Eltsine a réussi à faire signer, le 31 mars 1992, ce "traité de la Fédération russe" censé régir les relations entre les différents peuples de Russie que ses spécialistes ont mis, paraît-il, un an et demi à concocter. La solennité dont la signature a été entourée ne garantit nullement cependant que le traité sera respecté, même par ceux qui l'ont signé, ne serait-ce que pendant autant de temps qu'il a fallu pour l'élaborer. Mais toutes les parties concernées ne se sont même pas donné la peine de signer...
La Russie, de loin la plus grande et la plus peuplée des républiques de l'ex-URSS est elle-même une fédération, incluant une vingtaine de républiques et près d'une cinquantaine de territoires autonomes. Or, deux de ces républiques autonomes, de surcroît parmi les plus riches en raison de leur sous-sol, la Tatarie et la république tchétchène, ont refusé de signer le traité et arguent de leur indépendance déjà proclamée. D'autres, comme la Bachkirie, l'ont signé in extremis, en faisant enlever du texte tout ce qui pouvait être un engagement - pour autant que ce texte puisse engager ses signataires.
Eltsine, qui a déclaré que le traité est destiné à protéger la Russie "du chaos et des potentats localistes", n'est pas au bout de ses peines. D'autant que, si lesdits "potentats localistes" se posent volontiers en défenseurs du "droit de leur nation outragée" quand ils en ont la possibilité, Eltsine n'a même pas le réconfort d'espérer que les tendances centrifuges se limiteront aux peuples allogènes (ce qui ferait pourtant déjà du monde). Ce n'est pas pour rien que le président russe a tenu à faire parapher son traité, outre les chefs des républiques et territoires autonomes, par les représentants des quarante-neuf régions - unités pourtant purement administratives - ainsi que par les maires des deux principales villes de Russie, Moscou et l'ex-Leningrad. Les forces centrifuges n'ont pas leur source dans les sentiments nationaux, mais dans l'existence de multiples appareils territoriaux susceptibles de s'assurer un pouvoir local au détriment du pouvoir central. Les sentiments nationaux, quand ils existent réellement, servent de justification aux directions locales ; et quand ils n'existent pas, on les invente. Les milieux politiques dirigeants d'Irkoutsk s'efforcent, par exemple, depuis plusieurs mois de transformer les différentes entités territoriales de la Sibérie - à l'exception des régions autonomes -, entités qui sont donc peuplées essentiellement par des Russes, en une Sibérie autonome et demain, pourquoi pas, souveraine voire indépendante. Le cas ne semble caricatural que parce que, pour le moment, la bureaucratie locale n'est pas encore parvenue à exacerber les particularismes locaux - en rendant notamment le "centre", désormais purement russe, seul responsable de la situation économique catastrophique - au point de parvenir à ses fins. Mais le même mécanisme se retrouve aussi bien chez les Tatars où la démagogie nationaliste des dirigeants a des motifs réels de trouver un écho dans les sentiments nationaux d'une population brimée sous la dictature stalinienne.
Ce qui se passe à l'échelle de la seule Russie est parallèle à ce qui s'est passé à l'échelle de l'Union soviétique durant l'année dernière et qui a fait capoter toutes les tentatives de Gorbatchev en vue d'élaborer un nouveau traité de l'Union, pour finir par la dissolution officielle de l'URSS en laissant la place à une "Communauté des États Indépendants". Il s'agit du même processus de décomposition et pour les mêmes raisons.
Bien qu'officiellement morte et enterrée par ses dirigeants à la fin de 1991, l'URSS elle-même, devenue Communauté des États Indépendants, n'en finit en réalité pas de mourir.
Les anciennes républiques sont toutes désormais indépendantes et reconnues comme telles par la diplomatie internationale. Certaines d'entre elles sont en situation de guerre ouverte avec d'autres. D'autres sont plongées dans une anarchie militaire opposant entre eux des clans armés se disputant le pouvoir. Mais la débauche de proclamations hostiles les unes aux autres, nationalistes voire guerrières, de menaces de rupture et de fermeture de frontières, est accompagnée par la force des choses de discussions sur l'avenir d'une armée, d'une flotte, d'un armement nucléaire, d'une industrie spatiale, d'un équipement aéronautique et ferroviaire, d'une monnaie, qui demeurent encore communs. Et il y a même un côté surréaliste dans le fait qu'à l'ordre du jour du dernier en date des "sommets" de la CEI il y avait un point consacré au partage des frais entre États nouvellement indépendants du financement d'une chaîne de télévision qui demeure commune. Comme il y a un côté surréaliste, dans le conflit qui oppose la Russie et l'Ukraine, chacune faisant une question de principe de rester maîtresse de "son" fuseau horaire, quitte à aboutir à des heures légales qui font fi de la géographie... et des imbrications des lignes aériennes et ferroviaires.
