CTV. Deux ans après sa création, certains de ces militants constataient que « son inféodation aux dirigeants gouvernementaux excède celle de la CTV envers les gouvernements précédents. Ses manifestations sont des démonstrations de soutien à Chávez et à sa politique... Dans les négociations collectives ou les autres conflits, elle fait preuve du plus grand zèle pour aboutir à la conciliation ». (El Libertario, mai-juin 2006).
De même, Orlando Chirino, ouvrier trotskyste lié à l'un des courants morénistes, qui a participé à la naissance de l'UNT et s'est présenté cette année à l'élection présidentielle, faisait ce constat en 2008 : « L'UNT a été créée sous l'égide d'accords au sommet, avec un habillage pour la base. Très peu des membres de sa direction venaient des organisations de travailleurs. (...) Il fut décidé de ne convoquer de congrès qu'un an plus tard (...). Trois ans après, il eut lieu dans une atmosphère empoisonnée et si conflictuelle qu'il lui fut impossible d'adopter les statuts. (...) Les pratiques pro-gouvernementales de la CTV qu'on critiquait sont maintenant reproduites par les dirigeants de l'UNT, qui se soumettent sans conditions au gouvernement. »
En mars 2007, Chávez a déclaré : « Les syndicats n'ont pas à être autonomes. » L'UNT ne connaissant pas un développement assez rapide, le gouvernement favorise maintenant un Front socialiste bolivarien des travailleurs (FSBT). En revanche, il intervient directement dans des décisions dans un sens défavorable aux travailleurs. Il est attentiste dans le renouvellement des accords d'entreprise. Et des centaines d'accords expirent avant d'avoir été renouvelés, ce qui entraîne une dégradation des conditions de travail des salariés dépendant de ces contrats.
Les travailleurs du métro de Caracas avaient réussi à renégocier leur convention, mais le gouvernement est intervenu pour la dénoncer, menaçant de réquisition et de licenciement ces travailleurs s'ils se mettaient en grève pour défendre leurs acquis. Au final, les syndicalistes chavistes signèrent un accord liquidant les deux tiers des droits des salariés du métro.
En mars 2009, Chirino tirait ce petit bilan : « Pour quelque 2,5 millions de travailleurs du secteur public, ça fait presque cinq ans que leur convention n'a pas été révisée. Résultat : 70 % des travailleurs du secteur public sont au salaire minimum (...). Dans l'enseignement, ça fait trois ans que la convention a expiré ; celle des travailleurs de l'électricité s'est terminée l'an dernier. En dix ans, les travailleurs du pétrole ont perdu plein d'avantages. »
Ces dernières années, des grèves et des protestations ouvrières ayant échappé au contrôle des chavistes, l'État n'a pas hésité à réprimer les travailleurs en lutte, parfois dénoncés comme des « contre-révolutionnaires ». En 2008, par exemple, trois militants qui soutenaient des grévistes de la laiterie Alpina ont été assassinés par des nervis avec la complicité des patrons et des autorités de l'État. Une récente loi sur le travail vient de donner un cadre juridique à cette répression dénoncée par Chirino et d'autres : « Depuis 1974, je n'ai jamais vu un tel niveau de criminalisation de l'action revendicative. (...) Quand vous distribuez des tracts à la porte d'une usine, ou parlez dans un mégaphone, ou participez à un meeting, ils utilisent les forces de répression de l'État pour arrêter les responsables, les mettre en prison, puis monter des accusations contre eux. En définitive, il est interdit de nous approcher des usines où nous faisons notre travail politique. »
Cette politique antiouvrière n'est pas anodine. Elle sert à imposer la flexibilité du travail dans le secteur public. Le gouvernement a multiplié les contrats en CDD sans protection sociale. Il fait appel aux coopératives, dont il a encouragé le développement, comme sous-traitants de certains programmes publics. Or, les coopératives ont le droit d'embaucher des travailleurs précaires qui n'ont pas les mêmes avantages que les salariés en place. Sur un site Web pourtant chaviste, Aporrea, on pouvait lire : « La bourgeoisie actuelle, au Venezuela, a mis en œuvre un New Deal tropical, fait d'une flexibilité substantielle de la main-d'œuvre, d'emplois précaires, de syndicats maison, le tout accompagné par un discours nationaliste et des simulacres d'affrontements avec les banquiers, les propriétaires fonciers, les multinationales et l'impérialisme, à qui elle a garanti leur part du gâteau de la plus-value résultant de l'exploitation du travail salarié. »
