Depuis décembre 1996, la France s'est engagée sur la voie de la disparition du monopole d'État du gaz et de l'électricité. La société nationale EDF-GDF (Électricité de France-Gaz de France) subit une triple transformation.
D'une part, elle éclate : le gaz d'un côté et l'électricité de l'autre. Et à l'intérieur de ces deux ensembles, la production est séparée du transport et de la distribution.
D'autre part, c'est la fin du monopole : EDF et GDF seront soumis à la concurrence de n'importe quelle société de gaz et d'électricité européenne. Chaque consommateur, au cours d'un processus étalé de l'an 2000 à 2007, pourra (et peut déjà pour certains) choisir son fournisseur.
Enfin l'ouverture aux capitaux privés va résulter de la transformation des sociétés d'État actuelles ayant le statut d'EPIC (entreprise publique à caractère industriel et commercial) en sociétés anonymes. Ce changement de statut est discuté par le Parlement français en juin 2004.
Les médias, les syndicats, l'opinion publique résument toutes ces transformations en parlant, pour simplifier, de la privatisation d'EDF et GDF. Mais c'est un raccourci car le changement est bien plus large et complexe et ne se limite pas à l'ouverture aux capitaux privés qui constitue le début de la privatisation.
Un processus à l'échelle du monde
Au cours de la seconde moitié du vingtième siècle, dans tous les pays y compris aux États-Unis, la majorité des sociétés de gaz et d'électricité dépendaient de l'État (ou de régions, de municipalités), ou tout au moins de sociétés placées sous contrôle public. Les situations étaient variables d'un pays à un autre. Il existait ici ou là des capitaux privés minoritaires. Parfois électricité et gaz étaient liés dans les mêmes sociétés, parfois ils étaient séparés. Mais partout il apparaissait comme normal et évident aux yeux de tous que l'énergie électrique et gazière devait dépendre de la puissance publique.
Le changement, à l'échelle du monde, s'est opéré en une dizaine d'années.
L'État pionnier en la matière à été la Grande-Bretagne. En 1986, la privatisation commençait avec le gaz et surtout en 1989, il y a quinze ans, elle adoptait l'Electricity Act par lequel le monopole public d'électricité était scindé en plusieurs sociétés privées de production (dont une avec le nucléaire demeurant momentanément au sein du secteur public), une de transport (haute tension) et plusieurs de distribution. Le tout sous la surveillance d'une commission de contrôle, dont la suite a montré qu'elle ne contrôlait pas grand-chose.
À partir de 1990, l'Union européenne est entrée dans la voie de la libéralisation du marché. Les différents pays de l'UE, Allemagne, Italie, Espagne, etc., ont adopté des rythmes différents. La France, très réticente au début (considérée comme le " mauvais élève "), a fini par s'y mettre elle aussi et par battre en brèche le monopole d'EDF-GDF.
Aux États-Unis la situation est complexe et variable selon les États. Deux lois fédérales, l'une datant de 1978, aux conséquences limitées, et surtout une autre datant de 1992 ont favorisé la concurrence et le secteur privé dans l'électricité. Cette évolution a été illustrée par le cas devenu célèbre de la Californie où la déréglementation a abouti au désastre de l'année 2000 avec des hausses de tarifs extravagantes et des coupures de courant dans l'État le plus riche de l'Union. Du coup, ce mauvais exemple a ralenti ou même annulé des mesures de libéralisation dans d'autres États des États-Unis.
Le Japon, l'Australie, la Nouvelle-Zélande, la Scandinavie ont été touchés par la vague de libéralisation. C'est même à l'échelle des quatre pays scandinaves (Norvège, Suède, Danemark, Finlande) qu'il existe une véritable bourse de l'électricité, le NordPool qui traite des quantités importantes, alors que partout ailleurs les bourses de l'électricité traitent des quantités faibles voire insignifiantes. Au Canada enfin, la situation est variable selon les provinces et certaines sont totalement ou partiellement libéralisées.
Ceci pour les pays industrialisés. Enfin dans les pays peu développés ou sous-développés d'Amérique latine, d'Afrique et d'Asie, la déréglementation et la privatisation se sont répandues très largement.
Bref, dans l'électricité et le gaz, le développement du secteur privé au détriment du secteur public ainsi que l'apparition de la concurrence là où elle n'existait pas constituent un phénomène mondial, qui s'inscrit dans la déréglementation générale de l'économie et qui concerne de nombreux autres secteurs comme la téléphonie, la poste, le rail, le transport aérien, dans les pays où ils étaient étatisés, etc.