C'est que la renonciation au nom même de l'Union Soviétique n'a pas réglé pour autant le problème de la répartition des moyens matériels d'un appareil d'État au départ unique et, à plus forte raison, n'a pas mis fin d'un seul coup aux multitudes de liens d'interdépendance économiques, culturels, humains, entre les différentes républiques, ni à la supériorité économique et sociale de l'Union.
Même le jour où les Eltsine et Cie ont officiellement enterré l'Union soviétique, et alors que des conflits ethniques en déchiraient déjà différentes régions, celle-ci restait encore, malgré les démolisseurs de la bureaucratie, une réalité économique, politique, culturelle plus cohérente que ce qu'ont réussi à atteindre, au bout de quarante ans de marchandages laborieux, les constructeurs de la Communauté Économique Européenne occidentale.
Le processus est, en quelque sorte, l'inverse de ce qui se produit en Europe occidentale. Les bourgeoisies d'Europe occidentale essaient péniblement de mettre en place des institutions supranationales à partir de leurs États nationaux. La bureaucratie est en train de démolir les institutions unifiées et les interdépendances économiques héritées du passé, en particulier de la Révolution russe.
Il y a une certaine similitude dans les raisons qui poussent les unes et les autres à constituer des appareils d'État nationaux ou à s'y cramponner, malgré les conséquences économiques désastreuses pour les unes et pour les autres. Mais elles ne partent pas du même héritage.
La bureaucratie a hérité de la Révolution russe et des années qui s'ensuivirent, une économie étatique unifiée à l'échelle de l'ensemble territorial le plus vaste de la planète. Dès qu'elle a accaparé le pouvoir politique, la bureaucratie a détourné l'économie étatique puis la planification à son usage. Les prélèvements de la bureaucratie, comme les déformations imposées à la planification pour permettre et dissimuler ces prélèvements, l'absence de tout contrôle politique par la classe ouvrière et de tout contrôle économique par les consommateurs, ont été sources de gaspillages considérables. Malgré tous ces facteurs, découlant d'autres, plus fondamentaux encore, comme l'isolement de l'Union soviétique et de son économie dans le cadre d'un pays arriéré au départ, la rationalisation permise par l'économie étatique et la planification à l'échelle d'un vaste ensemble a constitué pendant longtemps pour l'Union soviétique un atout considérable et le moteur d'un développement plus rapide que nulle part ailleurs dans le monde dominé par le capital privé.
C'est cela que les luttes de clans au sein de la bureaucratie, contenues naguère par la dictature et réglées au sommet, aggravées dans la crise de succession déclenchée par la mort de Brejnev, portées au grand jour après l'accession au pouvoir de Gorbatchev, élargies et exacerbées par la participation de couches de plus en plus larges et de plus en plus réactionnaires de la bureaucratie, sont en train de détruire, entraînant ce qui fut l'Union soviétique et sa population dans un gouffre dont nul ne peut encore mesurer la profondeur.
De la crise du pouvoir à la décomposition de l'URSS
La lutte pour le pouvoir a été le facteur déclenchant d'un ébranlement au sein de la bureaucratie qui a fini par balayer le pouvoir central de l'Union soviétique et l'Union elle-même.
Les appels démagogiques de Gorbatchev au gros des troupes de la bureaucratie pour faire contrepoids aux appareils susceptibles de servir à ses rivaux, comme par la suite les appels similaires de son rival dans la course au pouvoir central, Eltsine, ont trouvé des oreilles d'autant plus intéressées dans des cercles de plus en plus larges de la bureaucratie, que tout bureaucrate ayant un poste de responsabilité a des problèmes de pouvoir et une tendance naturelle à chercher à l'accroître et à se protéger contre le pouvoir de ceux qui sont au-dessus de lui dans l'appareil. Donc, au détriment du "centre", car c'est de là que venait la principale limite au pouvoir de chaque bureaucrate.
