Aux soirs des deux tours de l'élection présidentielle, nombre d'hommes politiques de droite ou de gauche ont proclamé que cette élection, par l'ampleur de la participation électorale, était une " victoire de la démocratie " (propos qui n'étaient déjà plus de mise avec l'abstention massive qui a marqué les élections législatives). Que cette participation record ait une fois de plus prouvé que l'élection présidentielle est un événement majeur de la vie politique sous la Cinquième république, c'est un fait. Mais ce système électoral dans lequel tous les dés sont pipés n'a pas grand-chose à voir avec la " démocratie ".
Pourtant, ce système a non seulement l'appui de l'UMP, mais aussi celui du Parti socialiste. Dans un texte publié quelques mois avant cette élection présidentielle de 2007, François Hollande écrivait ainsi : " La pratique des institutions par l'actuel chef de l'État a dévoyé la fonction et affaibli l'autorité présidentielle. De là à remettre en cause la réforme de 1962 pour retirer aux Français le pouvoir d'élire eux-mêmes le président de la République, pour confier ce rôle aux seuls parlementaires ou aux grands élus comme avant 1958, il y a un pas que le Parti socialiste a refusé d'engager, au congrès de Dijon en 2003 " . Et si Ségolène Royal s'est soudainement déclarée en faveur d'une " Sixième république " au cours de sa campagne, elle n'a pas remis en cause l'existence d'un président et la manière dont il devrait être élu.
Cette unanimité pour présenter l'élection du chef de l'État au suffrage universel comme le meilleur système possible est d'autant plus remarquable qu'à sa naissance, en 1962, l'ensemble du personnel politique de la bourgeoisie (gaullistes pur fruit, pur sucre, mis à part) se prononça contre ce système, qui n'était pas celui qui était prévu dans la constitution de 1958, mise en place par de Gaulle après son retour au pouvoir.
En effet, premier président de ce nouveau régime, De Gaulle fut élu en décembre 1958, en application de la nouvelle constitution, par un collège restreint de quelque 80 000 grands électeurs, approximativement les mêmes que ceux qui étaient chargés d'élire les sénateurs. Constitutionnellement, c'est de leurs votes qu'il tirait sa légitimité. Mais dans les faits son pouvoir reposait sur bien autre chose.
Depuis quatre ans, aucun gouvernement n'était parvenu à trouver une issue politique à la guerre d'Algérie, qui s'inscrivait pourtant dans un courant de décolonisation qui avait déjà vu la France contrainte de reconnaître en 1954 l'indépendance du Vietnam (après y avoir imposé une position qui verra l'impérialisme américain relayer l'impérialisme français au Sud quelques années plus tard), puis en 1956 celle de la Tunisie et du Maroc. C'est qu'en Algérie il y avait un million de colons européens, dont la plupart s'accrochaient à leur situation privilégiée (du moins par rapport à la grande masse des indigènes, car parmi ces colons il y avait une majorité de " petits Blancs ") et offraient une base aux agissements d'une extrême droite bien plus présente en Algérie qu'en métropole, qui bénéficiait de nombreuses complicités dans le corps des officiers, et dont les proclamations en faveur de " l'Algérie française " étaient relayées à la Chambre des députés par la plupart des députés de droite... et par quelques députés socialistes. Le résultat en était que, dès qu'un chef de gouvernement était simplement soupçonné de vouloir trouver une autre solution que la poursuite de la guerre, il était mis en minorité, et contraint, sous la Quatrième république, de démissionner.
C'est ainsi que le 13 mai 1958, à Alger, à l'occasion d'une nouvelle crise ministérielle, des milliers de manifestants encadrés par l'extrême droite avaient envahi le siège du Gouvernement général, avec la complicité de l'armée, et y avaient formé un " comité de salut public " dans lequel généraux et colonels côtoyaient les dirigeants locaux de l'extrême droite. À Paris, le gouvernement n'avait plus aucune autorité sur ce qui se passait en Algérie. Le président de la République, Coty, les leaders des différents groupes représentés à l'Assemblée, de droite comme Pflimlin et Pinay, ou socialiste comme Mollet, en arrivèrent à la conclusion que seul un homme de droite, ayant par son passé un prestige suffisant auprès de l'armée, pourrait reprendre les choses en mains. Dès le 15 mai, De Gaulle se déclarait " prêt à assumer les pouvoirs de la République ". Quinze jours plus tard, il devenait le dernier chef de gouvernement de la Quatrième république, et se voyait voter les pleins pouvoirs pour établir la constitution de la Cinquième.
