Depuis quelques décennies, un mouvement s'est répandu en Amérique latine sous le nom de "théologie de la libération". Pour les marxistes révolutionnaires, la religion a toujours été l'un des principaux obstacles à la lutte des travailleurs et des opprimés pour leur émancipation. Et le christianisme, notamment, qui offre l'illusion d'une vie éternelle après la mort en échange de la soumission, sur cette terre, aux pouvoirs en place. En Amérique latine, l'Église catholique s'est depuis toujours consacrée à cette mission, offrant ses consolations aux Indiens dépouillés de leurs terres et réduits en esclavage, et ses bénédictions aux grands propriétaires fonciers et, plus tard, aux capitalistes. L'Église s'est aussi opposée à toutes les luttes de libération, soutenant l'Espagne coloniale au moment des guerres d'indépendance et soutenant l'ancien régime et les propriétaires fonciers pendant la Révolution mexicaine.
La théologie de la libération, dont l'acte de naissance officiel date de la conférence organisée par 146 évêques latino-américains à Medellin (Colombie) en septembre 1968, se réclame d'idées qui semblent en contradiction avec l'attitude traditionnelle de l'Église. À cette conférence, il fut par exemple affirmé que l'Amérique latine était victime du néo-colonialisme et de "l'impérialisme international de l'argent", qui sont tous deux "des péchés graves", à l'origine d'une "situation d'injustice et de violence institutionnalisée", et que "ceux qui possèdent la richesse, la culture et le pouvoir doivent être tenus pour responsables devant l'histoire des explosions de désespoir et des révolutions qu'ils provoquent." Quant à l'Église, elle devait "aller vers les plus pauvres et les plus démunis". L'Église, évidemment, renouvelait sa condamnation du "système marxiste", mais en y ajoutant cette fois une condamnation du "capitalisme libéral", ainsi qu'un appel à "une libération authentique". La théologie de la libération ne disait plus aux pauvres d'attendre d'aller au ciel pour vivre dans un monde meilleur, mais les incitait à changer les choses sur terre ; elle les encourageait à ne plus accepter l'oppression, mais plutôt à la combattre et à la supprimer. On était loin de la déclaration faite au Nicaragua en 1950 par des évêques affirmant que "quand on obéit au gouvernement... on agit en conformité avec l'obéissance due à Dieu" - déclaration qui résumait à sa manière cinq siècles de présence chrétienne en Amérique latine.
La théologie de la libération se fonde sur les écrits de certains théologiens de l'Église catholique ainsi que sur les proclamations d'évêques parmi les plus en vue de l'Amérique latine. Mais dans son sillage, on trouve aussi des milliers de membres du bas clergé et des militants pauvres, organisés par millions dans les Communautés ecclésiales de base. La façon dont ces Communautés de base ont changé la vision de ceux qui viennent à elles pour y militer apparaît clairement dans les interviews réalisées par Madeleine Adriance et publiées dans Opting for the Poor ("Choisir les pauvres"). Quand elle demandait à des membres récents des Communautés de base pourquoi ils étaient pauvres, elle obtenait des réponses du style "c'est la volonté de Dieu" ; "à cause de nos péchés" ; "c'est pour éprouver notre foi". Autrement dit, les réponses traditionnelles du christianisme. Mais ceux qui étaient déjà dans la Communauté depuis un certain temps répondaient, paraît-il : "S'il ne pleut pas, c'est parce que les riches détruisent les forêts, c'est la disparition des arbres qui est la cause de la sécheresse". Ou encore : "Il y a deux classes, les riches et les pauvres. Les pauvres sont exploités, humiliés, oubliés. Ce sont les riches qui créent cette situation : les grands propriétaires ne pensent qu'à eux."
Mieux défendre l'Église
Ce n'est pas un hasard si la Conférence de Medellin s'est tenue en 1968, l'année du massacre des étudiants à Mexico, de la grève générale de mai-juin en France, du printemps de Prague, des insurrections noires aux États-Unis et de l'offensive du Têt au Vietnam. Une partie de l'Église catholique entendait par là donner une réponse au mouvement de radicalisation qui se répandait dans le monde, y compris en Amérique latine.