Si un Eltsine a pu user de la dénonciation du "centre" pour forger une arme dans sa rivalité contre Gorbatchev, c'est avant tout parce que cette dénonciation exprimait le désir d'être complètement "maître chez soi" de centaines de milliers de bureaucrates, des chefs des grandes républiques soviétiques concentrant déjà entre leurs mains d'immenses pouvoirs, aux plus modestes secrétaires de rayon ou de district dont l'autorité ne s'étendait que sur quelques milliers d'individus. Gorbatchev, en défendant son propre pouvoir, celui du centre, a incarné un moment la défense des intérêts généraux de l'URSS, c'est-à-dire, d'une certaine façon, de l'acquis permis par la lointaine révolution. Mais, dans un contexte où aucune formation n'exprimait les intérêts politiques de la classe ouvrière, la démagogie contre le "centre" - avec ce que cette expression avait de vague et donc, de mensonger - permettait de surcroît à Eltsine de détourner et de capitaliser à son profit même les mécontentements de la classe ouvrière, sa haine des privilégiés et des privilèges dont le "centre" apparaissait le grand dispensateur. Les attaques contre le "centre" ne pouvaient par ailleurs que plaire à celles des populations non-russes qui se sentaient brimées sur le plan national.
Cette démagogie a porté Eltsine au pouvoir. Mais elle a démoli en même temps les fondements de tout pouvoir bureaucratique central : la hiérarchie, l'obéissance de haut en bas.
Le rétablissement du capitalisme lui-même, lorsque cette perspective a commencé à être ouvertement défendue par Eltsine contre Gorbatchev, après avoir été évoquée par Gorbatchev avec prudence, a été principalement une arme démagogique pour conquérir ou pour conserver le pouvoir. La démagogie était adressée essentiellement aux couches privilégiées affairistes, issues de la bureaucratie elle-même ou pas, mais liées à elle, qui avaient amassé des fortunes dans "l'économie de l'ombre" et qui aspiraient à les légaliser. Elle était adressée également à l'Occident capitaliste, dont les prises de position, le soutien, sont devenus de plus en plus importants au fur et à mesure de l'exacerbation des rivalités pour le pouvoir (il suffit de se rappeler que le pouvoir de Gorbatchev s'est survécu au moins pendant plusieurs semaines grâce au soutien des chefs des puissances impérialistes, les États-Unis principalement). La promesse de rétablir l'économie de marché avait même l'avantage de trouver un écho favorable parmi les travailleurs, qui pouvaient la comprendre comme l'espoir d'un meilleur approvisionnement et de queues moins longues devant les magasins - avant que l'évolution des choses démolisse sinon les illusions pour un futur lointain, du moins les espoirs pour l'immédiat.
La démagogie a été, là encore, "porteuse" pour ceux qui ont su en faire leur cheval de bataille, à commencer par Eltsine. Elle correspondait en effet aux aspirations des affairistes de "l'économie de l'ombre" ou, encore, à celles d'une bourgeoisie prévaricatrice "d'entrepreneurs" en train de se développer légalement depuis que les lois commencent à le lui permettre. Elle correspond même aux idées, aux illusions de toutes les couches privilégiées moyennes, des savants aux artistes, qui rêvaient de mode de vie occidental (même si la réalité présente est en train de démolir ces rêves pour nombre d'entre eux). Elle répond, enfin, aux préoccupations de la masse des bureaucrates qui sont en position d'espérer transformer leur situation fonctionnelle et plus ou moins aléatoire de pouvoir, dans l'économie ou même dans la politique, en fonctions directement monnayables et de meilleur rapport.
La démagogie a rencontré bien des forces sociales susceptibles de lui donner corps. Mais il n'est pas dit que toutes ces forces sociales aient les mêmes visées et traduisent de la même façon pour elles-mêmes le rétablissement du capitalisme, agité comme un drapeau par les dirigeants politiques actuels de la bureaucratie.
Pour l'instant, le gros des troupes de la bureaucratie interprète le rétablissement du capitalisme comme l'autorisation de piller jusqu'au démantèlement les moyens de production qui demeurent quasi exclusivement propriété d'État - de quel État, là est toujours leur principal problème - plutôt que comme l'autorisation de transformer en propriétés privées et faire fonctionner ces moyens de production, malgré les lois et les mesures annoncées sur ce sujet.
