Cinq mois après l'éclatement au grand jour de la crise financière dite des subprimes, du nom de ces prêts hypothécaires américains qui ne pourront pas être remboursés, un nouveau soubresaut vient d'ébranler le monde de la finance. Le 21 janvier 2008, un krach boursier a fait plonger les prix des actions sur toutes les places financières du monde.
Le journal économique Les Échos titrait le 22 janvier 2008, en Une : « Lundi noir sur les marchés - CAC 40 : la plus forte baisse depuis le 11 septembre 2001 ». Le CAC 40 mesure l'évolution des prix des actions des entreprises françaises. L'indice plongea de 6,83 % le 21 janvier, et de 2,7 % encore le lendemain.
La tempête boursière fit le tour de la planète, au rythme des ouvertures de Bourses. L'Asie, d'abord. La Bourse de Tokyo, deuxième place financière mondiale en importance, terminait en recul de 5,7 %, suivie par les Bourses de Hong Kong, Bombay et Séoul enregistrant, respectivement, des pertes de 7 %, 8,4 % et 4,4 %. Atteignant les principales Bourses européennes, Londres, Francfort, Madrid et Paris, l'onde de choc fit reculer les indices boursiers entre 5,5 % et 7,5 % le 21 janvier, puis de 2 % à 5 % le lendemain.
Une vague de peur irraisonnée parcourut le monde financier. Chacun cherchait à vendre actions et titres et à placer son argent dans ce qui apparaissait comme des valeurs refuges, les bons du Trésor américain ou le franc suisse.
Ce sont surtout les actions des banques qui ont chuté, en en entraînant cependant bien d'autres, entreprises industrielles comprises, dans le mouvement à la baisse. La méfiance à l'égard des banques, que la vente massive de leurs actions exprime, est dans la logique de la situation. Depuis le mois d'août 2007, le système bancaire n'est pas parvenu à résorber les conséquences de la crise des subprimes.
L'éclatement de la bulle spéculative dans l'immobilier américain et ses suites
Rappelons que le point de départ de cette crise a été l'éclatement de la bulle spéculative dans l'immobilier aux États-Unis après quatre ans d'intenses spéculations, facilitées par les bas taux d'intérêt de la banque centrale américaine.
En situation d'offrir des prêts à des conditions qui paraissaient avantageuses, les banques et les officines hypothécaires poussaient à la consommation. La montée des prix dans l'immobilier plusieurs années de suite poussait à emprunter et, donc, à s'endetter, le logement ou la maison achetés servant de garantie.
Jusqu'au brutal retournement de la situation. Le marché immobilier cessa de s'élargir. La demande de biens immobiliers, même dopée par le crédit facile, se tarit. Les prix cessèrent d'augmenter puis baissèrent. Les emprunteurs se rendirent compte en même temps que le crédit facile cachait un piège : il était souvent consenti à taux variable. La remontée des taux d'intérêt renchérissait brutalement les remboursements. Pour faire face à leurs échéances, un nombre croissant d'acquéreurs furent contraints de vendre leur acquisition. Qui plus est, la vendre moins cher que le prix auquel ils l'avaient achetée car la multiplication de ces ventes rétrécit encore un marché immobilier déjà saturé. Elles sont plus d'un million, les familles démunies qui, après avoir savouré un court moment la joie d'avoir un logement à soi, se sont retrouvées brutalement dépossédées de ce logement, avec une dette en plus.
Rappelons aussi que la crise, au lieu d'être circonscrite au secteur immobilier aux États-Unis et donc d'aboutir simplement à la faillite d'un certain nombre de banques spécialisées dans le crédit immobilier, s'est propagée à l'échelle du monde. Les papiers représentant les dettes, devenus sans valeur car n'ayant aucune chance d'être remboursés, avaient été mélangés à d'autres dettes, « titrisées », selon le jargon des financiers, c'est-à-dire transformées en titres dont on ne sait pas au juste ce qu'ils représentaient. La « mauvaise dette » contaminait toutes les autres.