Les monopoles d'État dans l'énergie constituaient une protection relative pour les consommateurs. À partir du moment où ce sont le marché et les capitaux privés qui priment, cette protection disparaît (même s'il est question un peu partout de créer des organismes de contrôle). Autrement dit, les consommateurs sont, ou vont être livrés à peu près sans défense à des compagnies dont la seule raison d'être est de réaliser des profits et non plus d'assurer un service public. Ce qui ne va d'ailleurs pas sans poser de sérieux problèmes dans le monde patronal, car parmi les consommateurs les plus importants, il y a les entreprises?
Il y a un demi-siècle, la création des services publics de l'énergie en France
Lorsque les premières sociétés électriques ou gazières sont apparues, à la fin du XIXème siècle, les réseaux étaient limités, locaux, et se raccordaient mal ou pas du tout entre eux. Les fréquences, les voltages étaient souvent disparates. Cependant le développement de l'électricité et son importance croissante dans l'économie ne pouvaient manquer tôt ou tard d'aboutir à une réglementation de la part des États.
Mais c'est la crise économique de 1929, pour certains pays, ou la Seconde Guerre mondiale pour d'autres, qui ont abouti à la prise de contrôle du secteur électrique, et souvent gazier, directement par les États.
Ainsi aux Etats-Unis, en 1935, sous la présidence de Roosevelt, une loi réglementait et limitait l'activité des holdings de l'électricité. Le secteur public s'est développé, d'autant plus que de grands travaux hydroélectriques ont été lancés à l'époque sous l'égide du gouvernement fédéral. Cela permit de protéger les consommateurs, mais surtout les industriels frappés par les faillites des compagnies privées d'électricité. Ce que la bourgeoisie ne pouvait plus ou ne voulait plus faire, c'était l'État qui le faisait à sa place, comme cela s'est produit dans d'innombrables circonstances.
En France, l'électricité et le gaz ont été nationalisés au lendemain de la dernière guerre mondiale. Avant guerre, les installations étaient déjà souvent petites et retardataires. Il y avait une foule de compagnies. Les six années de conflit n'ont pas arrangé les choses et l'ensemble était de plus en plus vétuste.
Au lendemain de la guerre, le pouvoir gaulliste appuyé par le Parti communiste a entrepris de remettre en selle le patronat. La création d'un secteur moderne de l'énergie était une nécessité pour l'ensemble de l'industrie. Pour construire les grands barrages hydroélectriques et les centrales thermiques, il fallait des capitaux énormes. La rentabilité n'en était pas assurée avant de longues années.
Les investisseurs privés, à la recherche de profits rapides se sont détournés de ce type d'investissements. Ce fut donc à l'État de prendre en charge la construction des centrales électriques. Et pour cela il procéda à la nationalisation du secteur, sous l'égide d'un ministre communiste, Marcel Paul, en créant, en 1946, Électricité de France et Gaz de France.
En France, comme dans plusieurs pays, gaz et électricité ont été liés. Mais ce n'était pas une nécessité technique, et dans d'autres pays leur sort et leurs compagnies ont été différents.
Un service public pour le patronat d'abord
Durant les cinquante-huit ans qu'a duré la nationalisation d'EDF et GDF, entre 1946 et 2004, il ne faudrait pas s'imaginer que l'entreprise d'État a fonctionné conformément à son intitulé, c'est-à-dire au service du public. Dès le départ EDF et GDF ont été conçus pour être avant tout un service pour le patronat.
Il faut savoir qu'aujourd'hui 30 % de la consommation d'EDF sont destinés aux gros industriels et à la SNCF. Encore 30 % vont aux clients dit " professionnels ", c'est-à-dire aux petites et moyennes entreprises, artisans, commerçants, professions libérales, etc. La clientèle dite des " particuliers " ne représente que 40 % de la consommation. Et c'est une proportion que l'on retrouve à peu près dans tous les grands pays industriels, exceptés certains pays spécialisés dans l'électrochimie ou l'électrométallurgie, comme la Norvège ou le Canada, pour lesquels la quantité d'électricité destinée aux grandes entreprises est encore plus importante.
Les grands patrons ont été largement favorisés par EDF-GDF, grâce à des tarifs très favorables, parfois même en dessous du prix de revient, au détriment des dizaines de millions de particuliers payant un prix très fort.
Autre façon de favoriser le grand patronat : la construction des centrales hydrauliques et thermiques d'abord, nucléaires ensuite, a entraîné des commandes considérables pour le BTP, le matériel électrique, les câbles, etc.