C'est là où la démagogie politique des dirigeants revendiquant l'indépendance par rapport à tout centre pousse vers le même résultat que la démagogie économique proclamant la supériorité d'une économie "de marché" sur la planification. Pour le moment, les différents morceaux nationaux ou locaux de la bureaucratie se battent surtout pour prendre le contrôle, par les moyens du pouvoir, par les moyens étatiques, des industries, des matières premières qui sont sur leur territoire afin d'assurer ce pouvoir, mais pas spécialement pour les privatiser, ce dont ils seraient sans doute incapables dans la plupart des cas.
Le pouvoir politique et le pouvoir économique sont indissociablement liés. La bureaucratie reste pour le moment la bureaucratie, cette caste qui contrôle, dirige, répartit, en raison des positions d'autorité que ses composantes occupent, les unes au niveau des républiques, les autres simplement au niveau des villes ou des villages, en passant par toutes les positions intermédiaires. Même la bureaucratie "économique", les directeurs des trusts d'État, des entreprises, auxquels les circonstances politiques ont permis de conquérir un degré d'autonomie comme jamais, demeure subordonnée à la bureaucratie de l'appareil d'État. Comme l'a formulé récemment un économiste soviétique dans les colonnes de la Literatournaïa Gazeta, parlant des "nouveaux riches" apparus depuis la perestroïka : "Certes, les coopératives et les autres structures de l'économie de marché ont permis à des milliers de gens actifs de se manifester, mais il n'en reste pas moins que ce sont les structures commerciales liées à l'appareil qui se sont enrichies : par exemple, si telle personne entretenait des relations avec l'appareil du comité exécutif de district, elle obtenait facilement le droit de vendre son chachlik ou ses fleurs dans le district en question, et si c'est avec l'appareil du Conseil des ministres qu'elle avait des relations, elle obtenait une licence d'exportation de matières premières."
Avec l'éclatement du pouvoir central et l'émiettement de l'appareil d'État, a disparu la "nomenklatura", au sens des nominations faites en dernier ressort par un centre qui n'existe plus. Mais la bureaucratie et les nomenklaturas locales demeurent, avec des nominations ou révocations seulement moins centralisées. Ses membres ont changé d'étiquette et se sont débarrassés de cette étiquette "communiste" qui n'avait plus aucune signification. Ils ont appris à vivre avec les temps nouveaux pour garder et conforter leurs anciens pouvoirs - ou pour en conquérir de nouveaux.
La grande variété des situations locales donne des formes multiples à l'adaptation à la situation locale. En Tchétchénie - ou à une plus grande échelle, en Géorgie - le pouvoir se dispute entre bandes armées rivales (avec, pour la Géorgie, le cas particulier de Chevardnadze, qui a réussi à vendre aux notables géorgiens ses relations à l'étranger). Au Tadjikistan, c'est un dinosaure des temps brejneviens qui continue à régner, à la tête d'un appareil inchangé ; comme d'ailleurs au Turkménistan où le président autocrate - qui fait appel à l'argent saoudien et iranien pour construire des mosquées afin de se concilier les bonnes grâces des musulmans, et au soutien de la Turquie laïque pour endiguer l'intégrisme - était il y a quelques années seulement, le secrétaire du parti communiste de la défunte République socialiste de Turkménie. Ailleurs, dans les républiques qui ont choisi pour le moment la "démocratie", ou plus exactement, le parlementarisme dans sa variante post-soviétique, les bureaucrates au pouvoir ont appris à substituer à la discrétion feutrée de la hiérarchie des bureaux, l'agitation des parlements. Ils ont appris à se faire élire en s'appuyant sur leurs appareils - ce qu'ils savaient faire de longue date - mais aussi, en captant les vents porteurs et au besoin, en les créant. La démagogie nationaliste fait partout partie des ingrédients de leur politique. Il en est qui y ont recours depuis longtemps. Et ceux qui ont pris du retard se rattrapent par une virulence plus grande. Le prototype du genre est Kravtchouk, cet ancien apparatchik, ex-n° 2 du PC ukrainien aujourd'hui président de l'Ukraine, adversaire déclaré de l'idée même de l'indépendance de l'Ukraine jusqu'au putsch d'août 1991 qu'il a observé avec la prudente expectative des gens qui préfèrent voler au secours de la victoire, et qui est devenu après le putsch un indépendantiste ukrainien forcené, chef de file parmi les dirigeants des États de la CEI des pourfendeurs de toute idée de reconstitution d'un État central.
