Il y a cent ans, en octobre 1906, se tenait à Amiens le IXe congrès confédéral de la jeune CGT, congrès qui allait rester dans l'histoire comme celui qui accoucha de la Charte d'Amiens, en réalité une simple motion soumise au vote des délégués. Aujourd'hui bien des syndicalistes, voire des responsables politiques, font référence à cette Charte pour célébrer l'apolitisme ouvrier, qui serait pour eux un des fondements du "syndicalisme moderne", "moderne" parce qu'il aurait pris ses distances avec les partis politiques.
En réalité, les seuls liens politiques qui ont été mis en cause pendant des décennies, ont été ceux qui liaient la CGT au PCF. La confédération Force Ouvrière en a fait son fonds de commerce. Pour justifier son existence, depuis sa scission de 1947 avec la CGT, FO n'a cessé de mettre en avant le slogan : "Contre toute emprise politique". Ce drapeau "apolitique" et sa prétendue "indépendance" servirent de paravent pour justifier son rôle revendiqué de syndicat de collaboration de classe et anti-communiste.
Aujourd'hui, ce sont les dirigeants de la CGT qui font semblant de "s'interroger" sur les vertus supposées de l'apolitisme qui aurait été consacré, selon eux, en 1906, au sein de la CGT. C'est leur façon à eux d'affirmer que désormais la CGT n'est plus liée au PCF. Ainsi Bernard Thibault, en septembre 2005, célébrant le 110e anniversaire de la création de la CGT, déclarait : "Il ne faut pas s'étonner que les premiers échanges vifs du congrès constitutif de 1895 se font à propos d'une motion... qui stipule : "les éléments constituants de la CGT devront se tenir en dehors de toutes les écoles politiques", et que ce débat se perpétuera, notamment au congrès d'Amiens, celui de la Charte, et bien au-delà ! Même si cela se produit dans des conditions très différentes, il n'y a pas d'époque ni de pays au monde où la question de la nature des rapports entre syndicats et partis, entre syndicats et politique, ne s'est pas posée et ne se pose en permanence".
Mais s'appuyer sur la démarche des dirigeants de la CGT d'alors et de la Charte d'Amiens pour justifier "l'apolitisme" syndical, entendu comme un refus d'engagement politique, c'est réécrire l'histoire du syndicalisme français au nom de préoccupations très actuelles.
Car si la Charte d'Amiens affirma l'indépendance de la jeune CGT vis-à-vis des partis politiques, ce n'était absolument pas au nom de l'apolitisme ouvrier, bien au contraire. C'était au nom de la nécessité pour la classe ouvrière d'avoir une politique propre, qui ne se confonde pas avec celle des représentants de la bourgeoise, même les plus avancés et les plus "à gauche" d'entre eux. C'était aussi une façon de marquer leur méfiance à l'égard des partis qui se revendiquaient de la classe ouvrière, mais dont certains ne voyaient de salut pour les travailleurs que dans les élections, et qui étaient fortement attirés par des alliances électoralistes avec des partis bourgeois, voire par le ministérialisme.
Quelles qu'aient pu être les limites des militants qui se disaient "syndicalistes révolutionnaires", et au-delà du syndicalisme révolutionnaire lui-même, la guerre de 1914 allait montrer (avec le ralliement de la direction de la CGT à l'"union sacrée") que ces limites étaient étroites. Ils agissaient comme militants politiques de la classe ouvrière, à la recherche des voies et des moyens de la révolution sociale. Ils agissaient en militants révolutionnaires, soucieux d'assurer en permanence, aussi bien au travers des réunions que des interventions dans les luttes, l'éducation socialiste de la classe ouvrière, de faire pénétrer la conscience de classe parmi les centaines de milliers d'ouvriers organisés dans le syndicat. C'est-à-dire qui'ils avaient la conscience de la place particulière des travailleurs dans la société et du rôle historique de la classe ouvrière pour construire une autre société qui mettrait fin au système du salariat, et qui seule serait capable de mettre fin à l'exploitation capitaliste. Leur obsession était de préserver l'indépendance du mouvement ouvrier face aux capitalistes et à leur État.