Enfin, lorsque dans les années soixante-dix la France s'est lancée dans le " tout nucléaire ", EDF a été contrainte de faire des emprunts énormes qui l'ont lourdement endettée, car, à cette époque, l'État a refusé de subventionner l'entreprise publique. Ces emprunts ont constitué une manne pour les organismes financiers prêteurs. Et les frais financiers, les intérêts de ces emprunts ont considérablement grevé? les factures des petits usagers.
Bref, le secteur privé a largement profité du secteur public.
Pendant toute une période, EDF a fait construire centrales nucléaires sur centrales nucléaires, dans l'espoir que la demande allait continuer à se développer. Mais avec la crise de la croissance, apparue il y a quelques décennies, il a bien fallu se rendre à l'évidence : la France était devenue surdimensionnée pour l'électricité (et de ce fait largement exportatrice vers ses voisins). Il ne servait plus à rien de construire de nouvelles centrales. EDF a donc cessé d'en faire et n'a plus eu besoin d'emprunter de l'argent. En quelques années, le fardeau de sa dette a diminué et les frais financiers ont diminué eux aussi. C'est uniquement grâce à cela qu'EDF a pu répercuter une partie de la diminution de la dépense sur les factures des usagers. Pendant quelques années, EDF a légèrement mais régulièrement diminué ses tarifs. Paradoxalement, le sort des usagers ordinaires s'est un peu amélioré par une conséquence curieuse de la crise de la croissance?
On en était là quand le mouvement de déréglementation des secteurs électrique et gazier s'est répandu dans le monde.
Les conséquences de l'ouverture des marchés étrangers pour EDF
Dans un premier temps, l'État français ne s'est pas précipité pour ouvrir le marché français à la concurrence. L'État ainsi qu'EDF ont freiné, faisant traîner les discussions à l'échelle de l'Union européenne ou appliquant avec lenteur les directives de l'UE.
Mais en même temps, EDF (et GDF dans une moindre mesure) a profité de l'ouverture des autres marchés à la concurrence pour acheter à tour de bras des sociétés étrangères. Il y eut des achats en Grande-Bretagne (London Electricity) en Allemagne (EnBW) en Italie, en Europe centrale, en Suède, en Suisse, en Amérique latine (Brésil et Argentine), etc. En tout pour 13 milliards d'euros.
Et on a assisté à ce paradoxe apparent d'une société nationale française fonctionnant à l'étranger exactement comme n'importe quelle société privée, pressurant ses clients, n'ayant pas le moindre respect du service public, exploitant sans vergogne le personnel, procédant à des licenciements, etc.
Mais ces achats massifs ont eu d'autres conséquences. EDF s'est remise à emprunter de l'argent pour financer ses acquisitions. Le fardeau de la dette qui allait en diminuant est reparti à la hausse. Et les factures des usagers ont subi le contrecoup de ces charges nouvelles. Les tarifs d'EDF qui diminuaient depuis quelques années se sont remis à augmenter. Et encore, pas autant que l'aurait souhaité la direction d'EDF, car l'État, pour des raisons politiques et électorales, a limité la gourmandise de celle-ci.
Bien que certaines acquisitions, notamment en Argentine et surtout au Brésil, se soient avérées désastreuses (EDF a englouti plus d'un milliard d'euros au Brésil !) la rentabilité financière d'EDF International a été supérieure à celle d'EDF France (où les tarifs sont limités par l'État).
Et du coup, la pression de certains milieux patronaux pour qu'EDF accepte d'ouvrir son capital est devenue très forte. L'électricité et le gaz sont des marchés très profitables et qui pourraient le devenir encore plus quand la France sera totalement ouverte à la concurrence et que les prix seront libérés. Les capitalistes ne voient pas pourquoi ils seraient écartés de cette source de profits.
C'est dans ces conditions que les réticences d'EDF et de l'État français face à la libéralisation se sont envolées.
Et c'est ainsi que, depuis 2000, en France, les très gros consommateurs d'électricité peuvent choisir leurs fournisseurs, et que les tarifs sont libres. En juillet 2004, les clients " professionnels " vont à leur tour basculer dans le marché ouvert (et les prix tout aussi ouverts !). Quant aux particuliers, il leur faudra attendre 2007 pour goûter aux " charmes " du libéralisme?
De la concurrence censée faire baisser les prix à l'exemple californien
La raison officielle claironnée partout pour justifier l'ouverture des marchés à la concurrence, c'est que celle-ci fera immanquablement baisser les prix.
Selon les autorités de l'Union européenne, par exemple, les vieux monopoles d'État ou de régions étaient lourds, bureaucratiques, sclérosés. La concurrence allait sélectionner les plus performants, et l'ensemble des usagers allait en profiter par des services meilleurs et des tarifs plus bas.