Au-delà de la multiplicité et de la variété des situations locales, dans nombre de républiques nationales la hiérarchie dirigeante elle-même n'a subi que des modifications mineures depuis l'époque de Brejnev. Y compris lorsque cette hiérarchie comptait, aux sommets même du pouvoir, des non-nationaux. Le Premier ministre comme le ministre de la Défense de l'Ukraine sont tous les deux russes. S'ils sont désormais d'aussi farouches partisans de l'indépendance de l'Ukraine que Kravtchouk - et depuis aussi peu de temps - c'est évidemment pour les mêmes raisons politiques et qui n'ont pas grand--chose à voir avec une brusque prise de conscience d'une oppression ukrainienne. Et en Lettonie, c'est également un Russe, ex-chef d'une des fractions du PC letton, qui a réussi, en devenant président de cette république, à s'assurer une baronnie bureaucratique.
Mais même là où la compétition pour le pouvoir a modifié la hiérarchie entre hauts dignitaires de l'ancien régime, ou encore, là où ceux-ci ont dû faire une place plus ou moins grande à des dirigeants politiques issus d'anciens milieux oppositionnels, nationalistes notamment, les rangs de ceux qui dirigent, décident, occupent des positions de responsabilité sont issus de la même bureaucratie qu'avant la perestroïka. A en croire un certain nombre d'articles parus dans la presse ex-soviétique, critiquant notamment les gestions municipales de Moscou et de l'ex-Leningrad, dans ces villes en tout cas, dirigées pourtant par Popov et Sobtchak, deux chefs de file du courant eltsinien et libéral, la couche sociale bureaucratique aurait plutôt tendance à augmenter qu'à diminuer. Ce qui est, au moins, vraisemblable : le système de "nomenklatura", de nominations de haut en bas à partir d'un centre unique, impliquait une certaine sélection. Avec l'éclatement en plusieurs centres rivaux, la tendance de la bureaucratie au clientélisme s'accentue, chaque clan cherche tout naturellement à se renforcer par cooptation.
Du morcellement de l'État à l'anarchie économique
Tout en faisant profession de foi du rétablissement du capitalisme, ces gens dirigent l'économie, quand ils dirigent quelque chose, de la façon dont ils savent le faire : en bureaucrates, c'est-à-dire, par le contrôle de l'appareil d'État. Mais comme l'ancien appareil d'État est éclaté en bouts rivaux, ce qui se passe est bien moins le rétablissement de l'économie capitaliste que la démolition de toute économie.
Les capitalistes eux-mêmes - les investisseurs occidentaux en particulier, déjà pas très nombreux - se plaignent de ce qu'il n'y a pas moins d'intervention étatique qu'avant, mais plus, avec ceci de surcroît qu'il s'agit d'appareils rivaux, se battant chacun pour accroître ses prérogatives économiques, pour prendre sous son contrôle les usines qui sont sur son territoire, même s'il s'agit d'unités d'entreprises plus vastes présentes dans plusieurs républiques.
Le nationalisme économique complète le nationalisme politique. Il a parfois un but purement démagogique, comme la prise sous contrôle "national" d'avions de la compagnie Aeroflot, histoire de créer une "compagnie nationale", même lorsque dans certaines républiques ces avions restent cloués au sol, faute de pilotes, faute de carburant et d'infrastructure "nationale", et lorsque la seule circulation aérienne assurée l'est par ce qui reste d'Aeroflot - ou par des compagnies étrangères.
Mais bien plus souvent, ce nationalisme économique a un solide fondement matériel, car le contrôle des entreprises et de leurs stocks, comme le contrôle des ressources minières, est source de profits immédiats pour les dirigeants de la bureaucratie locale - même si cette prise de contrôle par l'appareil national ne se traduit nullement par une privatisation. Le nationalisme économique de la bureaucratie politique se concrétise, aussi, par des pressions exercées sur des entreprises du territoire national pour que celles-ci abandonnent leurs anciens fournisseurs ou clients d'autres républiques au profit de "nationaux". Cela ne va d'ailleurs pas nécessairement dans le sens des intérêts des dirigeants des entreprises qui se plaignent souvent à ce sujet. Mais intéressés ou purement démagogiques, ces "nationalismes économiques" contradictoires se conjuguent pour déchirer les liens économiques et freinent la production.