Pour gagner l'avant-garde ouvrière aux idées révolutionnaires
Le combat des militants de la CGT autour des années 1900 est une des composantes majeures de l'histoire du mouvement ouvrier et du mouvement socialiste en France. Il a laissé des traces jusqu'à aujourd'hui dans la conscience collective de la classe ouvrière.
Au sortir de l'échec de la Commune de Paris de 1871 et de l'immense saignée qui s'en suivit, le prolétariat français dans son ensemble fut tétanisé. Le patronat profita de cette situation, où il sentait la classe ouvrière démoralisée et désorganisée, pour intensifier sa pression sur le monde du travail, en aggravant les conditions de travail et de vie des ouvriers. Face à cette offensive des capitalistes, le problème se posa de trouver les moyens de garantir au mieux les conditions d'existence de la classe ouvrière. Mais alors les questions se posèrent : quelle direction prendre, quelles organisations construire ?
Les premiers syndicats qui se mirent spontanément sur pied et qui essayèrent de se fédérer, le firent sous la bannière du corporatisme, voire de la collaboration de classe, en prônant l'entente entre ouvriers et patrons.
Faire du syndicat une "école de la classe ouvrière", un outil d'émancipation des valeurs bourgeoises, pour devenir l'instrument de la transformation sociale, comme le revendiquaient les militants qui dirigeaient la CGT en 1906, n'eut rien de spontané ni de naturel : ce fut le résultat de l'action volontariste de militants.
Pendant plus de trente ans, dans la période qui suivit la Commune, le débat traversa tout le mouvement ouvrier, syndicats comme partis. Faut-il construire des syndicats, et si oui, faut-il des syndicats qui se contentent de la défense du métier, de la corporation, des petits pas progressifs, en se tenant à l'écart de ce que certains considéraient comme les "lunes révolutionnaires" ?
Quant aux partis socialistes, ils étaient multiples, divisés à l'extrême en chapelles concurrentes, qui avaient du mal à se développer. Sur la scène politique et parlementaire, "l'extrême gauche" était occupée par les républicains radicaux, regroupant l'aile la plus avancée de la bourgeoisie, qui s'affrontaient avec les conservateurs attitrés et autres royalistes et défenseurs de l'Église, et qui captaient le vote des ouvriers à leur profit.
Ce cadre marqua fortement le mouvement socialiste en France. Une partie des dirigeants socialistes, assez vite, ramenèrent le combat pour la révolution sociale à celui de gagner la majorité à l'Assemblée pour prendre le contrôle de la "machine gouvernementale". Ils donnaient la priorité à la conquête de sièges de députés, de conseillers dans les municipalités, voire, pour certains d'entre eux, de postes de ministres en alliance avec l'aile radicale de la bourgeoisie. Cette caricature des idées socialistes prit force dans les années qui suivirent 1892, date à laquelle Jules Guesde et son parti tournèrent le dos au syndicalisme, reportant la révolution sociale à plus tard et plaçant en première étape la "conquête du pouvoir politique". Cela amena ces dirigeants socialistes à considérer de plus en plus les travailleurs comme un électorat destiné avant tout à assurer leur élection.
Et cela se passait justement au moment où la classe ouvrière commençait à relever la tête, et où les nouvelles générations d'ouvriers cherchaient les voies pour faire face aux patrons en reprenant le chemin des syndicats. Alors, il y eut un regroupement de militants qui se fédérèrent, intellectuels ou ouvriers, en reprenant à leur compte le mot d'ordre lancé par Marx et repris par la Première internationale : "L'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes". Ces militants, venus de tous les courants socialistes ou anarchistes, s'engagèrent totalement dans la construction et le développement de syndicats pour en faire des outils de la libération sociale face au capitalisme. Les travailleurs qu'ils gagnèrent, ils les gagnèrent au nom de la nécessité d'une politique indépendante de la classe ouvrière en vue de préparer la révolution sociale.
Et c'est la fusion entre toutes ces mouvances dans le combat pour organiser les travailleurs sur le terrain syndical, à travers la construction et le renforcement de toutes les structures qui se regroupèrent dans la CGT, qui donna naissance à ce courant qui s'appela lui-même "syndicaliste révolutionnaire". Ainsi, en 1906, au moment du congrès de la Charte d'Amiens, on trouvait dans le bureau confédéral, le secrétaire de la CGT, Griffuelhes, qui venait des rangs blanquistes (dont Vaillant, qui deviendra un des dirigeants du Parti socialiste, était le leader); le trésorier, Lévy, qui venait des socialistes allemanistes; Pouget et Yvetot, de la tendance libertaire.