Et il est de fait que dans certains pays, et à certains moment, les prix ont baissé. En Grande-Bretagne par exemple, où l'ouverture du marché a coïncidé avec la diminution des centrales thermiques fonctionnant au charbon, remplacées par des centrales au gaz naturel qu'on venait de découvrir dans la Mer du Nord. Le gaz était, un temps au moins, plus économique que le charbon. Les prix ont donc baissé momentanément pour cette raison-là, mais pas à cause de l'ouverture du marché.
A contrario, on connaît d'innombrables exemples d'augmentation des prix. Celui qui est devenu un cas d'école étant la Californie, dont la crise électrique a culminé en 2000. Le mécanisme californien est extrêmement simple bien que des millions de victimes ne l'aient certainement pas compris à cause du tissu de mensonges qui a masqué toute cette affaire.
La déréglementation du marché en Californie a abouti à ce qu'une demi-douzaine de sociétés fournissait la quasi-totalité du courant de l'État. Ces sociétés voulaient, comme c'est naturel en régime capitaliste, faire le maximum de profits. On peut concevoir deux façons de faire des profits. La première, celle qui serait vertueuse selon les chantres du libéralisme, consiste à produire le maximum d'électricité au meilleur prix de façon à gagner des parts de marchés. Cela oblige à se livrer à une guerre permanente et sans merci entre sociétés concurrentes. C'est dangereux car on peut être ruiné.
La seconde façon, vieille comme les monopoles privés, consiste à s'entendre avec les concurrents afin de faire cesser la concurrence justement. Et plutôt que de produire toujours davantage, il vaut mieux faire l'inverse, c'est-à-dire restreindre la production. Si l'offre diminue alors que la demande, elle, ne diminue pas, eh bien, selon la loi du marché, les prix devenus libres augmenteront nécessairement. Et les profits pourront être bien supérieurs à ceux qui seraient obtenus dans une guerre économique entre concurrents, avec les risques en moins.
Les pays de l'OPEP lorsqu'ils voulaient augmenter les prix du pétrole n'agissaient pas autrement en essayant de réduire la production. La spéculation en provoquant la rareté est une vieille méthode. En France, au temps de l'Ancien régime et de la Révolution française, les " accapareurs " qui accumulaient du blé et des farines afin que les prix du pain montent, quitte à affamer le peuple, faisaient exactement la même chose.
Mais comment réduire la production d'électricité sans que cela se voie trop ? C'est simple : il suffit d'immobiliser telle ou telle centrale électrique sous prétexte de travaux d'entretien par exemple. Les travaux d'entretien sont d'ailleurs indispensables de temps en temps. Qui ira vérifier leur nécessité ici ou là ? Et c'est ainsi qu'en Californie, on a vu une des sociétés privées avoir jusqu'à 46 % de ses capacités de production non utilisées. Un chiffre invraisemblable et qui montre l'escroquerie. Mais les producteurs ont prétendu qu'on ne leur avait pas permis de faire à temps les investissements nécessaires et que c'était pour cela qu'ils devaient arrêter les centrales.
Mais l'électricité possède encore une propriété qui la distingue, d'un point de vue marchand, du pétrole ou du blé : on ne peut pas la stocker. On doit consommer instantanément ce que l'on produit et inversement produire à chaque instant tout ce que l'on consomme. Que se passe-t-il si la production est insuffisante ? Il y a risque de détériorer les installations. Et c'est pour cela qu'il est prévu des mécanismes automatiques pour disjoncter telle ou telle partie du réseau. Dans ce cas, si le courant n'est pas coupé dans une partie du réseau pour l'isoler du reste, eh bien, c'est l'ensemble du réseau qui risque de s'effondrer. En Italie, le 28 septembre 2003, tout le pays a été plongé dans le noir à cause d'un incident sur une ligne à haute tension dans les Alpes et de l'absence de vigilance et de réactivité des autorités chargées du transport.
C'est pour éviter, prétendaient-elles, d'en arriver là, que les sociétés d'électricité californiennes ont procédé à de nombreuses coupures. Ces coupures n'étaient absolument pas nécessitées par la situation, mais elles ont servi à mettre l'ensemble de l'État et de la population en condition pour justifier les hausses fantastiques des tarifs. Certains observateurs estiment que les derniers 5 % de kilowattheures en plus ou en moins peuvent faire bondir les prix à des sommets extravagants. C'est très exactement ce qui s'est produit en Californie.
