Le spectaculaire et sanglant affrontement d'octobre 1993 entre le Parlement et le gouvernement n'a pas changé beaucoup de choses à la situation sur la scène politique russe. La Douma élue en décembre 1993 ressemble fort à l'ancienne. Elle l'a d'ailleurs montré en amnistiant les adversaires d'Eltsine qui avaient mené la résistance parlementaire, les ex-vice-président et président du Parlement Routskoï et Khasboulatov, et en les sortant de prison quelques mois à peine après qu'ils y avaient été jetés.
La majorité de l'actuelle Douma est donc, comme l'ancienne, présumée méfiante ou hostile à Eltsine et son gouvernement. Elle mène contre eux une guérilla incessante. Pourtant dans le même temps les accords succèdent régulièrement aux gestes de défiance. Ainsi en avril 1994 le "pacte d'entente civile" par lequel elle acceptait de renoncer à des élections présidentielles anticipées et s'engageait à laisser finir son mandat à Eltsine, qui avait pourtant lui-même accepté un temps ces élections anticipées. Au prix, il est vrai, de quelques concessions du président... dont un poste de ministre pour le dirigeant d'un des partis de l'opposition, le petit Parti démocratique. Ainsi encore le tout récent rejet de la motion de défiance au gouvernement à propos du budget, contre lequel l'opposition n'avait pas eu de mots assez durs... là aussi, semble-t-il, au prix d'un poste de ministre à l'un des membres du Parti agrarien cette fois.
Cette capacité des opposants les plus résolus en apparence à passer de l'opposition à des postes gouvernementaux n'est sans doute pas seulement due à une volonté d'imiter tous les prétendus régimes démocratiques bourgeois du monde, qu'ils soient parlementaires ou présidentiels. Si en Russie les mêmes peuvent s'affronter au canon un jour pour se retrouver à gouverner ensemble le lendemain, ou vice-versa comme l'ont montré les relations tumultueuses de Routskoï et Eltsine, c'est la marque qu'il n'y a entre eux aucune opposition fondamentale. Et encore moins une opposition de classe. Il n'y a pas d'un côté les représentants de la bureaucratie et de l'autre ceux de la bourgeoisie, ne serait-ce que parce que l'une et l'autre se confondent de plus en plus chaque jour, ou plus exactement que la première tend à se fondre dans la seconde.
Ainsi la gauche (quoique cette notion ait encore moins de sens en Russie aujourd'hui qu'elle en a même gardé dans les démocraties occidentales, ce qui n'est pas peu dire), ou les "rouges" pour parler comme une certaine presse, Parti social-démocrate (titre sanctionné par une visite du président de l'Internationale socialiste... Pierre Mauroy) de Routskoï ou Parti communiste de la fédération de Russie par exemple, peuvent fort bien s'allier un jour avec les troupes de Jirinovski au Parlement ou dans la rue, et le lendemain négocier une éventuelle entrée au gouvernement de Tchernomyrdine. Ne fut-il pas encore question de celle-ci pour le Parti communiste en septembre ? Leur seule excuse : le "brun", toujours pour parler comme la même presse, Jirinovski fait exactement de même de son côté.
De toute évidence tous ces hommes, cliques et partis peuvent s'opposer sur les voies à emprunter, ou certainement plus souvent pour des querelles de personnes. Mais ils sont tous, sans exception, des serviteurs de la contre-révolution déclenchée depuis et par Gorbatchev pour restaurer la bourgeoisie et le capitalisme.
Durant l'année écoulée, la crise économique s'est encore aggravée en Russie. D'après les statistiques gouvernementales, la chute de la production industrielle qui atteindrait 50 % à la fin 1994 par rapport à la fin 1990, aurait été de 26 % entre le premier semestre 1993 et le premier semestre 1994. Depuis 1989, le PIB du pays aurait, lui, baissé de 45 %.
Officiellement les autorités reconnaissent que le chômage dépasserait 2 %, deux millions de personnes. Une estimation du Bureau international du travail évalue le nombre de chômeurs à dix millions. Mais, même s'il est impossible de chiffrer le nombre réel actuel de sans-emploi, il ne fait pas de doute qu'il a crû au fil des dernières années. Et ce qui ne fait pas de doute non plus, c'est que le chômage partiel est le lot des salariés de nombreuses entreprises.