Le syndicat comme outil pour développer la conscience de la classe ouvrière
Le combat de ces militants, pour organiser le plus largement possible les travailleurs dans les syndicats dans le but de leur donner une conscience de classe, est symbolisé par l'action de la grande figure du mouvement ouvrier de cette époque, Fernand Pelloutier.
Fernand Pelloutier était un jeune intellectuel qui rejoignit très tôt le mouvement socialiste et adhéra au Parti ouvrier de Jules Guesde. Mais en 1892, il avait 25 ans, la polémique autour de la grève générale comme moyen d'arracher l'économie à la classe capitaliste qu'il mettait en avant l'opposait à Jules Guesde. Ce dernier, après que son parti en eut adopté le principe dans un premier temps, la combattit. Il la déclara utopique (ce qu'elle était effectivement, en réduisant à la grève générale le processus susceptible d'amener le prolétariat au pouvoir). Mais Guesde définissait ainsi les buts du combat socialiste : "Expropriation politique de la classe capitaliste aujourd'hui, son expropriation économique demain", cette formulation "d'expropriation politique" étant tout à fait admissible pour les réformistes.
Ce fut la rupture. Pelloutier allait alors se définir comme libertaire et consacrer son énergie à l'organisation de la classe ouvrière sur le terrain syndical. Son dévouement à la cause ouvrière le fit désigner en 1894 comme secrétaire de la toute récente fédération des Bourses du travail. Et ce furent les sept dernières années de sa vie (puisqu'il mourut à 34ans, malade et à bout de forces), qu'il utilisa à l'organisation des travailleurs, qui lui donnèrent une aura tout à fait exceptionnelle pour des générations successives de militants ouvriers.
Pelloutier impulsa le travail de milliers de militants ouvriers qui firent des Bourses du travail le lieu d'organisation, de propagande, de coordination et d'éducation socialiste de la classe ouvrière. Comme leur nom l'indique, c'était au départ, en 1887, le lieu où les syndicats tentaient de coordonner l'embauche des ouvriers, en lieu et place des offices de placement privés qui rançonnaient les ouvriers. Au départ, c'étaient souvent des élus républicains qui mettaient ces Bourses, par l'intermédiaire des municipalités, à disposition des syndicats qui commençaient à se développer, en leur payant un ou plusieurs postes de permanents pour les faire fonctionner. Très vite, les syndicats, pauvres en moyens, en ont fait leurs lieux de réunions et s'en sont servis comme points d'appui pour se développer. Mais c'est Pelloutier qui a véritablement impulsé leur développement en élargissant leur action et en les transformant.
De quelques unités en 1894, les Bourses furent plus de 140 après 1900, organisant 250000 travailleurs, comme le revendiquait fièrement Pelloutier. Quand, effrayés par le caractère révolutionnaire de la propagande qui s'y développait, des élus coupaient les crédits, les syndicats mettaient sur pied des Maisons du peuple. Bourses du travail et Maisons du peuple furent les points d'appui sur lesquels le mouvement ouvrier se développa sur une base non corporatiste. Pour Pelloutier et ceux qui s'engagèrent dans ce combat, la classe ouvrière était une. Elle avait des intérêts communs à défendre immédiatement et des combats communs pour un avenir commun à conquérir.
Lorsque le travail d'organisation commençait dans une corporation, l'effort était consacré à ce que les travailleurs de cette corporation aident ceux d'une autre corporation à s'organiser. C'est ainsi, par exemple, qu'à Fougères, où le syndicat des cordonniers était puissant (il regroupait 1 700 adhérents parmi les 10000 salariés de la chaussure de la ville), il s'efforça d'organiser, à travers la Bourse du travail, les travailleurs d'autres corporations comme celle des granitiers (tailleurs de pierre) forte de 1000 personnes, juste à côté de Fougères.
