Guadeloupe - Les nationalistes à la recherche d'un second souffle

Εκτύπωση
Janvier-Février 1998

Au mois de juin dernier, deux nouvelles organisations nationalistes se sont créées en Guadeloupe, le Mouvement Guadeloupéen et le KLNG (Konvoi pou Libérasion a Pèp Gwadloup/ Entraide pour la libération du peuple guadeloupéen).

Un courant indépendantiste minoritaire existe depuis plus de trente ans en Guadeloupe, dans cette petite île des Caraïbes, vieille possession coloniale de la France, transformée en 1945 en "département d'outre-mer". Et depuis quelques années, la principale organisation nationaliste, l'UPLG (Union Populaire pour la Libération de la Guadeloupe), après avoir été une organisation militante opposée au pouvoir qu'elle dénonçait comme pouvoir colonialiste, se prétendant dans une opposition radicale, opposée en particulier à toute participation à des élections "françaises" dont elle contestait la légitimité, tente de se frayer une voie dans la vie politique officielle en cherchant à occuper des postes et des positions et en participant aux élections. Cette orientation a eu pour conséquence une relative dispersion des militants nationalistes dont beaucoup n'approuvaient pas le nouveau cours électoraliste de l'UPLG. Aujourd'hui, les cadres et les notables de la mouvance nationaliste font une tentative pour recomposer l'ensemble du mouvement nationaliste, à la recherche d'un second souffle.

Une laborieuse reconversion : du gong au mouvement guadeloupéen !

Des deux courants incarnés respectivement par le Mouvement Guadeloupéen et par le KLNG, c'est incontestablement le premier qui donne le ton à l'ensemble de la politique des nationalistes de la Guadeloupe.

Le Mouvement Guadeloupéen est la nouvelle dénomination sous laquelle apparaît l'UPLG que ses dirigeants ont dissoute en juin dernier. L'UPLG, créée en 1978, était elle-même issue du GONG (Groupe d'Organisation Nationale de la Guadeloupe), première organisation indépendantiste fondée en 1963 par des militants se revendiquant alors du maoïsme. Le GONG se proclamait partisan des méthodes radicales et prétendait arracher l'indépendance pour reprendre son jargon d'alors par "la révolution démocratique nationale et populaire", expression utilisée plus fréquemment sous la forme des initiales RNDP. Son successeur, l'UPLG, s'était créé avec pour objectif politique affiché l'indépendance de la Guadeloupe.

Cette organisation a conquis un certain crédit dans une fraction de la population, en parvenant à organiser et à encadrer un certain nombre de luttes parmi les petits paysans, mais aussi parmi les ouvriers agricoles de la canne à sucre travaillant sur des terres appartenant à de grosses sociétés françaises ou à des propriétaires fonciers békés (blancs locaux descendant des anciens esclavagistes).

Les médecins, avocats, architectes, enseignants qui constituaient l'encadrement de l'UPLG, se prévalant de ces luttes, se présentaient comme d'authentiques défenseurs des paysans pauvres et des ouvriers agricoles. Ils avaient pu faire illusion auprès d'un certain nombre de petits paysans pauvres et de travailleurs agricoles et auprès de leur propre base militante, constituée essentiellement d'étudiants ou d'ex-étudiants et de jeunes des quartiers urbains. Ce furent ces mêmes militants qui furent à l'origine avant même la création de l'UPLG de l'UTA, Union des Travailleurs Agricoles, qui dirigea de grandes grèves qui se déroulèrent pour ainsi dire tous les ans de 1971 à 1978, puis de l'UGTG (Union Générale des Travailleurs Guadeloupéens). Opposant son militantisme à l'indolence des organisations syndicales traditionnelles, profitant aussi d'une période de montée des sentiments d'oppression raciale dans la population laborieuse, l'UGTG est parvenue à créer des sections dans un grand nombre de secteurs, devenant l'un des syndicats les plus importants de l'île, ce qu'il reste encore aujourd'hui..