L'évolution agitée de l'entreprise Kamaz, un des rares géants de l'industrie soviétique à avoir été transformé en société par actions, serait presque cocasse, si son aboutissement prévisible ne menaçait pas d'être dramatique. La transformation en société par actions de cette entreprise d'automobiles devait être le phare du processus de privatisation. Les acheteurs ne se bousculant pas au portillon, l'entreprise a vendu une bonne partie de ses actions à ses fournisseurs, sous-traitants, etc. - eux encore étatisés - la majorité des actions restant cependant directement entre les mains de l'État, en l'occurrence divers ministères et investisseurs institutionnels étatiques. Mais Kamaz, dont le réseau de sous-traitants s'étend à la quasi-totalité des anciennes républiques de l'URSS, est implantée en pays tatar. Et voilà que l'ancienne république autonome tatare se proclame Tatarstan indépendant, son Parlement revendique une part plus grande des actions Kamaz, et comme cela ne vient pas, le mouvement nationaliste tatar menace l'entreprise Kamaz... de nationalisation ! Au profit de l'État tatar, cela va de soi...
Analysant la nature de ce qu'il appelle "la révolution d'août", un professeur de droit de Moscou, partisan du passage rapide au capitalisme et à la propriété privée, défenseur de la nouvelle couche en émergence des "entrepreneurs", décrit dans les colonnes des Izvestia sa déception devant les résultats de cette "révolution" et de l'attitude des "démocrates" (c'est-à-dire, d'Eltsine et de ses partisans) : "On ne saurait nier [...] que les démocrates soient montés sur les barricades non seulement pour défendre la démocratie, mais aussi, pour que s'opèrent des changements radicaux dans l'économie, à savoir la fin du monopole d'État et la liberté d'entreprendre. Or où en sommes-nous aujourd'hui ?" Après avoir donné acte à Eltsine d'un certain nombre de gestes politiques et, notamment, d'avoir dissous le PCUS, le voilà qui geint : "Mais depuis ? [...] les réformes n'accordent pas aux entrepreneurs la place qu'ils méritent, fût-elle secondaire (souvenez-vous de la façon dont le gouvernement russe vient de les traiter). Le pouvoir en place règne sans partage et il continuera à le faire tant que cela lui sera profitable et aisé. Pour le moment, il n'existe pas dans la société de contrepoids : c'est très dangereux [...] Comment expliquer cela ? Ne serait-ce pas tout simplement parce que nos démocrates d'aujourd'hui sont pour l'essentiel des communistes d'hier ? Leurs objectifs et leurs positions politiques ont changé, mais leur mentalité, leur comportement sont restés les mêmes. De plus, ils se trouvent aujourd'hui dans une situation radicalement nouvelle : militer pour la privatisation hier, alors que les communistes étaient au pouvoir, était productif car cela affaiblissait ipso facto le terrible contrôle exercé par le PCUS sur la société : aujourd'hui, privatiser signifie limiter leur pouvoir, ce qui ne peut manquer de les influencer". Et il conclut : "le marché, il n'y a aucun doute là-dessus, va progresser, mais à une échelle et à un rythme qui ne sont pas ceux que l'on espérait avant le mois d'août".
Mais avec Eltsine, comme avec Gorbatchev, en matière de "réformes", c'est-à-dire de transformations économiques radicales, il y a plus de mots que d'actes. Non pas simplement parce que les gouvernements sont incapables, ni même seulement parce que le processus de morcellement de l'appareil d'État les paralyse. Mais cet état d'anarchie, s'il effraie les têtes les plus politiques de la bureaucratie comme d'ailleurs de la bourgeoisie impérialiste en raison des risques d'explosion sociale qu'il comporte, arrange les affaires non seulement des maffiosi de l'économie, mais aussi de ceux de la bureaucratie qui sont en position de piller les biens de l'État, à supposer que les deux catégories soient bien distinctes.