Le syndicat ne vivait à cette époque que par la volonté de ses adhérents. Les travailleurs s'étaient vu reconnaître le droit de former des syndicats, mais ceux-ci ne bénéficiaient d'aucun droit à l'intérieur des entreprises. Pas de délégués (à l'exception des mineurs), ni aucun droit ni protection accordés aux syndicats ou à leurs syndiqués. Les réunions syndicales avaient lieu le dimanche, seul jour de repos. Le syndicat ne pouvait vivre que si ceux qui décidaient d'y adhérer se réunissaient en dehors du temps de travail.
Pelloutier impulsa la transformation des mentalités des militants ouvriers qui rejoignirent les Bourses. Ceux-ci aidèrent les grèves, organisèrent ce qu'on appelait "les soupes communistes", pour permettre aux ouvriers en grève de tenir, de solliciter la solidarité des autres ouvriers, et d'essayer de coordonner ces grèves pour donner la conscience de leur force collective aux travailleurs.
Et puis il impulsa surtout l'éducation de la classe ouvrière. Éducation technique, sociale, économique et historique, pas pour apprendre aux travailleurs à "réussir" mais pour avancer vers leur émancipation collective. Éducation technique pour avoir conscience de leurs capacités individuelles, pour se rendre plus indépendants de leurs patrons respectifs, mais aussi et surtout éducation générale et socialiste pour acquérir ce qu'il appelait "la science de leur malheur". C'est-à-dire comprendre comment fonctionnaient le système capitaliste en général, et leur entreprise en particulier. Les combats limités pour les améliorations immédiates devaient préparer à ces combats décisifs du futur et faire des ouvriers "des hommes fiers et libres".
Voilà pourquoi les bibliothèques étaient aussi fournies que les faibles moyens financiers disponibles le permettaient, voilà pourquoi on enseignait la géométrie, l'histoire, et on discutait dans des réunions comment le syndicat pourrait, après l'expropriation des capitalistes, organiser la production pour le bénéfice de toute la société. Voilà comment Pelloutier, en 1898, définissait cette tâche : "Que manque-t-il à l'ouvrier français ? Ce qui lui manque c'est la science de son malheur; c'est de connaître les causes de sa servitude; c'est de pouvoir discerner contre qui doivent être dirigés ses coups."
Bien sûr, ce travail d'organisation au travers des Bourses du travail fut bien inégal à travers le pays et bien balbutiant pendant des années. En Seine-et-Oise, par exemple (qui regroupait alors en un seul département la petite et la grande couronnes de Paris, à l'exception de la Seine-et-Marne), qui n'était pas la partie la plus reculée du pays, il fallut attendre 1904, les travailleurs, et avec eux toute une partie de la jeunesse ouvrière, rejoignant les syndicats en masse, pour que le travail syndical rompe avec le corporatisme et l'apolitisme qui imprégnaient jusque-là les syndicats regroupés au niveau du département dans une Union des syndicats. C'est seulement en 1907 que les syndicats de Seine-et-Oise prirent la décision de rejoindre la CGT. Mais l'impulsion se fit alors sur la base des idées défendues par Pelloutier et, après lui, par des dizaines de milliers de militants se réclamant du syndicalisme révolutionnaire.
Le travail d'éducation socialiste se complétait d'une activité anti-militariste, et le plus souvent anti-patriotique et internationaliste. Les Bourses du travail avaient institué "le sou du soldat", qui reliait le jeune syndiqué partant au service militaire à son syndicat, dans le but de lui faire sentir qu'il restait un travailleur lié à ses camarades. Par ailleurs, la confédération CGT avec ses militants organisait un travail d'agitation en direction des soldats. L'utilisation systématique de l'armée contre les grévistes avait convaincu les militants de la nécessité de ce travail. Mais il devint de plus en plus politique, se revendiquant des intérêts communs de tous les travailleurs indépendamment de leur nationalité, défendant "les esclaves coloniaux", mettant en accusation les idées patriotiques. Ce travail était un travail de masse, une seule publication pouvait être tirée à cent mille exemplaires.
Toute cette activité était bien un travail politique. Ceux qui jugeaient la CGT "trop révolutionnaire", lui reprochaient son orientation car"elle était politique".