Pendant la période de montée spéculative, ces papiers ont porté l'espoir irraisonné de pouvoir être vendus plus chers qu'ils n'avaient été achetés et, donc, de rapporter gros. Lorsque la défaillance des débiteurs est devenue évidente, tous les titres qui incluaient une part de la dette hypothécaire américaine sont devenus des chiffons de papier sans valeur.
La plupart des grandes banques du monde possédaient de ces titres. Tout le monde savait que ces titres étaient à risque. Mais c'est précisément pour cela que, pendant la phase montante de la spéculation, ils rapportaient gros et étaient recherchés.
Dépréciés brutalement, ces titres ont creusé des trous, voire des gouffres, dans les comptes de ceux qui les détenaient. 24 milliards de dollars perdus pour la banque Merryl Linch, 22 milliards pour City Group, toutes les deux américaines, 14 milliards pour la suisse UBS, 10 milliards pour la britannique HSBC, 4,9 milliards pour le Crédit Agricole, 2,3 milliards pour l'allemande Deutsche Bank, pour n'en citer que quelques-unes.
Les titres servent de garantie ou de support aux nombreuses transactions quotidiennes entre banques. Chacune craignant que les titres de l'autre soient contaminés, les banques ont cessé de se prêter mutuellement les liquidités en excès dont elles pouvaient disposer, provoquant une crise de liquidités.
Le mensuel L'Expansion cite ce banquier qui affirmait « qu'il est même arrivé que deux banques d'un même réseau refusent de se prêter de l'argent. Le marché interbancaire qui assure la quasi-totalité de la circulation de l'argent entre banques est paralysé depuis l'été », en ajoutant : « Du jamais vu sur une aussi longue période ».
Pour le moment, cette crise de confiance n'a pas massivement touché les dépositaires dans les banques. À l'exception de la banque britannique Northern Rock, on n'a pas vu les dépositaires se précipiter vers leur banque pour retirer leur argent. Pas encore, en tout cas. Une réaction massive de ce genre se traduirait par une débâcle financière car les banques ne pourraient pas rembourser tous leurs dépositaires.
Mais, même limités aux relations entre banques, la crise de confiance et le durcissement des conditions de crédit pèsent suffisamment sur le fonctionnement de l'économie pour que les banques centrales, c'est-à-dire, en dernier ressort, les États, volent au secours des banques et débloquent des crédits susceptibles de suppléer à ceux que les banques refusent de se consentir les unes aux autres ou, alors, à des prix prohibitifs.
La Réserve fédérale (FED) - la banque centrale des États-Unis -, la Banque centrale européenne (BCE) et les banques centrales britannique et japonaise sont intervenues rapidement, dès la première semaine de la crise. Cette première vague de crédits pour soulager le système bancaire a déjà représenté un montant total de trois cents milliards de dollars, et sans doute plus.
Mais cela n'a pas suffi. Ce qui ne devait être qu'une injection momentanée d'huile dans les rouages, afin que les transactions interbancaires reprennent et que le mécanisme des prêts et des emprunts quotidiens redémarre normalement, et à des taux raisonnables, est devenu un adjuvant indispensable. À l'approche de la fin de l'année, période où les banques font leur bilan, les banques centrales ont dû intervenir de nouveau massivement pour éviter la multiplication des bilans de faillite.
Rien qu'en une seule nuit, du 17 au 18 novembre 2007, lorsque la Banque centrale européenne fit savoir qu'elle ouvrait les vannes du crédit, permettant aux banques de se procurer à des conditions avantageuses autant d'argent frais qu'elles en avaient besoin, en quelques heures, la BCE délivra pour 349 milliards d'euros de crédits. 390 banques qui en avaient fait la demande obtinrent satisfaction.
De nouvelles menaces sur le système financier
Cela fait donc six mois que le système bancaire fonctionne sous perfusion des banques centrales.
Les plus optimistes des commentateurs de la situation économique expliquent cette prolongation de la crise de confiance entre banques par le fait que les conséquences de la crise des subprimes n'ont pas encore été complètement résorbées. Si certaines banques ont apuré leurs comptes et ont fait passer tous leurs titres contaminés par les prêts immobiliers américains par pertes et profits, d'autres ne l'ont pas encore fait. D'où les injonctions impuissantes des ministres des Finances du G7 récemment réunis, le week-end des 9 et 10 février, pour que les banques révèlent le montant exact de leurs pertes.