Au début, l'intention de l'Église visait avant tout à résoudre ses propres problèmes. L'Église catholique a toujours eu une influence considérable sur les masses pauvres d'Amérique latine. Mais, à partir des années cinquante-soixante, l'Église avait du mal, face à la concurrence des syndicats, des mouvements nationalistes, des partis de gauche et des Églises protestantes, à attirer les pauvres qui s'installaient dans les grandes villes en pleine expansion. Cette crise de l'Église se traduisit par une crise des vocations. Il n'y avait plus assez de prêtres pour couvrir les besoins des paroisses et l'Église voyait son influence diminuer sur la population pauvre.
La révolution cubaine de 1959 lui fit craindre que des révolutions semblables se produisent ailleurs et lui portent de nouveaux coups. Dans la foulée de la révolution castriste, de nombreux étudiants et intellectuels rejoignaient des groupes guérilléristes ou gauchistes. Ils entendaient lutter contre l'impérialisme américain et les classes dirigeantes locales qui maintenaient les masses dans une misère effroyable. La radicalisation toucha aussi d'autres couches sociales. Les ouvriers et les paysans se lancèrent dans des grèves de masse, des occupations de terres et toutes sortes de luttes sociales.
De nombreux étudiants d'origine bourgeoise se mirent à mépriser l'Église, parce qu'ils la voyaient se ranger du côté des oppresseurs. Là aussi, l'Église perdait du terrain. Cette crise grave fit prendre conscience à une partie du clergé que l'Église devait évoluer si elle ne voulait pas disparaître. Elle devait rétablir son influence sur la population pauvre et proposer une alternative au communisme. Comme le disait crûment le général des Jésuites, Pedro Arrupe : "La bataille contre l'athéisme se confond en partie avec la bataille contre la pauvreté, qui est une des causes de la défection en masse de la classe ouvrière." C'est ainsi qu'au milieu des années soixante, des fractions significatives du clergé latino-américain se tournèrent vers les pauvres.
L'exemple du Brésil
C'est au Brésil que la théologie de la libération est véritablement devenue un mouvement de masse parmi les pauvres. Au début des années soixante, le pays connut une période de radicalisation et de polarisation de la société, particulièrement dans le Nordeste, un État rural très défavorisé. La gauche catholique du mouvement étudiant et syndical fut emportée par cette radicalisation et se lança dans des actions concertées avec le Parti Communiste illégal. Pendant ce temps, les classes dirigeantes et les classes moyennes des villes glissaient, elles, vers la droite et réclamaient une intervention des militaires. La hiérarchie de l'Église s'interposa entre la droite et la gauche catholiques, parlant de réforme agraire et proposant la création de syndicats chrétiens de paysans pour faire pièce aux syndicats communistes. En novembre 1960, le Conseil national des évêques brésiliens avait déjà pris l'initiative à Natal, dans le Nordeste. Il y avait mis sur pied des centres pour le traitement des maladies et de la malnutrition où étaient aussi offerts des programmes d'alphabétisation, dans le but de promouvoir la foi chrétienne. Mais les militants sur place étaient inévitablement confrontés aux problèmes sociaux.
Les évêques s'étaient aussi adressés au gouvernement central de Janio Quadros et avaient obtenu 1,5 million de dollars pour le Mouvement éducatif de base de l'Église. Avec cet argent, ils avaient pu installer 1400 radios diffusant une éducation de base, mais aussi la messe. Dans de nombreux villages, les gens regroupés autour de la radio pour écouter les émissions éducatives assistaient aussi à la messe dite par l'évêque local. De telles réunions avaient pour l'Église l'avantage de suppléer jusqu'à un certain point au manque de prêtres. C'est à partir de 1963 que ces réunions furent officiellement transformées par l'Église en Communautés ecclésiales de base. Elles regroupaient de 20 à 30 personnes dans le but d'étudier la Bible et de chanter des cantiques, mais furent vite amenées par la situation elle-même à intervenir dans les luttes sociales de l'époque.