Les dérives du socialisme officiel
Car, s'il y a eu une innovation du socialisme français, par ailleurs si pauvre sur le plan politique et encore plus sur le plan idéologique, ce fut d'inaugurer à l'échelle du mouvement socialiste international l'entrée de socialistes dans un gouvernement bourgeois.
Ce fut le cas Millerand. En 1899, il fut le premier socialiste (hors le cas particulier de Louis Blanc, en 1848) à entrer dans un gouvernement bourgeois, celui du radical Waldeck-Rousseau. Mais ce ne fut qu'un début. Deux autres socialistes suivirent le même chemin en 1906 : Aristide Briand, ex-dirigeant socialiste et chantre de la grève générale, et René Viviani, qui occupa le poste de ministre du Travail, récemment créé dans le but de domestiquer la classe ouvrière jugée trop révolutionnaire sous la direction de la CGT. Tous ces socialistes utilisèrent leurs connaissances du milieu syndical pour entreprendre l'offensive contre la CGT et ses dirigeants, en essayant d'abord de les circonvenir et de les domestiquer, puis n'hésitant pas à utiliser la répression, les licenciements, l'armée et la police. Tout comme le radical "d'extrême gauche" Clémenceau qui en cette année 1906 avait troqué son habit "d'ami des travailleurs" contre l'uniforme du "premier flic de France", car c'est ainsi que se faisait appeler le tout nouveau ministre de l'Intérieur. Les socialistes de l'époque le qualifiaient tout de même de grand homme "de gauche", de même que les historiens officiels de la CGT... dans les années 1980. Il fit mobiliser 20000 hommes de troupe pour réprimer les mineurs grévistes du Nord et du Pas-de-Calais qui s'étaient mis en grève à la suite de la catastrophe de Courrières, où 1 200 d'entre eux étaient morts suite aux négligences criminelles des patrons des houillères.
Ce n'est qu'en 1904 que l'Internationale socialiste se décida enfin à condamner et à interdire cette participation des socialistes aux gouvernements bourgeois, même de gauche, en exigeant parallèlement qu'ils votent contre le budget militaire et le budget en général. Et c'est par discipline que des leaders comme Jaurès se soumirent à cette décision. Le même congrès décida la réunification de tous les partis socialistes français en un seul.
Mais cela n'empêcha pas, en 1906, l'Humanité, organe officiel du nouveau Parti socialiste unifié, de dénoncer l'action du jeune syndicat CGT des mineurs engagés dans la grève qui avait suivi la catastrophe de Courrières. Au même moment, Jaurès, lui, interpellait le gouvernement et Clémenceau. S'il leur reprochait d'avoir "pesé sur toute la région d'une telle masse militaire que le fonctionnement même du syndicat légal s'en est trouvé paralysé", il n'en réprouvait pas moins "l'action de désordre" des grévistes et reconnaissait à Clémenceau le droit de la prévenir, ajoutant "qu'il est du devoir, comme de l'intérêt des ouvriers eux-mêmes de seconder par la puissance calme de leur action l'effort du ministre vers une pratique nouvelle". Les pratiques "nouvelles" de Clémenceau, épaulé des deux ministres socialistes "indépendants", Briand et Viviani, avaient consisté à jeter d'abord en prison le secrétaire du jeune syndicat des mineurs, Broutchoux, à la tête de la grève, puis à faire suivre le même chemin à Monatte, envoyé par la direction de la CGT pour seconder le premier. Il fit aussi incarcérer les deux principaux dirigeants confédéraux de la CGT à la veille du 1ermai 1906, consacré à la revendication de la journée de huit heures, et fit investir Paris par des dizaines de milliers de soldats qui procédèrent à des centaines d'arrestations.
Voici comment Pierre Monatte, après quarante jours de prison pour un complot imaginaire inventé par Clémenceau, tirait en juin 1906 les leçons de cet épisode :
"On a vu les journaux dreyfusards d'autrefois,(...) les plus acharnés à jeter, sans l'ombre d'une preuve, les pires calomnies sur des militants révolutionnaires. (...) Ils savaient à peu près aussi bien que leur ministre que les hommes qu'ils insultaient étaient innocents des accusations portées contre eux. Mais ne fallait-il pas donner une fin à la grève des mineurs; ne fallait-il pas gêner le mouvement des huit heures en arrêtant Griffuelhes et Lévy (dirigeants de la CGT) et en jetant la suspicion sur cet admirable essai de la généralisation dans la lutte ouvrière; ne fallait-il pas enfin préparer de belles élections ? M. Clémenceau, par le moyen de son complot, aura montré à la classe ouvrière que la classe capitaliste, quel que soit son gouvernement, n'hésitera devant aucune saleté ni aucun crime pour entraver ses mouvements d'émancipation. (...)