Il est assez cocasse de constater que ce G7, qui passe pour l'élite politique du monde impérialiste, en vienne à réclamer un peu plus de transparence dans le système bancaire ! L'opacité du système, c'est-à-dire le secret bancaire et le secret des affaires, finit par se retourner contre le système capitaliste lui-même.
Mais, plus lourd de danger pour le système financier est sans doute le fait que ce ne sont pas seulement les titres représentant les crédits hypothécaires américains qui suscitent la méfiance des possesseurs de capitaux. Bien d'autres titres à risque soulèvent leurs soupçons. Même ceux qui sont « bien notés » par des agences de notation dont l'affaire des dettes hypothécaires américaines a montré les défaillances.
Le fait que les agences de notation se soient montrées défaillantes a, en lui-même, des conséquences sur la crise financière. Échaudées, elles se sont mises à noter plus mal non seulement un certain nombre de banques, mais aussi les « rehausseurs de crédit ». Ce sont des sortes de maisons d'assurances pour ceux qui placent des capitaux, censées les garantir contre des pertes dues à une mauvaise évolution des titres assurés (comme ceux qui contiennent des parcelles de crédits immobiliers pourris). Mais, lorsqu'un établissement « rehausseur de crédit » perd une bonne notation, ce sont tous les titres qu'il assure qui perdent une partie de leur crédit. Cela , à son tour, atteint les banques ou les entreprises qui détiennent ces titres. Les Échos du 18 février rapportent que les « investisseurs », c'est-à-dire ceux qui placent de l'argent dans des titres, « craignent une deuxième onde de choc » à cause de ce type de dépréciation des titres que les banques détiennent.
Apurer les conséquences de la crise des subprimes elle-même coûterait, certes, très cher. Cent milliards de dollars, disait-on dans un premier temps. Au fil du temps, ce montant a été révisé à la hausse. Sortant de la réunion des ministres de l'Économie du G7, Christine Lagarde parlait déjà de quatre cents milliards. Et il n'est pas dit que la facture ne soit pas bien plus élevée encore.
Cela dit, comme l'affirme le rédacteur en chef des pages économiques du Figaro : « ... quand bien même les subprimes devraient coûter la somme astronomique de 400 milliards de dollars au système financier américain et mondial, comme cela est désormais généralement admis, ce serait douloureux mais gérable ».
Passons sur le cynisme sous-jacent au diagnostic de cet économiste, pour qui cette perte de centaines de milliards de dollars n'est douloureuse que sur le plan intellectuel. Mais quel a été le prix payé par la classe ouvrière aux États-Unis ou ailleurs pour que cette somme astronomique puisse être jetée dans les circuits financiers où elle a fini par partir en fumée ? Au moment même où, dans leur monde, là-haut, ils discutent de la façon de gérer ces centaines de milliards de pertes, General Motors, une des plus grandes entreprises des États-Unis et du monde, est en train de manœuvrer pour mettre à la porte ses ouvriers les plus anciens, bénéficiant de salaires et de prestations sociales hérités d'une autre époque, pour les remplacer par une nouvelle génération en la payant deux fois moins ! Et si on tient compte des prestations sociales supprimées, la réduction est de trois à un. Des salaires divisés par trois ! Sans parler des réductions d'effectifs tout court ! Sans parler de la disparition des prestations sociales pour des millions de travailleurs...
Même si elle reste finalement limitée à la crise des subprimes, la crise financière actuelle constitue un immense gâchis que la classe capitaliste s'efforcera de faire payer aux travailleurs.
Mais la crise financière actuelle peut en cacher une autre, bien plus grave.
Les titres issus des crédits hypothécaires américains se sont révélés pourris avec l'éclatement de la bulle spéculative de l'immobilier. Mais qu'est-ce qui garantit qu'il n'en sera pas de même pour bien d'autres de ces titres spéculatifs que le système financier s'est ingénié à inventer ? Qu'est-ce qui garantit que le pactole que ces titres représentaient n'est pas empoisonné ?