Mais l'exemple californien, s'il est extrême, n'a rien d'exceptionnel. C'est même en train de devenir le cas général. Car à peu près partout on se trouve dans la situation où il y a un tout petit nombre de producteurs pour fournir tel ou tel marché. Et demander aux capitalistes de ne pas spéculer de cette façon, c'est demander au diable d'être raisonnable ! Et puis il existe d'autres astuces : ainsi en Suède, les producteurs d'énergie hydroélectrique s'étaient arrangés pour vider l'eau des barrages juste avant la saison où on en avait le plus besoin. L'eau manquant, l'électricité a donc manqué.
Est-ce qu'une telle situation pourrait se produire en Europe et en particulier en France ? Dans l'immédiat c'est peu probable car, la France étant exportatrice, il serait hasardeux d'invoquer une sous-production. Mais d'ici quelques années, si on veut bien se servir du prétexte du vieillissement des centrales nucléaires qui demandent de plus en plus d'entretien, pourquoi pas ? La Californie n'est peut-être pas si loin qu'on croit?
La réponse des autorités à ce genre de problème, c'est de créer des organismes de surveillance et de régulation. Il en existe un peu partout, comme il en existait? en Californie. Rouler ces autorités - parfois complices d'ailleurs - c'est un sport dans lequel sont passé maîtres les électriciens. Et puis, la meilleure régulation n'est-elle pas l'État ? Si c'est pour déplorer, après coup, les méfaits du marché, alors à quoi bon dénationaliser ?
Les aberrations de la concurrence
Lorsqu'un client achète une voiture par exemple, plutôt qu'une autre, le fournisseur et l'auto ne sont pas les mêmes. Rien de tel pour l'électricité. Excepté quelques très gros industriels pouvant avoir des lignes particulières, tous les autres sont branchés sur le même réseau et fournis par les mêmes centrales.
Si un client du sud de la France achète son courant à un fournisseur du nord de l'Allemagne, les électrons ne vont pas traverser une partie de l'Europe. Le client français du sud continuera à être alimenté par une centrale, vraisemblablement nucléaire, du sud de la France même s'il est censé acheter de l'électricité produite par une centrale à gaz naturel des rives de la Mer du Nord. La concurrence est techniquement, dans la quasi-totalité des cas, fictive. L'autorité de régulation va s'assurer que le producteur allemand a effectivement produit l'électricité achetée, mais qui ira à un autre client, et qu'il s'est bien acquitté du péage à la société qui gère le réseau haute tension pour le transport fictif de l'électricité. Si un client de sensibilité écologiste veut acheter de l'électricité " verte ", il payera une surtaxe pour encourager les éoliennes mais aura toutes les chances de consommer du courant issu d'une centrale thermique ou même nucléaire. Ajoutons qu'en cas de coupures " à la californienne ", tous les clients, quels que soient les fournisseurs qu'ils auront choisis, seront privés de courant s'ils ont le malheur d'être situés dans le mauvais secteur. Voilà le genre d'aberration auquel aboutit le marché de l'électricité. En fait l'électricité s'adapte très bien à un service public, et absolument pas au marché.
La création des concurrents à EDF
EDF occupe en France une position tellement dominante qu'il n'est pas facile de lui susciter des concurrents dans le pays même. Toutefois, lors de la nationalisation de 1946, certains secteurs avaient échappé à EDF. Lorsque des consommateurs étaient à la fois producteurs de leur propre courant, comme la SNCF ou les Charbonnages, ils avaient conservé leurs centrales électriques. Plus tard, lors de l'aménagement du Rhône, la CNR, Compagnie Nationale du Rhône, devint propriétaire d'un chapelet de centrales hydroélectriques sur ce fleuve.
Eh bien, c'est en bradant ces morceaux du secteur public aux intérêts privés que l'État a tenté de créer des concurrents à EDF. Ainsi la CNR a été cédée à Electrabel (Électricité de Belgique, elle-même filiale du groupe Suez). Même chose pour les centrales hydrauliques qui fournissaient une grande partie du courant de la SNCF.
Quant à la SNET, filiale des Charbonnages de France, elle a été vendue au groupe espagnol Endesa.
Et, d'un autre côté, l'aéroport de Lyon Satolas à choisi Electrabel (avec le courant de l'ex-CNR !) comme fournisseur. De même que l'arsenal de Cherbourg ou encore? le ministère des Finances à Paris Bercy. Autant de gestes qui ne pèsent pas très lourd sur le marché de l'électricité mais témoignent de la volonté des pouvoirs publics d'inventer une concurrence là où elle n'avait pas lieu d'être.
EDF contre GDF
L'une des opérations qui paraissent les plus stupides, c'est d'avoir séparé EDF de GDF. Les directions sont déjà séparées depuis longtemps, mais il est prévu que certains services restent communs encore longtemps.