Quand les masques tombent

Mais lorsque la mobilisation des paysans et des ouvriers agricoles de la canne retomba, les dirigeants de l'UPLG utilisèrent le crédit gagné au cours de ces luttes pour se faire une place sur le terrain politique et se trouver des places de notables. Ils commencèrent par tenter de conquérir des postes et des positions dans différentes institutions officielles liées au monde agricole (genre SAFER, etc.), puis à briguer des postes électifs. Certains d'entre ceux-là ou d'autres, poussant jusqu'au bout la logique de leurs positions politiques, se transformèrent carrément en gros ou moyens exploitants agricoles et dirigent aujourd'hui des Unions de producteurs de banane ou de canne. Adeptes de plus en plus ouverts d'un "capitalisme local", ils achètent des terres, montent des sociétés avec tout ce que cela implique comme liens tissés avec les dirigeants politiques officiels des assemblées locales et les milieux d'affaires, békés ou autres.

Et quand leurs intérêts sont en jeu, ils n'hésitent pas à s'en prendre ouvertement aux travailleurs. Le dernier exemple en date est celui de ce dirigeant nationaliste, par ailleurs dirigeant de l'Union de producteurs de banane de Guadeloupe et Martinique, qui a récemment porté plainte contre des travailleurs de la banane en grève au mois de décembre dernier, qu'il accuse d'avoir saboté une partie du matériel de sa plantation. On peut citer aussi cet avocat, membre dirigeant du Mouvement Guadeloupéen, défenseur officiel des gros propriétaires de bananeraies, que les travailleurs de la banane en grève ont trouvé en face d'eux lors des négociations.

Et ce ne sont là que quelques exemples parmi les plus récents.

De l'indépendance nationale au "souverainisme"

Ainsi, le Mouvement Guadeloupéen s'affirme de plus en plus comme un parti bourgeois classique qui veut une place plus grande dans les instances politiques officielles. Pour cela il faut passer par les élections. Aujourd'hui, pour y parvenir, même la revendication d'indépendance nationale est mise en sommeil au profit de celle plus vague du "changement de statut", voire du "souverainisme", barbarisme repris du vocabulaire politique du Parti Québécois du Canada francophone. Un représentant de ce courant politique était du reste présent lors du lancement du Mouvement Guadeloupéen !

L'UPLG a donc transformé jusqu'à son nom pour se donner aux yeux du pouvoir et de la classe possédante une image plus respectable.

Elle a officiellement abandonné son objectif antérieur, la création d'un Etat guadeloupéen indépendant. Il faut dire que ni la bourgeoisie autochtone, dont cette organisation vise à représenter les intérêts, ni même cette vaste couche de petits-bourgeois où elle trouve son soutien, n'aspirent nullement en cette période à l'indépendance politique complète vis-à-vis de l'impérialisme français. La richesse toute dérisoire par rapport à celle de la bourgeoisie des pays impérialistes, mais richesse quand même ! de la mince couche de la bourgeoisie autochtone comme d'ailleurs les privilèges de la petite bourgeoisie sont largement liés à la présence de l'Etat français. Cette classe sociale est, avec la bourgeoisie de la métropole ayant des intérêts en Guadeloupe, la principale bénéficiaire des subsides versés aux divers titres "d'aide" de l'Etat français à la Guadeloupe. En revanche, les notables représentant les intérêts de cette classe souhaitent gérer ces fonds eux-mêmes, au mieux de leurs intérêts et de ceux de leurs mandants, sans que l'Etat français s'en mêle.

En mettant sous le boisseau l'objectif de l'indépendance, les dirigeants de l'ex-UPLG savent qu'ils ne prennent que peu de risques, sauf celui de voir s'éloigner quelques farouches indépendantistes qui iront alors peut-être grossir les rangs du KLNG, la tendance nationaliste concurrente. Mais ce risque est limité car le sentiment national n'a jamais été dominant au sein de la population de Guadeloupe. Et les nationalistes ont surtout gagné du crédit par le passé parce qu'ils ont su s'appuyer sur des mouvements sociaux touchant des milliers de petits paysans ou d'ouvriers agricoles.

Certes, il continue à exister un sentiment anticolonialiste, une certaine aspiration à ne plus dépendre de décisions prises à 7 000 kilomètres par des hauts fonctionnaires complètement détachés des problèmes réels qui se posent dans lesdits "départements d'outre-mer". Ces sentiments sont sous-tendus par la persistance de certaines discriminations, d'inégalités économiques, de retards de développement importants, entre la France et ses territoires d'Amérique.