D'ores et déjà, beaucoup de titres financiers, bien au-delà de ceux qui ont été infectés par les subprimes, qui s'échangeaient facilement avant l'été 2007, sont devenus non liquides car invendables, sauf à accepter de lourdes pertes.
Depuis une vingtaine d'années, le système capitaliste mondial est parvenu à enrayer, sur le dos de la classe ouvrière, la baisse du taux de profit, aspect marquant de la première phase de la crise dans les années soixante-dix. Mais les profits rétablis n'étant pas consacrés aux investissements productifs, ils ne cessent de gonfler la masse financière, à la recherche permanente de placements rentables. Le système financier a inventé des « produits financiers » de plus en plus sophistiqués, destinés à permettre à ceux qui les détiennent de puiser plus dans la cagnotte du profit global. Il a secrété des organes fonctionnels nouveaux, comme les « fonds d'investissement », spécialisés dans la spéculation. Mais, pendant que gonfle la masse totale de profit et que se multiplient ces produits financiers toujours plus rentables et toujours plus risqués, la base productive, là où se crée réellement la valeur, ne s'élargit pas, ou s'élargit très peu.
Les commentateurs ont beaucoup insisté, au lendemain du 21 janvier, sur « les inquiétudes du marché » ou ce que, en d'autres temps, Greenspan, président à l'époque de la Banque centrale américaine, avait appelé « l'exubérance irrationnelle du marché ». Cela signifie en clair que, par les temps qui courent, ceux qui sont à la tête de capitaux importants à placer ne savent pas à quel saint se vouer.
Les capitaux qui délaissent les titres liés à l'immobilier américain sont à la recherche fébrile de nouveaux champs de placement. Mais où ? Les matières premières, minières comme alimentaires, sont parmi les vedettes. D'où l'envolée spectaculaire des prix dans ces secteurs, mais d'où aussi l'intérêt porté aux actions des sociétés qui les produisent ou qui ont le monopole de la commercialisation. Mais ces secteurs ne suffisant pas à absorber tous les capitaux en quête de placements, ceux-ci se déplacent de façon erratique de titres en titres, d'actions en actions, parfois au gré des dernières informations qui tombent sur la santé supposée de telle grande entreprise, sur les espoirs de profit de telle autre, sur le raidissement du gouvernement de tel pays producteur de pétrole ou de café. Il n'est pas dit que l'étude de l'horoscope, la numérologie ou le marc de café ne soient pas devenus des éléments pour fonder une décision portant sur des sommes importantes ! À ceci près, comme cela a pu être dévoilé au moment de l'affaire de la Société Générale, que les grandes banques ont tendance à embaucher comme traders des mathématiciens qui, pour être docteurs ès-calculs de probabilités, n'en ont pas pour autant plus les moyens que le commun des mortels de deviner l'évolution d'une économie folle.
Du coup, depuis le mois d'août, les indices boursiers ont fait du yoyo jusqu'à la plongée du 21 janvier. Ces soubresauts risquent d'être de plus en plus fréquents, à la mesure de la quantité colossale des capitaux qui cherchent à se placer, et surtout de l'extrême volatilité de la confiance que les possesseurs de capitaux font aux différents titres.
Ce qui menace l'économie mondiale, c'est que l'éclatement de la bulle de la spéculation immobilière aux États-Unis fasse éclater de proche en proche la gigantesque bulle de crédits, gonflée par les taux d'intérêt bas et par tous les produits dérivés, inventions du système financier dont le total est estimé - sans que personne ne le sache au juste - à quelque 26 000 milliards de dollars ! Un chiffre, en effet, sans commune mesure avec les quatre cents milliards de dollars de la crise des subprimes.
Activité productive, activité financière : deux aspects inextricablement liés de l'économie capitaliste
Au moment de l'éclatement de la crise hypothécaire, les têtes pensantes du monde capitaliste se sont posé la question : dans quelle mesure la crise financière pouvait-elle entraîner une crise de l'économie productive réelle ?