Lors du coup d'État de 1964, la plupart des évêques furent reconnaissants aux militaires d'avoir sauvé le pays du communisme. Ils tentèrent de collaborer avec le nouveau régime mais les militaires répondirent à ces avances en s'attaquant au clergé responsable du Mouvement éducatif de base. Les radios du Mouvement furent fermées, ses journaux censurés, ses prêtres arrêtés, torturés ou même tués. Face aux exactions du gouvernement, plusieurs évêques conservateurs prirent la défense des prêtres et des laïcs pourchassés. Comme, au même moment, les syndicats, le mouvement étudiant et la presse étaient aussi en butte à la répression, l'Église devint pour un temps la seule institution à avoir la possibilité de s'exprimer. Dans le but de développer son influence dans ces milieux, ainsi que parmi les pauvres, l'Église se fit leur porte-parole. De nombreux militants syndicaux ou autres trouvèrent alors dans l'Église un refuge où poursuivre leur activité. Et quand ils reprirent par la suite une activité syndicale classique, l'Église développa à travers eux son influence parmi les couches laborieuses et pauvres de la population.
L'une des conséquences de cette situation fut qu'une partie de la hiérarchie de l'Église se radicalisa. En 1967, sept évêques publièrent un message affirmant que le véritable socialisme n'était rien d'autre qu'un christianisme pleinement vécu, que les richesses devaient être partagées et que la révolution était dans certains cas une nécessité. Dans les années qui suivirent, le nombre des Communautés de base du Brésil passa à 80 000 ou 100 000, organisant entre un et deux millions de membres. De plus, des militants contraints à l'exil contribuèrent à exporter ces idées vers d'autres pays d'Amérique latine.
Extension et radicalisation du mouvement
Au milieu des années soixante, l'Église entreprit effectivement de se tourner vers les opprimés des autres pays d'Amérique latine. Mais quand des membres du clergé allaient vers les pauvres, ils étaient aussitôt confrontés, comme leurs prédécesseurs l'avaient été au Brésil, à la lutte des classes et à la nécessité de choisir son camp. Comme le disait Gustavo Gutiérrez, un théologien péruvien : "La lutte de classes est un fait et la neutralité est ici impossible. La lutte de classes fait partie de notre réalité économique, sociale, politique, culturelle et religieuse." Leurs anciens élèves découvraient dans les universités le marxisme et la théorie de la dépendance, qui proposaient des réponses aux problèmes de l'impérialisme et de la pauvreté en Amérique latine. De nombreux membres du clergé en vinrent à penser qu'il y avait là des idées bonnes à prendre.
La révolution cubaine les attira car elle paraissait sur le point d'accomplir des tâches que la simple charité n'osait même pas se fixer. Elle avait chassé les États-Unis de l'île, accompli une profonde réforme agraire et mis sur pied des programmes d'alphabétisation, de santé et de protection sociale. La révolution cubaine fut le modèle d'un prêtre colombien, Camillo Torres, qui organisa dans son pays un Front uni de paysans, travailleurs et habitants des bidonvilles. Il s'affronta durement à sa hiérarchie, finit par renoncer à la prêtrise et par rejoindre la guérilla menée par l'Armée Nationale de Libération. Il fut tué en 1966. Aux yeux de nombreux militants chrétiens, Camillo Torres devint un saint martyr, un apôtre de la révolution violente ayant démontré la futilité de toute réforme. Ces militants fondèrent des "groupes camillistes" en Colombie, au Venezuela, en Équateur, au Pérou et en Bolivie. Ils y répandirent ses écrits et ses discours, répétant sa célèbre proclamation : "Le devoir de tout catholique, c'est d'être révolutionnaire ; et le devoir de tout révolutionnaire, c'est de faire la révolution."
Ce fut au concile Vatican II, dont les réunions s'échelonnèrent de 1962 à 1965 à Rome, que les 600 participants venus d'Amérique latine esquissèrent une nouvelle politique, inspirée donc par une partie de la haute hiérarchie de l'Église. Dans les années qui suivirent, évêques et théologiens devaient faire la synthèse de leurs expériences récentes et de leurs premiers succès au niveau du renouvellement de l'influence de l'Église parmi les pauvres. Ils élaborèrent un programme qui servit plus tard de base aux documents présentés en 1968 à Medellin au nom de la théologie de la libération. En quelques années, une grande partie du clergé et des militants catholiques d'Amérique latine adoptèrent ces idées : les Communautés de base se multiplièrent et finirent par regrouper de deux à quatre millions de personnes.