Enfin l'inflation a continué sans désemparer. Et les cris de victoire du gouvernement pour avoir ramené officiellement cette inflation à moins de 10 % mensuels durant l'été ont été vite étouffés par la récente crise du rouble qui a poussé de nouveau la hausse des prix vers les sommets.
Cette crise économique a été évidemment déclenchée par la restauration bourgeoise. Elle a débuté, sous Gorbatchev, avec les premières mesures ouvrant la porte à l'entreprise privée, baptisée "coopérative" à l'époque. Elle s'est accentuée avec la fin de la planification, marquée par la suppression du Gosplan, toujours sous Gorbatchev, et la liberté des prix, décidée encore sous Gorbatchev mais pleinement instaurée sous Eltsine. Elle a atteint des abysses dans le même temps qu'avait lieu la privatisation de la majorité des entreprises russes. La fin et le morcellement de l'URSS ont contribué à son approfondissement mais ne l'ont certainement pas créée.
Cette crise qui pèse durement sur la classe ouvrière et la majorité de la population n'en est pourtant pas une pour la bourgeoisie. Tout comme dans les pays impérialistes où vingt ans de difficultés économiques n'ont pas empêché les capitalistes de prospérer, la bourgeoisie russe a pris son essor et n'a cessé de croître en nombre, en force et en richesse au milieu d'un effondrement de l'économie russe. C'est même grâce à cet effondrement que peuvent se faire plus facilement les nouvelles fortunes et les bureaucrates se transformer en propriétaires privés et en bourgeois. Mais quel marxiste peut bien s'étonner que le capitalisme, à qui les crises économiques sont en quelque sorte consubstantielles, ne se rétablisse sur les ruines de l'économie soviétique bureaucratisée qu'à travers une crise de la plus grande ampleur ?
Les querelles mesquines de la classe politique, l'accentuation dramatique de la crise économique n'empêchent nullement, évidemment, la contre-révolution sociale de se poursuivre à une allure toujours plus grande. Les bases du rétablissement de la propriété privée ayant été posées et la planification démantelée par Gorbatchev, c'est à son successeur et rival Eltsine qu'il appartenait de continuer à tracer le cadre de la restauration bourgeoise.
Entre janvier 1993 et juillet 1994, 14 000 entreprises industrielles, comprenant entre plusieurs centaines et plusieurs dizaines de milliers de travailleurs, voire une centaine de milliers, en tout plus de 14 millions de salariés dans tous les secteurs, ont été privatisées. Si on ajoute le personnel de 85 000 petites entreprises, privatisées dans le cadre de la loi adoptée dès 1991 sous Gorbatchev, ce sont, d'après les évaluations du gouvernement russe et de la Banque mondiale, plus des deux tiers des travailleurs russes qui seraient maintenant employés par le secteur privé. Ils produiraient plus de la moitié du PIB.
Il y a à peine trois ans, quand certains conseillers de Gorbatchev publièrent un "plan de 500 jours" pour privatiser la majorité des entreprises russes, ils rencontrèrent un scepticisme général. Il est vrai qu'eux-mêmes sans doute avançaient ce "plan" non parce qu'ils le pensaient immédiatement réalisable mais pour signifier à tous, en URSS et au monde, la voie dans laquelle le gouvernement et l'État s'étaient irréversiblement engagés. C'est pourtant ce plan que, deux ou trois ans plus tard, mais pratiquement dans le délai envisagé, les premiers ministres d'Eltsine, Gaïdar puis son rival Tchernomyrdine, ont réalisé.
La route est pavée pour ce que le gouvernement a appelé la deuxième phase de la privatisation lancée par Eltsine cet été. Après avoir distribué une bonne partie de la propriété d'État contre les "vouchers" distribués eux-mêmes gratuitement à la population, il s'agirait maintenant de vendre le restant des actions de ces entreprises ou le total de certaines pas encore privatisées. Ce mouvement a déjà commencé, comme le prouvent les parts d'entreprises déjà aux mains d'individus, de fonds d'investissement, de banques ou de quelques sociétés occidentales, mais il s'élargirait. En fait il ne s'agit de rien d'autre que de permettre aux capitalistes, russes ou étrangers, de s'emparer librement des entreprises qui leur semblent appétissantes en s'emparant d'une partie des actions. Cela ne les empêchera nullement de réclamer l'aide de l'État pour faire tourner ces entreprises comme continuent à le faire les directeurs des grandes entreprises privatisées, une aide qui n'est qu'une preuve supplémentaire de la nature de classe de cet État, resté tout de même assez solide pour imposer les mêmes lois de privatisations de la frontière ukrainienne à la Sibérie.