L'un des arguments de vente des sociétés actuelles à leurs clients consiste à proposer des offres multiservices, entendez par là que le producteur vendra à la fois de l'électricité, du gaz, voire de la chaleur. Dans ces conditions, il semblerait logique qu'EDF et GDF restent associés. D'ailleurs en Allemagne, le principal producteur électrique Eon a absorbé le principal gazier, Ruhrgas.
Eh bien, en France, non ! Ainsi EDF recherche maintenant des partenaires gaziers pour une association afin de proposer du gaz, et GDF va s'allier sans doute à Electrabel pour fournir de l'électricité. C'était bien la peine de les séparer !
Les prix : en hausse toute !
L'argument selon lequel l'ouverture du marché devrait faire baisser les prix est d'ores et déjà complètement contredit par la réalité? en attendant une suite prometteuse.
En France, les prix sont libres pour les très gros consommateurs (industriels et chemins de fer) depuis 2000. Eh bien, ces prix-là ont augmenté dans des proportions énormes.
Ainsi l'Union des industries utilisatrices d'énergie, l'Uniden, ne cesse de protester contre le " dévoiement " du marché, parlant d' " escroquerie " et d' " entente " des principaux producteurs européens sur les prix, qui sont tous les mêmes en Europe. En mars 2004, le président de la SNCF, Louis Gallois, a dénoncé une hausse brutale des tarifs de 40 % en 2004, la facture d'EDF passant de 345 millions d'euros à 467 millions. À quoi EDF a répliqué que les prix étaient " anormalement bas " , que le marché " a été corrigé à la hausse " et que " tous les concurrents se fondent sur le marché de gros européen ". Et il est de fait que la SNCF n'a pas trouvé moins cher ailleurs, sinon elle aurait choisi un concurrent d'EDF. Le plus comique, c'est que la SNCF avait accepté auparavant de se défaire des centrales hydroélectriques qu'elle possédait et qui assuraient le quart de son approvisionnement. La SNCF entreprise nationale a donc été roulée par l'État et par une autre entreprise publique, EDF. C'est véritablement un univers impitoyable?
À la veille de l'ouverture du marché aux clients " professionnels ", les trois millions qu'on trouve dans les pages jaunes des annuaires du téléphone, Roussely, le président d'EDF, a déclaré que l'ouverture du marché " ne conduira pas automatiquement à une baisse des prix ". C'est un euphémisme, car la CGT fait état d'une note interne d'EDF prévoyant des hausses de l'ordre de 10 à 15 %.
Les patrons, gros et petits, qui souvent appelaient de leurs vœux l'ouverture du marché, sont en train de mesurer les bienfaits du " libéralisme " et de la concurrence. Ce n'est pas nous qui irons les plaindre.
Pour le moment, les tarifs des trente millions d'usagers ordinaires sont toujours encadrés par l'État, et échappent à ces hausses folles. Mais en 2007 ils devraient à leur tour être plongés dans le marché libre et le pire est donc à craindre.
Ce qui se passe en ce moment en France n'est pas exactement un processus " à la californienne ", pas encore. Cela résulte du fait que l'électricité produite par le nucléaire est une des moins chères. Et maintenant qu'EDF peut augmenter ses tarifs dans les secteurs soumis à la concurrence, elle s'aligne sur ses concurrents. Il en résulte pour elle une possibilité de gros bénéfices pour les 10-15 ans à venir, jusqu'au moment du renouvellement des centrales nucléaires. Et d'ici là, les capitaux privés sont tout particulièrement intéressés.
On parle moins du prix du gaz, mais la situation est tout aussi scandaleuse. Les tarifs du gaz sont indexés sur le prix du pétrole sans aucune justification technique ni de marché. Il peut parfaitement y avoir pénurie relative de pétrole et surplus pour le gaz. Dans tous les cas, si le pétrole augmente, le gaz augmente. Or le pétrole connaît en ce moment des hausses vertigineuses, et les compagnies gazières encaissent silencieusement des bénéfices faramineux?
L'ouverture du capital d'EDF et GDF et la privatisation
Le débat actuel porte sur l'ouverture du capital ou la privatisation d'EDF et GDF. En principe on parle d'ouverture du capital lorsque l'État reste majoritaire et de privatisation lorsque c'est le secteur privé qui est majoritaire.