Je suis guéri de toute illusion sur les "exceptions" du monde politique. M. Clémenceau n'était-il pas, aux yeux de bien des camarades, une de ces "exceptions" ? La presse socialisante, la presse dreyfusarde d'autrefois s'est montrée sans masque (...). Et nous pouvons carrément la parquer dans la catégorie à qui Zola donna l'enseigne de presse immonde. La classe ouvrière sait qu'elle n'a à compter que sur elle-même et que parmi ses ennemis, il n'en est peut-être pas de pires que des "bons ministres radicaux et socialistes" et les journalistes de mêmes couleurs".
Alors, qui pourrait dire que ces dirigeants ouvriers étaient "apolitiques" ? Non, ce qu'ils repoussaient et combattaient c'était la politique réformiste, électoraliste et opportuniste de ceux des dirigeants socialistes de l'époque pour qui la conquête du pouvoir politique se ramenait dans la réalité à la conquête de postes.
Aussi, quand s'ouvrit le congrès de la CGT en octobre 1906, pour les militants révolutionnaires qui la dirigeaient, il y avait bien deux lignes différentes : celle des dirigeants du Parti socialiste et la leur.
la charte d'amiens : garantir l'ancrage révolutionnaire de l'avant-garde ouvrière face au réformisme et au corporatisme
C'est pourquoi ces syndicalistes révolutionnaires, qui dirigeaient la CGT et qui se considéraient comme l'aile révolutionnaire de la classe ouvrière, firent voter la motion qui s'appellera ensuite seulement la Charte d'Amiens.
Que disait donc ce texte ? "Le congrès confédéral d'Amiens confirme l'article 2 constitutif de la CGT. La CGT groupe en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat. Le congrès considère que cette déclaration est une reconnaissance de la lutte de classe qui oppose sur le terrain économique, les travailleurs en révolte contre toutes les formes d'exploitation et d'oppression tant matérielles que morales mises en œuvre par la classe capitaliste contre la classe ouvrière.
Le congrès précise par les points suivants cette affirmation théorique : dans l'œuvre revendicatrice quotidienne, le syndicalisme poursuit la coordination des efforts ouvriers, l'accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d'améliorations immédiates, telles que la diminution des heures de travail, l'augmentation des salaires, etc.
Mais cette besogne n'est qu'un côté de l'œuvre du syndicalisme; il prépare l'émancipation intégrale qui ne peut se réaliser que par l'expropriation capitaliste; il préconise comme moyen d'action la grève générale et il considère que le syndicat, aujourd'hui groupement de résistance, sera dans l'avenir, le groupement de production et de répartition, base de la réorganisation sociale.
Le congrès déclare que cette double besogne, quotidienne et d'avenir, découle de la situation des salariés qui pèse sur la classe ouvrière et qui fait à tous les travailleurs, quelles que soient leurs opinions politiques ou philosophiques, le devoir d'appartenir au groupement essentiel qu'est le syndicat.
Comme conséquence de ce qui précède, en ce qui concerne les individus, le congrès affirme l'entière liberté pour le syndiqué de participer en dehors du groupement corporatif, à telles formes de lutte correspondant à sa conception philosophique ou politique, se bornant à lui demander, en réciprocité, de ne pas introduire dans le syndicat les opinions qu'il professe au dehors. Les organisations confédérées n'ayant pas, en tant que groupements syndicaux, à se préoccuper des partis et des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre en toute liberté la transformation sociale".