La distribution des vouchers à tout le monde n'a été que la couverture idéologique, pour faire passer la pilule de cette vaste opération de transformation sociale qui vise à remettre à court ou moyen terme la propriété des moyens de production à une minorité, la nouvelle bourgeoisie, faite pour une large part des anciens bureaucrates.
Ni la distribution gratuite de bons de privatisation à toute la population, ni même le fait que dans un premier temps la majorité des actions ait pu être acquise par les travailleurs, regroupés en collectif ou non, ne peuvent faire illusion. Ce n'est ni à la création d'une nouvelle forme de propriété collective, ni même à celle d'un capitalisme populaire que nous assistons en Russie. Et pas plus, bien sûr, dans les autres États de l'ex-URSS ou de l'Europe de l'Est qui suivent des voies similaires.
Indépendamment des mécanismes déjà prévus, comme la phase 2 de la privatisation, pour transférer la propriété des entreprises aux riches et aux capitalistes, cette propriété ne peut qu'aboutir dans les mains d'une minorité par le simple jeu de la concentration. Gouvernement russe et experts de la Banque mondiale se félicitent maintenant de l'existence de "40 millions d'actionnaires". Or c'est à 150 millions de personnes que les vouchers auraient été distribués. Il faut donc croire que, dans le même temps que les actions ont été échangées contre ces vouchers, une minorité se débrouillait pour ramasser celles de la majorité.
D'autre part la distribution des actions au "personnel" cachait bien mal que dans celui-ci certains étaient plus égaux que d'autres. Les hauts dirigeants avaient en effet le privilège de se procurer entre 5 et 10 % des actions réservées au personnel. Et d'après une enquête de la Banque mondiale, dans certaines régions tout au moins, ils en posséderaient aujourd'hui 17 %, s'étant donc débrouillés pour racheter une part de celles allant au reste du personnel ou au public. Il faut croire que ces bureaucrates ne se contentent nullement de la puissance sociale que leur donnent leurs titres de directeurs, et sont au contraire très désireux de devenir des propriétaires non seulement de fait mais en titre.
Léon Trotsky écrivait dans La Révolution trahie en 1936 :"On objectera peut-être que peu importe au gros fonctionnaire les formes de propriété dont il tire ses revenus. C'est ignorer l'instabilité des droits du bureaucrate et le problème de sa descendance. Le culte tout récent de la famille soviétique n'est pas tombé du ciel. Les privilèges que l'on ne peut léguer à ses enfants perdent moitié de leur valeur. Or, le droit de tester est inséparable du droit de propriété. Il ne suffit pas d'être directeur de trust, il faut être actionnaire. La victoire de la bureaucratie dans ce secteur décisif en ferait une nouvelle classe possédante".
Aujourd'hui des centaines de milliers de bureaucrates sont devenus actionnaires.
Ainsi, si on ajoute à tous ces bureaucrates s'appropriant les entreprises, tous les businessmen, entrepreneurs, commerçants et trafiquants, mafieux ou non, de toutes sortes, il y a en Russie des millions de petits ou grands bourgeois amassant à toute allure fortune, richesse et capitaux.
En face la majorité de la population et la classe ouvrière ont vu leurs conditions de vie se détériorer, là aussi à toute allure, au fur et à mesure que cette classe bourgeoise a crû en nombre et en richesse.
Déjà le chômage partiel ou total frappe des millions de travailleurs. Déjà l'inflation a rabaissé considérablement le niveau de vie du plus grand nombre, et plus encore celui des catégories sociales les plus défavorisées comme les retraités.
S'il est un pays où la classe ouvrière paie la crise du capitalisme c'est bien la Russie.
Pourtant, si elle laisse faire, elle risque de la payer bien plus encore. La seconde phase de la privatisation va en effet de pair avec la volonté annoncée d'accroître la productivité et la rentabilité, du point de vue capitaliste s'entend, des entreprises. Le programme du gouvernement, appuyé par les représentants de l'impérialisme comme le FMI, est clair : restructurer les industries, fermer les secteurs dits non rentables, débarrasser les entreprises des services sociaux dont elles ont la charge actuellement, comprimer les effectifs. En fait accentuer, étendre et multiplier ce qui a déjà été assez largement entrepris par les "entrepreneurs" russes, aussi bien dans le secteur encore étatisé que le nouveau secteur privé.