C'est ainsi que l'Église catholique en crise réussit son virage en direction des masses pauvres. En conséquence, une fraction importante du clergé et des militants laïcs participèrent au mouvement de radicalisation de l'époque. La théologie de la libération était un mouvement large, avec un grand éventail d'opinions, dont certaines étaient nettement plus marquées à gauche que d'autres. Certains participants se réclamaient du socialisme. D'autres, non. Il y avait, par exemple, un groupe appelé Socialisme au Chili, soutenant la Révolution cubaine et Allende et affirmant qu'il n'y avait "pas d'alternative entre le capitalisme et le socialisme". Une petite minorité rejoignit telle ou telle guérilla. Certains catholiques, y compris aux sommets de la hiérarchie, finirent par aller beaucoup plus loin qu'ils ne l'imaginaient eux-mêmes au départ. Au Salvador par exemple, l'archevêque Romero, conservateur au moment de sa nomination, finit par justifier la violence quand elle était utilisée par les pauvres pour se défendre et fut assassiné par les escadrons de la mort salvadoriens.
D'abord et avant tout, une idéologie
La théologie de la libération se veut d'abord et avant tout une tentative de réponse à la question de savoir quelles sont les causes de la pauvreté en Amérique latine. Elle s'appuie sur une critique du capitalisme et exprime son soutien aux luttes des opprimés, mais à l'intérieur d'un cadre religieux. Pour elle, les causes de la pauvreté sont bien à rechercher dans l'organisation de la société, mais les idées qu'elle véhicule ne servent qu'à obscurcir la conscience des opprimés plutôt qu'à l'élever.
Par exemple, en 1971 au Chili, un groupe de prêtres déclarait que la pauvreté était le résultat du "système capitaliste, qui est lui-même le produit de la domination de l'impérialisme étranger, relayé par la classe dirigeante de ce pays." Mais derrière ce système social, se trouvait... le péché ! Selon Gustavo Gutiérrez, le plus célèbre des théologiens de la libération, "le péché, c'est la rupture avec le divin. Ce n'est pas quelque chose qui se passe seulement dans le secret des coeurs. Il trouve toujours sa traduction au niveau des relations interpersonnelles... et constitue donc la racine ultime de toute injustice et de toute oppression, comme de toutes les situations d'affrontement social... En affirmant que le péché est la cause ultime des conflits qu'on trouve dans l'histoire, nous ne nions nullement l'importance des raisons structurelles et des composantes objectives de ces conflits. Nous soulignons simplement le fait qu'ils ne se produisent pas au hasard et que derrière des structures injustes, on trouve toujours une volonté personnelle ou collective de rejet de Dieu et du prochain. De la même manière, nous pensons qu'aucune transformation sociale, aussi radicale soit-elle, ne pourra d'elle-même supprimer automatiquement tout le mal." Les théologiens de la libération, on le voit, ont gardé le bon dieu, le péché, la prière, le salut... et le rôle dirigeant d'une hiérarchie inspirée par le tout-puissant !
La théologie de la libération se distingue par sa "préférence pour les pauvres". Gutiérrez disait de Jésus : "Dans son évangile, il s'adresse d'abord aux pauvres. Il invective les riches qui oppriment et méprisent les pauvres." Les théologiens de la libération ont prétendu avoir puisé certaines de leurs idées dans le marxisme, qu'ils considèrent comme un outil scientifique valable. Mais il y a un abîme entre les conceptions sociales de Marx et celles de ces nouveaux théologiens. Pour Marx l'importance de la classe ouvrière ne venait pas de ce qu'elle était simplement "une classe souffrante". Il voyait en elle la classe qui, par sa position dans la société, possède la force de transformer et de réorganiser celle-ci. Le type d'intérêt que les théologiens de la libération portent aux pauvres leur vient, non de Marx, mais de la tradition chrétienne, qui s'est toujours penchée sur les pauvres, en tant qu'objets de charité, tout en soutenant les systèmes sociaux qui créent la pauvreté.