Question biaisée. L'économie capitaliste constitue un tout inextricable, entre l'activité productive et l'activité financière, quand bien même le développement démesuré de la sphère financière par rapport à la sphère productive, en réalité à son détriment, est l'aspect majeur de l'économie depuis au bas mot deux décennies.
D'un côté, la crise financière actuelle, est la énième expression de la longue crise de l'économie capitaliste, commencée il y a plus de trente ans, qui se traduit par la stagnation et la faible croissance de la production.
De l'autre, et dans le sens inverse, chacune des crises financières, boursières ou monétaires de ces vingt dernières années - krach boursier de 1987, krach des « obligations pourries » en 1990, krach des obligations américaines en 1994, crise asiatique de 1997, celle de la Russie et du Brésil en 1998, éclatement de la bulle internet en 2001 - s'est traduite par un ralentissement plus ou moins important de l'activité productive.
La Bourse, les banques, les organismes financiers, les assurances, etc., sont des éléments sans lesquels l'économie capitaliste ne pourrait pas fonctionner. La spéculation elle-même est congénitale au capitalisme.
L'importance prise par le capital financier par rapport au capital industriel est aussi ancienne que l'impérialisme lui-même. Lénine y voyait déjà une des caractéristiques du stade impérialiste du capitalisme. Mais l'hypertrophie de la finance par rapport à la production a pris une ampleur sans précédent au cours des trente dernières années. La spéculation mobilise des sommes également sans précédent.
De plus, la déréglementation a supprimé la spécialisation des différents secteurs de l'économie. Les gigantesques groupes capitalistes qui dominent l'économie mondiale se livrent aussi bien à une activité productive qu'à des opérations financières, avec une préférence pour ce qui rapporte le plus. Non seulement il n'y a plus de différences entre banques de dépôt et banques d'affaires, mais il y en a de moins en moins, par exemple, entre banques et sociétés d'assurances. Ces dernières s'adonnent à des activités bancaires, et les banques font de l'assurance.
Les grandes entreprises industrielles elles-mêmes se retrouvent en possession de sommes considérables, qu'elles n'utilisent pas pour l'investissement et dont elles se servent pour multiplier les opérations financières, et pas seulement par l'intermédiaire de filiales spécialisées, mais aussi directement. Elles ne conservent pas en liquide leur trésorerie, qui peuvent représenter des sommes plus importantes que les fonds propres des banques. Le feraient-elles qu'elles seraient obligées de suivre en permanence les variations des taux de change entre les différentes monnaies et, de préférence, d'anticiper ces variations. C'est-à-dire de spéculer. Mais, de plus, elles détiennent et, donc, achètent et vendent en continu des titres, y compris risqués, du moment qu'ils rapportent. Les fameux « fonds spéculatifs » eux-mêmes, dont le métier consiste justement à spéculer en prenant des risques, rendus responsables de bien des déboires de la finance - dont la crise des subprimes, justement - sont en général des émanations des grandes banques. Et les sommes avec lesquelles ils spéculent proviennent aussi bien de fortunes individuelles que de la trésorerie de grandes entreprises de toute nature.
Autant dire que toutes les grandes entreprises, aussi bien productives que commerciales ou bancaires, sont entraînées dans la sarabande de la spéculation.
La crise actuelle du crédit entre banques a nécessairement des répercussions sur les entreprises industrielles, elles-mêmes tantôt emprunteuses, tantôt prêteuses. La difficulté plus grande de trouver de l'argent frais, sauf à le payer nettement plus cher, contribue nécessairement à freiner l'activité productive et, à plus forte raison, les investissements.
La récession américaine
La répercussion de la crise financière sur l'activité productive n'est plus aujourd'hui une hypothèse. Cela commence à devenir une réalité. Toute la presse, en commentant les statistiques économiques publiées aux États-Unis le 1er février, a souligné que le solde des créations d'emplois a été négatif aux États-Unis pour la première fois depuis près de cinq ans. Et l'évolution de l'immobilier américain n'a pas seulement été marquée par l'éclatement de la bulle spéculative et le recul des achats, mais aussi par un recul de la construction elle-même, de l'ordre de 20 % du nombre de chantiers. Et la conséquence de cela, ce sont des ouvriers du bâtiment qui se retrouvent au chômage et dont la consommation se réduit - ce qui aggrave encore la récession. Et il n'y a pas qu'aux États-Unis.