De Gaulle avait été d'autant moins surpris par les événements d'Alger que ses émissaires avaient joué un rôle déterminant dans la préparation de ce mini-putsch, comme pour faire faire acclamer son nom par les manifestants " Algérie française ". La menace d'une intervention de l'armée en métropole pour l'imposer au pouvoir, le chantage à la guerre civile, le rôle de rempart contre une telle éventualité que ses partisans lui attribuaient, furent des éléments déterminants dans la capitulation du Parlement, comme dans l'acceptation du nouveau pouvoir par la population de la métropole, qui ne voyait en outre pas ce qu'elle aurait eu à défendre dans la Quatrième république agonisante.
Mais De Gaulle respecta les formes légales en vigueur pour se faire déléguer les pleins pouvoirs par le Parlement. Non pas à cause de scrupules quant au respect de la Constitution, dont l'avenir allait prouver qu'il en était parfaitement dépourvu, mais parce que passer en force en s'appuyant sur l'armée, cela aurait signifié devenir un peu plus prisonnier des militaires et des activistes de " l'Algérie française " qui lui avaient permis de revenir au pouvoir, alors qu'il considérait, comme il le dira explicitement moins d'un an plus tard, que " l'Algérie de papa " était " morte ", et qu'il allait falloir trouver une solution politique.
Il tint ainsi à associer les chefs des principaux partis politiques de la Quatrième république (à l'exception du PCF) à son gouvernement. C'est ainsi que le secrétaire général de la SFIO (le parti socialiste d'alors), Guy Mollet, se retrouva aux côtés de représentants de la droite parlementaire, ministre dans le gouvernement De Gaulle, de juin 1958 à janvier 1959. Parmi les parlementaires, il n'y en eut que très peu, en dehors des dirigeants du PCF, à se présenter comme des opposants à De Gaulle, les plus connus étant Mendès-France et Mitterrand.
La nouvelle constitution, qui donnait des pouvoirs considérables au chef de l'État, et réduisait le rôle du Parlement à celui d'une chambre d'enregistrement, fut approuvée par près de 80 % des électeurs lors du référendum de septembre 1958. Mais au moins les notables des grands partis politiques pouvaient-ils se consoler du fait que c'était eux qui élisaient ce président de la République aux pouvoirs quasi monarchiques.
Mais de toute manière, pendant toute la période pendant laquelle se poursuivit la guerre d'Algérie, le pouvoir de De Gaulle reposa avant tout sur sa capacité à jouer à l'équilibriste entre ces forces hostiles que représentaient d'un côté le mouvement national algérien et les masses populaires françaises, lasses de la guerre et hostiles aux activistes d'Alger, et de l'autre cette extrême droite civile et miltaire. Ce fut particulièrement visible lors de la " semaine des barricades " de janvier 1960, qui vit l'extrême droite algéroise organiser, avec la complicité de l'armée, un véritable camp retranché au centre de la ville. Plus encore lors du " putsch des généraux " d'avril 1961, où De Gaulle s'adressa par-dessus les officiers aux soldats du contingent en Algérie, en les appelant à la désobéissance vis-à-vis des officiers factieux.
C'est grâce à l'appui populaire dont il jouissait en métropole, et pas au soutien des députés dont une grande partie (parmi ceux qui s'étaient fait élire sur son nom en 1958) étaient réticents, voire ouvertement hostiles, à sa politique algérienne, que De Gaulle surmonta ces crises.
Les résultats des référendums organisés sur l'autodétermination de l'Algérie en janvier 1961 (75,2 % de " oui "), et sur les accords d'Évian qui prévoyaient l'indépendance en avril 1962 (90,6 % de " oui "), furent caractéristiques de ce poids de De Gaulle sur la scène politique.
Mais la fin de la guerre d'Algérie annonçait aussi une nouvelle situation politique dans laquelle De Gaulle ne pourrait plus jouer ce rôle d'arbitre. Dès avril 1961, De Gaulle affirmait lors d'une conférence de presse que pour renforcer " l'équation personnelle " du président de la République, " on peut penser qu'il faudrait qu'il soit choisi par la nation au suffrage universel ".
De fait, le changement de premier ministre, c'est-à-dire le remplacement de Michel Debré par Georges Pompidou en avril 1962, montra que la capacité de De Gaulle à imposer ses décisions à l'Assemblée s'amenuisait. La déclaration politique de Pompidou ne recueillit que 259 voix sur 506 votants. La fronde débordait largement le clan des partisans de " l'Algérie française ". Un mois plus tard, après une déclaration de De Gaulle hostile à l'entrée de l'Angleterre dans le marché commun, le gouvernement Pompidou enregistrait la démission des ministres MRP.