On peut évidemment se dire que même ces vols et ce pillage des biens de l'État font partie d'une sorte "d'accumulation primitive" capitaliste, nécessaire pour qu'émerge dans l'ex-URSS une catégorie assez riche pour faire fonctionner une portion significative des grandes entreprises et se transformer en classe capitaliste authentique. Après tout, c'est également le pillage qui a été à la base de "l'accumulation primitive" de la vénérable et bien installée bourgeoisie des riches pays d'Occident.
Peut-être. Mais c'est en même temps ignorer que le contexte mondial n'est évidemment pas le même et que concrètement, si le pillage de l'État est fait dans un but d'appropriation privée et si cela conduit à une sorte "d'accumulation primitive" capitaliste, cette accumulation ne se réalise pas ou peu en Russie, mais à l'étranger. Ceux de la haute bureaucratie qui parviennent à réaliser des "coups fumants", en vendant à l'Occident pour des millions, voire parfois, des milliards (en équivalents roubles, mais quand même) de biens qui ne leur appartiennent pas, préfèrent en général récupérer leur argent en devises et le déposer au plus vite dans des banques occidentales, plutôt que de l'investir dans l'économie de l'ex-Union Soviétique. Cette "accumulation primitive-là" n'est pas au point de départ d'une forme de développement économique, fût-ce sur une base capitaliste - elle alimente seulement la spéculation financière mondiale en appauvrissant ce qui fut l'URSS.
La lenteur avec laquelle se font les transformations économiques et sociales, alors même que les dirigeants politiques de la bureaucratie s'en proclament tous partisans et que la classe ouvrière n'est pas en état de s'y opposer, montre que le parachèvement de la contre-révolution par la transformation des rapports de propriété dans le domaine des moyens de production, se heurte à des difficultés.
Ces difficultés découlent fondamentalement de ce qu'est aujourd'hui le capitalisme lui-même. Malgré les envolées triomphalistes de ses laudateurs depuis l'effondrement des pays de l'Est, le capitalisme est un système économique essoufflé, sans dynamisme, qui a bien du mal à investir - dans tous les sens du terme - cette ex-Union Soviétique dont les dirigeants se déclarent pourtant tout prêts à ouvrir les portes.
Mais elles tiennent, aussi, au poids écrasant de la bureaucratie étatique sur la société ex-soviétique, à l'accoutumance de cette bureaucratie à la forme purement parasitaire de ses prélèvements sur l'économie, comme aux rivalités et à l'irresponsabilité de ses chefs politiques.
Mais la rivalité entre clans nationaux ou territoriaux de la bureaucratie, conjuguée à l'affairisme purement parasitaire d'une bourgeoisie naissante, a pour résultat une diminution de la part de la classe ouvrière dans une économie où par ailleurs la production de biens diminue, en grande partie en raison précisément de la rupture de nombreux liens économiques, imposée par des pouvoirs politiques rivaux.
Avant même d'être poussé jusqu'au bout, le processus social en cours sous le drapeau du rétablissement du capitalisme signifie la ruine de l'économie et des classes laborieuses. Personne ne peut prévoir où et comment ce processus pourrait se stabiliser, s'il se stabilise. Les quelques forces politiques visibles qui prétendent réagir contre le déclin du pays, son éclatement et la soumission de ses dirigeants à l'égard de l'impérialisme - quelle est leur influence réelle ? - sont toutes issues de cette bureaucratie qui est responsable du déclin. Contre le drapeau du rétablissement du capitalisme brandi par les eltsiniens, ils brandissent les drapeaux mélangés du stalinisme et du tsarisme. Aux nationalismes locaux, ils opposent le chauvinisme russe. Il n'y a nul espoir pour les masses laborieuses de ce côté-là.
Depuis le temps que dure la crise politique de la bureaucratie, la classe ouvrière ex-soviétique ne s'est pas manifestée sur le terrain politique, avec une politique autonome de classe. Tout ce qu'on peut souhaiter, c'est que la crise favorise la naissance de formations capables de défendre une politique prolétarienne et de trouver sur la base de cette politique une audience dans la classe ouvrière. L'évolution sociale, avec les conséquences dramatiques qu'elle entraîne pour les travailleurs, les retraités, et de façon générale pour toutes les catégories populaires, apporte sans cesse des matériaux pour une explosion sociale que toutes les couches privilégiées redoutent. Reste ouverte la question de savoir si la classe ouvrière aura le temps de se donner un parti.