La théologie de la libération peut même s'accommoder de la nécessité d'abolir la propriété privée. Selon Leonardo Boff, théologien brésilien : "Le royaume de Dieu ne se trouve pas dans un quelconque autre monde ; ce n'est rien d'autre que le vieux monde transformé en monde nouveau." À quoi ressemblera ce monde nouveau ? Selon Gutiérrez, "ce n'est qu'en supprimant la propriété privée de la richesse créée par le travail humain que nous pourrons jeter les bases d'une société plus juste... Nous devons donc faire le choix de la propriété collective des moyens de production." Mais les théologiens de la libération prennent bien garde de ne pas parler de communisme. Et surtout, ils s'opposent à la révolution prolétarienne comme moyen d'arriver au socialisme. Aussi radicaux, aussi engagés dans les luttes sociales et politiques qu'ils apparaissent, ils n'ont jamais franchi cette ligne de démarcation. C'est pourtant, à notre époque, le critère décisif pour juger du caractère de classe d'un courant politique.
La théologie de la libération en actes
Les théologiens de la libération se sont en réalité contentés de rejoindre les mouvements existants. Leurs buts n'étaient pas de créer leurs propres partis politiques, comme l'Église avait pu le faire en d'autres temps. Ils collaborèrent plutôt avec tous les militants, y compris les militants socialistes ou communistes, engagés dans différents types de campagnes, dans les syndicats, les organisations de mal-logés, les organisations paysannes. Ce faisant, ils permettaient à l'Église de regagner l'influence qu'elle avait perdue dans ces secteurs de la population et, consciemment ou non, s'inscrivaient dans la perspective tracée par la hiérarchie ecclésiastique qui avait impulsé le mouvement. Les plus radicaux parmi les chrétiens de gauche, ceux qui adhérèrent aux partis s'affirmant socialistes ou rejoignirent les différentes guérillas, se réclamaient des principaux courants de gauche de l'Amérique latine d'alors : le castrisme cubain, le gouvernement Allende au Chili, les Sandinistes au Nicaragua, la guérilla salvadorienne et le Parti des Travailleurs au Brésil. Leur perspective, comme celle des groupes qu'ils rejoignaient, était de libérer l'Amérique latine, et non de préparer la révolution prolétarienne mondiale. En apportant leur soutien à tous ces mouvements, ils en épousaient les limites. Car malgré les références de ces mouvements au socialisme, malgré leur radicalisme, ils restaient tous nationalistes et, en refusant de lutter pour le pouvoir des travailleurs, laissaient en réalité le pouvoir de la bourgeoisie, celle d'Amérique latine comme celle du monde, intact.
Ce fut le cas, par exemple, de la révolution au Nicaragua, où le courant de la théologie de la libération possédait quelque influence. Le 11 décembre 1978, un prêtre, Gaspar Garcia Laviana, fut tué lors d'une attaque armée qu'il avait lui-même organisée. D'autres militants catholiques de gauche rejoignirent alors les Sandinistes, qui réussirent à renverser la dictature de Somoza. Le premier gouvernement sandiniste comprenait quatre prêtres et un certain nombre de ministres bourgeois. Ce gouvernement protégea la propriété bourgeoise de la terre, des moyens de production et du capital, y compris après le départ forcé de ses ministres bourgeois. Le régime sandiniste ne cessa d'encourager la bourgeoisie à investir, tout en essayant de récupérer une partie de ses richesses pour créer des programmes sociaux. Mais dans un pays aussi pauvre que le Nicaragua, la bourgeoisie ne pouvait que refuser ce genre de concessions. En butte aux attaques de l'impérialisme américain, qui soutenait les Contras, et de l'opposition bourgeoise, soutenue par la hiérarchie de l'Église catholique, les Sandinistes finirent par imposer l'austérité aux travailleurs et aux paysans. Évidemment, les chrétiens de gauche, à l'intérieur comme à l'extérieur du gouvernement, n'avaient rien d'autre à proposer. Le socialisme des théologiens de la libération, comme le sandinisme, ne visait finalement rien d'autre qu'à proposer des réformes à une société bourgeoise qui ne pouvait pas se les permettre.