Cette motion, présentée par le secrétaire de la CGT, Griffuelhes, fut adoptée à la quasi-unanimité, 834 voix contre 8. Sur le plan formel, elle était une réponse à un responsable syndical, Renard, qui avait présenté une motion au congrès pour demander un partage du travail entre le Parti socialiste et la CGT : "Le syndicat ne peut tout faire. Qu'on y réfléchisse. Si une situation révolutionnaire se produisait aujourd'hui, pourriez-vous avec vos syndicats actuels, avec vos organisations, régler la production, organiser l'échange ? Non, vous seriez obligés de vous servir de la machinerie gouvernementale". Sous-entendu, machinerie gouvernementale qui aurait été conquise par les parlementaires du Parti socialiste. Aussitôt les congressistes se mirent à crier : "Millerand-Briand".
Pour éclairer comment les congressistes posaient le problème, voici des extraits de l'intervention de Broutchoux, qui venait de connaître les vertus de la prison républicaine : "Le syndicat a une supériorité réelle sur tous les partis, même sur le Parti socialiste qui a dans ses rangs des agents de police, des huissiers, etc.(...) Le syndicalisme, pour nous, doit se dresser contre l'État qui est destiné à maintenir la balance actuelle entre les classes. Il ne peut en être autrement. Les gouvernements sont tous réactionnaires. On enregistre les volontés du peuple, quitte à ne rien lui donner. Le ministère actuel en est un exemple. Clémenceau a fait envahir par les soldats les maisons du peuple, les soupes communistes, etc. Si Clémenceau a fait cela, que feront les autres ? (...)
Quand les bourgeois nous traitent de brigands, c'est que nous faisons de la bonne besogne. Le procureur de Béthune déclara avoir pris son réquisitoire dans "l'Humanité", lors de mon passage devant le tribunal de Béthune. Le chef de ce journal avait intérêt pour sa politique à dénaturer nos actes.
Je prétends que l'anti-militarisme doit se faire dans les syndicats. Rouanet, un socialiste, déclare que l'armée dans les grèves est attentatoire à la liberté de la grève. Et il a raison.
Le syndicat, s'il doit se confiner dans la légalité, est un bien piètre instrument.
Il est plus difficile d'être syndiqué que d'être électeur. Au syndicat, il faut faire un effort, pour être électeur pas d'effort à faire.
Forcément, devant la barrière capitaliste formée par des baïonnettes, les travailleurs font de l'action directe. Les patrons ne se soumettent pas aux lois tant aimées des socialistes du Nord. Et les soldats sont là pour les protéger. Des travailleurs organisés ont obtenu la journée de huit heures sans le secours de l'action législative".
Le même congrès vota, cette fois avec l'hostilité affichée des éléments réformistes, une motion présentée par l'un des dirigeants confédéraux, Yvetot, sur l'intensification de la propagande anti-militariste et anti-patriotique.
Les syndicalistes révolutionnaires se sentaient d'ailleurs renforcés par le rapport de forces militant existant à cette époque : le nombre de syndiqués en France, selon les statistiques officielles, était de quelque 500000 en 1906 (il monta à près d'un million à la veille de 1914); le Parti socialiste quant à lui n'avait que 35000 membres après sa réunification de 1905 (il approcha les 100000 à la veille de 1914).
Force et limites du syndicalisme révolutionnaire
L'immense mérite de ces générations de militants qui, pendant près de trente ans, sont intervenus sans relâche dans toutes les villes ouvrières du pays, dans toutes les branches d'activité du monde ouvrier, c'est d'avoir enraciné en profondeur dans la classe ouvrière la conscience des causes de ses malheurs et les moyens pour y mettre définitivement fin, en lui insufflant la fierté de sa condition de producteur, qui la rendait seule capable de construire une société nouvelle. Ce sont ces militants qui, par leur propagande et leurs interventions dans toutes les luttes, ont arraché des centaines de milliers d'ouvriers à l'influence des courants politiques et sociaux qui défendaient de façon ouverte ou hypocrite le système capitaliste, et donné ainsi à l'avant-garde ouvrière sa conscience de classe.
Ce travail a permis de semer la graine révolutionnaire dans le prolétariat français. Le syndicalisme révolutionnaire a été une pépinière dans laquelle se sont développés, formés et aguerris des dizaines de milliers de militants ouvriers se plaçant sur le terrain du combat pour le renversement révolutionnaire du système capitaliste. Mais si l'action des syndicalistes révolutionnaires a permis de préparer le développement de la lutte de classe sur le terrain du communisme révolutionnaire, elle a aussi buté sur les étroites limites dans lesquelles ces militants entendaient se confiner.