... et défend un « socialisme avec patrons »
Depuis 2004, l'État chaviste et le monde des affaires ont trouvé un terrain d'entente. L'évolution des relations entre le régime et le patron de presse Gustavo Cisneros en est une illustration édifiante. Cisneros, qui figure dans le classement des grandes fortunes du magazine Forbes, dirige un groupe de médias, notamment la chaîne de télévision Venevision. Pendant les premières années, il fut un adversaire acharné de Chávez. On disait qu'il était le maître d'œuvre du coup d'État de 2002. En janvier 2003, Chávez avait déclaré à son sujet : « Voilà un fasciste, voilà un comploteur qui est propriétaire d'une chaîne de télévision, (...) l'un des principaux responsables de ce qui se passe au Venezuela. »
Un an et demi plus tard, le 18 juin 2004, les deux hommes se rencontraient. Chávez expliqua alors : « J'ai souhaité la bienvenue à Monsieur Cisneros et je lui ai serré la main. [...] J'étais très heureux que nous puissions nous mettre autour d'une table, parce qu'il est vénézuélien, et que nous allions (...) discuter de choses sérieuses. » Envolé le comploteur fasciste ! Chávez précisa : « Il sait que lui-même, ses médias, ses affaires et sa famille peuvent cohabiter avec ce projet [bolivarien] quand il respecte la Constitution et ses lois et qu'il reconnaît les autorités comme il l'a fait. »
De son côté, Cisneros déclara : « Le président Chávez et moi sommes de la même opinion ; la question de la pauvreté doit unir le pays. [...] Les Vénézuéliens doivent rassembler leurs efforts pour améliorer l'éducation et pour stimuler la capacité d'entreprendre dans le pays pour pouvoir être compétitifs sur le marché mondial. » On allait bientôt comprendre ce nouvel enthousiasme.
En 2007, Chávez ne renouvela pas la licence de Radio Caracas Television (RCTV), la chaîne privée la plus ancienne du pays, concurrente de celle de Cisneros. Les médias d'ici dénoncèrent alors l'autoritarisme de Chávez, tandis que celui-ci rappelait la participation de RCTV au coup d'État de 2002 pour justifier ce non-renouvellement (mais il aurait pu en dire autant de la chaîne de Cisneros !). Cette « censure » a permis à Venevision de devenir leader. Auparavant, RCTV avait un léger avantage avec 37 % d'audience contre 34 % à la chaîne de Cisneros. Sans concurrence, Venevision afficha dès lors 67 % d'audience.
Pour Victor Alvarez, l'ex-ministre toujours chaviste déjà cité, « les données officielles montrent que (...) le poids du secteur marchand dans le produit national brut a en fait augmenté. Il continue à être majoritaire, et il définit la nature capitaliste du modèle productif vénézuélien. La part du secteur privé est en effet passée de 64,7 % à 70,9 % à la fin de 2008. Dans le même temps, la part de l'économie sociale est passée de 0,5 % à 1,5 %. Si, en termes purement monétaires, il semble que la situation des salariés se soit améliorée, celle des propriétaires du capital s'est améliorée bien davantage. »
La rente pétrolière rapporte d'abord à la bourgeoisie
Quand la crise de 2008 a frappé le pays, comme dans n'importe quel autre pays capitaliste, l'État a pris des mesures d'austérité contre les classes populaires, notamment en relevant les impôts indirects et en accentuant la précarité des salariés.
Pendant treize ans, le régime a bénéficié des revenus les plus élevés que le pays ait jamais tirés des hydrocarbures, mais comme le régime n'a pas touché au système capitaliste, là aussi ce sont les banquiers qui ont tiré la part du lion. L'an dernier, leurs profits ont augmenté de 91 %. Cela découle du fait que le régime laisse filer sa dette, dont les intérêts remplissent les coffres des banques en même temps qu'elle alimente une inflation estimée à 100 %, façon supplémentaire de détériorer les conditions d'existence des classes populaires.
Le banquier Victor Vargas est le principal bénéficiaire du remboursement de la dette, par le biais de sa banque, la Banco Orientale de Descuento. Il en a tiré un tel profit qu'on le dit « le banquier préféré de Chávez », ce que celui-ci dément. Comment pourrait-il faire autrement alors qu'il lui arrive, quand il ne parle pas de « socialisme », de déclarer qu'il n'aime pas les riches, « comme Jésus » (sic), pour qui « être riche c'est mal » (re-sic). Ce message, destiné à ses soutiens populaires, ne coupe pas l'appétit des dirigeants chavistes qui, depuis treize ans, ont profité eux aussi de leur rôle à la tête de l'État pour s'enrichir personnellement. On parle désormais des « nouveaux riches » et d'une « bolibourgeoisie ».