Pour lancer la réforme constitutionnelle qu'il méditait depuis des mois, De Gaulle saisit l'occasion que lui offrit l'attentat du Petit-Clamart, du 22 août 1962, où les tueurs de l'OAS l'avaient manqué de peu. Cet événement posait clairement le problème de sa succession éventuelle, en même temps qu'il suscitait dans le pays une émotion favorable à son projet. Le 12 septembre, De Gaulle annonçait à ses ministres qu'il entendait réviser la Constitution pour y introduire l'élection du président de la République au suffrage universel, et que la procédure choisie serait celle du référendum, en leur donnant une semaine de réflexion pour donner leur accord... ou démissionner (il y en eut d'ailleurs un pour le faire, Pierre Sudreau, ministre de l'Éducation nationale). Le 20, il annonça publiquement sa décision : " Le président de la République sera dorénavant élu au suffrage universel. Par quelle voie la réforme sera-t-elle décidée ? Par la plus démocratique, la voie du référendum ".
En dehors de l'UNR, le parti qui s'était formé sur son nom en 1958, et de quelques " indépendants " comme Giscard d'Estaing, toutes les formations représentées à la Chambre des députés et au Sénat prirent position contre ce projet. Non seulement les élus communistes, ou un homme comme Mitterrand qui était dans l'opposition depuis 1958 et dénonçait ce qu'il appelait " le coup d'État permanent ", mais tous les partis qui avaient fourni des ministres à de Gaulle jusque-là.
Les opposants contestaient le caractère constitutionnel du projet. Le conseil d'État leur donna raison. Mais il en aurait fallu plus pour arrêter De Gaulle !
La Chambre des députés vota une motion de censure, par 280 voix sur 480 : la seule motion de censure adoptée en presque cinquante ans de Cinquième république. De Gaulle riposta en dissolvant l'Assemblée et en convoquant des élections législatives anticipées.
Le 28 octobre, le référendum donna 62,25 % des suffrages exprimés à De Gaulle. C'était nettement moins que lors des deux référendums précédents, mais constituait néanmoins pour lui un succès.
Le seul précédent historique en France, celui de Louis-Napoléon Bonaparte, élu président de la Seconde république au suffrage universel, avant de se proclamer empereur quatre ans plus tard, ne plaidait pourtant pas en faveur du caractère démocratique d'une telle procédure. Mais la majorité des électeurs avaient d'autant plus facilement voté " oui " qu'ils ne voyaient pas pourquoi ils n'auraient pas le droit d'élire eux-mêmes le président de la République, pourquoi ils devraient laisser ce soin à une assemblée de notables.
Le mois suivant, les élections législatives virent se constituer un " cartel des non " regroupant toutes les formations qui s'étaient opposées au projet de De Gaulle (en dehors du Parti communiste qui en avait été écarté). Ce cartel connut un échec cuisant. En plus de sa réforme constitutionnelle, De Gaulle pouvait dorénavant compter sur une majorité de " godillots " dociles (suivant l'expression de l'un d'eux) à la Chambre.
L'élection présidentielle de décembre 1965 fut la première mise en application de ce nouveau mode d'élection du chef de l'État, et bien des règles encore observées en avril-mai de cette année datent de cette époque.
Puisqu'il s'agissait de conférer au président de la République la légitimité la moins contestable possible, il fut décidé que l'élection se ferait à deux tours, mais que seuls deux candidats pourraient rester en lice pour le deuxième tour, de manière à ce que le vainqueur soit automatiquement élu avec plus de 50 % des suffrages exprimés, même s'il ne devait obtenir que moins de 20 % au premier tour, comme Chirac en 2002. Pas question d'une quelconque triangulaire comme aux législatives. C'est ce couperet qui a écarté Jospin, pour quelques milliers de voix, du deuxième tour en 2002, mais le PS s'est bien gardé de le dénoncer.
L'élection présidentielle devait apparaître comme la désignation d'un homme, et non comme le choix d'un parti. Ce ne fut donc pas aux partis représentés à la Chambre des députés ou au Sénat que l'on donna la possibilité de désigner leur candidat. Le critère retenu pour limiter le nombre des candidatures fut celui d'un certain nombre de parrainages de maires ou d'autres élus (cent jusqu'à l'élection de 1974 comprise).
Toujours dans le souci de conférer le maximum de légitimité à l'élu, la loi imposa un strict respect de l'égalité des temps de parole sur les ondes officielles, radio et télévision, durant la campagne électorale. C'est ainsi qu'en 1965, après plus de sept ans où cette radio et cette télévision, étroitement contrôlées par le pouvoir, n'avaient été que " la voix de son maître ", l'apparition sur le petit écran des candidats de l'opposition fut un événement politique majeur.
Paradoxalement, alors que les règles observées à la radio et à la télévision pour les élections législatives instauraient une profonde inégalité entre les formations politiques, ce mode d'élection du président de la République, choisi pour mettre en place un monarque sans couronne, était celui qui ouvrait le plus de possibilités pour s'adresser aux électeurs. Et c'est encore vrai aujourd'hui.