Une de ces limites fut de refuser de s'atteler à la construction d'un parti révolutionnaire sous prétexte de se protéger du réformisme du Parti socialiste : l'histoire a montré que le réformisme pouvait passer par bien des voies, y compris par celles du syndicalisme. Et c'est bien sur ces limites qu'ont buté les syndicalistes révolutionnaires lorsque les épreuves se sont approfondies. Lors de la guerre de 1914-1918, la plupart des dirigeants de la CGT se sont retrouvés du côté de la bourgeoisie pour entraîner la classe ouvrière dans la grande boucherie impérialiste. Tout comme les dirigeants du Parti socialiste.
Trotsky allait définir les limites du syndicalisme révolutionnaire quelques années plus tard, en 1921, après la victoire de la révolution prolétarienne en Russie, alors qu'il essayait de gagner aux idées de l'engagement communiste Pierre Monatte, un des rares dirigeants syndicalistes révolutionnaires qui n'avaient pas failli en 1914 et qui avaient sauvegardé l'honneur du mouvement ouvrier en France :
"Je ne vous cacherai pas la joie que nous éprouvons en présence des succès du syndicalisme révolutionnaire, s'accompagnant d'une profonde inquiétude à l'égard du développement ultérieur des idées et des relations dans le mouvement ouvrier français. Les syndicalistes révolutionnaires de toutes tendances forment encore aujourd'hui une opposition et se groupent et s'unissent précisément à cause de leur situation d'opposition. Demain vous serez maîtres de la CGT -car nous ne doutons pas que le jour soit proche- vous vous trouverez en présence des questions essentielles de la lutte révolutionnaire. Et c'est ici qu'une inquiétude sérieuse est permise. La Charte d'Amiens constitue la pratique officielle du syndicalisme révolutionnaire.
Pour formuler le plus nettement possible ma pensée, je dirai qu'invoquer la Charte d'Amiens, ce n'est pas résoudre, c'est éluder la question. Il est évident pour tout communiste conscient que le syndicalisme d'avant-guerre était une tendance révolutionnaire et très profonde. La Charte a été pour le mouvement prolétarien de classe un document très précieux, mais la valeur de ce document est historiquement limitée. Depuis, il y a eu la guerre, la Russie des Soviets s'est fondée, une immense vague révolutionnaire a passé sur toute l'Europe, la IIIe internationale a grandi et s'est développée, les anciens syndicalistes et les anciens social-démocrates se sont divisés en trois tendances hostiles. De nouvelles questions immenses se sont posées devant nous... la Charte d'Amiens ne contient pas de réponse. (...)
Je connais bien l'aversion des milieux ouvriers français passés par l'école du syndicalisme anarchiste à l'égard du "parti" et de la "politique". Je conviens volontiers qu'on ne peut heurter brusquement cet état d'esprit, que le passé suffit parfaitement à expliquer, mais qui est pour l'avenir extrêmement dangereux. (...)
Car, je l'affirme, tout votre travail antérieur n'a été qu'une préparation à la fondation du parti communiste, à la révolution prolétarienne. Le syndicalisme révolutionnaire d'avant-guerre était l'embryon du parti communiste. Retourner à l'embryon serait une monstrueuse régression. Au contraire, la participation active à la formation d'un parti communiste véritable suppose la continuation et le développement des meilleures traditions du syndicalisme français".
Depuis cette époque, le mouvement ouvrier a connu bien d'autres dégénérescences : celle du stalinisme, la complète intégration de la social-démocratie au pouvoir d'État de la bourgeoisie, tout comme l'intégration générale des appareils syndicaux au sein de l'État. Ce mouvement ouvrier a vécu et vit encore malheureusement aujourd'hui une période d'extrême recul. Bien des choses sont à recommencer et à reconstruire de fond en comble. Mais, justement, pour reconstruire un mouvement ouvrier digne de ce nom, il faudra que les travailleurs réapprennent "la science de leur malheur", en sachant "discerner contre qui diriger les coups".
29 octobre 2006