Dans une interview donnée le 11 février au journal Les Échos, Felix Rohatyn, ancien ambassadeur des États-Unis en France et aujourd'hui vice-président d'une grande firme financière, en répondant à la question : « La crise financière que nous traversons n'est-elle qu'une crise de plus ? », constate que « cette crise est différente. Elle est plus inquiétante et plus dangereuse. (...) Notre industrie traditionnelle, comme l'automobile, est à la peine. L'immobilier et la construction vont mal. Et maintenant, le secteur financier est affecté : trois des secteurs-clefs de notre pays souffrent de façon simultanée ».
Et Le Monde du 9 février rapporte cette réflexion d'un professeur d'économie à l'université Paris-X : « Les États-Unis vont revivre Les Raisins de la colère, et il n'y a aucune raison que l'Europe ne soit pas touchée ».
Cette prévision pessimiste n'est, bien sûr, pas plus fiable que les prévisions systématiquement optimistes des dirigeants politiques. Mais pas moins non plus. Personne ne peut prévoir les conséquences exactes des derniers soubresauts de la finance sur la production elle-même, surtout pas les maîtres de l'économie !
Crise alimentaire et famine
Un des aspects les plus odieux des conséquences de la spéculation financière non seulement sur « l'économie réelle », mais sur la vie tout court est la crise alimentaire grave qui s'annonce. L'emballement des prix des produits alimentaires, qui a des conséquences graves même pour les classes laborieuses des pays impérialistes, a des conséquences catastrophiques pour celles des pays pauvres. En une année, les prix du maïs, du lait, ont augmenté de l'ordre de 20 à 30 %. Le cours du blé a pratiquement doublé, celui des graines de soja a augmenté de 75 %.
Les économistes de la bourgeoisie citent volontiers des facteurs objectifs, comme l'augmentation démographique mondiale, le réchauffement de la planète, la désertification croissante des terres arables, une sécheresse exceptionnelle en Australie et le développement dans de grands pays pauvres comme la Chine, l'Inde, etc., d'une petite bourgeoisie disposant d'assez de revenus pour améliorer sa consommation. Il faut cependant remarquer que même ces facteurs dits objectifs ne le sont que dans le cadre de l'économie capitaliste, de l'économie de marché, qui ne tiennent pas compte des besoins réels, mais seulement de la demande solvable.
Mais la notion même de demande solvable prend une allure particulière avec la spéculation. Le blé, le maïs, le riz ou l'huile de palme attirent d'autant plus les capitaux spéculatifs chassés de l'immobilier que la demande naturelle est en hausse. Mais, de conséquence, la spéculation devient une cause. La demande spéculative s'ajoute à la demande de ceux qui veulent simplement se nourrir et fait basculer l'équilibre entre l'offre et la demande.
Par ailleurs, la flambée des cours du pétrole non seulement renchérit le coût du transport maritime et contribue à la hausse des prix des céréales sur le marché international, mais elle rend les agrocarburants de plus en plus attractifs pour les spéculateurs.
La directrice générale du Programme alimentaire mondial (citée par Le Monde) constate que « dans certains pays africains, l'huile de palme est directement indexée sur le prix du pétrole. (...) Les Africains qui font leur marché n'ont plus les moyens de s'en procurer ». Et le journal ajoute : « Sucre, maïs, manioc, oléagineux sont donc détournés de leur finalité nourricière ».
Et, pendant que des millions de personnes supplémentaires sont poussées à la famine, un récent numéro de l'hebdomadaire Le Revenu, destiné aux boursicoteurs, titrait à la Une : « Profitez du boom des prix agricoles ». Et de se réjouir : « Prenant le contre-pied du marasme boursier, les matières premières agricoles ont poursuivi leur ascension. (...) De multiples solutions de placement permettent désormais au grand public d'investir dans ces produits qui devraient encore largement progresser en 2008 ».