L'attitude des politiciens qui s'étaient opposés à la constitution gaulliste, et des partis qui prirent position contre l'élection du président de la République au suffrage universel, changea rapidement. Cela montre bien que ce n'était pas de grands principes démocratiques qui les animaient, mais la défense de leur rôle au Parlement. Et une fois le nouveau système adopté, ils se coulèrent dans le moule.
Dans le " programme commun de gouvernement " signé par le Parti socialiste et le Parti communiste en 1972, il n'était déjà plus question de revenir sur la constitution de 1958, modifiée en 1962. Il y était seulement dit que : " Les dispositions du texte constitutionnel qui ont servi à l'instauration et aux abus du pouvoir personnel doivent être supprimées ou corrigées. " Et la seule précision donnée concernait l'article 16 de la Constitution, qui permet éventuellement au président de la République de s'attribuer tous les pouvoirs, qui devait être " abrogé ". Mais quand Mitterrand arriva à l'Élysée, neuf ans plus tard, même cet engagement bien limité resta lettre morte... et cela ne gêna apparemment en rien ses ministres communistes.
En fait, tous les hommes politiques qui se veulent responsables aux yeux de la bourgeoisie ont accepté les institutions de la Cinquième république, mode d'élection du président de la République compris.
L'apparence d'égalité de traitement envers tous les candidats à l'élection présidentielle amena évidemment les courants politiques qui n'avaient guère d'autres moyens d'expression électorale à y présenter un candidat. Aux six candidats de 1965, aux sept de 1969, succédèrent les douze de 1974. Sous prétexte qu'il fallait enrayer cette inflation de candidatures, le Parlement porta alors le nombre de parrainages nécessaires à cinq cents, en prévision de l'élection présidentielle de 1981. La gauche vota contre cette modification... mais se garda bien de revenir dessus quand elle fut au pouvoir.
Conséquence de cette modification, d'anciens candidats à l'élection présidentielle, comme Alain Krivine pour la LCR, ou Le Pen, furent écartés du scrutin en 1981, et la presse de cette année-là s'interrogea longuement sur le caractère démocratique ou pas de la nouvelle réglementation, ou en sens inverse sur le bien-fondé d'une législation qui permettait un aussi grand nombre de candidatures... discussions qui sont revenues lors de chaque campagne présidentielle, et en particulier de la dernière.
La seule modification substantielle de la loi, ces dernières années, a été le passage du septennat au quinquennat. C'était un projet qui était inscrit dans le " programme commun de gouvernement " de la gauche, en 1972, mais que Mitterrand s'est empressé d'oublier après son élection... sans que ses alliés fassent quoi que ce soit pour le lui remettre en mémoire. C'est le gouvernement Jospin qui fit adopter cette réforme, sans que Chirac et la droite s'y opposent, en septembre 2000, par référendum. Par rapport aux suffrages exprimés, les " oui " l'emportèrent largement (83,91 %)... mais il y avait eu près de 70 % d'abstentions, preuve que le sujet n'intéressait que très médiocrement le corps électoral.
C'est qu'en 19 ans, de 1981 à 2000, on avait connu sept ans de cohabitation : de 1986 à 1988 avec le tandem Mitterrand-Chirac, de 1993 à 1995 avec Mitterrand-Balladur, et enfin à partir de 1997 une cohabitation Chirac-Jospin qui ne s'acheva qu'en 2002. Contrairement à " l'esprit de la constitution " gaullienne, ces cohabitations réduisaient à peu de chose le rôle du président de la République, et le passage au quinquennat, couplé avec l'ajustement du calendrier des élections législatives sur les présidentielles, visait à éviter ce type de situation. Les élections législatives de juin 2007 ont montré que ce système fonctionnait comme l'avait voulu ses promoteurs... même s'ils en furent victimes.
Mais justement à cause de cet alignement des calendriers électoraux, l'adoption du quinquennat était tout le contraire de la mise en œuvre, à retardement, du " programme commun ", puisque celui-ci prévoyait " un délai suffisant " entre l'élection du président de la République et celle des députés, " évitant toute simultanéité ".
On n'a sans doute pas fini d'entendre parler, dans les mois et les années qui viennent, de réforme des institutions, et de Sixième république. Cela fait aussi partie des rideaux de fumée qui servent à masquer les vrais problèmes. Mais toutes les palinodies auxquelles on a assisté depuis près de cinquante ans sur la question de la constitution prouvent qu'au delà des postures destinées à l'électorat, tout le personnel politique de la bourgeoisie, qu'il soit de droite ou de gauche, n'est soucieux que de défendre les institutions qui permettent à l'État de gérer le plus efficacement les intérêts de la bourgeoisie.
Dans le système politique français, l'élection du président de la République au suffrage universel en fait partie, et quels que soient les propos des uns et des autres, il est douteux que soit remise en cause cette apparence de démocratie qui en est la négation.
20 juin 2007