Ceux-ci sont légalement considérés depuis plus d'un demi-siècle comme "départements" au même titre qu'un département de France. Mais, le chômage y est plus important, les salaires plus bas dans les entreprises du secteur privé, la direction de l'administration et des entreprises est assurée par des Blancs alors que la majorité de la population est noire. C'est toute cette situation qui entretient un certain sentiment d'oppression raciale et de dépendance. Jusqu'à présent, l'impérialisme français est parvenu à maintenir une relative stabilité par les transferts sociaux, les aides sociales et économiques de toutes sortes. Ce sont des miettes et elles n'empêchent pas la misère ni le chômage endémiques qui touchent près de la moitié de la population active. Mais elles contribuent à maintenir un niveau de vie bien supérieur à celui des îles indépendantes voisines, comme la Dominique ou Antigua, sans même parler bien sûr d'Haïti.

Ce sont ces garde-fous mis en place par l'impérialisme français qui contiennent jusqu'à présent l'explosion sociale.

Même à l'époque de leur cours "radical" et lorsqu'elles en avaient les moyens, les organisations nationalistes n'ont nullement voulu s'appuyer sur des luttes d'envergure des couches ouvrières et paysannes comme fer de lance de la lutte contre l'impérialisme français. Elles étaient trop étrangères aux intérêts propres de la classe ouvrière pour cela et elles craignaient trop, d'une crainte de classe, que se développent des luttes sur le terrain de classe. Elles voulaient bien se servir des travailleurs comme de fantassins, pour créer un certain rapport de forces avec l'impérialisme français. Mais, même à cette époque, c'était pour se faire reconnaître comme " interlocuteur valable" afin de négocier un éventuel changement de statut avec le gouvernement français.

Mais même cette époque semble aujourd'hui révolue.

"Le Mouvement Guadeloupéen" : vers un parti de notables

Le Mouvement Guadeloupéen prend de plus en plus l'allure d'une petite machine électorale. Viser des mandats électifs était considéré, hier, par eux comme une intégration dans le système colonial et une sorte de "trahison" de la lutte pour "l'indépendance nationale".

Lors de leur première participation aux élections régionales, les nationalistes avaient remporté un succès modeste, mais non négligeable, avec plus de 6 % des voix et trois élus. Depuis, ils ont gagné deux municipalités, un siège au Conseil général et disposent d'un certain nombre de conseillers municipaux dans plusieurs communes.

Ce n'est du reste pas un hasard si le Mouvement Guadeloupéen s'est créé moins d'un an avant les élections régionales de mars 1998.

Et on peut rapprocher ces préoccupations électorales du succès du Mouvement Indépendantiste Martiniquais (MIM) qui, aux dernières élections législatives en Martinique, pour la première fois, a pu faire élire un indépendantiste, son dirigeant, Alfred Marie-Jeanne. Un tel succès aura pu en effet donner des idées et des ambitions aux notables de l'ex-UPLG.

Le nouveau rejeton de l'UPLG s'est créé comme un mouvement "ouvert à tous", permettant l'expression des nuances, rompant ainsi avec une tradition organisationnelle, centralisée, monolithique, peu démocratique, aux structures plus contraignantes. On retrouve du reste dans ses réunions et ses colloques toutes les variantes nationalistes et même des militants du GRS (Groupe Révolution Socialiste, section antillaise du Secrétariat unifié de la IVe Internationale) qui participent à leurs réunions, sans doute charmés par cette espèce de vague consensus général autour des "intérêts de la Guadeloupe".

Cette rupture avec l'ancien type d'organisation correspond aussi à la volonté de rallier un certain nombre de petits notables locaux indépendants. Ces prétendants à des postes électifs, dans leur commune ou leur canton, veulent avoir les mains plus libres et souhaitent pouvoir jouer un rôle personnel, sans avoir de comptes à rendre.

Il s'agit donc, pour les dirigeants de l'ex-UPLG avec le Mouvement Guadeloupéen, de se doter d'une organisation aux structures et aux mots d'ordre suffisamment flous ("souverainisme" !) pour ne gêner personne en son sein. Il leur faut une organisation pouvant servir, sans entraves, les ambitions électorales de chacun de ces notables. En même temps, en ayant pu regrouper sur cette base un certain nombre de militants éparpillés, le Mouvement Guadeloupéen se veut un pôle d'attraction pouvant élargir sa base électorale.