Les spéculateurs en grand n'ont évidemment pas besoin de ce genre de conseil. Ce sont eux qui poussent les prix à la hausse en achetant par avance des récoltes pour revendre les papiers qui représentent ces achats, en empochant des bénéfices conséquents à chaque transaction.
À ce qu'il paraît - c'est Le Monde qui rapporte la réflexion du responsable d'un grand organisme international présent à Davos, rendez-vous chic des grands de ce monde -, « le phénomène inquiète bien plus les gouvernements que l'augmentation du prix de l'essence ».
Il y a de quoi ! Des émeutes de la faim ont éclaté au long de l'année dernière, du Mexique au Yémen en passant par le Maroc, la Mauritanie, le Sénégal, l'Ouzbékistan. Les gens réunis à Davos dansent sur un volcan. Et si ça continue, le volcan finira par exploser.
Retour à la réglementation et à l'Etatisme ?
Du point de vue des groupes industriels et financiers qui dominent le monde, l'économie continue cependant à tourner rond. Mis à part un certain nombre de grandes banques, ces groupes annoncent pour 2007 des profits du même ordre que l'année précédente. Et, même les banques n'ont pas l'air, pour le moment, de s'affoler. Le PDG de la Société Générale, par exemple, a tenté de rassurer ses actionnaires, effarés par la perte de cinq milliards d'euros par un seul trader, à laquelle s'ajoutent deux autres milliards dans d'autres spéculations, en leur disant, en substance : « Vous voyez bien que l'établissement est solide puisque, malgré ces pertes, la banque a été bénéficiaire en 2007 ». Même les institutions financières les plus exposées, c'est-à-dire prises la main dans le sac de la spéculation, peuvent être rassurées : les banques centrales ne les laissent pas tomber et les aident à surmonter leurs pertes, dans l'intérêt de toute l'économie, nous affirme-t-on bien évidemment !
De plus, dans la crise américaine des titres hypothécaires ou dans la crise boursière qui a pris le relais, tous les spéculateurs ne sont pas perdants. Quelques-uns se sont même considérablement enrichis, en spéculant à la baisse !
Devant la montée des périls cependant, on entend de plus en plus de têtes pensantes du monde capitaliste rêver de protectionnisme et, surtout, de régulation et d'étatisme.
Les économistes qui se revendiquent plus ou moins de l'altermondialisme sont évidemment en première ligne. L'éditorialiste du hors-série du deuxième trimestre 2008 d'Alternatives économiques affirme, par exemple : « Il n'y a pourtant pas de fatalité à ce que de telles crises se répètent ad vitam aeternam ». Et il cite pour modèle les mécanismes qui ont été mis en place après la grande crise de 1929, marqués par les accords de Bretton Woods, le plan Marshall et l'étatisme si répandu après la Deuxième Guerre mondiale : « Pour éviter le retour des crises, les pays développés avaient notamment placé les activités financières sous une étroite tutelle politique ». Il attribue les Trente Glorieuses à ce système de régulation - sans expliquer pour autant pourquoi ce système si merveilleux a cédé la place à l'actuelle dérégulation !
De leur côté, différents économistes se revendiquant du PCF ou du PS ont aligné, dans un dossier spécial de L'Humanité, chacun sa petite recette, comme « dissuader de prêter aux spéculateurs », « créer des compartiments étanches entre les différents secteurs financiers », « remettre en cause la totale liberté de création d'instruments financiers » ou encore reconstruire « un service public bancaire qui stimulerait une moralisation du système ».