La théologie de la libération s'était développée en opposition aux dictatures militaires du Brésil, de Bolivie, du Chili, de l'Uruguay, du Pérou, de l'Équateur et d'Argentine. Or, au cours de la dernière décennie, ces pays ont dans l'ensemble connu un fragile retour à la démocratie qui, ajouté à l'effondrement de l'Union soviétique et de l'Europe de l'Est, a amené les théologiens de la libération à remettre en cause quelques-unes de leurs hypothèses sur la propriété collective. La radicalisation des années soixante a fait place à un tournant à droite et la théologie de la libération a accompagné cette évolution. Dans le passé, elle s'était rapprochée des mouvements radicaux existants, sans rien proposer qui leur permette d'aller plus loin. Dans la période de recul, elle se contenta de reculer avec eux. Aujourd'hui, elle s'efforce plutôt d'œuvrer dans le cadre de la démocratie bourgeoisie. Ses militants ne sont plus du tout sûrs que le socialisme soit viable. Ils préfèrent placer l'accent sur la spiritualité. La théologie de la libération est toujours vivace en Amérique latine et certains de ses défenseurs se considèrent encore comme des socialistes et des révolutionnaires, mais le centre de gravité du mouvement s'est déplacé vers la droite.
On peut en prendre pour exemple le rôle joué par l'aile gauche de l'Église catholique dans le Parti des Travailleurs (PT) du Brésil, parti qu'elle contribua à fonder au début des années quatre-vingt. Les catholiques de gauche étaient regroupés dans le mouvement "Articulation", à l'aile droite du PT. Articulation proposait aux travailleurs une politique de réduction des salaires librement consentie, d'accords avec les partis bourgeois et de transformation du PT en parti plus ouvertement social-démocrate. Articulation était aussi partisan d'exclure du PT les militants de la gauche révolutionnaire - ce qui fut fait.
On pourrait aussi parler de l'attitude des catholiques de gauche sur un des principaux problèmes sociaux d'Amérique latine, l'oppression des femmes. Les gouvernements de tout le continent continuent, sous la pression de l'Église, de considérer l'avortement comme un crime. L'Église combat la contraception, rend le divorce difficile, sinon impossible, et soutient toutes les institutions qui maintiennent l'oppression de la femme. Sur toutes ces questions, les théologiens de la libération acceptent les positions réactionnaires de l'Église. Ils ne se sont jamais publiquement démarqués sur les questions de l'avortement, le contrôle des naissances ou le divorce, y compris quand leur attachement aux positions sexistes de l'Église compromettait, non seulement les intérêts de ceux qu'ils prétendent défendre, mais les intérêts mêmes de leur mouvement. Lors de l'élection de 1989 au Brésil, les candidats de la réaction utilisèrent le fait que la compagne de Lula (leader de luttes ouvrières et candidat du PT à l'élection présidentielle) avait subi un avortement comme argument pour déconsidérer le PT. Les militants catholiques du PT, opposés à l'avortement, insistèrent alors pour que, dans sa campagne, le PT ne défende pas comme il aurait fallu le faire la liberté de l'avortement.
Un dernier exemple est celui d'Haïti où un prêtre, Jean-Bertrand Aristide, fut élu président du pays, après avoir été un des leaders du mouvement de masse qui conduisit au renversement de la dictature de Duvalier. Une fois élu, il refusa de s'en prendre à la bourgeoisie et utilisa plutôt son influence pour freiner ceux qui désiraient aller plus loin. Après le coup d'État militaire, Aristide préféra s'en remettre à l'impérialisme américain pour retrouver son poste plutôt qu'aux pauvres d'Haïti, dont la théologie de la libération dit pourtant qu'ils doivent être les acteurs de leur propre libération. Le théologien de la libération au pouvoir s'est révélé n'être qu'un simple politicien bourgeois.
Dans le giron de l'Église
Le Vatican commença à s'en prendre à la théologie de la libération, accusée d'aller trop loin, quelques années après la réunion de Medellin. Le pape Jean-Paul II dénonça ceux qui décrivaient "Jésus sous les traits d'un militant politique, combattant la domination romaine et les autorités, voire engagé dans la lutte de classes. Cette conception qui présente le Christ comme une figure politique, un révolutionnaire, comme le révolté de Nazareth, n'est pas en accord avec l'enseignement de l'Église." Il entreprit de nommer des évêques réactionnaires au fur et à mesure que des postes se libéraient. Au Pérou, les centres sociaux de l'Église furent démantelés. À Recife, au Brésil, le bureau des droits de l'homme de l'archidiocèse fut fermé. L'énorme archidiocèse de Sao Paulo fut divisé pour affaiblir la position du cardinal Arns. Et Leonardo Boff, l'un des principaux porte-parole de la théologie de la libération, reçut l'ordre de se taire pendant une période de dix mois.