Bref, le courant politique qui a commencé avec le radicalisme maoïste et indépendantiste du GONG finit aujourd'hui par accoucher d'une organisation que plus grand-chose ne distingue des autres partis existant en Guadeloupe. Il est même bien difficile de la ranger parmi les organisations dites de gauche, si tant est que cette expression elle-même ait une signification. Si l'électoralisme de bon aloi du Mouvement Guadeloupéen tranche évidemment avec le radicalisme verbal de l'UPLG et, à plus forte raison, du GONG, dans la réalité, il n'y a eu, au cours de cette évolution, aucune rupture de continuité. En tout les cas, pas en ce qui concerne la classe sociale dont ce courant ambitionnait de représenter les intérêts.

Se réclamant depuis toujours du nationalisme, c'est-à-dire considérant depuis toujours que les antagonismes de classe étaient secondaires, secondaires en tout cas par rapport aux antagonismes nationaux, ce courant n'a jamais représenté, ni de près ni de loin, les intérêts politiques des travailleurs. Quel que soit leur langage, quelles que puissent être leurs méthodes, les courants politiques nationalistes ne peuvent pas représenter les intérêts du prolétariat, du simple fait qu'ils s'opposent par la violence, lorsqu'ils en ont les moyens à la prise de conscience des travailleurs qui commence par celle de l'opposition totale entre les intérêts de la bourgeoisie et ceux de la classe ouvrière. Le Mouvement Guadeloupéen n'a pas trahi une classe sociale qu'en réalité il n'a jamais représentée.

Il reste cependant que, du fait de son passé, le courant politique représenté aujourd'hui par le Mouvement Guadeloupéen a gardé une certaine influence dans la classe ouvrière par l'intermédiaire des syndicats qu'il contrôle.

Pour présents qu'ils soient dans certains secteurs de la classe ouvrière, ces syndicats n'en sont pas moins les courroies de transmission d'une politique bourgeoise parmi les travailleurs. Oh ! ce n'est malheureusement pas une originalité. Dans les pays pauvres comme dans les pays impérialistes, la bourgeoisie a réussi, par l'intermédiaire des appareils réformistes, à contrôler le mouvement ouvrier organisé et à l'intégrer fondamentalement dans le système capitaliste. Mais la caractéristique des syndicats comme l'UGTG ou l'UTA est d'avoir été créés, dès leur origine, comme les instruments d'une politique bourgeoise parmi les travailleurs.

Les dirigeants de l'ex-UPLG, avec leur oecuménisme actuel, la mise au second plan de la question du statut au profit de la défense des "valeurs guadeloupéennes", de l'entraide, de la solidarité, du "débat entre Guadeloupéens", se présentent en nouveaux rassembleurs. Ils cherchent à se forger une image de "sages", de "responsables", de Messieurs et Mesdames "Propre". Dans un climat général où la classe politique officielle est discréditée, où les scandales financiers se succèdent, où la délinquance augmente, ils cherchent à se poser en alternative politique crédible et neuve. Ils affirment être les meilleurs représentants des "intérêts généraux" de la Guadeloupe.

Mais parler des "intérêts généraux de la Guadeloupe", comme parler des intérêts généraux de la France, ce n'est qu'une façon hypocrite de masquer que l'on est au service des intérêts de la bourgeoisie. Et, si un certain nombre de travailleurs se sont laissé tromper dans le passé par le radicalisme verbal des syndicats d'obédience nationaliste et si, aujourd'hui, certains d'entre eux se détournent d'un mouvement qui devient de plus en plus ouvertement dominé par des notables, ce que l'on peut souhaiter, c'est qu'ils trouvent leur chemin vers une politique qui ne soit pas un simple retour en arrière.

La seule alternative véritable au cours actuel incarné par le Mouvement Guadeloupéen et par toutes ces organisations, y compris celles qui se situent dans la mouvance syndicale, n'est pas un retour au nationalisme radical, fût-il formulé dans la langue de bois pseudo-communiste des maoïstes. La seule alternative, c'est de prendre conscience du fait que la classe ouvrière a ses intérêts propres, ses objectifs politiques et ses perspectives historiques propres et qu'elle doit défendre ses revendications, mener ses luttes aussi bien sur le terrain syndical que sur le terrain politique, sous son propre drapeau et avec ses propres organisations.