La raison officielle invoquée pour cette ouverture au secteur privé, c'est que GDF et EDF auraient besoin d'argent. Roussely, le président d'EDF, déclare qu'il lui manque 10 à 15 milliards d'euros. Mais pour quoi faire ? Pour améliorer le réseau, enterrer les lignes, rénover les vieilles centrales ? Il n'en est jamais question. D'ailleurs si c'était de cela qu'il s'agissait, on aurait beau jeu de faire observer à Roussely qu'EDF ne manque pas d'argent puisqu'elle a racheté en quelques années pour 13 milliards d'euros de sociétés étrangères.
En réalité, les milliards que voudrait obtenir Roussely n'ont d'autre but que de servir à de nouvelles spéculations à l'échelle du monde, de façon à constituer un groupe financier dans l'électricité capable de se mesurer aux plus grands. On est de plus en plus dans le monde de la finance et de la spéculation et de moins en moins dans celui de l'électricité et du service public. Et ce sont les consommateurs qui sont appelés, par l'augmentation des tarifs, à financer l'ouverture du capital et les spéculations d'EDF.
Et c'est la même chose pour le secteur gazier - à cette différence près que GDF pesant beaucoup moins lourd en terme de capitaux pourrait se voir un jour racheté par un groupe financier étranger, comme cela s'est passé pour les compagnies électriques britanniques issues de la privatisation.
Les partisans de l'ouverture du capital invoquent souvent la nécessité d'être en règle avec l'Union européenne. Or dans cette affaire, si Bruxelles a bien imposé l'ouverture du marché, elle n'a jamais demandé ni l'ouverture du capital ni la privatisation d'EDF et de GDF. Bien entendu les dirigeants européens, qui sont des libéraux convaincus, souhaitent pour l'électricité et le gaz qu'il n'y ait plus que des sociétés privées. Cependant il n'ont jamais imposé l'ouverture du capital. EDF et GDF pourraient parfaitement rester des entreprises nationales à 100 %. Ce sont les directions de GDF et d'EDF, l'État, et une partie du patronat qui ont voulu l'ouverture du capital aujourd'hui, et qui voudront peut-être la privatisation demain.
Dans ces conditions, vers quoi s'achemine-t-on ?
Tout d'abord, conséquence de l'éclatement, il y aura pour l'électricité (comme pour le gaz) une société de production. Elle continuera sans doute à s'appeler Électricité de France (et une autre s'appellera Gaz de France). L'électricité étant essentiellement d'origine nucléaire, il est probable que cette société restera entre les mains de l'État, les investisseurs privés n'ayant vraisemblablement pas envie de risquer des capitaux dans un secteur où il faudra des investissements considérables pour renouveler les centrales et où des incidents voire des accidents peuvent entraîner des dépenses gigantesques. Cela étant dit, ce n'est pas une certitude, car, après tout, dans bien des pays (États-Unis, Grande-Bretagne) le nucléaire est privatisé.
Le transport (les lignes à haute tension) est déjà séparé d'EDF sous le nom de RTE, car l'ouverture du marché impose que le transport soit séparé de la production pour ne pas favoriser de manière déloyale tel ou tel producteur. Le transport, qui vit des péages des sociétés utilisatrices, est souvent très rentable et attire les capitaux privés. La distribution sera également ouverte au secteur privé. Mais il est probable que c'est EDF International qui attirera le plus les capitaux spéculatifs.
En tout cas, l'ouverture du capital, voire la privatisation d'EDF se fera sans doute à la carte, plus ou moins (voire pas du tout) selon l'intérêt des morceaux résultant de l'éclatement. Et ce sera la même chose pour Gaz de France.
Les conséquences pour le personnel
Il faut savoir que, depuis déjà plusieurs années, les conditions de travail des salariés d'EDF et GDF se sont considérablement aggravées. La raison invoquée pour justifier l'accroissement de la charge de travail alors que les effectifs diminuent, c'est qu'il faut être capables " d'affronter la concurrence ". On mesure aujourd'hui tout ce que cet argument avait de mensonger lorsqu'on constate que les tarifs d'EDF étaient largement inférieurs à ceux de la concurrence. Mais sans doute sert-on le même langage aux travailleurs des entreprises concurrentes pour les faire travailler davantage.
Sarkozy et Roussely prétendent que la transformation d'EDF et GDF en sociétés anonymes n'aura aucune conséquence sur le sort des salariés et sur leur statut. Mais c'est faux. En particulier en ce qui concerne les retraites. Jusqu'à présent, les salariés d'EDF-GDF n'avaient pas de caisse de retraite spécifique, c'était l'entreprise qui payait sur son compte d'exploitation. Par ailleurs, les agents partent en retraite au bout de 37,5 années de cotisations.