Les théologiens de la libération acceptèrent les coups avec résignation. Selon l'Argentin Enrique Dussel, "après 1972, les théologiens de la libération subirent la répression de la part des gouvernements mais aussi de la part de l'Église. La conséquence, cependant, en fut que les théologiens purent encore mieux s'identifier aux pauvres d'Amérique latine. Plus tard, Rome s'imagina qu'en critiquant l'un d'entre nous, elle pourrait mieux nous atteindre tous. Ce fut une erreur. Ce type de condamnation nous faisait au contraire de la publicité. Les théologiens de la libération sont réprimés, mal payés, menacés, etc. De ce point de vue, nous avons tous vécu la même chose. Mais nous sommes heureux car nous savons que l'histoire est avec nous. Nous sommes comme un groupe de frères étroitement unis. Il existe entre nous des liens puissants et d'une nature spéciale. Nous refusons de nous laisser exclure de l'Église : c'est notre Église et nous y resterons." Ainsi, malgré la répression, malgré leur connaissance de l'histoire de l'Église et du rôle qu'elle continue à jouer en Amérique latine, les théologiens de la libération ont choisi de rester dans cette institution réactionnaire. Au cours de périodes révolutionnaires, certains militants ont pu dire, comme David Chavarria Roca au Nicaragua, militant ouvrier et membre d'une communauté religieuse de gauche : "Je suis chrétien, mais il est évident que si un jour je devais choisir entre la religion et la révolution, je choisirais la révolution." Mais la plupart des théologiens de la libération, eux, ont jusqu'ici choisi la religion et pas la révolution. Et avec le glissement à droite de toute l'Amérique latine, on peut dire qu'ils s'en éloignent de plus en plus.
Les théologiens de la libération ne se contentent pas de rester dans l'Église, ils lui redonnent vie. Dans des pays où les pauvres s'éloignaient de l'Église, ils lui sont à nouveau attachés par centaines de milliers, par l'intermédiaire des Communautés de base. Des millions d'autres voient l'Église d'un œil plus favorable grâce à la théologie de la libération. Les théologiens de la libération sont devenus les représentants de l'Église parmi les pauvres. Il n'est pas surprenant que le Vatican n'ait finalement, malgré ses mises en garde, excommunié aucun d'entre eux. Il tient à les garder en laisse, une laisse que les théologiens n'ont pas envie de briser et à continuer de les utiliser pour ramener les moutons égarés au bercail.
La classe ouvrière et les masses pauvres d'Amérique latine s'émanciperont par leurs propres luttes. Mais l'une des conditions préalables pour que leurs luttes se transforment en révolution socialiste, c'est qu'ils aient une conscience plus grande du monde qui les entoure, du système social qui les opprime et de leur capacité à le changer. Cette conscience passe par la compréhension du rôle réactionnaire de l'Église et de la religion, qui sont des instruments de maintien de l'oppression existante. Quand les théologiens de la libération apprennent aux gens à lire, c'est bien sûr un pas en avant ; mais quand ils leur font lire la Bible et les enchaînent à des idées obscurantistes, c'est un pas en arrière. Quand les théologiens de gauche soutiennent les luttes des pauvres, ce n'est finalement qu'un moyen pour l'Église de combattre l'athéisme et le marxisme authentique. Leur histoire le montre : leur soutien aux luttes des opprimés n'est pas sans condition et il ne va pas jusqu'au bout, jusqu'à la conclusion qui rendrait la libération effective. Même sous ses formes les plus radicales, la théologie de la libération répand des idées réactionnaires parmi les travailleurs et les pauvres. Les travailleurs d'Amérique latine n'ont pas besoin de la théologie de la libération. Ils ont plutôt besoin de se libérer de la théologie.