La prise de position de Felix Rohatyn, dans l'interview déjà citée des Échos du 11 février, a l'avantage d'être sans fioriture. Il est vrai que l'individu, qui fait partie des personnalités en vue de la vie politique et économique des États-Unis, ne se prétend ni socialiste ni communiste ni altermondialiste. Tout en ayant des sympathies pour le Parti démocrate, il revendique fièrement son parti pris pour le capitalisme, avec la cynique brutalité de ceux qui n'ont aucune raison de cacher qu'ils raisonnent en fonction des intérêts du grand capital : « Nous avons parfois tendance à l'oublier, mais, avec le New Deal, Roosevelt a sans doute sauvé le capitalisme. Sans son intervention durant la grande crise des années trente, l'Amérique aurait pu basculer dans le socialisme. Aujourd'hui nous sommes en général hostiles à l'intervention d'un État considéré, a priori, comme bureaucratique. Mais les dérèglements actuels prouvent que l'on ne peut pas se reposer totalement sur le marché ! Dans un pays où des ponts s'écroulent, des routes sont délabrées, où un ouragan comme Katrina détruit la Nouvelle-Orléans et symbolise l'impuissance du gouvernement, comment peut-on encore prétendre que l'État n'a pas de rôle positif à jouer ? Le New Deal a prouvé que le gouvernement pouvait intervenir sans dénaturer le système. Aujourd'hui nous avons besoin d'un nouveau New Deal.(...)
Ce que l'Amérique a fait, elle peut le refaire. La base de notre économie restera toujours le secteur privé mais il ne faut pas oublier que ce pays a, aussi, été bâti sur de l'investissement public. (...) On a évalué qu'il faudrait dépenser 1 600 milliards de dollars sur cinq ans pour remettre simplement à niveau nos infrastructures essentielles. (...) »
Cette déclaration sonne comme un hommage du vice à la vertu !
Même en temps ordinaire, l'économie capitaliste est incapable d'assurer le minimum indispensable à son propre fonctionnement. Sans l'État représentant les intérêts généraux de la bourgeoisie, l'économie va à vau-l'eau.
Mais il ne sera pas si facile que cela de revenir à un système plus régulé. Qui dit réglementation, dit État pour faire respecter les règles. Chacun des États des puissances impérialistes peut trouver dans ses propres pratiques du passé qui le New Deal, qui les nationalisations du Front populaire... qui l'économie allemande sous le nazisme.
Mais une régulation à l'échelle de l'économie mondiale pose de tout autres problèmes. Rien que les palabres, en ce moment, autour des règles à imposer aux banques montrent non seulement que les intérêts des États-Unis divergent de ceux de l'Union européenne, mais qu'ils divergent aussi entre les principales puissances impérialistes d'Europe. Un retour à une plus grande réglementation ne pourra se faire que sur la base de la loi du plus fort. Cela signifie au profit des plus forts et au détriment des plus faibles des pays capitalistes, mais aussi et surtout au détriment de la classe ouvrière partout.
Le débat sur le retour à un peu plus de règles et d'étatisme oppose les tenants des différentes politiques pour sauver le capitalisme. Quelle que soit l'issue de ce débat ou, plus exactement, des nécessités économiques et sociales qui s'imposeront aux dirigeants des États impérialistes, cela se fera nécessairement sur le dos de la classe ouvrière.
Mais perdante aussi, toute la société le sera. Car chacune des crises qui se succèdent, même si aucune ne débouche sur un nouveau 1929, représente un gâchis formidable pour la société. Combien de besoins élémentaires de combien de millions de gens aurait-on pu satisfaire avec les dizaines, les centaines de milliards partis en fumée ? Combien de régions sous-développées de la planète auraient-elles pu être équipées en infrastructures ? Combien de logements dignes de ce nom auraient-ils pu être construits ? Combien d'écoles, d'hôpitaux, de dispensaires ? Combien de femmes, d'hommes, d'enfants auraient pu être sauvés de la sous-alimentation ou de la faim ?
La seule perspective susceptible de sauver tout à la fois les classes productives de la société de la misère et la société d'une nouvelle période de crise grave est celle visant non pas à aménager le capitalisme, mais à le remplacer par un système économique et social plus juste et plus rationnel. Et seule la classe ouvrière a potentiellement les moyens d'aller jusqu'au bout dans cette voie, exproprier le grand capital et jeter les fondements d'une organisation économique nouvelle, basée sur la propriété collective des grands moyens de production et sur la planification, et non sur la propriété privée, le marché et la course au profit.
Encore faut-il que cette perspective, que ce programme, soient préservés pour que la classe ouvrière puisse, le moment venu, s'en emparer !
19 février 2008