Mais les capitalistes intéressés par EDF et GDF ne veulent pas continuer à payer de cette façon les retraites du personnel. Ils veulent se débarrasser du " fardeau des retraites ". EDF et GDF ont donc décidé de transférer les retraites sur la collectivité en créant une caisse qui sera " adossée à la Sécurité sociale ".
Il va en résulter immédiatement une hausse d'environ 4 % des cotisations retraites des agents. Les entreprises ont promis de compenser financièrement cette hausse. Et c'est ainsi que lors de la dernière augmentation générale des salaires, le personnel a appris qu'il s'agissait justement d'une partie de la fameuse compensation. Autrement dit EDF et GDF ne compensent rien du tout, mais baptiseront " compensation " les prochaines hausses de salaires jusqu'à concurrence des 4 %.
En outre, il a été clairement annoncé que le régime des 37,5 années de cotisations pourrait être remis en cause et aligné sur les 40 années comme pour le reste des salariés.
Pour le moment, il s'agit du seul changement dont on peut être certain à brève échéance. Mais ensuite tout est à craindre. Les conditions de travail vont continuer à s'aggraver pendant que les effectifs vont diminuer. Et surtout, d'ici quelque temps, la garantie de l'emploi risque d'être remise en cause comme partout ailleurs.
Le système des œuvres sociales, relativement avantageux car il bénéficie de 1 % du chiffre d'affaires de l'entreprise, risque fort lui aussi d'être à terme remis en cause.
Bref, au désastre immédiat sur les retraites s'ajoutent des perspectives de reculs dans tous les domaines.
Les responsabilités de la gauche et des syndicats
Aujourd'hui le PS se donne l'allure d'opposant au changement de statut d'EDF et GDF. Mais ce n'est qu'une opposition de façade.
En ce qui concerne l'ouverture du marché, cela s'est décidé au moment où la droite était aux affaires. Mais en 2002, lors du sommet de Barcelone, Jospin et Chirac présents tous les deux ont entériné l'ouverture du marché aux clients " professionnels " (celle de juillet 2004) et aux particuliers en 2007. Bref, il y a le traditionnel relais gauche-droite, l'une des formations politiques commençant le processus, et l'autre le poursuivant.
En ce qui concerne l'ouverture du capital, cela s'est fait lorsque la gauche n'était pas au pouvoir. Mais les " ténors " du PS n'ont pas manqué de donner leur point de vue.
Ainsi Strauss-Kahn a déclaré qu'il ne fallait pas " graver dans le marbre le seuil de 50 % " (d'ouverture du capital d'EDF), c'est-à-dire qu'il s'est prononcé, lui, clairement pour la privatisation. Quant à Fabius, il a dit : " Une entreprise comme GDF doit voir sa structure ouverte, et c'est également le cas pour EDF? ".
Le PS a beau déclarer aujourd'hui qu'il a tiré les leçons de l'histoire, celles de France Telecom et des expériences de dérégulation de l'énergie, il a beau multiplier les amendements au Parlement, le fait est qu'il ne s'est opposé ni à l'ouverture du marché, ni à celle du capital.
La responsabilité syndicale, et en particulier celle de la CGT, majoritaire à elle seule dans le personnel EDF et GDF, est aussi écrasante.
Rappelons que la CGT avait appelé à signer l'accord sur les retraites avec la direction, celui qui prévoit la création d'une caisse autonome liée à la Sécurité sociale. L'accord en question, hypocritement appelé " relevé de conclusions ", avait été rejeté par les agents lors d'un référendum au début de l'année 2003. Du coup la CGT avait préféré ne pas signer? ce qui n'avait pas empêché les directions d'EDF et GDF d'estimer que ce texte était adopté du moment que d'autres syndicats signaient.
Rappelons aussi que le précédent secrétaire général de la CGT, Denis Cohen, avait déclaré, dans une interview, admettre qu'EDF et GDF puissent faire appel à des capitaux extérieurs en cas de besoin !
Cette complicité de la gauche explique pourquoi la droite a pu relativement facilement modifier le statut de GDF et EDF, alors que l'écrasante majorité du personnel y est opposée, et que l'opinion publique est plutôt contre.
Les partisans de l'ouverture du marché et de l'ouverture du capital prétendent que tout ceci était " inéluctable " et qu'il en résultera au bout du compte une amélioration pour les consommateurs.
En réalité, rien n'était inéluctable, et l'Union européenne aurait pu décider de créer un service public du gaz et de l'électricité à l'échelle de l'Europe. En choisissant la déréglementation, elle a décidé, comme l'État français, que les requins de la finance seraient lâchés. Il ne peut en résulter que désastres pour les usagers et le personnel.
24 juin 2004