Parmi les têtes d'affiches, Diosdado Cabello, qui fut militaire, ingénieur, ministre, gouverneur et président de l'Assemblée nationale, serait le plus riche des nouveaux riches. Chávez l'avait appelé « Jolis petits yeux » à la télévision mais il est si puissant et si craint qu'on le surnomme plutôt, en baissant la voix, « le parrain ». Il y a aussi Rafael Ramirez, l'ingénieur qui préside PDV SA et ses activités « sociales ». Il régnerait sur un empire évalué à 150 milliards de dollars et est connu pour avoir casé sa famille, qui partage ainsi sa réussite...
Parfois, en réponse à cette évolution, les chavistes se disent partisans d'un « socialisme avec patrons ». C'est évidemment une chimère. Dans les années 1930, le socialiste Léon Blum prétendait lui aussi servir au même titre les travailleurs et le capitalisme. C'est impossible. On ne peut servir deux maîtres, et dès lors que les patrons sont dans le jeu, c'est à eux que reviennent les meilleures parts.
Depuis treize ans, Chávez a rempli sa mission. Il a canalisé le mécontentement populaire. Les « missions sociales » ont certes amélioré les conditions de vie des 20 % les plus pauvres, ce qui n'est pas rien dans une Amérique latine très inégalitaire. Mais Chávez a bien plus encore augmenté la part prélevée par les plus riches et les multinationales. En 2011, les 20 % les plus riches ont accaparé 44 % de la richesse nationale quand 6 % revenaient aux 20 % les plus pauvres. Pour le moment, le régime n'est menacé ni par les États-Unis ni par ses opposants, comme il le fut dans les premières années, et les travailleurs révolutionnaires n'ont pas à dénoncer cette menace ni à s'y opposer, comme il était alors légitime de le faire.
Toute l'évolution récente du régime confirme que le Venezuela n'a rien d'un socialisme, ni du 20e ni du 21e siècle. Qu'il ait restauré les aides sociales qui ont existé à diverses périodes de l'histoire du pays, quand la rente pétrolière était forte - et elle n'a jamais été aussi forte - n'en fait pas pour autant un socialiste. Chávez n'est pas plus socialiste qu'Obama quand celui-ci met en place un système d'assurance-maladie. Comme nous l'écrivions déjà, en avril 2006, dans Lutte de Classe n° 96, « Chávez n'est pas un révolutionnaire sans boussole mais un nationaliste bourgeois, de surcroît formé par l'armée ; son horizon n'est pas l'émancipation de l'humanité ; ses alliés ne sont pas les prolétaires et les masses pauvres des pays voisins, mais les chefs d'État ; et il n'a nullement l'intention ni de s'attaquer à l'appareil d'État ni d'exproprier les grands moyens de production. »
De toute façon, il ne peut pas être question de socialisme sans intervention, et donc sans mobilisation des travailleurs eux-mêmes. Le socialisme n'est pas l'intervention de l'État dans l'économie, cela la bourgeoisie en crise peut très bien le faire comme après la crise de 1929 et la Deuxième Guerre mondiale ; ce n'est pas non plus une politique d'aide sociale. C'est Bismarck qui inventa la protection sociale, justement pour contrecarrer le développement du mouvement ouvrier socialiste. Le socialisme, le communisme, c'est une réorganisation de toute la société sur de nouvelles bases afin que l'ensemble des produits du travail humain profite, non pas à une minorité réduite, comme c'est le cas sous le capitalisme, mais à toute l'humanité.
Et cela ne peut connaître un début de mise en œuvre sans que la classe ouvrière elle-même ne s'en mêle. Si les travailleurs du Venezuela ou de n'importe quel pays d'Amérique latine s'engageaient dans cette direction, ils auraient besoin d'alliés. Ils en trouveraient en entraînant d'abord les opprimés de leur propre pays, mais aussi en s'adressant aux travailleurs et opprimés des pays voisins, y compris ceux des États-Unis. C'est la seule voie qui puisse permettre aux peuples du continent américain de s'émanciper de leurs bourgeoisies nationales comme de l'impérialisme.
20 octobre 2012