Ainsi en juillet dernier Tchernomyrdine annonçait un programme de réorganisation ou de liquidation des entreprises insolvables, envisageant que 1 500 à 2 000 entreprises pourraient être soumises aux procédures de faillite, nouvellement passées dans la loi, d'ici la fin de 1994. Le nombre et les délais sont sans doute approximatifs. Mais l'intention et les visées sont bien claires. Il s'agissait d'affirmer une politique, comme lorsqu'il fut question du "plan des 500 jours" il y a quelques années. L'offensive du gouvernement et de l'État contre la classe ouvrière, au service de la bourgeoisie, ne s'arrêtera pas.
Or la classe ouvrière russe n'a ni organisations ni partis à elle.
Les anciens syndicats, baptisés aujourd'hui "nouveaux", qui étaient en fait une branche de l'appareil d'État, sont au mieux restés liés à des organisations comme le Parti communiste de la fédération de Russie quand ils ne se sont pas rangés avec armes et bagages derrière Eltsine. Ceux créés par les anciens dissidents, quand ils ont acquis quelque importance, sont derrière le gouvernement.
Dans l'éventail des hommes et des partis politiques, les quelques-uns qui prétendent représenter les travailleurs sont tout autant leurs ennemis que ceux actuellement au gouvernement. Ainsi, bien sûr, de ceux qui s'affublent maintenant de l'étiquette social-démocrate, que ce soit Routskoï ou Gorbatchev qui a laissé entendre qu'il pourrait être candidat aux prochaines présidentielles. Ainsi également des organisations qui ont conservé celle de communiste. Si elles gardent une référence à la période stalinienne c'est par démagogie auprès d'une population malmenée, déboussolée et désabusée, pour qui la dictature des décennies passées peut sembler avoir finalement été moins dure pour le peuple que le régime actuel. Planification ? Propriété étatisée ? Il y a belle lurette que ce n'est plus leur souci.
Si les travailleurs russes mettaient leurs espoirs en eux ils ne pourraient finir que bernés. Ces "sociaux-démocrates" ou ces "communistes", revenant au pouvoir, appuieraient peut-être un régime plus autoritaire ou plus nationaliste. Mais ils poursuivraient sûrement la restauration bourgeoise. Les exemples de leurs homologues revenus ou même restés au gouvernement dans certains pays de l'Europe de l'Est ou de l'ex-URSS sont là pour le montrer.
La classe ouvrière russe n'est plus aujourd'hui dans une situation très différente de celle du prolétariat du reste du monde.
Les acquis de plus en plus fragiles de la révolution prolétarienne qui demeurèrent quelques décennies malgré la bureaucratisation de l'État ouvrier - la planification, la propriété étatique, l'absence d'une réelle bourgeoisie - n'ont pas été protégés par les seules pesanteurs du système. Ils n'ont pas été défendus davantage par une fraction de la bureaucratie. Comme Trotsky le jugeait déjà il y a soixante ans, la bureaucratie soviétique n'était pas une nouvelle couche sociale ayant des intérêts fondamentalement opposés à ceux de la bourgeoisie. Au contraire, elle n'aspirait qu'à une chose : se fondre en elle dès que l'occasion lui en serait donnée. Elle le fut avec l'arrivée de Gorbatchev.
Étape ultime de la dégénérescence, l'État ouvrier, depuis longtemps déjà dans les seules mains de la bureaucratie, s'est ainsi transformé en État bourgeois, au service du rétablissement de la bourgeoisie et de la transformation de la bureaucratie en nouvelle classe possédante.
Les travailleurs russes, pour défendre leurs conditions de vie dans l'immédiat comme pour changer la société à plus long terme, n'ont pas d'autre choix que reprendre eux-mêmes la lutte de classe, et se redonner des organisations, un ou des partis qui les représentent et leur proposent comme objectif le renversement de la nouvelle classe possédante. La pire des illusions serait de compter, même un tout petit peu, même objectivement (sous le prétexte que les ennemis de nos ennemis pourraient être nos amis) sur des apparatchiks transformés en politiciens d'opposition, ou des directeurs "rouges" des entreprises encore étatisées, ou une partie quelconque des bureaucrates.
Mais sans doute ces illusions ne sont-elles guère répandues. Car pour cela il faudrait qu'il ne soit pas de plus en plus difficile, voire impossible, de faire la distinction entre les vieux bureaucrates et les nouveaux bourgeois.
Novembre 1994